1Le système multilatéral forme un champ institutionnel de plus en plus ouvert, dont l’un des signes les plus visibles est l’intensification des échanges entre les organisations internationales (OI) et tout un ensemble d’acteurs dits « non gouvernementaux » présents dans leur environnement. Les études consacrées aux transformations des institutions internationales dans le contexte de l’après-guerre froide montrent en effet que les arènes multilatérales sont investies par des acteurs économiques ou sociaux aux statuts très divers : syndicats et mouvements sociaux, ONG internationales, acteurs de plaidoyer, Églises et organisations confessionnelles, mouvements de peuples autochtones y côtoient des organismes philanthropiques, des fondations privées, des instituts de recherche et des think tanks, et bien sûr des organisations professionnelles et des lobbies travaillant pour le compte du secteur privé.

2Les analyses ne soulignent pas seulement l’influence que peuvent exercer les acteurs transnationaux sur les processus de construction des normes et la formation de l’agenda international (Risse-Kappen, 1995 ; Steffek et Kissling, 2006 ; Compagnon et Orsini, 2012), par exemple dans le domaine de l’environnement (Raustalia, 1997 ; Betsill et Correll, 2008) ou celui de la santé (Akukwe, 1998). Elles montrent également que les OI, et tout particulièrement leurs « secrétariats internationaux » (où travaillent les personnels administratifs et techniques des organisations), développent des procédures de consultation, des collaborations et des partenariats avec un nombre important d’acteurs non gouvernementaux.

3Ces échanges ont connu une croissance sans précédent au cours des dernières décennies (Tallberg et Jönsson, 2010). Certes, les jeux de connivence et de confrontation entre acteurs gouvernementaux et non gouvernementaux existent depuis fort longtemps dans les lieux de la négociation internationale. Dès le milieu du xix^e et au début du xx^e siècle, en amont de la création de la Société des Nations, les premières réunions multilatérales attiraient déjà des représentants de groupements associatifs (Boli et Thomas, 1999), particulièrement les mouvements abolitionnistes, pacifistes et féministes, ainsi que les premières organisations syndicales (Charnovitz, 1997 ; Reinalda, 2007). Toutefois, au cours des dernières décennies, les acteurs sociaux ou économiques intervenant dans l’espace international se sont non seulement multipliés, mais ils se sont aussi professionnalisés et ont accru leur capacité à mobiliser des ressources matérielles, relationnelles ou symboliques pour faire avancer leur agenda (Arts, 2005 ; Hanegraff, Beyers et Braun, 2011 ; Tallberg, Sommerer, Suatrito et Jönsson, 2013).

4Les études de cas réunies dans cet ouvrage envisagent les relations entre les OI et les acteurs non gouvernementaux sous l’angle de leurs pratiques. Renonçant à toute interprétation anthropomorphique qui ferait de ces organisations des acteurs dotés d’intérêts stables et de volontés cohérentes, les auteurs s’appuient sur des recherches empiriques visant à saisir les modalités concrètes des relations entre OI et acteurs non gouvernementaux dans le contexte d’action spécifique que forme chaque organisation étudiée1. L’ambition est de rendre compte des jeux plus ou moins stabilisés associant des agents gouvernementaux, administratifs et techniques positionnés à l’intérieur de l’organisation (diplomates et délégations nationales, hauts fonctionnaires et chefs des unités des administrations, conseillers et experts placés à leur service) et des acteurs économiques et sociaux évoluant dans l’orbite de l’organisation, comme les ONG, des acteurs de plaidoyer, des mouvements militants et syndicats, ou encore des lobbies et associations professionnelles représentant des intérêts privés. L’objectif est également de décrire les procédures, les instruments et les savoirs qui facilitent et légitiment ces échanges.

5L’intérêt pour l’étude des pratiques invite à concevoir les OI comme des espaces institutionnels à la lisière desquels circulent et interagissent des acteurs aux statuts, aux ressources et aux intérêts très divers2. Les analyses proposées dans ce livre recourent à des cadres d’analyse de la sociologie politique pour comprendre les processus d’ouverture des OI, empruntant à la sociologie des organisations, aux études sur l’administration publique, à la sociologie de l’action publique, à l’étude des mobilisations, ou encore à la sociologie de la représentation. L’ensemble des auteurs sont réunis par l’exigence de rendre compte de façon empirique des systèmes de relations qui, dans chaque contexte organisationnel, contribuent à la construction d’arrangements institutionnels liant le champ des OI à d’autres univers formés d’organisations3.

6Cette introduction présente tout d’abord brièvement un certain nombre d’évolutions ayant contribué, au cours des dernières décennies, à l’ouverture des organisations multilatérales. Elle évoque ensuite les écueils associés à l’usage des catégories ordinaires et des labellisations institutionnelles souvent privilégiées pour décrire les acteurs non gouvernementaux. Elle propose la notion d’« écosystème » pour étudier l’environnement des OI. Elle revient enfin sur le développement continu des procédures participatives dans le système multilatéral, où l’accès offert aux acteurs économiques et sociaux est conçu comme une nouvelle modalité de la gouvernance des organisations.

L’ouverture des arènes intergouvernementales

7Ces dernières décennies, dans un contexte où les acteurs non gouvernementaux sont devenus omniprésents dans le système international, les OI ne sont plus simplement des arènes réduites aux jeux de la coopération intergouvernementale. Elles connaissent d’importantes transformations, notamment un phénomène d’ouverture institutionnelles que l’on peut identifier par l’intensification et l’institutionnalisation des échanges avec des acteurs très divers. Elles s’insèrent dans des systèmes de relations complexes, plus étendus et plus ouverts, qui modifient leur rôle dans la définition des normes internationales et la production des choix publics et, in fine, leur légitimité à se maintenir comme des espaces institutionnels où se construisent les relations internationales (Weiss, Carayannis et Jolly, 2009).

L’irruption des acteurs non gouvernementaux

8Depuis des années, de grandes ONG internationales, des fondations privées, des regroupements d’organisations représentant des mouvements de citoyens, des entrepreneurs de morale, des organisations professionnelles, identitaires ou confessionnelles, exercent une pression de plus en plus forte sur les OI, au point d’inciter ces dernières à ouvrir partiellement leurs espaces délibératifs. En effet, une partie des organisations représentant des intérêts sociaux ou des causes morales s’unissent en coalitions transnationales dans le but de porter des revendications susceptibles d’être reprises dans les enceintes internationales. Ces mobilisations ont pour objectif de défendre de causes très diverses, comme en témoignent les quelques exemples étudiés dans ce livre : la protection des moyens de subsistance des paysans et des communautés rurales (Delphine Thivet), l’annulation de la dette des pays pauvres (Hélène Baillot), les revendications pour l’accès aux médicaments essentiels (Marame Ndour) ou encore la promotion de la participation dans les politiques de développement (Olivier Nay). Plus ou moins structurées, les coalitions d’ONG mènent des activités de plaidoyer et recourent à des techniques éprouvées permettant d’influencer les positions des diplomates et d’orienter le travail des secrétariats internationaux (Price, 2003 ; Ollion et Siméant, 2015). L’accès aux OI offre à ces groupements des opportunités pour obtenir des ressources, accroître leur visibilité et consolider leur dimension transnationale alors même que les espaces du militantisme, à l’international, restent marqués par des divisions et des concurrences entre des mouvements nationaux dont les objectifs et les intérêts varient sensiblement - ce que montrent, par exemple, le cas des nombreuses organisations paysannes engagées dans le processus de constitution du mouvement transnational La Vía Campesina (Thivet, 2015) et celui des groupes nationaux luttant pour l’annulation de la dette des pays pauvres (Baillot, 2017). Les interventions auprès des OI s’inscrivent également dans des jeux se déployant sur plusieurs niveaux : en effet, elles ne visent pas simplement des gains dans l’espace international, mais où elles sont aussi liées à des stratégies visant à gagner en légitimité et en influence sur les scènes de mobilisation nationales (Tarrow et McAdam, 2005).

9On aurait tort de considérer systématiquement les mouvements transnationaux constitués en « réseaux d’associations » ou en « coalitions d’ONG » sous le seul angle du militantisme et de l’engagement - c’est-à-dire de mouvements formés d’organisations locales et nationales mobilisant des travailleurs ou des citoyens cherchant à faire avancer une cause (sociale, écologique, identitaire, morale) en formant des alliances par-delà des frontières nationales. En effet, l’espace associatif, à l’international, est également largement investi par des intérêts privés. Les grandes multinationales ont bien compris l’intérêt d’intervenir dans les nouveaux forums d’ONG présents dans le système multilatéral. Dans tous les domaines de la négociation internationale - le commerce, le développement, le climat, l’énergie ou la sécurité, pour ne citer que quelques exemples - les entreprises privées présentes sur les marchés internationaux se regroupent en alliances inter-firmes pour peser sur les agendas intergouvernementaux4. Ces alliances prennent de plus en plus la forme de regroupements associatifs plus ou moins lâches, formés d’entités se présentant comme des « associations professionnelles », « instituts de recherche », « fondations privées », voire « ONG spécialisées » travaillant sur des thématiques sectorielles, tout en agissant, dans les faits, comme des organisations d’influence et de lobbying au service du secteur privé. Les alliances de firmes, à l’échelle la plus large, prennent la forme de « forums », « coalitions », « conférences » ou « partenariats » dont certains sont devenus des espaces reconnus où sont discutées des stratégies collectives visant à peser sur l’agenda des négociations intergouvernementales5. Les firmes transnationales animent également des cercles, clubs et rassemblements informels associant des « personnalités » du monde des affaires, de la diplomatie, des médias et du monde intellectuel. Certains cercles sont devenus des espaces de cooptation et de socialisation des élites mondiales, comme le groupe de Bilderberg ou la Commission trilatérale. Les firmes, enfin, sont particulièrement actives sur le terrain des normes. Elles produisent des expertises spécialisées à destination des gouvernements, adoptent des codes de conduite dans le domaine du commerce international ou du travail, diffusent des normes sociales ou éthiques, et plus largement parrainent et financent des « réseaux de savoir » recrutant dans les cercles scientifiques, médias, fondations de recherche et cabinets d’étude spécialisés.

L’accès des ONG aux institutions internationales

10De leur côté, les OI ont développé ces dernières années des dispositifs offrant à des acteurs non gouvernementaux, désignés selon des procédures sélectives, un accès limité aux arènes de la négociation intergouvernementale. Dès leur création, un certain nombre d’organisations ont mis en place des procédures consultatives permettant à des ONG de disposer d’un statut d’observateur dans les enceintes de délibération. Le Conseil économique et social des Nations unies (ECOSOC) dès 1945, ou le Conseil de l’Europe à partir de 1952, ont joué un rôle de laboratoire institutionnel. L’Organisation internationale du travail (OIT), première institution multilatérale à conférer à des associations d’employeurs et de travailleurs un statut de membre de droit d’une organisation multilatérale, créait en 1956 une « liste spéciale » d’ONG avec lesquelles son bureau s’engageait à développer des relations de travail. L’Organisation internationale pour les migrations (OIM), quant à elle, confère depuis des décennies un statut d’observateur à des organisations travaillant au contact des migrants (ONG de solidarité, organisations confessionnelles, offices pour réfugiés, instituts et fondations, observatoires des migrations).

11Plus récemment, la plupart des OI ont mis en place des instruments de participation offrant aux acteurs non gouvernementaux des possibilités d’être associés à la construction de l’agenda intergouvernemental. Depuis deux décennies, en effet, les OI multiplient les « groupes de travail », « comités de liaison » et « panels techniques » associant des ONG et des organisations représentatives de groupes sociaux - généralement regroupées sous le sigle « organisations de la société civile »- à des activités de réflexion sur leur programme. Certaines OI ont procédé à des réformes afin de faire émerger une représentation institutionnelle des acteurs non gouvernementaux à l’intérieur de l’organisation et de les intégrer ainsi aux mécanismes de production des décisions multilatérales. Le Conseil de l’Europe, par exemple, reconnaît depuis 2003 un statut participatif à plus de trois cents ONG réunies dans une « Conférence des OING » (organisations internationales non gouvernementales), désormais considérée comme un organe constitutif de l’organisation. En 2009, le Traité de Lisbonne réformait le mécanisme européen de la « comitologie », conférant à plus d’un millier de « groupes d’experts » issus du monde académique, de groupes d’intérêts ou d’administrations nationales, un rôle actif de proposition ou de suivi dans la conduite des politiques communautaires (Robert, 2010). Marieke Louis et Coline Ruwet, dans leur contribution à cet ouvrage, reviennent sur la façon dont une organisation intergouvernementale, l’OIT, et une organisation internationale privée, l’Organisation internationale de normalisation (ISO), construisent en leur sein une représentation institutionnelle de la société civile, sur la base de procédures sélectives. Enfin, la plupart des nouveaux mécanismes financiers multilatéraux créés dans les domaines de la santé et de l’environnement, appelés couramment « fonds verticaux6 », incluent des réseaux d’ONG, des fondations philanthropiques et des entreprises du secteur privé comme membres de plein droit de leurs instances de pilotage, aux côtés des délégations gouvernementales.

12De manière plus générale, les procédures d’accréditation ont permis l’entrée en nombre des ONG et des entreprises dans le champ des institutions multilatérales, en particulier au sein des grandes conférences thématiques qui, depuis les années 1990, sont devenues des espaces privilégiés de la négociation internationale. Si ces procédures existent depuis fort longtemps, elles ont été systématisées et élargies. Elles sont utilisées par les gouvernements pour canaliser l’intervention des organisations militantes en instituant, à l’intérieur des enceintes multilatérales, des « forums » permettant aux ONG et aux mouvements associatifs de se regrouper, de débattre et de prendre des positions publiques à destination des gouvernements et des médias. Ces arènes de participation sociale instituées à l’intérieur du système multilatéral s’imposent lentement comme de nouveaux espaces de représentation des acteurs non gouvernementaux dans l’ordre international. Elles sont également des espaces de socialisation permettant à ces acteurs d’entrer en contact avec les délégations gouvernementales et les agents des OI, comme le montre Hélène Baillot dans la contribution consacrée aux sommets annuels de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international. Enfin, ces arènes de participation sont des espaces de canalisation des mouvements protestataires dans la mesure où l’accès y est plus ou moins contrôlé par les secrétariats internationaux qui disposent de moyens de favoriser les ONG dont les répertoires d’action, les formes du discours et les objectifs apparaissent compatibles avec les agendas des gouvernements.

13Enfin, en dehors des grandes conférences thématiques, les agences multilatérales développent des mécanismes de participation permettant aux ONG de plaidoyer et aux réseaux associatifs représentant des populations affectées par la pauvreté, des inégalités et des discriminations (par exemple, les peuples indigènes, les femmes, les petits agriculteurs et paysans, des personnes affectées par une pandémie) de participer à la fabrique des normes et des instruments multilatéraux. De la même manière, les grandes firmes - le plus souvent par le biais de leurs fondations, instituts et associations professionnelles - participent à ces mêmes mécanismes de travail7. Les puissantes multinationales pratiquent également de plus en plus le système du sponsoring (ou « mécénat »), grâce auquel elles participent au financement des grandes conférences multilatérales. Ainsi, par exemple, les Conférences des parties (COP) de l’ONU pour le climat sont-elles financées par de grands énergéticiens fossiles et fissiles, des compagnies aériennes et des constructeurs automobiles qui revendiquent une place croissante dans les négociations internationales au titre de leur participation à l’effort de financement des réductions d’émission de gaz à effet de serre8.

14Aux modalités très officielles de la participation institutionnelle s’ajoutent des pratiques plus officieuses. En amont et au moment des grandes réunions intergouvernementales (assemblées générales des Nations unies, conférences thématiques, réunions du G7/G8 ou du G20 par exemple), les discussions informelles entre diplomates, experts nationaux, lobbyistes du secteur privé et acteurs de plaidoyer, sont devenues courantes9. Les pratiques de rapprochement vont parfois jusqu’à l’intégration de représentants du secteur privé au sein même des délégations gouvernementales participant aux conférences multilatérales, comme cela a pu être observé à de multiples reprises pour les délégations des États-Unis lors des négociations commerciales conduites dans le cadre de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) (Raudino, 2016, p. 181). Cette pratique permet d’associer, à l’intérieur même du champ de la diplomatie, des acteurs privés pouvant produire des recommandations, surveiller les processus d’écriture des déclarations finales et, sur des points techniques, réaliser un travail d’influence auprès des autres délégations pour obtenir des concessions préservant des intérêts économiques et industriels nationaux.

Le gouvernemental et le non-gouvernemental : catégories ordinaires et obstacles conceptuels

15Les classements véhiculés par le droit peuvent être de redoutables obstacles à la compréhension des arrangements liant des organisations publiques à des acteurs non gouvernementaux. Ces classements sont d’autant plus encombrants qu’ils semblent aller de soi : les distinctions entre État, secteur privé et société civile, entre gouvernemental et non gouvernemental, entre sphère publique et sphère privée, entre national et international, ou encore entre bilatéral et multilatéral, circulent comme des principes de division de l’espace international qui semblent évidents. Ces catégories ordinaires produites par les savoirs juridiques sont réactivées en permanence dans la définition des statuts des représentants invités dans les réunions multilatérales, dans les discours d’institution et dans l’inépuisable « littérature grise » produite par les institutions gouvernementales et par leurs partenaires sociaux et économiques.

16Or, les jeux liant les OI à leur environnement s’inscrivent dans des processus qui échappent, pour une grande part, à ces démarcations conceptuelles : la mobilisation des ressources, la construction du leadership, les activités de courtage entre organisations publiques et groupes d’intérêt, la socialisation des acteurs économiques et sociaux dans les enceintes multilatérales, la constitution de réseaux élitaires dans l’espace mondial, la formation de communautés professionnelles transnationales, ou encore les dynamiques de production et de circulation des savoirs sont autant de questions de recherche qui ne peuvent se satisfaire d’un cadre d’analyse fétichisant l’opposition entre public et privé, ou entre gouvernemental et non gouvernemental.

17Dès lors, comment qualifier l’ensemble d’organisations et de mouvements particulièrement hétérogènes évoluant à la périphérie des organisations ? L’observation de terrain rend particulièrement difficile l’adoption d’un terme générique pour désigner des groupes d’acteurs aux caractéristiques sociales très diverses. Qu’y a-t-il de commun entre des mouvements altermondialistes, des syndicats professionnels, des ONG de solidarité, des leaders d’organisations paysannes, des représentants de communautés revendiquant des modes de vie spécifiques, des centres de recherche privés proches de partis politiques ou financés par des firmes, ou encore des fondations philanthropiques liées à de grandes fortunes et des groupes d’intérêts ? Sans compter, bien sûr, les acteurs liés à la sphère marchande qui n’en sont pas moins divers : syndicats, alliances ou fédérations menant des activités de lobbying, fondations d’entreprise, cabinets de conseil… Il n’est pas besoin d’insister plus que de mesure sur la difficulté à engager une discussion générale concernant un ensemble d’organisations aux intérêts et aux statuts aussi divers, caractérisés par des asymétries fortes en termes de ressources et de capacités, une variété de répertoires d’action et de savoirs, une intégration très inégale dans le champ des OI, et souvent des rivalités intenses pour accéder aux arènes gouvernementales.

18Dans le langage des institutions et des médias, la notion de « société civile » s’est imposée comme une expression commune, un zeitgeist réactivé dans les années 1990, accompagnant à la fois les espoirs de démocratisation de l’ère post-guerre froide et, dans les démocraties libérales, la réforme de la gouvernance publique (Carothers et Barndt, 1999). Aujourd’hui, la notion est naturalisée dans le vocabulaire des sciences sociales : tout en étant fortement critiquée, elle est devenue un concept-valise employé sans grande rigueur analytique dans un grand nombre de travaux universitaires. Elle désigne toutes sortes d’acteurs organisés - et parfois des personnes individuelles - dont l’unique point commun est de revendiquer une forme d’autonomie par rapport à l’État et aux organisations politiques nationales. Elle ne renvoie à rien d’autre qu’à tout ce qui n’est ni de l’ordre du gouvernemental ni de l’ordre du marché. Elle est souvent utilisée, dans l’espace multilatéral, pour désigner les organisations sociales, professionnelles, culturelles, communautaires et religieuses à but non lucratif, auxquelles est reconnue une représentativité auprès de l’OI. Elle est habituellement distinguée du « secteur privé », où les organisations cherchent à valoriser des intérêts marchands - ce qui n’est pas sans poser de problèmes pour les fondations d’entreprise, tantôt à l’intérieur, tantôt à l’extérieur du secteur privé, selon les labellisations. Quel que soit son périmètre reconnu, la « société civile » n’est en rien une réalité anthropologique, encore moins lorsqu’elle est affublée de l’épithète « transnationale » ou « mondiale ». La notion peut d’autant moins être érigée en concept analytique qu’elle reste chargée d’interprétations normatives. Les acteurs diplomatiques et bureaucratiques l’utilisent pour faire publiquement valoir la démarche « participative » ou « inclusive » de leur institution. De leur côté, de nombreux acteurs non gouvernementaux s’emparent de la notion dans une stratégie de double jeu visant, d’un côté, à légitimer leur présence dans des « forums sociaux » et, de l’autre, à obtenir une reconnaissance officielle comme organisation représentative auprès des institutions gouvernementales. De fait, l’idée de « société civile » peut être étudiée comme une construction symbolique utilisée dans le système multilatéral pour mettre en place des procédures de représentation et de participation des acteurs sociaux. À ce titre, son usage conceptuel présente un intérêt très limité.

19Nombre de spécialistes préfèrent des syntagmes plus neutres, comme « acteurs non étatiques », « acteurs transnationaux », « acteurs sociaux » ou « acteurs privés ». Non seulement ces notions ne se recouvrent pas, mais elles sont loin d’être satisfaisantes. La dimension « non étatique » ne fait pas sens pour un grand nombre d’entités se présentant comme des ONG mais qui, dans les faits, sont liées à des gouvernements, a fortiori pour des ONG qui ont été créées par des administrations nationales afin de poursuivre des objectifs de politique étrangère10. Dans le secteur marchand, la qualification « non étatique » est tout aussi vague. Elle est parfois endossée par des groupes industriels qui ont des liens avec des États (par exemple, des alliances représentant les multinationales de l’énergie, détenues à majorité par des capitaux publics). De même, la frontière entre le secteur privé et le milieu du plaidoyer associatif est aujourd’hui totalement brouillée : les firmes multinationales sont passées maîtres, en effet, dans l’art de se muer en associations de plaidoyer intervenant dans les forums de la société civile. Elles s’y présentent comme des ONG indépendantes, des fondations de recherche, voire des associations représentant des consommateurs ou des citoyens, alors qu’elles ont clairement une visée de lobbying économique (Raudino, 2016). Dans les négociations sur le climat, par exemple, le lobbying associatif du secteur privé s’est tellement répandu qu’il est désormais institutionnalisé dans un acronyme spécifique, BINGO, pour Business and Industry NGO (également Business-Friendly International NGO). Aujourd’hui, les BINGOs ont une représentation et une voix spécifique dans les forums organisés pendant les Conférences des parties (COP) sur le climat. La chambre de commerce internationale a même repris le vocable pour organiser, depuis 2013, un « BINGO Day » valorisant l’action du secteur privé en faveur du climat11.

20De même, un grand nombre d’acteurs considérés comme « transnationaux » sont en fait des coalitions faiblement institutionnalisées, c’est-à-dire des regroupements lâches reliant des associations nationales, alliées de circonstance pour faire avancer leurs objectifs dans les arènes internationales. Il existe également sur la scène internationale tout un ensemble d’acteurs associatifs prétendant incarner les intérêts des citoyens, mais qui n’existent véritablement que grâce au soutien institutionnel et matériel de gouvernements désireux d’identifier des « partenaires » et des « parties prenantes » peu conflictuelles, voire disciplinées, représentant la société civile. L’article de Jens Steffek, dans ce livre, étudie ainsi un exemple éloquent d’« ONG parrainée » au niveau européen. Enfin, la notion d’« acteurs privés » renvoie souvent aux acteurs « du secteur privé » dont l’activité est déterminée par la recherche du profit et l’accumulation du capital, c’est-à-dire les entreprises et les acteurs financiers à capitaux privés. Mais il arrive aussi que la notion soit utilisée de façon plus extensive, incluant des acteurs de l’économie sociale (dont les mutuelles et les coopératives), des groupes d’intérêts et des lobbies du secteur économique, des organisations patronales, des fondations à but non lucratif, voire des entrepreneurs d’idées à statut privé (par exemple, des fondations de recherche). Lorsque la notion est utilisée de façon trop souple, comme un synonyme d’« acteurs non étatiques », incluant les ONG et des mouvements sociaux, elle ne désigne plus grand-chose.

21Aucune des définitions utilisées pour décrire les « acteurs non gouvernementaux » n’est intellectuellement satisfaisante. Si nous utilisons ici cette notion pour désigner divers mouvements et des organisations qui jouent un rôle dans la vie des institutions internationales, il semble difficile de l’ériger en concept analytique renvoyant à une catégorie d’acteurs aux caractéristiques sociales bien définies. L’exigence sociologique impose donc, sur chaque terrain d’analyse, de préciser et différencier autant que possible les types d’acteurs dont on cherche à décrire les intérêts, les comportements et les pratiques.

22Toutefois, il convient de ne pas tomber dans le travers inverse, celle d’une interrogation permanente et infinie sur le sens des énoncés… et leur incapacité à décrire précisément les qualités des unités sociales que l’on tente d’étudier. Dire qu’un acteur est « non gouvernemental » ou « de la société civile » ne revient pas nécessairement à affirmer qu’il a des propriétés sociales singulières ou qu’il est animé par des intérêts nécessairement distincts de ceux des diplomates ou des fonctionnaires. Cela peut aussi signifier, plus modestement, qu’il intervient dans les jeux avec ce label et qu’il est reconnu avec ce statut dans les interactions. Dire qu’une coalition de plaidoyer est « transnationale » ne signifie pas forcément qu’elle est détachée de contextes nationaux, qu’elle façonnerait des solidarités par-delà les frontières, qu’elle représenterait une communauté imaginée dépassant les clivages nationaux ; cela peut simplement signifier que les leaders de ces coalitions se présentent comme tels dans les arènes internationales.

23La plupart des études réunies dans ce livre montrent bien que l’analyse des formes d’intervention des acteurs non gouvernementaux dans les enceintes multilatérales ne revient nullement à revendiquer une perspective objectiviste reproduisant, dans l’analyse sociologique, des divisions formelles véhiculées par le droit. La frontière entre la structure bureaucratique des OI et les acteurs évoluant dans leur environnement est une construction sociale dont les formes varient dans chaque espace organisationnel.

L’écosystème des organisations internationales

24La démarche sociologique privilégiée dans l’étude des OI conduit à retenir deux propositions générales. Premièrement, les OI peuvent difficilement être appréhendées comme des univers sociaux homogènes et cohérents. Bien au contraire, elles sont soumises en permanence à des tensions internes entre les segments qui composent l’organisation. Comme cela a pu être montré dans des études consacrées à l’OCDE (Brechin, 1997), à la Banque mondiale (Weaver, 2008 ; Baillot, 2017), au FMI (Chwieroth, 2010) ou à l’ISO (Ruwet, 2011), la fixation de l’agenda et la conduite des stratégies internationales sont rarement l’expression de choix planifiés par les échelons hiérarchiques de l’OI ; elles sont bien plus souvent le résultat de rapports de force opposant des unités en concurrence à l’intérieur de l’organisation (Ness et Brechin, 1988). Ces unités sont les missions diplomatiques et les directions des différents des départements, mais aussi des professions ou des réseaux d’experts. Elles sont elles-mêmes reliées à des intérêts spécifiques à l’extérieur de l’organisation. Dans ce livre, par exemple, la contribution d’Olivier Nay montre que l’importation des idées participatives à la Banque mondiale est le résultat d’une mobilisation interne portée par une équipe de chercheurs en sciences sociales, isolés des départements techniques de la Banque à la fin des années 1980. Quelques années plus tard, ces idées seront finalement appropriées par ces mêmes départements, retravaillées et transformées en normes de gouvernance promue par la Banque.

25Deuxièmement, les OI ne sont pas seulement des structures de rencontre intergouvernementale mettant aux prises bureaucrates et diplomates, selon un modèle binaire qui opposerait les fonctionnaires agissant comme « mandataires » (agents) et les délégations nationales intervenant comme « donneurs d’ordre » (principals). Les OI sont des espaces bureaucratiques enchâssés dans de multiples réseaux formés d’individus, de professions et d’autres organisations, dont les intérêts et les logiques sociales affectent en retour le fonctionnement de l’OI (les choix d’agenda, les normes de travail, les modes d’action publique, les fonctions de régulation exercées dans les échanges entre États, les types de savoir mobilisés, etc.). Une telle interprétation invite à porter le regard sur ce que l’on peut appeler l’« écosystème » des OI, c’est-à-dire l’espace social, professionnel et organisationnel constituant l’environnement stable et régulier de l’organisation.

26L’écosystème peut ainsi désigner deux niveaux d’analyse différents. Il peut renvoyer tout d’abord à l’environnement social et professionnel dans lequel circulent les personnels diplomatiques, fonctionnaires, techniciens et agents divers travaillant pour l’OI. Cet environnement est constitué de communautés professionnelles spécialisées, organisées en réseaux, chacune étant généralement structurée autour d’un domaine clé couvert par l’OI - par exemple l’éducation, la santé, les migrations, les infrastructures, l’assainissement, la sécurité alimentaire ou la planification urbaine. S’y côtoient des conseillers techniques et des hauts fonctionnaires de ministères nationaux - les plus présents étant ceux des États bailleurs de l’organisation -, des experts et des consultants indépendants, des universitaires et des chercheurs sous contrat, des spécialistes travaillant pour des fondations ou des cabinets privés, des représentants d’ONG accréditées, mais aussi des journalistes, des intellectuels, des leaders sociaux et des lobbyistes professionnels. Ces réseaux professionnels permettent des échanges, des alliances et des circulations qui transcendent les frontières de l’OI, les acteurs situés dans l’orbite de l’organisation entretenant des relations régulières avec les agents internes. Ces réseaux sont en général structurés eux-mêmes en plus petits réseaux spécialisés en sous-domaines (par exemple « éducation informelle », « santé maternelle et reproductive », « management environnemental », « habitat rural » ou « gouvernance démocratique »). Les spécialistes y parlent le même langage, utilisent des catégories-clés et des modèles de pensée communs, maîtrisent les subtilités de la division du travail entre organisations, connaissent les « personnes ressources » susceptibles de leur ouvrir des portes des bureaux et des missions diplomatiques ; ces spécialistes sont capables de formuler les problèmes en des termes compatibles avec les agendas gouvernementaux. La reconnaissance professionnelle dans l’écosystème dépend largement de la capacité des spécialistes à maîtriser les formes reconnues de l’expertise : cette maîtrise s’appuie sur la connaissance accumulée sur un secteur d’action publique, des outils et des concepts indigènes qui sont mobilisés par les experts, ainsi que la capacité à recourir aux savoirs savants qui dominent l’espace des OI (notamment les sciences économiques, la statistique et le droit).

27La cohésion d’ensemble et la solidité de cet environnement reposent sur des espaces de socialisation communs, l’intensité des relations interpersonnelles et des mécanismes de sélection sociale valorisant la détention de certains capitaux sociaux, notamment le passage par de grandes universités principalement situées aux États-Unis et en Grande-Bretagne. Elles rendent également possibles des formes de mobilité professionnelle permettant aux différents agents de circuler, en changeant d’emploi, de contrat et de fonctions, tout en restant à l’intérieur de cet environnement. Ce phénomène des « portes coulissantes » (revolving doors) est un élément structurant des réseaux professionnels autour desquels s’organise l’écosystème de l’OI. Il permet d’en tracer les contours. Comme le laisse penser l’étymologie, l’écosystème est en ce sens un « lieu de vie ». C’est d’ailleurs au sein de ces réseaux que se constitue le « vivier » de spécialistes dans lequel puisent les OI pour réaliser le recrutement de nouveaux agents.

28L’écosystème peut renvoyer, à un second niveau, à l’environnement interorganisationnel dans lequel l’OI est insérée. Chaque OI, en effet, s’inscrit dans un « complexe d’organisations », c’est-à-dire un ensemble d’organisations interdépendantes. On désigne par là tous les acteurs organisés avec lesquels l’OI entretient des relations régulières, que celles-ci soient fondées sur la coopération ou la rivalité. Dans ce complexe, on peut distinguer trois ensembles qui, en réalité, sont entrelacés. Le premier est celui des organisations gouvernementales formant le système multilatéral, regroupant toutes les institutions internationales et les administrations d’État (ou leurs « agences ») qui constituent les interlocuteurs habituels de l’OI. Cela fait particulièrement sens dans le cadre des Nations unies où les organisations, les fonds et les programmes constituent un système institutionnel commun12. Le second ensemble est formé de tous les acteurs organisés qui sont liés durablement à l’OI et dont la présence est souvent fortement institutionnalisée par un statut d’observateur, de partie prenante, de prestataire ou de bénéficiaire, par exemple, ou plus largement comme partenaires réguliers de l’OI. Il peut s’agir d’ONG, d’entreprises, de fondations, de cabinets d’expertise et de structures privées aux statuts variés. Il peut s’agir également d’institutions qui sont soutenues, financées ou parrainées par l’OI, et qui peuvent être perçues comme des prolongements, des relais ou des alliés de l’organisation. Le parrainage (sponsoring) prend la forme d’un soutien symbolique, parfois financier, à des organisations statutairement autonomes mais sur lesquelles continuent de s’exercer des formes de contrôle indirect par les réseaux professionnels communs, parfois par les dons et financements. Dans l’univers professionnel des agents, il est assez fréquent de qualifier ces organisations de « sister organizations ». Enfin, un troisième ensemble renvoie aux organisations dont les intérêts sont apparemment divergents ou concurrentiels de l’OI. Ces organisations entretiennent avec l’OI des liens réguliers parce qu’elles sont en position de faire pression sur l’agenda (syndicats, associations professionnelles, groupes d’intérêt), parce qu’elles sont en concurrence avec l’OI pour le leadership dans des domaines d’action communs (par exemple des ONG internationales spécialisées dans le même domaine que l’OI) ou encore parce qu’elles ont un rôle dans la régulation d’un secteur (telles les autorités de régulation de droit privé).

29À l’heure où les OI sont impliquées dans de vastes alliances et dans des partenariats public-privé, il appartient ainsi de reconstituer, pour chacune d’entre elles, le maillage spécifique de réseaux et d’organisations qui forment son environnement professionnel et organisationnel. Ce que l’on peut constater, c’est que les communautés professionnelles jouent un rôle important dans l’intégration horizontale de ces complexes. En tant qu’espaces de circulation des agents, de construction des carrières et d’échange de ressources, ces communautés relient toutes ces organisations. Un agent d’une OI peut avoir des liens de travail fortement intégrés avec ses interlocuteurs professionnels d’autres organisations, y compris dans des organisations concurrentes.

30Enfin, on peut s’interroger sur la dimension territoriale des réseaux professionnels formant l’écosystème d’une OI. D’un côté, les communautés professionnelles spécialisées dans lesquels les agents des OI circulent ont une dimension transnationale. Elles sont composées de « professionnels de l’international » (Lecler, Morival et Bouagga, 2018) dont l’une des particularités est de travailler sur des enjeux internationaux et de voyager régulièrement dans les capitales où se situent les secrétariats des organisations (New York, Genève, Paris, Washington, Bangkok…) ainsi que dans les pays où les OI conduisent des programmes (pays dits « bénéficiaires » ou « clients »). Pour beaucoup, ces professionnels occupent des postes sur différents continents au cours de leur carrière, notamment entre le siège et les bureaux-pays de l’OI. Leurs capitaux sociaux et relationnels s’étendent donc bien au-delà de leur organisation. Ils forment une élite cosmopolite dont une grande partie des ressources repose sur la capacité à se fondre dans un réseau professionnel transnational. D’un autre côté, on ne saurait sous-estimer la dimension territorialisée de l’écosystème d’une OI, dans la mesure où la présence du secrétariat de l’organisation dans une capitale internationale attire inévitablement tous les acteurs qui ont un intérêt à développer des échanges réguliers, souvent informels, avec les missions diplomatiques et les agents de l’administration13. Dans les capitales les plus importantes - comme Genève et New York pour les Nations Unies, Washington DC pour la Banque mondiale et le FMI, Paris pour l’OCDE et l’UNESCO, Rome pour la FAO et le Programme alimentaire mondial -, des ONG internationales, des fondations de recherche, des acteurs de plaidoyer, des cabinets de consultants, des instances syndicales internationales, des fédérations professionnelles et des cabinets d’étude du secteur privé ont intérêt à ouvrir un bureau sur place afin de pouvoir influer sur les programmes en cours pilotés par le secrétariat. Ainsi, comme dans les quartiers européens de Bruxelles et de Strasbourg pour les institutions européennes (Laurens, 2015), ces villes abritent un microcosme social et professionnel où se côtoient diplomates et bureaucrates, militants et lobbyistes, chercheurs et agents de la philanthropie internationale. Sur un petit territoire, le Quartier des Nations à Genève, les avenues longeant l’East River autour du siège des Nations Unies à New York, ou la zone de Pennsylvania Avenue entre la Maison Blanche et l’université George Washington dans la capitale des États-Unis, sont des environnements où la vie sociale est intense, marquée par l’entre-soi et par des relations de connivence jouant un rôle structurant dans l’organisation des réseaux professionnels gravitant autour de l’organisation.

31D’une manière générale, le choix de travailler sur l’écosystème des OI invite à s’interroger sur la façon dont les agents des organisations développent leurs activités dans un espace qui est consolidé et repérable par ses logiques sociales. Les études de l’écologie des organisations et les approches néo-institutionnalistes, par exemple, peuvent aider à réfléchir à l’articulation interne/externe, en posant pour hypothèse que les organisations multilatérales se transforment en fonction d’attentes et de normes qui se développent dans leur environnement14. Abbott, Green et Keohane (2016) illustrent par exemple ce projet d’introduire l’interprétation écologique dans l’étude des OI, afin de démontrer que ces dernières se transforment sous le coup de changements majeurs affectant la gouvernance mondiale - en l’occurrence, dans leur étude, la montée en puissance des organisations de régulation privées transnationales. D’autres approches, comme celle de la mobilisation des ressources, peuvent éclairer à l’inverse la façon dont les personnels qui dirigent une OI nouent des alliances à l’extérieur de l’organisation afin de renforcer son influence, d’en défendre la légitimité ou d’absorber les contestations : création de forums pour les ONG ou le secteur privé, mise en place d’outils de consultation de citoyens, appui à des campagnes de plaidoyer menées conjointement avec des médias et des ONG, développement de partenariats de recherche, parrainage de fondations ou d’associations. Les OI - tout particulièrement leurs secrétariats - investissent donc aussi leur écosystème de façon active, en y construisant des alliances, en pénétrant des réseaux professionnels, en mobilisant des ressources et en recherchant des formes de reconnaissance qui leur confèrent une légitimité sociale forgée auprès des acteurs non gouvernementaux, alors que leur légitimité politique, dépendante du soutien des États membres, demeure fragile.

L’essor de la participation et la gouvernance des institutions

32Les bureaux et secrétariats internationaux ont mis en place depuis des décennies des mécanismes de consultation des acteurs de la société civile. Toutefois, ce n’est que depuis la fin du xx^e siècle que l’idée de participation est devenue un axe important des réformes des OI. Comme toutes les organisations gouvernementales, elles ont été exposées depuis les années 1990 au développement des dispositifs participatifs (Neveu, 2007 ; Mazeaud et Nonjon, 2016). Elles ont développé toute une ingénierie de la participation propre aux espaces multilatéraux, souvent à partir de modèles expérimentés dans les négociations environnementales. Au niveau de leur secrétariat, elles ont mis en place des mécanismes de collaboration avec des ONG spécialisées et des organisations de la société civile, tandis qu’elles soutiennent, par leurs programmes, les réformes visant à étendre la gouvernance « participative », dite aussi « ouverte » ou « inclusive ». Dans un grand nombre de domaines, la participation est devenue un élément des « bonnes pratiques » des OI et donc une norme relativement contraignante dans les réformes de gouvernance à l’échelle mondiale.

33Certes, les OI ont investi les procédures participatives selon des modalités différentes, en lien avec leur identité et leurs objectifs (Bethoux et La Branche, 2010). Aux Nations unies, par exemple, les mécanismes de participation sont développés différemment en fonction des organisations et, notamment, de la nécessité plus ou moins grande de s’appuyer sur des relais sociaux pour mettre en œuvre les programmes sur des terrains réputés difficiles ou peu accessibles (Ruhlman, 2015). Les agences opérationnelles qui travaillent déjà en lien étroit avec des ONG sur le terrain investissent tout particulièrement les approches participatives. C’est le cas, par exemple, du Programme alimentaire mondial (PAM), de l’UNICEF, du Fonds international pour le développement agricole (FIDA), du Fonds des Nations unies pour les populations (FNUAP), ou encore du Haut-Commissariat pour les réfugiés (HCR) étudié par Frédérique Channac et Audrey Charbonnier dans cet ouvrage. De même, les organisations impliquant une large participation des réseaux associatifs ont octroyé à des alliances d’ONG une représentation institutionnelle spécifique dans leurs instances de gouvernance. Le programme ONUSIDA, en 1996, fut la première institution onusienne à attribuer aux ONG un siège de membre au sein de son conseil exécutif, donnant ainsi une voix officielle (sans droit de vote) aux associations représentant les personnes vivant avec le VIH. De surcroît, la façon dont les OI investissent l’impératif participatif reste étroitement dépendante des types de relation qu’elles tissent avec les acteurs nationaux impliqués dans la mise en œuvre de leur programme, comme le montre Saiget (2015) à propos d’UNIFEM et d’ONU Femmes. Pour cette raison, le développement des pratiques participatives dans la mise en œuvre des programmes des OI emprunte des chemins relativement complexes engageant tous les niveaux des organisations. Mazeaud, Nonjon et Parizet (2016) soulignent par exemple que les expériences des OI à l’échelle des pays peuvent peser en retour sur la façon dont elles conduisent la participation à l’échelle internationale.

34La diffusion transnationale des approches participatives renvoie à des dynamiques de circulation engageant une très grande diversité d’acteurs intéressés par le développement de ces approches : agences bilatérales des États, communautés d’experts, groupes de consultants et de chercheurs, associations professionnelles et, bien sûr, un grand nombre d’organisations de plaidoyer et de réseaux associatifs militants. Il reste que la Banque mondiale et l’OCDE ont joué un rôle particulier, au début des années 1990, dans la transformation de l’idée de participation en nouvelle norme de la gouvernance publique. La Banque mondiale est le lieu où se diffusent les théories sur le « développement participatif » dès les années 1980, avant que ces idées ne soient insérées par les agents de la Banque dans la doctrine de la « bonne gouvernance » au début des années 1990 (voir la contribution consacrée à l’ouverture des organisations internationales). À l’OCDE, au début des années 1990, l’influent Comité d’aide au développement (CAD) et un think tank interne, le Development Centre, tentent d’imposer le concept de « gouvernance participative », dont les éléments de problématisation sont quasi identiques à ceux de la Banque15. L’intérêt pour les thèses participatives mobilise au même moment des équipes de chercheurs et d’experts internationaux qui entreprennent de renouveler les conceptions du développement en s’inspirant de l’anthropologie critique et des approches centrées sur les « pauvres ». Comme le souligne Parizet (2016), dès 1991, les équipes du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) érigent la participation des populations en priorité des réformes de l’aide, dans une nouvelle perspective qui prend appui sur des objectifs de « développement humain ».

35Le cadrage de l’idée de participation opéré par la Banque mondiale et l’OCDE est celui que l’on retrouve aujourd’hui dans la plupart des bonnes pratiques promues par les organisations multilatérales. Ce cadrage se détache assez sensiblement de l’interprétation sociale et militante de la participation qui valorise l’identité propre des acteurs sociaux, leur ancrage dans les réseaux de la société et leur capacité à donner aux individus-citoyens et aux communautés locales les moyens d’élargir leurs choix et de participer pleinement, de façon démocratique et ascendante, aux décisions qui les concernent. À rebours de cette interprétation, le modèle de participation aujourd’hui promu par les OI privilégie une approche institutionnelle qui associe le secteur non gouvernemental à la gouvernance des institutions. Les partenariats avec les acteurs non gouvernementaux sont conçus comme un moyen de mettre en œuvre le mandat des OI avec une plus grande efficacité. Elle relève de ce que Lewis (2008) appelle le « non-gouvernementalisme », c’est-à-dire une idéologie qui pense l’action des acteurs non gouvernementaux dans le cadre des nouveaux modèles de gouvernance valorisant les solutions du marché et renonçant aux modèles jugés inefficaces de la planification publique et des services d’État16.

36La norme de participation la plus répandue dans le système multilatéral envisage en effet le rôle des acteurs non gouvernementaux comme une réponse à un ensemble de problèmes de nature organisationnelle. Elle conçoit les ONG et les associations diverses représentant la société civile comme des organisations dotées des compétences spécifiques et d’une flexibilité propres aux organisations privées pouvant faciliter la mise en œuvre de l’action publique. Par exemple, les ONG ont un accès direct aux populations affectées et aux minorités ; elles sont capables de fournir des services sociaux et des prestations techniques dans des environnements réputés difficiles ; elles peuvent réaliser des actions de plaidoyer efficaces dans des domaines où elles ont acquis une légitimité élevée - par exemple dans la défense des droits humains, la promotion des enjeux environnementaux, l’aide aux réfugiés et aux migrants, la protection des peuples indigènes. Surtout, la participation des ONG est conçue comme une réponse aux problèmes posés par les organisations publiques (lourdeurs et opacité des procédures bureaucratiques, blocages de nature politique, lenteur de la construction des agendas, coûts transactionnels élevés, accès limité au terrain). Elle est vue à la fois comme une condition et un prolongement de la réorganisation de l’action publique, dans un contexte où les réformes de gouvernance prônées par les gouvernements bailleurs des OI encouragent la prise en charge d’activités d’intérêt public par des acteurs « privés » intervenant selon des procédures inspirées de celles du marché (mise en concurrence des prestataires, développement de la sous-traitance d’activité, recours aux financements privés, généralisation des techniques d’évaluation).

37Dans cette perspective, les acteurs non gouvernementaux sont sélectionnés comme des « partenaires » invités à participer à des systèmes multi-acteurs autour desquels s’organise la nouvelle gouvernance internationale. Ceux qui ont un accès privilégié à ces systèmes sont ceux qui peuvent faire la preuve de leur « professionnalisation »- terminologie qui, dans le langage des réformes néolibérales, désigne les organisations qui développent des pratiques managériales proches de l’entreprise privée (gestion des ressources humaines, programmation stratégique, développement des indicateurs de performance, évaluation des résultats, etc.).

38La norme de participation, telle qu’elle se déploie dans le système multilatéral, favorise également le développement de l’ingénierie de la participation, c’est-à-dire un ensemble de procédures bureaucratiques, codifiées et déclinées dans des dispositifs techniques. Le développement des outils participatifs standardisés, intégrés aux cycles de fonctionnement des organisations, marque ainsi le triomphe de la « participation procédurale ». Ces outils apparaissent non seulement éloignés des conceptions sociales de la participation, associées à l’exercice de la citoyenneté, mais ils sont loin d’être neutres. Placés sous la maîtrise des agents publics, ils permettent aux décideurs publics d’absorber et canaliser les demandes venant des acteurs sociaux en fonction des priorités d’agenda fixées par leur organisation, elle-même sous l’influence de ses États membres les plus puissants.

Interdépendances, représentation, mobilisations

39Les contributions réunies dans cet ouvrage couvrent différentes dimensions des échanges entre les OI et les acteurs non gouvernementaux17. Les contributions regroupées sous le titre « Interdépendances » reviennent sur les jeux de dépendance croisée entre des OI et leur environnement. Olivier Nay confronte trois interprétations sociologiques offrant des perspectives analytiques sensiblement différentes pour expliquer l’ouverture institutionnelle des OI. Suivent deux études de cas proposant des lectures distinctes. À partir d’une analyse portant sur la Commission européenne, Jens Steffek étudie les formes d’intervention des OI dans leur environnement sous la forme du « parrainage » d’ONG. Il montre comment une administration supranationale tire bénéfice de la création d’une structure non gouvernementale, le Bureau européen de l’environnement, permettant aux agents de la Commission de mobiliser des ressources et des soutiens facilitant leur action de coordination dans le domaine de la protection de l’environnement. De son côté, Olivier Nay étudie l’introduction des approches participatives dans les stratégies de la Banque mondiale au cours des deux dernières décennies du xx^e siècle. Il analyse tout particulièrement les jeux internes qui ont favorisé l’importation des idées participatives dans l’organisation, puis les opérations de mise en sens qui ont permis aux experts d’institution de transformer ces idées en savoir réformateur valorisant l’efficacité et la bonne gouvernance.

40Les contributions réunies sous le titre « Représentation » abordent la question des modes de représentation des acteurs non gouvernementaux à l’intérieur des OI. Marieke Louis et Coline Ruwet, dans leur étude comparée de l’OIT et d’ISO, montrent que la présence des acteurs économiques et sociaux est un élément constitutif de la légitimité de ces organisations. Elles soulignent également que la sélection opérée à l’entrée des arènes multilatérales, selon des critères formels, ouvre la voie à des critiques récurrentes de la part des acteurs exclus de la représentation. Frédérique Channac et Audrey Charbonnier reviennent sur le développement de la représentation institutionnelle des ONG au sein du HCR. Elles montrent qu’en dépit d’un accès au Comité exécutif de l’organisation (où sont représentés les États membres), les ONG tendent aujourd’hui à privilégier un autre espace de représentation, les Consultations annuelles, où elles conservent une plus grande liberté de parole.

41Enfin, sous le titre « Mobilisations », trois études de cas recourent à la sociologie des mouvements transnationaux pour rendre compte de l’ouverture des OI. À partir d’une étude des mobilisations contre la dette des pays pauvres, Hélène Baillot montre que l’accès des acteurs de la protestation à l’espace des institutions financières internationales s’accompagne d’une sélection des élites militantes et tend à reproduire les logiques de division du travail propres à l’espace des mouvements anti-dette. Delphine Thivet étudie l’action du mouvement transnational La Vía Campesina (LVC) dans le cadre de l’OMC et de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO). Elle montre que ce mouvement parvient à faire de l’arène onusienne un lieu privilégié des mobilisations paysannes, dont l’un des effets est de contribuer, au sein de la FAO, à l’émergence de positions très différentes de celles des institutions internationales à vocation économique. Enfin, Marame Ndour étudie les mobilisations dans le domaine de la santé mondiale. Elle montre que l’OMS a été un lieu d’agrégation et de socialisation des acteurs non gouvernementaux mobilisés pour défendre l’accès des populations pauvres aux « médicaments essentiels », faisant ainsi contrepoids aux débats de l’OMC sur les brevets pharmaceutiques.