1La plupart des travaux consacrés au « capital médiatique », un concept qui vise à analyser les capacités inégales des groupes sociaux et de leurs représentants à « faire l’événement » aux yeux des journalistes1, se sont principalement intéressés jusqu’à présent à des agents qui combinent deux propriétés. La première est leur position d’extériorité relative à l’égard du champ journalistique, à l’instar des représentants politiques, syndicaux et associatifs ou des intellectuels et des « experts »2. S’il est une catégorie d’agents dont la littérature scientifique n’a que très rarement posé la question du capital médiatique, ce sont bien paradoxalement les journalistes et les professionnels des médias eux-mêmes. Certaines « vedettes » du métier peuvent pourtant bénéficier, au titre de leurs activités professionnelles ou extra-professionnelles d’une exposition médiatique susceptible d’avoir, sur le champ journalistique, des effets internes (modification des hiérarchies intraprofessionnelles) et externes (modification des critères de prestige aux yeux du public)3. La deuxième propriété est que les individus ou groupes étudiés n’acquièrent en général le statut d’objet scientifique légitime que lorsqu’ils bénéficient d’une visibilité dans les médias dominants du champ journalistique, comme les chaînes de télévision et de radio nationales ou la presse d’information générale et politique. Des organes d’information qui jouent un rôle parfois décisif dans la construction de la représentation politique, comme la presse quotidienne régionale, la presse spécialisée et professionnelle, les supports en ligne (blogs, réseaux socionumériques) ou encore les médias de groupes d’intérêt (organisation religieuses, partisanes, syndicales, associatives, etc.), sont ainsi largement laissés en marge des réflexions sur le capital médiatique. Ces dernières ne gagneraient-elles pas à préciser de façon plus systématique les sous-espaces du champ journalistique où ce capital produit des rendements différenciés4 et à se demander s’il peut être accumulé en-dehors des pôles dominants du champ journalistique ?

2Ce double questionnement invite à mettre à l’épreuve le concept de capital médiatique en étudiant son rôle chez des journalistes d’organes de presse politiquement peu autonomes, économiquement faibles, professionnellement peu légitimes, positionnés du côté du pôle de diffusion restreinte des médias d’information5. Enquêter sur l’univers des médiactivistes, entendu comme « des mobilisations sociales […] qui orientent leur action collective vers la critique des médias dominants et/ou la mise en place de dispositifs alternatifs de production d’information6 » permet d’apporter des éléments de réponse à cette question en centrant l’analyse sur des agents qui tendent à cumuler l’ensemble de ces propriétés. Si l’une des caractéristiques du métier de journaliste est de faire bénéficier ses ressortissants d’un « droit de regard » négocié sur ce qui se passe dans d’autres champs7, les « médias libres » revendiquent un droit de regard militant sur ce qui se passe dans le champ journalistique lui-même. Que nous révèle l’analyse des tensions entre ces deux capitaux spécifiques que sont le capital journalistique et le capital militant, dans ce monde des « médias libres8 » ? Composé pour partie de journalistes investis dans l’espace des mouvements sociaux, il a en effet sa raison d’être dans la subversion des règles du jeu médiatique : d’un côté, la dévalorisation du capital médiatique certifié par les institutions dominantes du champ journalistique et, d’un autre, la promotion d’une forme de capital médiatique alternatif.

3Cette contribution est fondée sur un travail de terrain mené en France entre 2014 et 2018 auprès de la « Coordination permanente des médias libres » (CPML)9. Créée en 1999 puis relancée en 2014, cet organe de liaison et de représentation des médias libres est composé en 2019 de 73 organisations aux statuts juridiques, supports de publication, périodicité, couverture géographique ou thématique et lignes éditoriales variés. La CPML se présente comme une structure informelle en réseau, entièrement bénévole, tournée vers la défense d’une « cause » singulière : celle d’une « autre information » portée, pour « la démocratie », au nom de « tous ceux qui se sentent opprimés, oppressés par l’information des grands médias10 ». La CPML constitue donc un espace de relations à la fois relativement spécifique, car les enjeux médiatiques (critique des médias dominants et promotion des médias libres) y occupent une place centrale dans l’ordre des légitimités internes, mais aussi peu autonome car situé à l’interface entre plusieurs champs, dont le champ journalistique.

4L’analyse des investissements opérés par les agents dans cet espace des médias libres montre les limites d’un usage indifférencié du concept de « capital médiatique », c’est-à-dire non rapporté aux logiques spécifiques des champs et sous-champs où la médiatisation est susceptible d’exercer des effets11. Du fait du multipositionnement des représentants des médias libres dans différents sous-espaces militants et journalistiques, leurs investissements sont en effet toujours duals. Il s’agit pour eux d’accumuler une espèce de capital militant, incorporé sous forme de techniques, de dispositions à agir ou à intervenir, recouvrant un ensemble de savoir-faire à la fois mobilisables lors des actions collectives et des luttes entre ou au sein des médias libres et « exportables, convertibles dans d’autres univers et ainsi susceptibles de faciliter certaines reconversions12 ». Il s’agit aussi de gagner en légitimité dans le champ du journalisme professionnel. Les membres de la CPML soulignent en effet leur « manque de représentativité et de visibilité face aux médias traditionnels » mais mettent en relief la plus-value symbolique qu’ils entendent offrir dans les luttes pour la visibilité et la reconnaissance médiatiques de certains problèmes sociaux : « nous, médias libres, on est là pour parler de ce dont les médias traditionnels ne parlent pas, donner une autre vision de la société13 ». En ce sens, le réseau constitue un espace dans lequel sont également valorisables des formes (certifiées ou non) de capital journalistique, entendu comme un capital spécifique attaché aux intérêts de l’univers des professionnels de l’information et qui impose certaines contraintes liées à ses codes, systèmes de valeur et pratiques spécifiques.

5Cette analyse doit toutefois être replacée dans une histoire singulière. La CPML se caractérise en effet, depuis 2014, par un investissement croissant dans des enjeux internes du champ journalistique : la liberté de l’information, l’indépendance des journalistes, la déontologie professionnelle et le droit du travail, notamment pour les pigistes, dans les entreprises de presse – bien que ces enjeux soient relativement récents et ne concernent qu’une partie des agents. La CPML fonctionne donc comme une petite banque symbolique chargée de contrôler, renforcer, redistribuer voire reconvertir (dans les champs militants et journalistique en particulier) le capital réputationnel de ses membres. L’hétérogénéité des agents qui composent ce réseau interroge donc à la fois les stratégies de conversion de leur capital militant spécifique dans le champ journalistique, en particulier chez ceux qui occupent (ou aspirent à occuper) des positions de journalistes professionnels, et inversement les stratégies de conversion du capital journalistique professionnel dans cet espace militant. L’espace des médias libres se situe donc, d’un point de vue structural, « en bas et à gauche » du champ journalistique, à proximité de ses pôles professionnel et politique dans lesquels le capital journalistique et le capital militant sont fortement valorisés.

6Pour le montrer, nous procédons dans un premier temps à une comparaison diachronique de deux configurations historiques de cet espace, qui a connu entre la création de la CPML en 1999 et sa relance en 2014 une reconfiguration propice à des investissements dans le capital journalistique (reconnaissance partielle par les pairs). Une comparaison synchronique permet ensuite de saisir comment la structure interne, polarisée et stratifiée, de l’espace des médias libres favorise le pôle des journalistes professionnels et comment ces in/outsiders du journalisme se trouvent partagés entre la recherche d’un capital médiatique certifié par les institutions professionnelles légitimes du champ journalistique et un capital médiatique alternatif produit et entretenu dans l’espace spécifique des « médias libres ».

De la « liberté d’expression » à « l’information libre »

7La période 1999-2000 constitue un premier « temps fort » de mobilisation. Les revendications portées par les militants de l’audiovisuel participatif (et plus marginalement de l’Internet libre) occupent alors le devant de la scène militante et médiatique. Le 22 avril 1999 quatorze structures dont neuf représentants des radios et télévisions libres, exhortent dans un communiqué de presse les « journaux indépendants, radios (vraiment) libres, télévisions d’accès public, éditeurs rebelles, défenseurs de l’Internet non commercial, acteurs du cinéma indépendant » à organiser un « premier forum des médias libres ». Cet appel fondé sur des revendications universalistes montre l’étroite imbrication entre la critique de l’emprise des logiques financières sur les médias et de ses effets « antidémocratiques » et la promotion de l’expression citoyenne à travers des médias alternatifs :

« Outils de propagande de la pensée unique ou vecteurs d’abrutissement de la société-spectacle, les médias français ne sont plus en mesure de rendre compte de la réalité sociale […] Il faut dès aujourd’hui unir nos efforts pour imposer des médias libres, condition sine qua non d’un véritable débat démocratique »
22 avril 1999.

8À la suite de cet appel est organisé le 8 mai 1999 le premier Forum des Médias Libres à la Maison des Ensembles (Paris XII^e), un « haut lieu du mouvement associatif » selon les journalistes de Libération présents sur place qui, insistant sur le caractère fortement militant de l’événement, décrivent les participants comme un « aéropage gaucho-anarcho-écolo-libertaire14 ». À cette occasion les représentants d’une vingtaine de structures adoptent la « Déclaration des Médias Libres et Indépendants » et créent la première Coordination Permanente des Médias Libres. Pour Patrick, un militant investi dans les médias libres depuis la fin des années 1970, l’objectif est de faire de la CPML une « structure d’agit-prop ».

Figure 1. « Murs de télés » de la CPML devant le ministère de la Culture (juin 1999)

9Une dizaine de jours après sa création a lieu le débat général à l’Assemblée nationale précédant le vote de la loi du 1er août 2000 dite loi Trautmann sur l’audiovisuel. Considérant qu’elle est essentiellement pensée pour favoriser les intérêts des groupes audiovisuels des secteurs publics et privés et non des télévisions associatives (du « Tiers-Secteur »), les militants organisent une série d’actions collectives fondées sur des happenings et des canulars dont les journalistes sont généralement les complices involontaires. Ils préparent ainsi, pour le 14 juillet 1999, une « prise de la Bastille audiovisuelle par les télés libres sans antennes ». Cette action consiste à multiplier les émissions illégales sur les ondes hertziennes à l’échelle du territoire national et à déposer des dizaines de postes de télévision devant les portes du ministère de la Culture (voir figure 1). Elle est conçue non seulement pour la défense des médias libres, mais par ces mêmes médias avec le relais de journalistes de médias généralistes nationaux. Benoît (diplômé d’une école de cinéma, gérant d’une coopérative de production audiovisuelle) explique en entretien : « le problème était de démontrer, par les médias, c’est-à-dire par l’action parce qu’on savait qu’on toucherait jamais assez de public, qu’il y avait des canaux [hertziens] libres et que le CSA mentait […] La loi Trautman, il fallait qu’on ait une influence dessus. Donc il fallait faire pression, et notre moyen de pression, c’était ça, c’était l’agit-prop pour autoriser les télés associatives ». Ils font preuve durant un an et demi d’un activisme intense : rédaction d’un contreprojet visant à la « démocratisation » du projet de loi Trautmann, diffusion massive de programmes de télévisions locales, des coups d’éclat relayés dans la presse généraliste nationale comme une diffusion illégale lors de la remise du prix des « Sept d’or » où plusieurs journalistes embarqués dans l’affaire se retrouvent au poste de police avec les militants. Au total, plus de 50 articles sont publiés sur la CPML dans la presse écrite nationale entre le 24 avril 1999 et le 21 octobre 2000. La majorité l’est dans des titres classés à gauche comme Libération (n = 21) ou L’Humanité (n = 10), ou encore dans le quotidien Le Monde (n = 9).

10La CPML publie vingt communiqués de presse entre le 22 avril 1999 et le 12 juin 2000. Ce répertoire médiatique doit être rapporté au fait qu’aucun des participants les plus actifs n’est journaliste professionnel. Leur carnet d’adresses journalistique est au départ limité : ils doivent, comme le raconte Laure (diplômée d’école de cinéma, salariée dans le privé), le constituer « sur le tas » en contactant les journalistes à partir de l’annuaire téléphonique. En entretien, ils soulignent comment se cumulent les compétences au sein du petit noyau dur des militants actifs de la CPML, un groupe de 4-5 personnes pour une petite trentaine de participants en moyenne au total. Patrick, décrit par ses camarades de l’époque comme un « super-pro de la télé » au titre de ses activités comme conseiller en communication audiovisuelle, tire bénéfice par exemple de son double positionnement dans l’univers professionnel des médias audiovisuels et du monde politique. Il gagne le soutien de Noël Mamère, député vert, ancien journaliste, à l’assemblée nationale. Benoît et Laure disposent quant à eux de leurs propres compétences sur le plan technique et logistique, liées à leur formation dans les métiers du cinéma et de l’audiovisuel et de nombreux contacts dans le monde des télévisions associatives et du cinéma militant.

11Cette combinaison de savoir-faire permet de maximiser le rendement médiatique des actions de la CPML. La « prise de la Bastille audiovisuelle », annoncée le 13 juillet 1999 par une dépêche de l’AFP fait l’objet d’articles favorables dans la presse généraliste nationale, notamment d’une double page dans l’hebdomadaire Charlie Hebdo. Laure, qui est en charge des relations avec la presse de la CPML, se souvient avec d’autant plus d’amusement de la participation parfois involontaire des journalistes au succès de leurs actions qu’ils se considèrent comme des joueurs hors-jeu à l’égard du champ journalistique :

« La presse qui titrait, en gros, que les télés libres allaient brouiller les émetteurs alors qu’on n’émettait pas à trois mètres ! On n’allait certainement pas brouiller la tour Eiffel ! […] Pour nous, c’était du pain bénit. Il fallait créer des actions qui soient légères, parce qu’après ça partait comme un feu de paille »
entretien, 5 avril 2016.

12Elle souligne cependant l’ambivalence de ce type de manifestations de papier qui permet d’engranger des profits médiatiques à peu de frais (« les politiques, ils regardent la presse ») mais dont la rentabilité politique à plus long terme est incertaine. Alors que certains militants comme Patrick acquièrent un statut de porte-parole médiatique du mouvement parce qu’ils cumulent la compétence politique et la capacité à organiser la communication en se positionnant comme une source privilégiée pour les journalistes, d’autres se trouvent ainsi disqualifiés. Dans un climat de tensions internes croissantes, ce groupe lance le 1^er janvier 2000 une association de défense de la liberté d’expression audiovisuelle qui se veut une vitrine nationale des programmes du « Tiers-Secteur Audiovisuel » (Zaléa TV). Cette expérience conduite entre 2000 et 2007 poursuit la mobilisation pour la défense des médias libres, mais met progressivement fin à leur investissement dans la « première » CPML.

13La période 1999-2000 est donc marquée par l’implication majoritaire de militants de l’audiovisuel participatif (radios libres et télévisions associatives) plutôt situés à Paris et en Ile-de-France. Les revendications, à caractère universel, sont centrées sur la liberté d’expression et le pluralisme médiatique. Le répertoire d’action privilégié est la publication de communiqués de presse et l’organisation d’actions collectives médiatiques dans l’espace public. Enfin, les participants favorisent une critique « externe » des médias et servent principalement de sources d’information aux journalistes. Autrement dit, ils tirent l’essentiel de leur légitimité médiatique de leur capital spécifique de militants engagés en faveur de la défense des « médias libres ».

14Par contraste, la séquence qui débute en 2014 avec la création d’une seconde CPML et qui constitue un nouveau temps fort de mobilisation, est marquée par l’implication majoritaire de journalistes professionnels travaillant plutôt dans des supports écrits (presse écrite ou web), principalement installés en dehors de la région parisienne, portant des revendications centrées sur l’information libre et l’indépendance journalistique, l’organisation de rencontres professionnelles et de négociations avec les pouvoirs publics, et des rapports avec le champ journalistique qui tendent davantage à relever de relations intraprofessionnelles entre « quasi-pairs ».

15À partir d’octobre 2010 sont en effet organisées en Corrèze, des rencontres nationales qui coalisent une partie des acteurs de ce microcosme. D’entrée de jeu, cette seconde CPML fait l’objet de critiques de la part de militants de l’audiovisuel participatif issus de la génération précédente, auquel les organisateurs vont répondre en affirmant une double légitimité militante et, plus encore, journalistique. Le passage de relais intergénérationnel ne se fait pas, en effet, sans difficultés. Engagé de longue date dans la critique « radicale » des médias, à travers notamment la production de documentaires audiovisuels qui connaissent un retentissement national, le journaliste Antoine participe aux « Rencontres du journalisme engagé et du média libre » qui se tiennent à Vassivière en 2010 et 2013. Suite à la lecture d’un article paru dans un journal local qui dénonce la posture professionnelle et politique de l’initiatrice de ces rencontres, Gaëlle, il annonce à cette dernière sa volonté de ne plus voir son nom associé à ces événements. Cette annonce est précédée de l’envoi de plusieurs messages électroniques à des figures « historiques » du mouvement, auquel l’un d’eux nous a donné accès :

« Tu devrais prendre le pouvoir, écarter Gaëlle […] Il me semble que ces rencontres représentent un gros enjeu et que l’on ne peut pas se permettre de servir de caution à une personne qui manifestement suscite un certain rejet dans les milieux avec lesquels nous avons des affinités dans le coin »
email, 19 mars 2016.

16Patrick estime qu’il s’agit d’une « campagne de dénigrement » sans fondement. Il mène une enquête à partir d’archives et d’appels téléphoniques qui le persuade de la nécessité de soutenir la journaliste. La lecture de ce dossier montre l’importance que joue, dans l’entreprise de relégitimation qu’il mène, non seulement ce qu’il estime être les qualités personnelles de l’intéressée, mais l’investissement de longue date de cette dernière à la fois dans le militantisme politique de gauche (capital militant), le journalisme professionnel (capital journalistique) et, par-dessus tout, les médias libres (capital médiatique alternatif) :

« Qui est Gaëlle ? Directrice de l’antenne et de la rédaction de Radio 1 (radio associative se voulant libre) depuis 7 ans elle a 33 ans et est mère de deux enfants […] Elle est membre du Front de gauche, déléguée au Congrès national de mars 2013 et cofondatrice et journaliste bénévole de la Radio de Gauche, la radio du site web du Front de gauche. Elle est enfin membre du comité anti-Fascistes de X. et du réseau RESF […] Avant de diriger Radio 1, elle avait fait l’école de journalisme de X., et elle avait travaillé pour France Inter (service politique), RFI Afrique, Charlie Hebdo, Radio Camargue et Soleil FM sur Marseille. Elle a aussi été chroniqueuse à la Télé Libre »
email 28 mai 2014.

17Ce passage définit aux yeux d’un des principaux fondateurs de la première CPML un bon profil (« il me semble qu’elle est sur une bonne trajectoire »). Dans l’échange de coups qui s’engage alors, la légitimité d’Antoine est à son tour mise en cause, sur la base non seulement de ce que ses adversaires estiment être de la mauvaise foi, mais son absence d’investissement dans le capital médiatique spécifique qui caractérise les médias libres. Gaëlle écrit ainsi dans un email :

« quand il avait mon âge, Antoine travaillait pour Christophe Dechavanne sur TF1, et pour Thierry Ardisson !!! Faut le faire, quand même ! Alors je n’ai certainement pas de leçon à recevoir de lui… »

18Cet échange révèle un des enjeux sous-jacents à la mise en place d’un réseau de « médias libres ». Un tel espace spécialisé de mobilisation fonctionne en effet comme une structure de contrepoids qui rend possible un double mécanisme de dépréciation du capital médiatique certifié par les « grands » médias et d’appréciation d’un capital médiatique « alternatif ». Après cet épisode conflictuel, se tiennent les « Rencontres des médias et du journalisme de résistance » à Meymac (Corrèze) en mai 2014 qui voient la création de la « Coordination nationale permanente des médias pas pareils » rapidement rebaptisée « Coordination permanente des médias libres » sous l’impulsion de Patrick qui, désormais à la retraite, se retire des activités du réseau. D’emblée, les représentants de la CPML2 affirment leur positionnement dans la production de l’information journalistique. Le premier communiqué rappelle les revendications universalistes au groupe (« la justice, l’égalité, la lutte contre toutes les formes de discriminations et de domination ») et rappelle que l’existence des médias libres relève de « l’utilité publique » car « les médias dominants ne remplissent plus leur fonction démocratique dans la société ». Les citoyens ainsi que les « organisations politiques, syndicales et professionnelles » sont invités à soutenir les activités du groupe. Mais des revendications à caractère plus professionnel, touchant spécifiquement le secteur du journalisme de presse écrite, sans équivalent dans les communiqués de la CPML1, sont affirmées : « nous ne pouvons nous satisfaire d’être maintenus dans la précarité et la survie permanentes et réclamons des moyens financiers pour exister, notamment via la refondation du système des aides à la presse et aux médias » (29 mai 2014). L’investissement d’enjeux spécifiques au champ professionnel du journalisme – les aides à la presse, la précarité du statut de pigiste – réfracte la position dominante acquise par de jeunes journalistes trentenaires, fortement diplômés (Maîtrise, Sciences Po, écoles de journalisme). Il ne va cesser de s’affirmer au fil des mois, provoquant des dissensions internes.

19La CPML2 continue de publier des communiqués de presse, mais ces derniers sont moins fréquents et davantage tournés vers les enjeux professionnels. Ils sont moins repris dans la presse nationale et davantage dans les médias du réseau lui-même. Ainsi, aucun titre de la presse nationale quotidienne et hebdomadaire (n = 13) ne contient d’article avec l’expression « Coordination Permanente des Médias Libres » entre le 1^er janvier 2014 et le 25 octobre 2018, contre 30 articles pour la période du 1^er janvier 1999 au 31 décembre 2002. Par ailleurs les représentants de la CPML s’engagent rapidement dans des négociations avec le ministère de la Culture et de la Communication pour la reconnaissance légale et le financement public de leurs médias. Les rencontres annuelles des médias libres qui se tiennent à Meymac entre 2014 et 2017, puis à Clermont-Ferrand en 2018, sont dominées par les échanges à caractère « professionnel ». En définitive, la CPML se trouve dans cette nouvelle configuration dominées par ce que l’on pourrait appeler non plus des « militants de la libre expression dans les médias » mais des « militants du journalisme libre » c’est-à-dire des journalistes engagés dans des luttes pour l’autonomie d’un sous-champ professionnel15. Ainsi, le fondateur de Reporterre, le journaliste Hervé Kempf, exprime cette conviction à l’issue d’une conférence sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, dans laquelle il fait figure de tête d’affiche lors des VII^e rencontres des médias libres qui se tiennent à Clermont-Ferrand en octobre 2018 :

« je conçois vraiment le journalisme comme une démarche qui n’est pas militante […] Ce n’est pas la même démarche que le militant. Quand je dis cela, ce n’est absolument pas péjoratif à l’égard des militants que l’on connaît beaucoup à Reporterre, et qui font des boulots avec lesquels je suis très en accord, très souvent. Ils cherchent à transformer le monde directement. C’est une autre démarche. Moi, je sépare très clairement les questions de journalisme et de militant. C’est très important que les gens produisent leur propre information sur des sujets tranquilles ou sur des sujets de luttes. Pour nous, c’est une source précieuse16 ».

20Cette comparaison diachronique de deux configurations de la CPML permet d’expliquer le glissement d’un militantisme des médias libres plutôt contestataire et tourné vers la recherche d’un capital médiatique externe destiné à peser sur le champ politique, à un militantisme davantage intégré et orienté vers la recherche d’un capital professionnel interne permettant de peser sur le champ journalistique.

Un espace polarisé et stratifié

21Une comparaison synchronique des différents sous-espaces qui composent la CPML permet de dégager ensuite deux tensions structurales expliquant l’investissement différencié des agents dans la reconnaissance professionnelle interne dans le champ journalistique ou un capital médiatique alternatif spécifique aux médias libres : une tension liée aux attractions et répulsions que subit cet univers à l’égard d’autres champs, qui favorise des luttes pour déterminer quel type de capital spécifique est susceptible de s’imposer aux autres ; et une tension liée au caractère stratifié de cet espace qui permet de différencier des agents dominants ou dominés en fonction de leur capital global.

22Si les agents de cet espace des médias libres partagent un « sens du jeu » commun fondé sur la croyance dans l’importance des médias d’information dans la vie politique – critique des médias dominants des secteurs public et privé, défense d’une information indépendante des pouvoirs politique et économique, du pluralisme et de la liberté d’expression, écho donné aux voix protestataires et marginales – on peut cependant y observer l’existence de nombreuses divisions internes. On peut distinguer schématiquement au sein de la CPML quatre grands pôles.

23Le pôle du militantisme de l’information, qui regroupe un tiers des membres (n = 24), est ancré dans l’espace des mouvements sociaux (syndicats, collectifs, associations militantes ou « citoyennes ») et rassemble des publications, de périodicité souvent irrégulière revendiquant ouvertement un engagement politique voire le caractère bénévole de leur production d’information. On peut inclure dans ce pôle Campagnes solidaires, magazine du syndicat agricole la Confédération paysanne ; des titres comme À contre-courant syndical et politique créé en 1988 à Mulhouse par d’anciens militants de la CFDT « du temps où [ce syndicat] prônait la lutte sociale et l’autogestion comme moyens d’émancipation du prolétariat et de l’Homme17 » ; le journal en ligne Rouge Midi, créé en 2005, qui souhaite « donner un écho des luttes » avec « un point de vue communiste » mais « sans nostalgie ni passéisme » ; les agendas « alternatifs et culturels » Démosphère (en Ariège ou à Toulouse) qui entendent « faire vivre la citoyenneté (au sens le plus large) » ; le réseau Ritimo, qui « inscrit son action dans le courant altermondialiste » et dont le mode d’action principal est « la collecte, la sélection et la diffusion d’une information critique, plurielle et diversifiée, privilégiant l’expression des citoyens, des associations et des mouvements sociaux de tous les continents ». De même, le site d’information en ligne La Feuille de Chou, créé en 2004, à Strasbourg entend défendre une « presse quotidienne radicale au capital illimité d’indignation », tandis que Le Lot en Action affirme : « Notre devoir est celui de s’informer et d’agir en tant que citoyens, en interpellant les élus et les responsables, en imposant le débat sur la place publique tout en étant force de propositions. ».

24Le pôle de l’audiovisuel participatif est quant à lui proche des mondes du cinéma social, de la vidéo associative et du documentaire, et regroupe un quart des membres (n = 17). On peut y ranger les membres de la Fédération de l’Audiovisuel participatif (Airelle vidéo, Aldudarrak Bideo, Fokus21, RéZonanceTV… )18, des télévisions associatives comme TVBruits, créé en 2001 à Toulouse que ses membres décrivent comme « une télévision locale indépendante à vocation régionale, associative et non commerciale […] différente des chaînes dominantes du secteur “publico-commercial” », ou encore Sideways, une « série documentaire participative et indépendante » diffusée sur le Web et produite par un couple vivant en itinérance dans une camionnette.

25Le pôle de la formation critique aux médias rassemble ensuite des structures associatives, souvent anciennes (vingt ou trente ans) tournées moins vers la production d’information, d’opinions ou de productions audiovisuelles participatives, qu’à la formation des citoyens, y compris les plus jeunes, à la lecture critique des informations diffusées dans les médias de masse, notamment à travers l’organisation d’ateliers ou de rencontres et la publication de divers supports de communication. Ce pôle ne regroupe que cinq membres de la CPML, mais en réalité de nombreuses organisations qui n’appartiennent pas exclusivement à ce pôle sont engagés dans des activités « d’éducation aux médias » pour lesquelles elles peuvent recevoir des subventions publiques19. Ce pôle inclut des associations comme Les Pieds dans le PAF, créée en 1988 et basée à Saint-Nazaire, qui « regroupe des usagers des médias qui cherchent à développer l’esprit critique et le prise de parole citoyenne » ou encore Acrimed, fondée en 1996 à Paris dans le but de « mettre en commun savoirs professionnels, savoirs théoriques et savoirs militants au service d’une critique indépendante, radicale et intransigeante [des médias] ».

26Le pôle du journalisme engagé, enfin, rassemble principalement des organes de presse locaux ou nationaux, souvent imprimés et diffusés en kiosque, et/ ou diffusés en ligne mais reconnus comme des organes de presse, politisés à gauche sur le plan éditorial, tournés vers la production d’information générale et politique avec une périodicité assez régulière et comptant dans leurs équipes une majorité ou une proportion relativement importante de journalistes professionnels, soit un quart des membres (n = 19). Le cas le plus emblématique de ce pôle est celui de Reporterre. En septembre 2018, son équipe est ainsi composée de 27 membres, dont 17 journalistes (permanents ou pigistes), soit les deux tiers des effectifs. Ce titre bénéficie d’une double reconnaissance dans le champ journalistique. D’abord, une reconnaissance professionnelle par les pairs : bien qu’il soit souvent qualifié de « militant », les articles de Reporterre font l’objet de reprises par des médias de référence, ses journalistes peuvent être invités sur les plateaux de télévision au titre d’experts des enjeux environnementaux. Reconnaissance par le public, ensuite : Reporterre revendique 17000 visiteurs uniques quotidiens sur son site en 2017, sa page Facebook est suivie par 120000 personnes et son compte Twitter compte 52000 abonnés. On peut inclure également dans cette catégorie des titres nationaux comme l’hebdomadaire Politis (Paris) ou le mensuel Lutopik (itinérant, disparu en 2018) ou des titres de la presse alternative locale comme Le Ravi (Marseille), La lettre à Lulu (Nantes), Le Sans-Culotte 85 (Talmont-Saint-Hilaire), ou encore le journal-dépliant Les Autres Possibles, fondé à Nantes en 2016 par des journalistes issues de la PQR, de radios publiques ou associatives et de la presse magazine nationale, qui se veut un « journal engagé » conciliant « indépendance et proximité » au service d’un « journalisme de solution ».

27Certaines organisations se situent à la croisée de ces pôles, comme Sisyphe Vidéo situé à l’interface entre le pôle de l’audiovisuel participatif et la formation critique aux médias, ou le journal Fakir, situé entre le pôle journalistique et militant. La coopérative Mediacoop, fondée en 2015 par l’une des principales animatrices de la CPML, Gaëlle, est un cas singulier car il se situe à la croisée des quatre pôles. Sa gérante est journaliste et revendique cette identité professionnelle. Mais la coopérative bénéficie également de subventions au titre de l’éducation aux médias. Par ailleurs, elle est centrée sur la production audiovisuelle et sa fondatrice est impliquée dans diverses organisations militantes. On comprend dès lors qu’elle puisse avoir représenté, dans cette configuration, une figure centrale de la CPML2.

28Un second principe de division de cet espace des médias libres concerne les hiérarchies internes entre ses agents. On peut de ce point de vue distinguer trois groupes. Certains journalistes « stars » proches de ces médias indépendants, libres ou alternatifs (comme Serge Halimi, Pierre Carles, François Ruffin ou Hervé Kempf) ou les médias les plus connus du public et/ou reconnus pour la qualité professionnelle de leurs contenus (Reporterre, Bastamag, Politis, Fakir, l’Âge de faire, Acrimed notamment) peuvent cumuler des formes de consécration dans le pôle autonome du champ journalistique et une notoriété auprès d’un public relativement large. Une seconde catégorie regroupe des agents qui, en raison de la précarité de leurs moyens et la faiblesse de leurs audiences, peuvent trouver dans les médias libres des espaces de consécration professionnelle par compensation, notamment du fait des postes rémunérés qu’ils offrent. On peut inclure dans cette « classe moyenne » des médias libres les personnes et les médias qui sont les plus fortement et durablement investis dans les activités de la CPML comme Mediacoop (Clermont-Ferrand), Le Ravi (Marseille), TV Bruits (Toulouse), Silence ! (Lyon), etc. Enfin, les outsiders du champ journalistique y trouvent au mieux de nouveaux publics mais tendent à rechercher une éventuelle consécration professionnelle ailleurs : dans le monde militant (Rouge Midi, Campagnes solidaires, Demosphère, Plus belles les luttes…), dans différents champs de production culturelle comme le cinéma (Radical cinéma), la bande dessinée et le dessin de presse (Zélium) ou encore des espaces locaux urbains (La Cathode en Seine-Saint-Denis) ou ruraux (Ricochets dans la Drôme). Le discrédit qui frappe dans ce microcosme les grands médias des secteurs public et privé et l’élite des journalistes fait courir au premier groupe le risque d’une dévaluation du « capital médiatique alternatif » qui tend à l’inverse à s’imposer comme un enjeu spécifique à ceux qui s’investissent durablement dans ce microcosme relativement autonome, en particulier les agents du second groupe.

29Ces derniers, qui ont le plus intérêt à investir durablement dans l’espace des médias libres, font le constat du manque d’investissement de ceux qui appartiennent au premier et au troisième : « Seule une vingtaine de médias membres de la CPML sont vraiment actifs. Fakir, Politis, participent à la CPML davantage pour nous soutenir par leur notoriété, [mais] ne participent pas trop de fait20. » Cette hiérarchie des positions et les investissements différenciés qu’elle contribue à favoriser est source de tensions internes, réfractées dans l’enjeu spécifique du rapport entre journalisme et militantisme. François Ruffin, fondateur du journal Fakir (Amiens) en 1999, représente ainsi une figure bien connue de ce monde des « médias libres ». Auteur en 2003 d’un essai qui critique le fonctionnement du Centre de Formation des Journalistes (Les Petits Soldats du journalisme), il est doublement investi dans le journalisme professionnel (Là-Bas si j’y suis sur France Inter, Le Monde Diplomatique…), le militantisme politique de gauche (il est proche du Front de gauche et de la CGT, est l’un des initiateurs du mouvement « Nuit Debout » en 2016, et est élu député du groupe La France Insoumise en 2017) et la défense de médias de gauche qu’il veut à la fois politiquement engagés et accessible aux classes populaires. En 2016, il sort avec l’équipe de Fakir un documentaire intitulé « Merci Patron ! », qui dénonce les effets sociaux du départ d’une grande entreprise de Picardie et brocarde avec humour son P.-D.G. Le film connaît un grand succès dans les salles de cinéma (plus de 400000 entrées) et vaudra à son auteur la une des magazines, des invitations sur des plateaux de télévision et ultérieurement un succès aux élections législatives de 2017, au terme desquelles, réinvestissant avec succès dans le champ politique son capital militant et journalistique, il devient député de la première circonscription de la Somme (Amiens et Abbeville). Un débat s’engage sur la liste de diffusion interne de la CPML lorsque Gaëlle suggère de diffuser ce film aux prochaines Rencontres de Meymac, à la demande des habitants. Florent, journaliste au journal Le Ravi à Marseille, militant de longue date de la cause des médias alternatifs, exprime ses réticences dans un email intitulé « Merci Patron à Meymac, non merci ! » (1^er mars 2016). Pour lui, il est inutile de diffuser ce film que « tout le monde a vu ». Il critique par ailleurs l’absence d’investissement de François Ruffin et de l’équipe de Fakir dans la CPML. Florent reproche également le peu de crédit que l’équipe de Fakir accorde aux médias alternatifs et la préférence de son « patron », dont il se méfie de la réputation de « star » et de « vedette », à l’égard de médias plus prestigieux : « je peux comprendre qu’il considère que “la presse alternative n’est pas une alternative” quand on sait les entrées qu’il avait à Inter et celles qu’il a au Diplo ». Cette prise de position, qu’il convient de rapporter à la position relativement légitime occupée par Florent dans l’espace des médias libres, ne suscite toutefois pas l’unanimité. L’un des contre-arguments avancés repose sur la référence aux « attentes » du public non spécialiste des Rencontres de Meymac. Un autre argument, exprimé par Gaëlle, revient à acter de la dépendance des médias libres à la consécration de ses producteurs et de ses produits par les médias de grande diffusion :

« Moi, contrairement à certains membres de la CPML, j’ouvre beaucoup mon travail sur les médias de masse. Tu vois, il y a eu toute cette polémique sur François Ruffin par la mailing list. Moi je suis pas tout à fait d’accord avec les détracteurs de ce truc-là. J’ai pas l’impression de vendre mon âme au diable si le boulot que j’ai fait j’en suis fière et qu’il est sur France 5, tu vois ? […] François Ruffin, tout le monde dans la CPML l’envie quelque part, parce qu’il a réussi un truc. Je pense que c’est pour ça aussi que ça attise des jalousies. Je devrais pas dire ça […] mais je pense que n’importe lequel de nous qui a un documentaire qui passe au cinéma, qui est financé par le CNC, on est content, tu vois si ce qu’on a fait, ce qu’on produit mérite d’être connu du grand public »
entretien, 10 mars 2016.

30Ce cas révèle la dualité des investissements opérés par les agents dans cet univers des « médias libres » : dominés par l’emprise structurale qu’exerce sur eux le champ journalistique – en particulier lorsqu’ils y occupent une position reconnue et peuvent escompter de leur engagement bénévole des rétributions en termes de capital professionnel ou de consécration auprès du grand public, les militants des « médias libres » mènent des luttes qui contribuent à la légitimation d’un capital médiatique alternatif auprès de ses producteurs, de ses sources et de ses publics, sans toutefois disposer de capitaux professionnels suffisants pour autonomiser un « Tiers-Secteur » des médias. Tout le paradoxe de ce travail politique est que plus ces investissements militants pour l’autonomisation des « médias libres » sont importants, moins les journalistes sont susceptibles d’acquérir le capital professionnel nécessaire à leur pleine reconnaissance par leurs pairs.

Conclusion

31En conclusion, dans un contexte de renforcement de l’emprise des logiques économiques et politiques dans le secteur de la presse, d’accroissement des inégalités salariales et de la précarité, d’accélération des rythmes de production des informations et de fermeture des portes d’entrée dans les métiers du journalisme au profit des enfants de classes moyennes et supérieures, les organisations qui structurent l’espace des « médias libres » fonctionnent comme un monde médiatique paradoxal du point de vue des logiques d’accumulation du capital symbolique : dominés sur le plan économique et diffusés auprès de publics restreints, ces petits médias entendent occuper une position forte dans l’ordre des légitimités internes du champ journalistique. La plupart de ces organes de presse fonctionnent sur l’engagement bénévole de leurs membres et, dans certains cas, des emplois de salariés ou d’indépendants, généralement précaires. Leur financement aux revenus publicitaires faibles ou inexistants est assuré par la vente de leurs supports, des dons et des aides publiques directes ou indirectes.

32Cet espace militant est traversé par une tension entre des outsiders et des insiders du champ journalistique – ces statuts étant des enjeux de luttes - qui explique les processus originaux de spécification du capital médiatique en son sein. Les premiers, notamment son pôle le plus militant, tendent à les constituer en espaces d’expression tournés vers des revendications universalistes. Les seconds, par disposition et contrainte du fait des positions dominées qu’ils occupent dans le champ journalistique, tendent davantage à les faire fonctionner comme « des médias pour accéder aux médias » permettant de satisfaire, le plus souvent inconsciemment, des aspirations professionnelles tant collectives qu’individuelles. Ces pratiques de médiatisation alternative des mouvements sociaux contribuent donc non seulement à revaloriser le capital médiatique d’entreprises militantes ou culturelles dominées dans leur propre champ, en ouvrant un marché restreint dans lequel peuvent se rencontrer une « offre » et une « demande » de produits médiatiques qui ne sont pas diffusés ou diffusables dans les espaces dominants du champ journalistique (capital professionnel certifié), mais également à l’émergence et à la rentabilisation relative d’un capital symbolique spécifique lié à l’autonomisation partielle d’un espace des « alternatives médiatiques » polarisé et stratifié (capital médiatique alternatif).

33Dès lors, si des recherches ont pu s’interroger sur les rétributions et coûts spécifiques du militantisme politique centré sur les médias, c’est-à-dire les investissements opérés par des entreprises militantes pour bénéficier d’une couverture médiatique large et favorable dans les médias de masse21, il apparaît nécessaire d’étudier plus finement l’économie spécifique des relations dans ce que l’on peut appeler le militantisme politique investi dans les médias. On entend par là un ensemble d’activités revendicatives orientées vers la production d’information et la construction d’espaces médiatiques autonomes, visant à assurer une meilleure expression et représentation publique de certains groupes sociaux dominés, et dont les agents tendent à constituer le problème de la « démocratisation » des médias comme un enjeu militant spécifique. Faisant de nécessité vertu, ces agents ne cherchent pas forcément à bénéficier d’une visibilité maximale dans les médias d’information économiquement et/ou professionnellement dominants : ils s’investissent davantage dans la création de conditions favorables à des formes hétérodoxes de médiatisation plus favorables à l’expression des groupes qu’ils jugent privés de canaux d’expression et mal représentés. Leurs rapports aux médias du pôle de grande diffusion et à l’élite des journalistes professionnels sont ainsi marqués par une ambivalence liée aux positions singulières qu’ils occupent pour les uns dans des régions dominées du champ journalistique et pour les autres dans des régions souvent homologues d’autres espaces sociaux comme les champs associatif, cinématographique, artistique, universitaire, de la bande dessinée ou de l’édition. À l’instar des petits éditeurs critiques étudiés par Sophie Noël, « toute l’ambiguïté de leur relation aux médias est liée à ce potentiel d’exposition jamais vraiment réalisé mais toujours espéré, tout en étant le plus souvent récusé, qui est révélateur du positionnement paradoxal de la plupart [d’entre eux]22 ».