1Il faut aborder un ensemble de préalables théoriques pour essayer de discuter de manière un peu rigoureuse la question du capital médiatique et, plus généralement, toute question relative à l’usage de concepts.

2D’abord : « qu’est-ce qu’un concept ? » Un concept est une représentation mentale, un tableau de pensée selon Max Weber1, un outil symbolique construit pour désigner des réalités plus ou moins abstraites à des fins d’analyse et de recherche. C’est, par la même, un instrument d’autonomisation méthodologique qui permet d’isoler en pensée un aspect de la réalité que l’on souhaite observer, comprendre et expliquer.

Sur la définition des concepts

3La pertinence du travail théorique dépend en premier lieu du soin apporté à l’élaboration de cet instrument. Un concept bien construit doit aider à isoler et à distinguer ce qui mérite d’être isolé et distingué. Il faut se concentrer sur des réalités sociales perçues comme énigmatiques et chercher à les caractériser et à les nommer. Il faut ensuite s’interroger sur leurs contours empiriques, c’est-à-dire tenter de recenser les phénomènes qui doivent être rapprochés et subsumés sous le concept. Dans le même temps, il convient aussi de préciser ceux qui doivent être écartés. Dit autrement, prenant appui sur les potentialités désignatives de l’étiquetage du concept tel qu’on choisit de le formuler, il faut rapprocher en pensée tout ce qui doit être rapproché, en prenant garde de ne pas laisser de côté ce que le sens commun incline à écarter et en prenant soin de ne pas ranger sous l’étiquette conceptuelle des réalités étrangères au phénomène que l’on souhaite isoler mais que des intuitions mal maîtrisées de sens commun inclinent éventuellement à prendre en compte. Si l’on souhaite, par exemple, prendre la mesure des diverses formes de reconnaissance qui constituent le crédit et donc la force au jeu d’un acteur politique, il faut non seulement prendre en compte les votes qu’il a pu mobiliser, ce qui semble aller de soi, mais aussi, entre beaucoup d’autres choses, les investitures partisanes, les invitations à une émission de télévision ou un sketch parodique d’un humoriste. Il faut donc prendre des décisions qui engagent la suite de la recherche, avec le risque de faire de mauvais choix de définition et de biaiser l’élaboration de la problématique et la délimitation du domaine pertinent d’observation. Ce serait le cas, par exemple, si l’expression « capital médiatique » servait à qualifier indistinctement l’ensemble des faits de reconnaissance objectivés et accumulés à travers des invitations dans divers médias ainsi que les efforts et les ressources qui ont pu favoriser ces invitations. On retrouve ici le vieux problème durkheimien de la définition préalable2. Cette règle de méthode semble quelque peu oubliée, à moins que l’on ne considère qu’il soit vain de sacrifier à des exigences aux connotations scolaires. Mais comment construire correctement des concepts et, a fortiori, comment engager des discussions à leur sujet, sans un minimum de clarification de ce que l’on souhaite désigner et analyser par leur intermédiaire ? Trop de dénominations d’apparence conceptuelle sont jetées sur le papier sans que leurs auteurs se soucient de proposer, souvent faute d’avoir eux-mêmes, une vue minimalement précise de ce qu’ils veulent désigner. Une première qualité d’un concept se mesure pourtant aux possibilités qu’il ouvre d’y voir clair. L’enjeu est de préciser aussi nettement que possible l’objet construit auquel on entend s’intéresser.

4De ce point de vue, une des difficultés générées par les débats relatifs au capital médiatique réside dans la multiplicité des acceptions, le plus souvent tacites, qui sont engagées dans les échanges. Il est évidemment difficile de tirer des enseignements d’une discussion quand les participants ne parlent pas de la même chose. Ainsi, comme cela a été relevé dans la table ronde, l’expression « capital médiatique » est sollicitée pour désigner au moins quatre objets différents : 1. le degré de présence et donc de visibilité d’acteurs politiques individuels ou collectifs dans les médias ; 2. l’ensemble du travail, des compétences, des savoir-faire, des ressources, des propriétés qu’il faut développer ou posséder pour accéder aux médias ; 3. les bénéfices politiques retirés des passages dans les médias ; 4. le capital spécifique d’un éventuel « champ médiatique ».

5Les concepts sociologiques sont en premier lieu des étiquettes et le choix des mots pour les qualifier est conventionnel et arbitraire. On peut appeler « capital médiatique » chacun des quatre objets qui viennent d’être énumérés et d’autres éventuellement. On peut également décider de les qualifier autrement. Ce qui est gênant, c’est d’utiliser la même expression pour désigner des objets qui engagent des programmes d’observation et des instruments de compréhension et d’explication hétérogènes. Chaque définition, qu’elle soit explicite ou tacite, est un point de vue sur l’objet que l’on souhaite analyser. On s’intéressera au capital médiatique conçu comme l’ensemble des faits de reconnaissance d’acteurs politiques dans des médias pour analyser les formes et les facteurs d’ascension politique ou les types de carrière et leurs effets sur le recrutement du personnel politique. Tout autre sera le point de vue qui interroge les stratégies, les qualités et les propriétés qui favorisent les invitations, ainsi que les considérations qui conduisent des journalistes à lancer des invitations à certains acteurs plutôt qu’à d’autres. Ces deux points de vue sont intéressants, mais ils n’engagent pas les mêmes hypothèses et les mêmes outils ni ne commandent les mêmes programmes d’observation. À ce titre, ils doivent être soigneusement distingués plutôt que plus ou moins confusément amalgamés.

6Tout chercheur est libre du choix de ses objets et de leur désignation. On ne peut évidemment et heureusement pas chercher de solution autoritaire aux malentendus engendrés par ces polysémies. La seule manière de les surmonter serait de demander à chacun un effort d’explicitation des concepts mobilisés. Cela implique non seulement quelques éléments d’éclaircissement relatifs au choix de la dénomination, mais aussi et surtout des précisions sur l’environnement théorique au sein duquel un concept de portée minimalement théorique tire ses significations.

Des concepts aux questions et hypothèses de recherche

7Cette exigence est loin d’être toujours satisfaite car les chercheurs mobilisent plusieurs types d’instruments symboliques pour désigner les réalités sociales qu’ils s’efforcent d’analyser. Certains utilisent, non pas des concepts, mais des catégories analytiques ou des « notions », essentiellement désignatives, et donc de portée plus limitée. C’est, par exemple, le cas de mots tels que « ressource » ou « atout » comparés aux usages construits du concept de « capital ».

8Les concepts sont davantage « théoriques » en ce qu’ils s’insèrent et tirent leurs significations de leur insertion dans un ensemble de propositions théoriques, c’est-à-dire dans un corps de conjectures avancées comme étant explicatives de certaines réalités sociales. C’est là la supériorité du concept par rapport à la notion. Pourquoi, par exemple, choisir d’utiliser le vocable « capital » plutôt que d’autres mots, comme « ressource », « atout » ou « actif », pour désigner la force au jeu des politiques ? Ceux qui sont allergiques à l’épistémologie rationaliste pensent que c’est la même chose et que le détour théorique est encombrant et potentiellement orienté et dogmatique. Pour certains, le choix du mot « capital » ne trahit que le souci de manifester une allégeance intellectuelle à la sociologie d’inspiration « bourdivine » ou d’introduire à bon compte un peu de « chic théorique » ou de « chic radical », avec une référence à peine subliminale au marxisme. Il faut leur opposer que le choix des mots est certes conventionnel, mais n’est pas pour autant sans importance ni sans conséquence. Quand on mobilise le mot capital, on peut générer ipso facto un ensemble de questions et d’hypothèses. La pratique et les sciences sociales ont établi que le capital s’accumule au prix d’un travail, se met en valeur, procure des profits, s’use, se dévalue, s’entretient et se transmet. Il s’ensuit que, si l’on décide d’appeler « capital » certaines réalités sociales auxquelles on s’intéresse dans une perspective de recherche, on peut immédiatement se poser une série de questions : en quoi est-ce une espèce de capital, comment ce capital s’accumule, se transmet, s’entretient, etc.? Si l’on procède à un usage pleinement théorique du concept, on dispose immédiatement d’un ensemble de questions et d’hypothèses de recherche de portée générale, c’est-à-dire théorique, que l’on ne peut expliciter aussi aisément si l’on utilise des désignateurs plus plats comme « ressource » ou « atout ». Cette construction théorique de l’objet contribue aussi eo ipso à en augmenter la puissance d’évocation et les potentialités explicatives en raison de la variété des domaines empiriques qu’elle contribue à éclairer.

9C’est un point de départ qu’il faut compléter en observant que si certains chercheurs utilisent le plus souvent des catégories désignatives plutôt que des concepts, d’autres, ou les mêmes, mobilisent des apparences de concepts, c’est-à-dire des mots qui sonnent comme des concepts, mais dont le potentiel théorique est oublié ou inactivé et qui se retrouvent aplatis comme de simples instruments de désignation. C’est le cas, par exemple, de nombre d’usages de mots comme « capital », « capital politique », « capital médiatique ». On peut observer qu’ils sont convoqués, d’une part sans que leurs auteurs se préoccupent d’en préciser le sens, y compris pour eux-mêmes et, d’autre part, comme de simples outils d’étiquetage, par exemple, de manière symptomatique, dans des développements purement factuels. Ces deux aspects sont liés dans la mesure où, quand un chercheur mobilise des catégories sans contenu théorique, il n’est guère incité à en expliciter la signification. Les mots lui semblent parler d’eux-mêmes dans la mesure où ils font écho à un sens plus ou moins commun en dépit ou à cause de son caractère approximatif et incertain.

10C’est au contraire dans la perspective d’usages et de bénéfices théoriques qu’il faut s’employer à forger un concept de « capital politique ». C’est en tant que cette formulation est potentiellement riche de propositions théoriques, donc de questions, d’hypothèses et de programmes d’observation de portée générale, qu’elle mérite d’être préférée à d’autres.

11Ainsi, l’expression « capital politique » renvoie tout d’abord à l’hypothèse de différenciation structurelle des sociétés modernes. Réfléchir théoriquement sur le capital politique, c’est suggérer qu’il y aurait du « capital » non seulement dans les domaines « économiques », mais aussi dans d’autres, par exemple dans ceux qui sont socialement étiquetés comme « politiques ». C’est aussi avancer qu’il existe divers « univers sociaux » (« économiques », « politiques ») présentant à la fois des propriétés communes et des spécificités. C’est enfin faire écho à l’hypothèse que les sociétés contemporaines sont structurées par une multiplication d’univers différenciés – que l’on peut appeler champs, microcosmes, sphères, secteurs, sous-systèmes, mondes, ou milieux – qui sont relativement (donc en partie, mais rarement totalement) distincts les uns des autres et indépendants les uns par rapport aux autres.

12Le constat que les sociétés contemporaines sont davantage différenciées que celles qui les ont précédées est une prémisse importante pour de nombreux sociologues. Pierre Bourdieu s’inscrit lui aussi, à sa manière, dans cette perspective et ajoute que ces univers relativement différenciés, qu’il appelle des « champs », sont « structurés » par la « distribution » d’une composante fondamentale désignée et construite par ses soins comme une « espèce spécifique de capital3 ». Ce serait cette espèce particulière de capital qui conditionnerait l’entrée, les rapports de forces et la distribution des positions internes à n’importe quel champ. La position, par exemple dominante ou marginale, que l’on occupe dans un champ dépendrait du volume de capital spécifique dont disposent le ou les titulaires de la position. La position dans un champ quelconque, ainsi définie par le volume de capital spécifique qui la constitue, prédisposerait ses occupants à adopter des stratégies et des prises de position distinctives, au sens très large du terme, c’est-à-dire des manières particulières de penser, de parler, de faire, d’agir, de réagir, de voir et de s’orienter dans le champ considéré. On mesure ainsi la portée considérable de cette construction théorique.

13En prenant appui sur ce corps de propositions constitutif de la théorie des champs, on peut donc faire l’hypothèse que les activités « politiques » se déroulent dans le cadre d’espaces de compétition, qui peuvent être pensés comme des « champs », structurés par la distribution de « quelque chose », une réalité énigmatique, que l’on peut commencer à élaborer intellectuellement comme le capital spécifique de ces champs et que l’on peut nommer « capital politique ». Cette hypothèse est elle aussi d’une grande portée. Développée de manière conséquente, elle conduit, par exemple, à poser que les partis se définiraient et s’analyseraient à partir de la position particulière qu’ils occupent dans un champ politique à un moment donné. Cette proposition s’inscrirait en rupture avec la plupart des traditions d’analyse des partis politiques qui privilégient plutôt leurs orientations idéologiques, leurs formes d’organisation ou leurs ancrages sociaux. Ce serait la position, nécessairement évolutive, occupée par les partis dans un champ politique qui permettrait d’éclairer leurs prises de position. Contrairement à l’illusion de la constance du nominal et en rupture avec les rappels intéressés à leurs grands principes fondateurs, chacun des partis, quels qu’ils soient – communistes, socialistes, libéraux, démocrates-chrétiens, conservateurs, nationalistes ou autres –, n’aurait pas grand-chose en commun selon qu’il est à l’état naissant, relégué dans les régions basses des champs politiques, en position de challenger ou établi comme parti de gouvernement. Corrélativement, des partis d’origine, d’orientation idéologique et de composition sociale diverses, convergeraient inévitablement quand ils occupent des positions similaires dans un champ politique, par exemple quand ils s’établissent comme parti de gouvernement. Une telle hypothèse est évidemment difficile à soutenir sous cette forme conséquente et pousse trop loin le souci de prendre en compte l’autonomie relative des univers politiques. Il serait toutefois dommageable de renoncer à son potentiel explicatif. Il faut plutôt chercher à articuler les effets de position prédits par la théorie des champs avec d’autres facteurs efficaces qu’il n’est pas possible d’ignorer, comme les traditions idéologiques, les ancrages sociaux et les dispositions socialement constituées des diverses catégories de membres intéressés aux entreprises partisanes, sans oublier les contextes généraux (sociaux, économiques, budgétaires, idéologiques) de leurs activités. Ainsi reformulée, l’hypothèse ne manque pas de soulever de nouvelles questions. Par exemple, dans quelle mesure et comment les effets résultant de la position occupée dans les rapports de forces politiques par une organisation à un moment donné de son histoire – comme l’accès à une coalition gouvernementale – affectent-ils les autres composantes (orientations idéologiques et programmatiques, ancrages sociaux, dispositions sociopolitiques de ses membres, marges de manœuvre ouvertes par les contextes) qui pèsent sur son activité et celle de ses agents ?

14L’hypothèse que les sociétés « modernes » sont constituées par de multiples champs et qu’il existe pour chaque champ un capital spécifique conduit à multiplier les références à des espèces différentes de capital. Le fait que les chercheurs « identifient » un nombre important et croissant d’espèces différentes de capital n’est donc pas gênant en soi. Dans la mesure où elles sont rigoureusement conduites, ces multiples « identifications » font écho à la complexité structurelle des sociétés contemporaines. Ce n’est pas la prolifération des déclinaisons du concept qui fait problème, mais plutôt la reproduction d’usages insuffisamment rigoureux, notamment d’usages purement nominaux. Sans exiger une définition en forme scolaire, on pourrait en premier lieu attendre, il faut le redire, un minimum de précision relativement au sens attribué aux concepts mobilisés. Il faut rappeler en second lieu qu’il ne suffit pas d’emprunter un mot d’apparence théorique pour que son usage le soit. Dans la mesure où l’usage du mot « capital » s’inspire de la théorie des champs, on est en droit d’attendre qu’il s’accompagne d’hypothèses explicites relatives au champ sur lequel il s’accumule, sur la spécificité de cette espèce particulière de capital, sur sa distribution, ses modes d’accumulation, etc. Bien sûr, nul n’est obligé de prendre appui sur la théorie des champs. Mais si le concept de capital est introduit dans une perspective théorique différente, on attend de la même façon des précisions sur le corps de propositions théoriques qui donne sens à cette conception alternative du « capital ».

Qu’est-ce que le capital politique ?

15La théorie des champs et l’hypothèse de leur structuration par la distribution d’un capital spécifique incitent à introduire non pas l’hypothèse réaliste et substantialiste de « l’existence » d’un « capital politique » mais, plus rigoureusement, l’hypothèse de l’existence dans les champs politiques de « réalités » que l’on peut analyser comme une espèce spécifique de capital et que l’on peut désigner comme « capital politique ». Le chercheur est alors logiquement conduit à s’interroger : « mais en quoi consiste le capital spécifique des univers politiques ? ». Selon les hypothèses de la théorie des champs, le « capital spécifique » est un « bien » ou un ensemble de « biens » produit à travers des relations sociales déterminées dont l’accumulation rend puissant dans un univers particulier et permet d’y exercer des pouvoirs. Paraphrasant Luc Boltanski et Laurent Thévenot4, on peut dire que le capital spécifique est un opérateur de grandissement dans un champ déterminé. Par exemple, qu’est-ce qu’un « grand parti », ou un « homme politique important » par opposition à un « petit parti » ou un « second couteau » ? Selon la théorie, la qualité de « grand » va dépendre du volume du capital spécifique accumulé à un moment donné ; capital collectif si c’est une organisation ou individuel si c’est une femme ou un homme politique, ou souvent, de nos jours, un mélange des deux, avec des appropriations individuelles d’un capital collectif et des appropriations collectives de certains capitaux individuels. On observe à nouveau que les usages théoriques des concepts présentent l’avantage de générer des questions : qu’est-ce que le capital spécifique dans tel ou tel champ et ici dans les espaces de compétition politique ?

16Pour avancer des hypothèses de réponse à ces questions, on peut prendre appui sur l’article de Pierre Bourdieu sur le champ scientifique5 et raisonner par analogie, ainsi que la théorie des champs y invite. L’article réitère l’hypothèse qu’il y a un capital spécifique propre aux univers scientifiques. Il l’analyse comme un capital d’autorité fondé sur la somme des faits de reconnaissance par les pairs. C’est une propriété fondamentale des univers (pleinement) scientifiques que la reconnaissance s’opère « en circuit fermé », de manière purement interne et autonome. L’autorité scientifique, c’est-à-dire le fait de « faire autorité », résulte de l’accumulation dans le temps de diverses opérations de jugement et de décisions de pairs (publication d’un article par un comité de lecture d’une revue professionnelle, citations dans des publications spécialisées, attribution d’une découverte et éventuellement association d’un patronyme à l’objet de cette découverte, invitation à participer à des jurys, attribution d’un titre (doctorat, directeur de recherche), d’un financement ou d’un prix (Nobel, médaille du CNRS), nomination à la direction d’un laboratoire). Les pairs sont en même temps des concurrents dans les luttes multiples qui les opposent dans leur quête de l’autorité scientifique. Les productions scientifiques reposent donc sur des formes plutôt « tordues » de reconnaissance et de concurrence, dans la mesure où ceux qui reconnaissent la valeur d’un travail scientifique et donc la valeur scientifique de son auteur, sont aussi des concurrents qui peuvent être menacés par ces reconnaissances et ont éventuellement un intérêt à les minorer. En raison de cette structuration très particulière des milieux scientifiques, les chercheurs sont/seraient disposés à se comporter de manière particulièrement minutieuse et vigilante dans les vérifications de scientificité des recherches. Les multiples contrôles cognitifs (méthodologiques, expérimentaux, théoriques) sont indissociablement des contrôles sociaux. La « scientificité » des productions scientifiques repose sur les relations de concurrence entre spécialistes d’un champ scientifique déterminé pour la reconnaissance de l’autorité scientifique. Il faut produire de la science pour être reconnu comme scientifique par les autres scientifiques d’autant plus enclins à procéder aux contrôles scientifiques les plus exigeants que leur propre autorité scientifique est mise en jeu dans les contrôles et verdicts collectifs auxquels ils participent. Si l’on suit les propositions anthropologiques de Frederick Bailey6, les comportements des scientifiques seraient ainsi indissociablement pragmatiques et normatifs. Mais les recherches de sociologie des sciences ont montré que certains de leurs comportements pragmatiques s’écartent aussi, parfois, des prescriptions de la façade normative officielle des univers scientifiques.

17Quoi qu’il en soit, en raisonnant par analogie avec ces analyses du champ scientifique, on peut avancer que le capital politique est un capital d’autorité politique reposant sur un ensemble de faits de reconnaissance et permettant d’intervenir avec autorité sur les sujets politiques. C’est donc une forme de capital symbolique, c’est-à-dire une forme immatérielle de capital reposant sur des pratiques et des représentations à travers lesquelles ceux qui consentent à la reconnaissance consentent dans le même temps au pouvoir de ceux auxquels elle bénéficie. Il est utile à la compréhension de souligner que le capital politique est une forme de capital symbolique et qu’il peut être subsumé sous une forme plus générale de capital. Mais il faut immédiatement ajouter que c’est une forme spécifique de capital symbolique. C’est là encore une hypothèse féconde dans la mesure où elle génère immédiatement, comme toujours, des questions de recherche. On peut avancer que le capital politique présente des traits communs, mais aussi plusieurs caractéristiques spécifiques, par rapport à d’autres espèces de capital symbolique. On ne peut dès lors se contenter de le caractériser comme capital symbolique.

Un capital de reconnaissances externes

18D’abord, à la différence des champs scientifiques (stricto sensu) et pour ce qui concerne les champs politiques institués dans des systèmes se réclamant de la démocratie, le capital de reconnaissance est, pour une part, un capital de reconnaissance externe. Les actes de reconnaissance viennent, en partie, de personnes extérieures au champ de compétition politique. Les agents des champs politiques doivent (en partie) leur crédit à des individus qui ne sont pas personnellement et directement engagés dans les jeux et les enjeux du champ. C’est là un effet de la division du travail plus poussée qui caractérise les sociétés contemporaines. Dans les divers champs qui les composent (médicaux, scientifiques, religieux, politiques), il y a des agents spécialisés dans les activités qui s’y développent et donc une division du travail entre ces « spécialistes » actifs et initiés et les autres agents sociaux, plus passifs, relativement au domaine considéré, et placés en position de « profanes ». Dans les systèmes politiques qui se réclament de la démocratie, une part de la force à agir en politique repose sur des actes de reconnaissance de ceux qui, comme l’écrivait Max Weber, sont plus passifs pour tout ce qui concerne les affaires politiques que les agents qui en ont fait leur raison et leur moyen de vivre7. Dit autrement, l’autorité politique dépend du nombre des faits de reconnaissance de profanes (ceux qui restent devant le temple sacré, pro fanum, – à titre d’exemple, un parlement ou un conseil des ministres –, sans pouvoir y entrer, sauf circonstances particulières – par exemple lors d’une retransmission télévisée ou d’une visite patrimoniale – et selon des rituels adéquats).

19Cette reconnaissance externe est notamment électorale. En conformité avec les façades normatives officielles des démocraties, l’autorité politique y repose, pour une part importante, sur des votes de « citoyens souverains », c’est-à-dire sur des reconnaissances exprimées à travers les intentions que les électeurs ont associées, ou sont censés avoir associées, à leur vote (« ils ont voté pour un candidat du parti A, donc ils se reconnaissent dans ce candidat, ils le soutiennent parce qu’ils partagent ses orientations et celles de son parti, ils lui reconnaissent du même coup le pouvoir de les représenter et de parler en leur nom et à leur place »). Il convient toutefois d’ajouter que le capital politique externe d’un acteur individuel ou collectif ne dépend pas seulement du nombre des votes qui se sont prononcés ou qui sont censés s’être prononcés en sa faveur. Selon les configurations, les reconnaissances profanes se manifestent ou sont censées se manifester de diverses autres manières, par exemple dans des intentions de vote exprimées dans des enquêtes préélectorales, dans des réponses à des sondages d’opinion, dans la participation à des manifestations de rue, des réunions ou des pétitions, à travers l’audience de certaines émissions de télévision, le tirage de certains numéros de magazines, le nombre des « followers » sur des réseaux sociaux, les contributions au financement des partis ou des campagnes électorales, les tirages des livres publiés par des politiques, la longueur des files de lecteurs en attente d’une dédicace, les « selfies » qui affichent une proximité factice de « citoyens ordinaires » avec une personnalité ou à travers les opinions émises dans les conversations courantes, y compris sur les réseaux sociaux.

Un capital de reconnaissances internes

20En sus de ces multiples actes de reconnaissance externe, il existe aussi des reconnaissances internes. Comment accède-t-on, par exemple, à des positions de pouvoir dans un parlement (présidence ou vice-présidence d’une assemblée, d’un groupe ou d’une commission) ? Dans les conditions contemporaines, il faut avoir été investi comme candidat d’un parti à une élection parlementaire : acte de reconnaissance interne, plus ou moins élargi selon que l’investiture est décidée par une commission dédiée ou par une « primaire » interne à l’organisation. Il faut ensuite avoir été élu et, pour cela, prendre (notamment) appui sur un capital individuel et/ou collectif de reconnaissance externe. Il faut en troisième lieu avoir été sélectionné puis élu par ses pairs parlementaires et partisans, adversaires et concurrents réunis : capital de reconnaissance interne.

21Une première spécificité (il y en a d’autres qui ne seront pas discutées ici) du capital politique est donc qu’il repose sur un mixte complexe d’actes de reconnaissance externe et interne. On soulignera incidemment que cette proposition est intéressante si l’on veut avancer à propos de la vieille question de « l’autonomie relative » du politique. Dans l’exemple examiné, l’autonomie a partie liée avec la reconnaissance interne, alors que la nécessité de mobiliser des reconnaissances externes est, ou peut être, un facteur d’hétéronomie8.

22La reconnaissance externe est objectivée, on l’a dit, de multiples manières, pas seulement par des votes, pas toujours principalement par des votes, parfois, par exemple, par des sondages, ou d’autres épreuves de vérification de la « représentativité » et de cotation de la valeur des titres politiques. Pour les reconnaissances internes, les opérations de crédit prennent également des formes variables (investiture, nomination dans un organe de direction d’un parti ou d’une institution représentative, attribution de rapports ou de missions, signatures de motions de soutien, cortège accompagnant un candidat en campagne sur les marchés, éloges prononcés par des pairs). Certaines sont des faits et gestes de reconnaissance interne entre pairs : un prétendant à la candidature pour une élection présidentielle prononce par exemple un discours lors d’une réunion publique ou intervient lors d’une « grande émission » à la télévision ; au premier rang de la salle ou du studio, il y a quelques places réservées à des « personnalités » venues soutenir l’orateur ; elles manifestent et attestent leur soutien par leur seule présence ; elles reconnaissent au personnage principal une autorité à parler en tant que candidat et possible futur élu ; certains seront récompensés en cas de succès, par exemple par un poste de membre du gouvernement. Dans ce cas, il y a une analogie – qui a ses limites – avec le champ scientifique. Là aussi, il faut obtenir le soutien de pairs qui peuvent être également des concurrents.

Un capital de reconnaissances intermédiaires

23De manière un peu plus complexe, entre la reconnaissance externe et la reconnaissance purement interne au champ politique par les pairs – hommes et femmes politiques, tels qu’ils sont socialement caractérisés comme tels –, il y a aussi des faits de reconnaissance intermédiaire de membres de diverses autres catégories de spécialistes ou non spécialistes de questions politiques : journalistes politiques en premier lieu, ou d’autres spécialités, animateurs d’émissions hybrides ou de divertissement, caricaturistes, humoristes, sondeurs, communicants, experts, politologues, essayistes, certaines ONG, dans certains cas des « partenaires sociaux » ou des lobbys.

24Ces diverses catégories occupent des positions intermédiaires dans la division du travail politique. Leurs membres ne participent pas directement et pour leur propre compte aux compétitions politiques et ils ne sont pas socialement désignés et caractérisés comme des femmes ou des hommes politiques. Ce ne sont donc pas à proprement parler des concurrents et des pairs pour ces derniers. En même temps, tous ces personnages jouent un rôle politique plus ou moins important par leurs appréciations, commentaires, investigations, enquêtes, interventions, questionnements, recommandations, sketchs, imitations ou revendications. On peut même dire que beaucoup d’entre eux vivent pour et par le moyen d’activités tournées vers la politique, que ce soit par le journalisme, les sondages, l’action collective, le conseil, le lobbysme, la production de certains divertissements, la communication, l’écriture ou l’enseignement et la recherche académique. Ils sont politiquement plus actifs que la plupart des « citoyens ordinaires », mais ils ne sont pas politiquement actifs au même degré ou, à tout le moins, de la même manière, que ceux qui sont personnellement engagés dans les luttes constitutives des champs politiques. Ce sont des initiés relativement aux profanes, mais ils sont dans une relation de dépendance profane par rapport à ceux qui sont initiés ex officio. Les titulaires de ces positions intermédiaires sont aussi des intermédiaires qui influent à leur manière et à leur niveau sur les transactions qui s’établissent entre les agents politiquement actifs et passifs. Leurs interventions consistent notamment en actes de reconnaissance en faveur de certains acteurs politiques tels que la publication d’un portrait d’un candidat par un journaliste, la réalisation d’un sondage sur sa popularité, sa caricature par un humoriste, les démarches en sa direction par un lobbyiste, les conseils prodigués par un communicant ou la rédaction d’une thèse sur son itinéraire. Le capital politique intermédiaire se conçoit comme l’ensemble des crédits dont un acteur politique bénéficie auprès de ces intermédiaires.

Le capital médiatique

25Le capital médiatique est la principale composante de cette composante intermédiaire du capital politique. Il se définit comme l’ensemble des faits de reconnaissance de divers médias en faveur d’un acteur politique individuel ou collectif. En tant qu’ensemble d’actes de reconnaissance d’un acteur politique, c’est bien une composante du capital politique. La reconnaissance médiatique prend des formes diverses. Elle est le plus souvent tacite et résulte en premier lieu, indépendamment des intentions, de la décision d’ouvrir un espace d’expression à des acteurs politiques. La simple retransmission d’un discours, l’invitation à s’exprimer ou aussi le fait d’être l’objet de commentaires dans un média quelconque, y compris sous une forme parodique, est bien une forme de reconnaissance. Celui qui est invité à prendre la parole est crédité d’avoir quelque chose à dire de notable. Il est jugé digne d’être invité et écouté. Le simple fait de vouloir recueillir une parole revient à lui accorder, au moins tacitement et involontairement, de la valeur. Il en va de même quand on décide de rendre compte, même si c’est pour les critiquer ou les tourner en dérision, des faits, gestes et déclarations d’un acteur politique quelconque.

26Cette reconnaissance de valeur peut s’opérer de manière paradoxale. Des journalistes pourtant hostiles au Rassemblement national invitent par exemple certains de ses porte-parole à s’exprimer dans le cadre de programmes d’une chaîne de radio ou de télévision ou dans des colonnes de journaux ou de magazines. C’est une manière de les reconnaître, même si c’est à leur corps défendant. C’est reconnaître en pratique, éventuellement à l’opposé de discours de dénonciation, qu’ils ont le droit à la parole, que leur point de vue mérite d’être entendu ou lu, qu’il faut les inviter et rendre compte de leurs activités, même si on leur est hostile.

27On sait grâce aux travaux d’Éric Darras9, que cette reconnaissance médiatique n’est pas pleinement autonome. Ses recherches ont montré que les stratégies d’invitation tendent à s’aligner sur les hiérarchies déjà établies au sein des champs politiques, par la distribution du capital politique externe et interne. La reconnaissance médiatique vient dans l’ensemble, mais avec des exceptions sur lesquelles il faut revenir, confirmer un capital politique obtenu par ailleurs, par accumulation du capital de reconnaissance externe (une victoire électorale, une position favorable dans les sondages pré-électoraux ou d’opinions) ou du capital de reconnaissance interne (un ministre, parfois un conseiller, nouvellement nommé, un chef de parti élu par le congrès de son organisation). Dans cette perspective, le capital médiatique des acteurs politiques est, dans l’ensemble, comme tous les capitaux intermédiaires, un capital second. On pourrait le qualifier de capital de confirmation. Dans ces cas de figure, la reconnaissance médiatique est seconde. Le poids politique a déjà été établi et objectivé indépendamment de sa confirmation par les médias.

28Mais, pour être seconde, la reconnaissance médiatique n’en est pas moins le plus souvent nécessaire. Pour que le capital de reconnaissance soit pleinement établi, il faut, dans la plupart des cas, qu’interviennent des consécrations médiatiques, même si elles sont très probables quand on examine les statistiques établies par le chercheur.

29Pour ce qui concerne les autres configurations, on peut raisonner comme le fait Patrick Champagne à propos de la création de l’événement10. Trois configurations idéal-typiques peuvent être distinguées. Tout d’abord, de même qu’il y a des phénomènes que les principaux médias ne peuvent pas ne pas constituer comme « événement », il y a, comme cela vient d’être analysé, des reconnaissances médiatiques qui sont quelque peu imposées. En ce sens, on a observé que, quels que soient leurs sentiments personnels, les producteurs d’une « grande » émission politique à la radio ou à la télévision peuvent difficilement ne pas inviter, à un certain moment, un représentant du Front ou du Rassemblement national quand ce mouvement bénéficie de résultats électoraux significatifs. Dans un tel cas, l’invitation vaut reconnaissance et le capital de reconnaissance déjà accumulé se consolide et peut même s’accroître encore davantage par l’intermédiaire de sa consécration médiatique. En deuxième lieu, il y a des occurrences que l’on ne peut pas constituer comme événement et donc, par analogie, des personnages que l’on ne peut pas inviter, au risque de « plomber » l’audience et aussi le « standing » de l’émission et d’affaiblir sa position et celle des journalistes qui l’animent dans le champ journalistique. Ce défaut d’accès aux médias peut être général, lot commun à ceux qui occupent les positions basses des champs politiques. Il peut aussi ne concerner que les espaces d’expression considérés comme les plus importants et certains protagonistes faiblement dotés (relativement) en capital politique peuvent se voir ouvrir des tribunes elles-aussi moins reconnues. Il y a enfin, sans doute, des situations intermédiaires où la relative autonomie du champ journalistique peut conduire, pour diverses raisons, à des invitations de personnages dont la présence ne s’impose pas aussi impérativement, mais que des responsables de certaines entreprises médiatiques trouvent néanmoins intéressants de convier. Dans de tels cas, la contribution des médias à la constitution d’un capital politique serait plus indépendante des verdicts propres au champ politique.

L’accumulation du capital politique

30Le capital politique est donc la somme des actes de reconnaissance externe, interne et intermédiaire dont bénéficie un acteur politique (organisation ou individu) à un moment donné. L’ascension d’Olivier Véran, saisie dans sa phase d’accumulation accélérée (février-avril 2020), sans préjuger de la suite impossible à anticiper sur le moment, peut servir d’exemplification des contributions croisées de diverses composantes aux processus d’accumulation du capital politique.

31Docteur en médecine, titulaire d’un Master de politique de santé de l’Institut d’études politiques de Paris, neurologue, praticien hospitalier, Olivier Véran est choisi comme suppléant de Geneviève Fioraso au titre de la « société civile » (reconnaissance interne), pour les élections législatives de 2012 à Grenoble et est élu député suppléant. Il est censé bénéficier de la reconnaissance externe de ses électeurs, même si rares sont sans doute ceux qui se sont préoccupés du choix du suppléant. Après la nomination de la députée titulaire comme ministre de l’Enseignement supérieur et de la recherche, il entre à l’Assemblée nationale en 2012 et se voit confier diverses responsabilités relatives aux problèmes de santé – missions sur la filière sang et la réforme du financement des établissements de santé ; rapports sur l’emploi temporaire dans les hôpitaux, le financement de la sécurité sociale, le plan antitabac, le binge drinking et les salles de consommation (reconnaissances internes des parlementaires et du gouvernement). Il quitte l’Assemblée en 2015 quand Geneviève Fioraso démissionne du gouvernement et retrouve son siège de députée. Lors des élections régionales de 2015, Olivier Véran est porte-parole et candidat sur la liste socialiste conduite par le président sortant de la région Rhône-Alpes (reconnaissances internes). Il est élu conseiller régional d’opposition (reconnaissance externe reposant principalement sur le crédit collectif de la liste) alors que le Parti socialiste perd le contrôle de la présidence du conseil régional. Il participe à la création du mouvement en marche, quitte le groupe socialiste du conseil régional en novembre 2016 et fonde le groupe la région en marche dont il devient officiellement président en décembre 2019 (reconnaissances internes au mouvement et au conseil régional). En 2017, il rédige une partie du programme de politique de santé du candidat Emmanuel Macron (reconnaissance interne au mouvement et par son fondateur), il est investi comme candidat en marche (reconnaissance interne au mouvement) et élu député de la première circonscription de l’Isère (reconnaissance externe reposant sans doute, pour une part, sur son travail de représentation de la circonscription lors de la législature précédente mais surtout, pour une plus large part, sur le crédit collectif accordé au mouvement en marche en tant qu’il soutient le président de la République nouvellement élu). Il devient rapporteur général de la Commission des affaires sociales de l’Assemblée nationale. Il sera notamment rapporteur du projet de loi en réponse à la mobilisation des Gilets jaunes en décembre 2018 (reconnaissance interne de pairs parlementaires et de membres du gouvernement). Il est nommé ministre des Solidarités et de la Santé (reconnaissance interne des dirigeants de l’exécutif) le 16 février 2020 en remplacement d’Agnès Buzin, candidate aux élections municipales à Paris. Cette nomination est suivie de nombreux articles retraçant son parcours dans divers médias (première vague de reconnaissances intermédiaires médiatiques)11. Avec l’aggravation de l’épidémie de la Covid-19, il participe à de multiples conférences de presse et rencontres publiques, retransmises par les chaînes de télévision et de radio et aussi couvertes et illustrées de photos par de larges secteurs d’organes de presse à support papier et numérique, aux côtés et en retrait du président de la République et du Premier ministre (reconnaissances médiatiques « passives » induites par ses responsabilités institutionnelles). Il est aussi invité, en sa qualité de ministre de la Santé, à intervenir en première personne lors de divers journaux télévisés, matinales et sessions d’information de stations de radio et de télévision (reconnaissance médiatique fonctionnelle). Le 9 mars, sur le plateau d’une chaîne de télévision continue (BFM), devant deux journalistes interdits, il saisit une feuille de papier et dessine avec beaucoup d’autorité des hypothèses alternatives de courbes de diffusion du virus pour expliquer la stratégie adoptée par le Gouvernement. Cette séquence est reprise dans une vidéo « devenue virale » avec près d’un million de vues12 (reconnaissance externe). Cette vidéo déclenche de multiples commentaires dans les médias, certains journalistes envisageant en manière de plaisanterie une future nomination comme Premier ministre. En raison de son engagement, il est salué par une salve d’applaudissements et des cris de reconnaissance (« merci pour ce que tu fais ! ») lors d’une réunion du groupe parlementaire LRM en visio-conférence. Une entreprise de sondage (IFOP) décide d’inclure son nom (première reconnaissance intermédiaire par le secteur des sondages) dans la liste des 50 personnalités dont la popularité est testée chaque mois pour le compte d’un magazine hebdomadaire d’actualités et d’images (Paris Match). Il est placé en 45^e position avec 17 % de « bonnes opinions » contre 14 % de « mauvaises » et 60 % des personnes interrogées qui répondent qu’elles ne le connaissent pas suffisamment, dans l’enquête du début du mois de mars (attribution d’une reconnaissance externe de portée limitée). Au début du mois d’avril, il se retrouve en troisième position dans ce même palmarès, avec 52 % de « bonnes opinions », 24 % de « mauvaises » et 23 % qui ne le connaissent pas suffisamment (attribution d’une forte reconnaissance externe). Cette progression ne passe évidemment pas inaperçue et déclenche une seconde vague de commentaires journalistiques davantage centrés sur la personne du ministre. L’hebdomadaire Paris Match lui consacre un article le 7 avril 2020 sous le titre : « Sondage : la révélation Véran » (reconnaissance médiatique personnelle). Sous le même registre du constat, l’article relève également « le flop Ndiaye13 ». Le 19 avril, L’Obs publie un article qui le désigne comme l’une des « figures phares du gouvernement » et souligne sa « surprenante popularité ». Dans son numéro du 22 avril 2020, Paris Match propose un « portrait intime », annoncé en couverture, avec photos, biographie, anecdotes sur ses études, les souvenirs de ses condisciples, ses activités d’aide-soignant pour financer ses études, sa pratique hospitalière, son anniversaire, ou ses relations avec Emmanuel Macron, dont une rencontre lors d’un « grand raout médical » achevée de nuit, « au cognac » et « sous les étoiles ». Comme chaque soir, en manière de solidarité avec des confrères en difficulté, le Journal télévisé de France 2 du jeudi 23 avril invite un représentant de la presse écrite. Interrogé sur le contenu de sa dernière parution, le rédacteur en chef de Paris Match parle longuement, avec chaleur et conviction, du portrait et de la personne d’Olivier Véran. Grâce à cette médiatisation de la médiatisation, le ministre bénéficie de quelques dizaines de secondes de publicité gratuite devant des millions de téléspectateurs, par la médiation d’un encart publicitaire à une heure de grande écoute gracieusement offert à l’hebdomadaire. Le 24 avril un magazine spécialisé dans la « presse people » (Gala), consacre sa rubrique « politique » au ministre (nouvelle reconnaissance médiatique personnelle) sous le titre « Olivier Véran et Coralie Dubost [députée LRM, sa compagne] : ce coup de fil dont ils se souviendront », avec quelques anecdotes sur les circonstances dans lesquelles le couple a appris la nomination au gouvernement. Le 28 avril, lors de la retransmission du discours du Premier ministre devant les députés de l’Assemblée nationale, suivie par dix millions de spectateurs, il est filmé en gros plan à plusieurs reprises, de même que les ministres de l’Économie et de l’Éducation nationale, également bien placés dans le palmarès Paris Match. Les autres membres du gouvernement présents dans l’hémicycle, moins bien placés ou absents du palmarès, ne pourront être que furtivement aperçus lors de plans élargis.

32Un tel itinéraire est révélateur d’une ascension et d’un grandissement résultant d’une accumulation de capital politique. En quelques années, Olivier Véran est passé du statut de député suppléant à ministre et, en quelques semaines, de « ministre peu connu du grand public » à « personnalité politique de premier plan ». On observe que l’accumulation consiste dans l’augmentation convergente du « volume » de chaque espèce (interne, intermédiaire et externe) de capital, convergence favorisée par l’accumulation du capital intermédiaire venant des sondages et les médias.

33Son ascension commence par l’accumulation d’un capital de reconnaissance interne. Nommé ministre de la Santé dans les circonstances particulières d’une dramatique extension d’une pandémie, il est omniprésent sur les écrans de télévision en compagnie du chef de l’État et du Gouvernement pour faire le point sur l’évolution de l’épidémie et la stratégie mise en œuvre par les responsables politiques pour tenter de l’endiguer. La forte augmentation de son capital intermédiaire médiatique est dans, un premier temps, une conséquence fonctionnelle de la couverture médiatique « passive » des communications gouvernementales. Dans un second temps, il est invité à s’exprimer en première personne, mais toujours es qualité de ministre de la Santé, dans divers espaces reconnus (journaux télévisés de grande écoute, matinales des principales stations de radio et de télévision). Les circonstances et des jugements favorables relatifs à ses savoir-faire techniques et politiques ont favorisé une augmentation rapide de sa notoriété qui n’a évidemment pas échappé aux yeux aiguisés des sondeurs. Moins de trois semaines après sa nomination, il devient l’une des cinquante « personnalités politiques » dont la « cote » – le « poids politique » – mérite à leurs yeux d’être testée. Un mois après une timide entrée au palmarès, il passe de la position de marginal parmi les « grands » à la troisième position du « classement général » du « match des personnalités ». Selon les statistiques mesurées par le sondage et diffusées dans plusieurs médias, il devance non seulement tous les autres membres du gouvernement dont la « popularité » est testée, mais aussi tous les dirigeants de tous les partis, ainsi que le président et deux anciens présidents de la République. On voit comment la reconnaissance convergente de son « poids politique » par les entreprises de sondage et par de larges secteurs des médias de premier rang (télévision, radio, presse écrite), relayés par divers réseaux sociaux, a permis à Olivier Véran de se voir crédité d’un important capital politique externe « objectivé » par l’évolution décrite comme « spectaculaire » du pourcentage de « bonnes opinions » exprimées en sa faveur par divers segments du public. Une telle progression, évidemment repérée et abondamment soulignée par les commentateurs, lui ouvre les espaces médiatiques de manière élargie. La « réussite » fascine et nul parmi les sondeurs, les journalistes ou les politiques ne songe à interroger la méthodologie14, les statuts probablement divers des « bonnes opinions » ainsi produites ou la représentativité de l’échantillon de personnes interrogées par téléphone, dont on ne sait pas si et comment il a été redressé. Comme toujours, le capital va au capital, mais sa structure tend également à se modifier : la structure du capital à dominante interne à son origine s’est rééquilibrée en raison du crédit supposé de larges fractions des publics externes et intermédiaires, principalement du microcosme médiatique ; le capital de reconnaissance médiatique un temps attaché à la fonction de ministre est désormais également associé à la personne du titulaire. Dans ce cas particulier, la reconnaissance médiatique est bien seconde par rapport au capital d’origine interne, mais elle favorise à son tour l’accumulation supposée du capital externe qui élargit en retour le capital médiatique. Le rôle joué par les médias « people » dans le renforcement de la position d’Olivier Véran a également contribué à accentuer la composante « personnelle » de son capital politique au détriment du crédit associé ou qui pourrait être associé à son appartenance partisane et gouvernementale ou à ses accomplissements ou orientations dans le domaine des politiques de santé. Dans ce cas particulier, la reconnaissance médiatique influe donc de plusieurs manières sur le volume et la structure du capital politique.

Sur la construction des instruments théoriques

34À travers les exemples du capital politique et du capital médiatique, on peut voir comment se pose la question de la construction des instruments théoriques. On observe dans le monde social des phénomènes, comme ici des journalistes qui ouvrent des espaces d’expression (radio, télévision, presse écrite, médias numériques) à des personnages politiques. Ces médiatisations contribuent ou sont susceptibles de contribuer à la force à agir des acteurs politiques dans les espaces de compétition dans lesquels ils interviennent. On peut les analyser comme des faits de reconnaissance. Si l’on décide de s’intéresser à ces phénomènes à des fins de recherche, il faut les nommer. Il y a plusieurs désignations possibles : entre autres, accès aux médias, médiatisation, surface médiatique, ressources médiatiques. Le choix des mots est arbitraire et conventionnel, mais il y a des choix plus heuristiques que d’autres. On voit que les concepts sociologiques ne sont pas la réalité, ni même une copie de la réalité. Ce sont des images mentales, associées à des étiquettes, conçues pour désigner, isoler et imaginer des réalités sociales. Le choix des désignateurs est l’une des composantes « subjectives » de la production des connaissances, mais les latitudes d’imagination sont bornées par la nécessité de forger des instruments pertinents, adéquats aux réalités qu’ils donnent à voir et heuristiques. On a déjà souligné que le choix de l’expression « capital médiatique » présente à ces égards l’avantage de déclencher un ensemble de questions et d’hypothèses de portée générale, donc théorique, associé au mot capital : accumulation, profits, entretien, usure, transmission. Mais d’abord, est-ce que les phénomènes que l’on souhaite désigner et isoler comme « capital médiatique » peuvent être qualifiés de cette manière ? La prévalence des usages économicistes du mot capital peut aider à répondre à cette question en recensant les éventuelles analogies, mais aussi d’emblée les différences, entre le capital économique et un capital qui serait « médiatique ». Dans la mesure où l’on observe que le capital médiatique ainsi conçu s’accumule, au prix d’efforts particuliers du côté des acteurs politiques comme de celui des journalistes, qu’il procure divers profits, qu’il s’entretient, qu’il s’use, etc., bref, dans la mesure où l’on perçoit quelques analogies avec d’autres espèces de capital, à commencer par le capital économique, alors rien n’interdit cette forme de raisonnement. Mais, comme toujours, le raisonnement par analogie doit incorporer une analyse des limites de l’analogie, qui a d’ailleurs également ses vertus heuristiques. Cette espèce de capital est par exemple certainement moins objectivée que d’autres. Ses actifs et ses profits sont plus incertains, diffus, labiles, fragiles, discutables et discutés que ceux du capital économique. Il faut également se garder de toute interprétation réaliste et substantialiste des hypothèses relatives à ce capital médiatique (comme d’ailleurs de celles qui concernent les autres espèces de capital). On ne cherche pas à décréter que le capital médiatique « existe » (ou « n’existe pas »), d’une manière « réaliste » ou « objective ». Il faut redire que les concepts ne sont pas la réalité, mais des instruments de pensée pour tenter de la comprendre et de l’expliquer. Ils donnent des moyens de désigner et d’autonomiser à des fins d’observation et de questionnement un ensemble de phénomènes sociaux soit, ici, les reconnaissances induites par l’accès de certains personnages politiques à des espaces publics d’expression ouverts par des médias. L’hypothèse est que l’on peut observer dans le monde social des faits sociaux objectifs, ici des phénomènes de reconnaissance médiatique, qui contribuent à la force à agir d’acteurs politiques dans le champ de concurrence où ils développent leurs activités. Ensuite, on choisit de désigner ces réalités objectives comme « capital médiatique ». D’autres choix sont possibles mais, dans cette acception, l’étiquetage « capital médiatique » tire son sens et sa pertinence de son insertion dans un ensemble de propositions théoriques, notamment de sa capacité à éclairer la contribution des diverses formes de reconnaissance des médias à l’accumulation du capital spécifique d’acteurs politiques. Dans cette acception, le concept de capital médiatique s’éclaire par sa mise en relation avec un champ particulier comme le champ politique central ou certains champs périphériques.

35Pour dissiper une interprétation réductrice et déséquilibrée de ces reconnaissances – « pouvoir médiatique » d’un côté ou « charisme médiatique » de l’autre –, il faut poser que la reconnaissance médiatique repose sur des relations d’échange. Il y a des acteurs politiques collectifs et/ou individuels, pas nécessairement tous, qui ont intérêt à être là, à s’exprimer et à être médiatisés, notamment parce que c’est une occasion et un moyen de toucher des profanes et de se faire remarquer par ses pairs. Ils disposent éventuellement de ressources économiques, sociales, culturelles, d’amitiés, de relations, d’instruments de pression, d’éléments d’attractivité personnelle, de compétences et de savoir-faire pour approcher les « puissances invitantes ». Ils peuvent développer ou non des stratégies plus ou moins efficaces en ce sens. De l’autre côté, il y a des acteurs journalistiques qui ont intérêt aussi à inviter tel ou tel personnage, à un certain moment, pour des raisons diverses, notamment son poids politique à un moment donné. Les facteurs qui incitent tel journaliste à chercher à inviter tel personnage politique à tel moment sont à expliquer si on s’intéresse à ces échanges entre les univers politiques et médiatiques. Les journalistes ont également plus ou moins d’opportunités favorables, de ressources, de relations, de compétences et de savoir-faire pour obtenir l’accord de personnages qu’ils souhaiteraient interroger. Mais il faut soigneusement distinguer en pensée et donc, si possible, dans les mots ou dans les définitions, des faits sociaux distincts : d’une part le capital de reconnaissance médiatique ; d’autre part des opportunités, moyens, ressources, atouts, compétences et savoir-faire des protagonistes qui favorisent l’accumulation de ces reconnaissances particulières. La reconnaissance médiatique repose sur des mécanismes d’échange et s’effectue dans l’échange. Des deux côtés, du côté du champ journalistique comme de celui du champ politique, on peut avancer que les partenaires entrent dans ces échanges dans la logique de leurs intérêts propres, divers, complexes et variables. Ce sont ces échanges qui contribuent à l’accumulation du capital médiatique dont un acteur politique peut bénéficier à un moment donné.

36Ces perspectives théoriques invitent non pas à des affirmations dogmatiques mais plutôt à des interrogations. Dans leur prolongement, on observe que les travaux présentés dans le présent ouvrage apportent un nombre appréciable de résultats, en même temps qu’ils soulèvent de nouvelles interrogations.

37Les approches monographiques présentées ici permettent d’entrer dans la complexité des phénomènes sociaux mais ne peuvent en proposer une vue d’ensemble. Pour prolonger les apports de cet ouvrage, il faudrait sans doute lancer des programmes, nécessairement plus collectifs, pour s’engager dans cette direction.

De quelques programmes de recherche à développer

38S’agissant des relations entre les univers politiques et médiatiques, on ne dispose pas encore d’informations morphologiques exhaustives. Or une première hypothèse à tester de manière précise et systématique est celle de la dépendance de la médiatisation à la hiérarchie institutionnelle du champ politique. Il faudrait pour cela savoir quel acteur politique a bénéficié d’un accès ou d’une couverture auprès de quel(s) média(s) pendant une période de référence à définir. La tâche est à l’évidence colossale et une solution pourrait être de restreindre l’observation à un échantillon construit des diverses entreprises médiatiques (télévisions et radios généralistes, d’information continue ou spécialisées, émissions spécifiquement politiques ou d’infotainment, journaux et magazines, généralistes et spécialisés, y compris dans les sujets « people » ou parodiques, presses nationale et régionale, médias numériques). Ce n’est qu’avec un instrument systématique d’observation de la morphologie de la médiatisation de l’activité politique que l’on pourrait se prononcer en toute rigueur sur l’existence ou non d’une correspondance entre la position indépendante des acteurs politiques dans l’univers politique et leur degré de consécration dans l’univers médiatique.

39On pourrait également examiner s’il existe des corrélations entre la position des acteurs politiques et médiatiques dans les hiérarchies de leurs univers d’appartenance. À quel degré les « grands » politiques et journalistes interagissent-ils entre eux et laissent aux autres le soin de meubler les espaces de médiatisation moins reconnus ? Ce programme supposerait aussi que l’on avance dans la construction redoutablement difficile de l’espace des positions dans les deux univers.

40On peut en troisième lieu concevoir des projets de recherche autour des modalités de médiatisation. L’objectif minimal est évidemment de recenser le nombre, mais aussi la durée, des passages. Les choses se compliquent si l’on souhaite tenir compte non seulement des invitations à s’exprimer, mais aussi d’autres formes de couverture, telles que les interviews, les comptes rendus ou les retransmissions de déclarations, les portraits, les couvertures de magazine, les caricatures, les imitations, ou les commentaires courants relatifs aux prises de position, aux ambitions, aux stratégies ou aux entourages. Il faudrait sans doute aussi compléter les mesures quantifiables (nombre et durée des passages) par des appréciations plus qualitatives concernant la manière dont se déroulent les interactions entre les partenaires de la médiatisation. On pense par exemple au caractère conflictuel, condescendant ou déférent des interactions entre les politiques et les journalistes ou aux thèmes abordés, selon les interlocuteurs. Existe-t-il une relation entre la position dans le champ politique et le mode de médiatisation ? Les acteurs appartenant à des groupes en position basse ou de « challenger » sont-ils traités différemment des porte-parole des organisations établies ? Peut-on repérer des formes distinctes et distinctives d’interactions entre les politiques et les journalistes selon que les premiers appartiennent à des partis établis ou « antisystèmes » ? Dans quelle mesure, la médiatisation (le nombre et la durée des invitations, le volume des commentaires en tous sens) et le mode de médiatisation (par exemple la caractéristique des interactions avec les journalistes) des porte-parole d’un parti dépendent-ils de la position de ce parti ou/ et des propriétés personnelles du porte-parole ? Dans quelle mesure le mode de médiatisation contribue-t-il à ce que certains partis ou acteurs individuels deviennent des « propriétaires » de certains problèmes publics, par exemple ceux qui touchent à l’immigration, l’écologie ou la rigueur budgétaire ?

41Une autre question importante est évidemment celle de la contribution du capital médiatique à l’accumulation du capital politique global des acteurs. Dans quelle mesure, donc aussi dans quelles limites, le capital médiatique est-il une confirmation et une consécration d’un capital politique antérieurement accumulé aux diverses étapes des carrières ? Autrement dit, dans quelle mesure les divers capitaux médiatiques des acteurs politiques sont-ils diachroniquement postérieurs aux diverses étapes et moments de l’accumulation de leurs capitaux politiques institutionnels ? Quelles sont les fréquences et les raisons des exceptions ? Existe-t-il des médias prédisposés à modifier l’ordre des facteurs ? Existe-t-il une contribution autonome, éventuellement une contribution première, de certains médias à certaines ascensions politiques ? On pourrait essayer d’avancer sur ces questions en travaillant à intégrer les médiatisations aux reconstitutions des carrières politiques. Les diverses médiatisations (invitation à une matinale d’une radio nationale, participation à une émission politique télévisée en prime time ou à des programmes hybrides, « portrait » dans un quotidien ou un magazine de référence, couverture, article et photos dans un hebdomadaire « people », caricature, dérision d’un humoriste) pourraient être chronologiquement intégrées dans des biographies individuelles construites de divers types d’acteurs politiques, au même titre que les élections à des mandats représentatifs ou les nominations à des fonctions exécutives15. On pourrait ainsi commencer à se donner les moyens de construire des mesures plus systématiques du degré auquel les médiatisations confirment ou précédent l’accès à des positions institutionnelles. Dans quelle proportion par exemple, l’invitation à une « grande » émission de télévision confirme ou précède une candidature, une élection ou une nomination de premier rang ?

42Il faudrait également tenter d’approfondir la question des trajectoires de médiatisation. Un personnage politique prend du poids et la question de sa médiatisation se pose au sein des univers journalistiques. Mais à quel moment va-t-il être invité, sous l’effet de quels facteurs, et qui l’invite en premier ? La médiatisation d’Emmanuel Macron en tant que proto-candidat à l’élection présidentielle analysée dans cet ouvrage est intéressante à cet égard. Il n’est pas anodin que l’hebdomadaire Paris Match ait été le premier16, et que ses initiatives aient déclenché des réactions en chaîne. Le mélange des genres journalistiques qui constitue la marque distinctive de ce périodique ouvre des opportunités de favoriser des reconnaissances profanes diversement orientées, certaines fondées par exemple sur des appréciations de la personne et la vie personnelle d’Emmanuel Macron et d’autres relatives à ses prises de positions politiques, programmatiques ou idéologiques. Le succès d’une médiatisation « people » semble avoir incité d’autres organes de presse à s’engager dans cette voie, contribuant ainsi à une « personnalisation » de la candidature en affinité avec des transformations à l’œuvre en ce sens de longue date dans les univers politiques et médiatiques. S’agissant de l’accumulation du capital médiatique, il est donc intéressant d’examiner les lieux, les raisons et les formes des premières reconnaissances médiatiques. De même que l’on cherche à distinguer et à caractériser des types de carrières politiques, on pourrait aussi imaginer un programme de recherche autour des types d’itinéraires de médiatisation. On se donnerait ainsi les moyens d’examiner comment des types de carrières politiques s’articulent avec de tels itinéraires de médiatisation. Comment varient le volume et les modes de médiatisation aux diverses étapes des divers types de carrières politiques ? L’intérêt accordé aux trajectoires de médiatisation permettrait aussi d’ouvrir le dossier de l’existence de structures différenciées des capitaux médiatiques. Dans quelle mesure, par exemple, tel acteur politique est en mesure d’intervenir dans l’ensemble des organes de presse (la presse populaire, satirique ou échotière aussi bien que titres de référence, les médias généralistes ou spécialisés, la presse écrite comme les radios et les télévisions) ou de manière plus spécialisée, circonscrite ou territorialisée.

43Un second ensemble de programmes de recherche pourrait être consacré au travail de médiatisation.

44Du côté du personnel politique, il faudrait d’abord chercher à observer l’existence ou éventuellement l’absence d’efforts en vue d’accéder aux médias. Les spécialistes des relations entre les politiques et les médias présupposent souvent que tous les acteurs politiques sont avides et soucieux de s’exprimer dans les espaces médiatiques. Existe-t-il des exemples en sens contraire, c’est-à-dire des personnages peu ou pas prolixes, au moins compte-tenu de leur rang ? Comment pourrait-on analyser ces cas si leur existence était avérée ? S’agit-il tout d’abord d’une invisibilité recherchée ou subie ? Comment en décider ? Dans les cas où le silence médiatique est subi, peut-on observer des stratégies alternatives, par exemple la mobilisation de moyens de diffusion autarciques ? Dans l’hypothèse où les acteurs cherchent à intensifier leur médiatisation, il faudrait se donner les moyens d’observer les tactiques mises en œuvre, les ressources mobilisées qu’elles soient personnelles (relations personnelles dans les milieux journalistiques par exemple) ou collectives (appui sur des collaborateurs ou sur des spécialistes rémunérés de la communication).

45Il importe de distinguer les efforts et les stratégies développées pour attirer l’attention des médias des propriétés des personnes ou des positions occupées qui se révèlent attractives du point de vue des acteurs des médias. En quoi consiste la newsworthiness s’agissant de la médiatisation des acteurs politiques ? Des pistes ont été évoquées dans cet ouvrage : qualités d’orateur, faconde, capacité à franchir des lignes, réputation d’expertise, interventions spectaculaires, « prouesses » passées, disponibilité, traits biographiques atypiques, capacités à renouveler les genres établis et à doper les audiences, « popularité sondagière ». Ces pistes sont inférées d’observations portant sur des épisodes de médiatisation d’un personnage particulier, en s’interrogeant en chaque cas de manière conjecturale sur les raisons et les facteurs qui ont pu pousser des journalistes à favoriser son accès à certains médias. Il faut sans doute compléter cette approche par des enquêtes plus directes auprès des journalistes eux-mêmes, en essayant de leur faire expliciter les considérations qui pèsent sur les tentatives d’approche des politiques, qu’elles aient été réussies ou non, sans oublier de les interroger sur des cas qui seraient à leurs yeux contre-productifs. L’enjeu serait la reconstruction des appréciations et des facteurs qui orientent les diagnostics relatifs à la pertinence d’une tentative d’invitation pour des journalistes particuliers intervenant pour le compte de médias particuliers. Car on ne peut pas présupposer qu’il y aurait ou qu’il n’y aurait que des critères communs à l’ensemble de la profession. Il faudrait pour cela organiser une enquête qui permettrait de rencontrer des journalistes différents sous divers rapports (âge, genre, formation scolaire et professionnelle, ancienneté dans la carrière, rang hiérarchique) et appartenant à différents types d’entreprises médiatiques.

46L’analyse des facteurs qui contribuent à la structuration des échanges entre les agents des univers politiques et médiatiques est également intéressante pour aborder la question des inégalités de médiatisation et les différences dans les modes de médiatisation. La mesure de ces inégalités doit s’opérer en contrôlant du mieux qu’il est possible la question du rang politique. La question se pose alors de savoir s’il existe un capital médiatique individuel détachable du capital médiatique associé à la fonction occupée à un moment donné. Une piste ouverte dans cet ouvrage avec le cas particulier du Rassemblement national pourrait consister à observer comment les médias sélectionnent leurs invités parmi les porte-parole officiellement désignés par une organisation. Là encore il faudrait compléter la comparaison des propriétés, titres, ressources et savoir-faire de ces porte-parole par des enquêtes auprès des journalistes pour tenter de leur faire expliciter les raisons et les préoccupations qui ont pu peser sur leurs choix. L’enquête devra prendre appui sur diverses hypothèses d’ores et déjà bien étayées comme les inégalités d’accès aux médias et les différences dans les modes de médiatisation selon le genre, le niveau culturel et le prestige des titres scolaires et universitaires des acteurs politiques et en fonction de leur degré de proximité avec leurs interlocuteurs dans les médias.