1En 2019, Étienne Chouard est présent dans l’actualité notamment pour les liens qu’il entretient avec les Gilets jaunes. Mais ce n’est pas tant la période actuelle de sa trajectoire qui nous intéresse ici que son émergence sur le web militant en 2005 à l’occasion de la campagne contre le traité instituant une Constitution pour l’Europe (TCE). Né en 1956, marié et père de 4 enfants, cet enseignant en BTS à Marseille est en charge de l’informatique dans son lycée après avoir été professeur de droit et d’économie. Son père, ingénieur en urbanisme, est un « inconditionnel de Giscard ». Sa mère, très à gauche, a travaillé à la revue Tel Quel, avec Philippe Sollers et Jean-Edern Hallier. Il grandit dans une famille recomposée à Auteuil, fréquente le lycée Janson de Sailly et suit le catéchisme1. D’un point de vue politique, il vote régulièrement pour le Parti socialiste. Il n’a par ailleurs jamais milité, ni même participé à une manifestation ou fait grève. Il apparaît ainsi comme un profane en politique. Il va néanmoins devenir à partir de 2005 l’une des têtes de proue d’un mouvement qui le dépasse : « Ce qui m’a transformé en militant, c’est le regard des autres, c’est l’attente des autres, la reconnaissance de ceux qui m’aimaient bien et la détestation de ceux qui ne m’aimaient pas. […] Encore aujourd’hui, c’est ça mon ressort2. »

2É. Chouard ne commence à s’intéresser activement à la politique qu’en 2004, en entendant l’appel de Laurent Fabius à voter « non » au TCE. Il n’a à l’époque aucun lien avec des réseaux politiques ou militants. Titulaire d’une maîtrise en droit de la Faculté de Nanterre, il se documente sur la question et, le 25 mars 2005, publie sur son site personnel3 – sur lequel il postait jusque-là ses cours et le récit de ses balades en parapente –, un document intitulé Une mauvaise constitution. Ce dernier sera grandement repris en ligne puis par les médias dits « traditionnels », faisant de lui l’une des figures du « non » au TCE en France. É. Chouard dit s’être intéressé au débat sur le TCE, « comme tout le monde, en parlant avec [ses] amis et collègues. » C’est à l’occasion d’une de ces discussions qu’il décide d’ailleurs de rédiger son texte, le postant ensuite sur son site et l’envoyant dans le même temps à sa liste d’amis. C’est le début pour lui d’une carrière militante et médiatique extraordinaire, au sens premier du terme.

3Ce qui interpelle au premier abord, c’est le positionnement politique d’É. Chouard : il n’est pas professionnel de la politique (ou du syndicalisme) et on verra qu’il ne cherche pas à le devenir. Il n’est pas non plus un militant habitué des organisations partisanes (ou autres). Il ne dispose pas de capitaux, notamment sociaux, importants (il n’entretient par exemple aucun lien avec le réseau auquel sa mère a pu être intégrée du fait de son travail). Cela rend son cas singulier, irréductible à ce que l’on sait déjà. En effet, si on dispose de diverses études4 analysant la trajectoire d’agents politiques (Bernard Tapie, José Bovet, Bernard-Henri Lévy…) présentant un profil a priori original pour se lancer dans une carrière politique, É. Chouard reste malgré tout un cas à part : contrairement aux cas précédemment étudiés, il est d’abord consacré sur internet, ne cherche pas à être élu, et ne possède pas de capital social préalable. Il va pourtant acquérir une notoriété nationale.

4Dès lors, plusieurs questions se posent : le cas d’É. Chouard témoigne-t-il de l’émergence d’un nouveau type de capital, le « capital numérique » ? Si oui, comment s’accumule-t-il ? Est-il convertible en capital médiatique et politique, donnant par-là naissance à un « nouveau cursus (“médiatique”) » de carrière politique ? Cette contribution a donc pour but, à travers l’exemple d’É. Chouard5, d’interroger le processus d’accumulation de capital numérique et les modalités de sa conversion en capital à la fois médiatique (auprès des médias dominants) et/ou politique et militant.

5Pour plus de clarté, nous avons choisi de structurer le texte en fonction d’une logique chronologique et sociologique. À chaque temps de la trajectoire d’É. Chouard équivaut en effet un espace d’accumulation d’une notoriété, ou, en d’autres termes, une forme de capital. D’un point de vue théorique, le schéma proposé ici reprend la différenciation entre les différents types de publics qu’il faut parvenir à convaincre pour obtenir le capital politique nécessaire pour se faire élire selon Davis et Seymour. Il s’agit de trois types de public : les pairs, les intermédiaires et les extérieurs. Or, ces publics diffèrent d’un point de vue sociologique, selon que l’on se positionne dans l’espace numérique militant initial dans lequel É. Chouard se construit une première notoriété, ou dans l’espace public hors ligne dans lequel il tente a posteriori de convertir ses ressources numériques. Dans ces conditions, si É. Chouard est parvenu à convaincre les publics de la sphère numérique militante, convaincre ceux d’un espace hors ligne grand public s’avère beaucoup plus difficile. Nous tentons donc de montrer que le manque de connaissance par É. Chouard des champs politique et médiatique professionnels l’empêche de convertir le capital symbolique qu’il a acquis auprès de son cercle rapproché de militants en ressources susceptibles de l’aider dans sa conquête d’une opinion publique plus large.

6Le schéma ci-dessous explique qu’É. Chouard ne parvienne pas, malgré une visibilité numérique forte et une communauté de militants unie, à développer des capitaux politique et médiatique classiques.

L’accumulation d’un capital numérique

7L’émergence en ligne d’É. Chouard se fait en 2 étapes : l’accumulation première de notoriété via son site (et la première reconnaissance dans le champ journalistique) et, ensuite, la consolidation de cette reconnaissance par un travail de communication plus large, en ligne et hors ligne.

8L’espace numérique de 2005 diffère de l’espace numérique actuel. Les blogs6, les forums, les sites et les plateformes de chats dominent alors l’internet citoyen7. Le « web 2.0 » n’en est qu’à ses balbutiements : Facebook, par exemple, ne devient public qu’en 2006. Si l’on suit la cartographie des sites traitant du TCE sur le web français de Guilhem Fouetillou8, l’espace numérique est polarisé autour de deux communautés : celle du « oui », très reliée aux sites institutionnels et médiatiques, et celle du « non ». Il écrit : « La communauté du non ne s’est cependant pas développée en se coupant de toute information sur l’actualité du traité […] : ainsi le peu de liens vers les grands médias ou les sites institutionnels est contrebalancé par la position centrale de sites d’information alter tels que Bellaciao, Rezo.net ou Acrimed9. » Ces trois sites indépendants, plutôt orientés à gauche – et ce, de manière plus ou moins radicale –, illustrent bien ce que G. Fouetillou appelle les « alter ». En 2005, ils font autorité chez les tenants du « non » au traité, aux côtés d’autres sites tels que ceux de la LCR, de la fondation Copernic, du MRAP, de L’Appel des 200 ou, bien sûr, celui d’É. Chouard. Malgré tout, G. Fouetillou note qu’aucune fédération entre sites du « non » n’est entreprise. Cet espace militant de médias en ligne se distingue clairement des sites de grands médias, certains des premiers se spécialisant d’ailleurs, comme Acrimed, dans la critique de ces médias.

L’accumulation première de notoriété via le site

9Quand É. Chouard publie son premier billet à propos du TCE, son site n’est pas encore un blog. Il n’est pas interactif : c’est une simple vitrine lançant « un appel public aux objections pour progresser ensemble ». Le document circule rapidement de boîte mail à boîte mail : « Dès la première semaine, je recevais chaque jour des centaines de mails enthousiastes qui me disaient en substance : “Super, merci, je fais passer le doc à tout mon carnet d’adresse…” » Attac met la lettre en ligne. Marie-France Garaud lui demande de lire son livre consacré au TCE10. Au final, É. Chouard dit avoir reçu de 100 à 800 mails par jour (12000 mails reçus en deux mois), alors que son site ne recevait jusque-là qu’une centaine de visites quotidiennes. Rapidement, il en reçoit plus de 10000 et plus de 750000 au total en deux mois : « Pendant les semaines qui ont précédé le vote, chaque fois que je publiais un message, je savais que 30000 personnes le liraient dans les 24 heures… C’est un peu un rêve de professeur, cet auditoire aux yeux qui brillent d’intérêt ou de colère, ça pousse à l’excellence, ça impose de faire tout ce qui est possible pour éviter les erreurs et pour être clair. »

10Cette affluence n’est pas sans poser de problème à É. Chouard, peu préparé « à toutes ces méchancetés ». « Je suis tout nu, sans cuir épais. » D’autant plus qu’en termes de coûts militants et d’investissement en temps notamment, le travail le dépasse vite : « Déjà, j’ai du mal à lire – et il faut que j’y réponde et que je gère ce site qui devient un truc complètement fou –, que je reçoive les journalistes à la maison… J’ai pas du tout… Non, non, les gens s’en emparent et le relaient. Mais c’est encore comme ça aujourd’hui hein. Les gens reprennent les vidéos sur les forums et les commentent. Moi, j’ai absolument pas le temps de m’occuper de ça ! Et d’ailleurs, les vidéos, c’est pas moi qui les publie… Quand on fait une conférence, ils prennent une vidéo et puis… » Il se retrouve démuni, profane embarqué dans une spirale qu’il ne peut contenir. Si son récit a posteriori est avant tout une reconstruction subjective des événements, il démontre le manque de connaissances et de ressources auquel se heurte É. Chouard. Sa bonne volonté un peu naïve ne compense par exemple ni son manque de connaissance des codes journalistiques, ni son isolement hors de sa « sphère de vie11 ».

La consolidation de la reconnaissance sur le web

11Une fois le vote passé, É. Chouard ne relâche pas son effort : il décide de publier un texte de proposition, « Les Grands Principes d’une Bonne Constitution12 ». En parallèle, il développe son site internet13 avec les moyens techniques de l’époque, en lui ajoutant un blog, un forum et un wiki. Il propose à ses lecteurs d’élaborer eux-mêmes leur constitution idéale. Cette recherche sur les Grands principes d’une bonne Constitution l’amène à se passionner pour la Démocratie grecque et le tirage au sort. La désignation d’une Assemblée constituante par tirage au sort devient son cheval de bataille. Il se rapproche de José Bové en 2007, qu’il considère comme le seul candidat à la présidentielle susceptible de développer cette idée. L’alliance fait long feu. Il entame alors un cycle de conférences, toujours sur le même thème, à travers la France et l’Europe. Son capital militant14 s’étend. Sa production et la reprise qui en est faite en ligne lui permettent d’accroître sa notoriété au-delà des frontières françaises. Son public reste militant mais ses frontières géographiques s’élargissent. Dans le même temps, il modifie son répertoire d’action. À son activité en ligne s’ajoute une présence physique dans l’espace militant hors ligne. Il multiplie les conférences. Là encore, le coût en investissement humain de la part d’É. Chouard est important. À partir de la fin des années 2000, ses conférences sont filmées. Youtube est en plein développement et offre un réceptacle de choix aux vidéos des conférences, qui deviendront d’ailleurs aussi virales sur Facebook, lui aussi en pleine expansion. À la pénétration de l’espace hors ligne, s’ajoute ainsi une ressource nouvelle : les réseaux sociaux. Ils permettent de toucher les militants plus facilement. Nécessitant moins de compétences en informatique que les précédents outils, un éventail plus large de militants peut s’emparer de la production d’É. Chouard pour la diffuser, sans que ce dernier ne maîtrise totalement ce processus de diffusion. « Et vraiment c’est devenu très viral ce truc-là. Il doit y avoir 100 ou 150 vidéos de mes conférences sur le net15… Enfin, il y en a beaucoup en tout cas, au moins une centaine. Et il y en a énormément16 qui ont 100, 200, 300, 400000 vues et il y en a 2 ou 3 qui ont un million et plus17, il y en a une qui est à plus de 10 millions… 10 millions de vues en politique, mais ça n’existe pas18… » É. Chouard compte par ailleurs 93689 suiveurs sur Facebook et 17200 abonnés sur Twitter19. Il a constitué une véritable communauté de militants qu’il nomme ses « gentils virus ». Il a aussi élargi son champ de réflexion à l’éducation populaire et à l’économie, s’intéressant à la monnaie et critiquant les banques et les « ultra-riches20 ». À la multiplication des supports et répertoires d’action se superpose l’élargissement des domaines de prises de position : initialement focalisé sur le TCE, Chouard diversifie ses chevaux de bataille. Il mise sur l’implication citoyenne, tant parce que cette dernière correspond à l’idéal participatif et citoyen qu’il se propose de défendre, que par manque de ressources. En effet, cet esprit coopératif est aussi une manière pour lui de faire circuler ses idées à moindre coût, en externalisant en quelques sortes leur diffusion – même si cela se fait de manière non contrôlée et non calculée –, à ses partisans.

Tentative de conversion en capital médiatique dans les médias dominants

12Cette première phase de consécration d’É. Chouard dans l’espace numérique militant se poursuit par une entrée (difficile) dans le champ médiatique traditionnel.

Les premières reprises médiatiques

13Le texte d’É. Chouard est très vite republié par Bellaciao.org21 puis rezo.net. Daniel Schneidermann, ex-animateur d’Arrêt sur images22 sur France 5, en prend connaissance le 4 avril dans les commentaires de son Big Bang Blog23 et diffuse un billet24 sur É. Chouard dès le lendemain. C’est donc par les médias en ligne issus de la sphère militante qu’É. Chouard entame son processus d’accumulation primitive de capital médiatique. Plus son message se diffuse, plus les médias qui le reprennent se rapprochent du champ médiatique classique : Bellaciao est plus radical, parmi les sites « alter », que rezo.net, alors que la reprise par Schneidermann inscrit É. Chouard dans le champ médiatique traditionnel. En effet, si D. Schneidermann est un journaliste de critique des médias, il est issu du champ journalistique « établi » (ex-présentateur sur France 5, chaîne nationale et grand public malgré sa thématique culturelle).

14C’est le 9 avril 2005 qu’un premier article issu de la presse nationale évoque le « cas Chouard25 ». Il est signé par un journaliste de L’Humanité, un des titres nationaux les plus proches de l’univers militant de gauche. Le journaliste a entendu parler du combat d’É. Chouard contre le TCE par un militant lors d’une réunion au siège du PCF. L’Humanité est bientôt suivie par d’autres titres nationaux, moins connotés politiquement. Chouard découvre ainsi l’univers journalistique. Son témoignage dix ans après est encore empreint de sa surprise d’alors, à la vue de l’accès privilégié aux médias dont il bénéficie après sa prise de position sur le TCE : « Tout de suite, il y a Libération26 qui en a parlé, il y a… tous les journaux, Le Monde27… Ils sont tous venus à la maison : les journaux, les télés… Ça a été un défilé pendant un mois – un mois et demi, presque deux mois. Il y a eu un défilé de toutes les télés et de tous les journaux du pays et plein de télés d’autres pays aussi : il y a eu le Washington Post28, il y a eu la Raï, la télé italienne… C’est un truc29… » Cette médiatisation soudaine paraît relativement subie : il n’a pas cherché à contacter les médias qui lui proposent d’eux-mêmes d’être le sujet de leurs reportages. Il se plie cependant à leurs demandes, visiblement dépassé par sa notoriété nouvelle, se montrant relativement accueillant à leur égard.

15Comment se fait-il qu’É. Chouard, un inconnu qui ouvre un blog politique, connaisse une ascension aussi rapide dans le champ médiatique ? Une partie de l’explication réside sans doute dans sa « newsworthiness30 » c’est-à-dire dans sa côte et sa désirabilité dans le champ journalistique. Dans un contexte où la figure du « politicien » fait office de repoussoir31, sa différence (sociologique, éducationnelle, etc.) est un avantage. Son extériorité au champ politique constitue une ressource de choix auprès des journalistes, d’autant plus qu’il tient une position qui, au moment auquel il émerge, n’est que peu présente – et en développement – dans les médias. Il permet ainsi d’aborder la question du TCE sous un nouvel angle, celui des « anti ». Or, une fois qu’un premier article paraît dans les médias nationaux, le sujet, dans un schéma de « circulation circulaire de l’information32 », est repris par différents médias. Là encore, le processus de polissage politique qui accompagne l’accumulation de notoriété médiatique d’É. Chouard se poursuit. Au départ relayé par des sites militants en ligne, il devient ensuite l’objet d’articles dans le titre le plus militant de la presse quotidienne nationale (PQN), avant que l’ensemble des principaux titres de la PQN, quelle que soit leur orientation politique, n’écrivent à leur tour à son sujet.

Les relations asymétriques avec les journalistes

16Pourtant, cette construction accélérée de sa notoriété médiatique devient vite problématique pour É. Chouard. Son manque de connaissances des règles du champ journalistique rend ses interactions avec les journalistes de plus en plus difficiles. Les cadrages des articles deviennent plus critiques. En retour, il devient méfiant à l’égard des journalistes.

« Alors le problème, c’est que tous ces gens-là n’étaient intéressés que par le phénomène internet. Ce que je racontais, ce que je racontais dans le texte [N.D.L.R. “Une mauvaise constitution”], ils en avaient rien à faire, mais rien ! Les journalistes de TF1 sont venus à 3 de Paris, ils ont passé la journée, je leur ai parlé en long, en large et en travers des arguments que je développais dans le texte et des preuves. C’est quand même ça qui a fait le succès du truc ! […] Et ben les journalistes ça… c’est devenu 2 minutes au journal de 20 heures, deux minutes – deux minutes et demi avec rien quoi… Puis des images… Alors ils ont pris… ils ont demandé à mes enfants de, qu’on prenne un pot ensemble… sur la terrasse… Et alors dans les deux minutes et demi, il y a mon fils en train de se servir un pastis, c’est ridicule33… »

17Accéder aux médias n’est pas une fin en soi. Encore faut-il être en mesure, dans les interactions que l’on entretient avec eux, de peser sur le traitement qu’ils vont faire du sujet. Or, pour ce faire, une connaissance fine des règles journalistiques est importante. C’est ici ce qui semble manquer à É. Chouard. Il s’avère dominé dans sa relation avec les journalistes et ne parvient pas à orienter le traitement qu’ils font de son histoire en fonction de ses intérêts propres, ce qui, on le verra, compromettra largement la suite de son parcours politique. Au fil du temps, c’est aussi – et en conséquence –, l’opinion subjective que Chouard se fait des journalistes qui se dégrade, faute de réellement comprendre leurs comportements à son égard.

« Il y a une dame qui a fait un article dégueulasse sur moi dans Le Nouvel Obs34. Mais au téléphone, c’était affreux parce qu’elle me disait “je viens de passer une semaine à regarder toutes les vidéos de Soral35”. Mais “pourquoi vous regardez les vidéos de Soral pour faire un article sur moi ? Vous devez regarder mes vidéos à moi !” Et donc en fait, elle a fait un truc dégueulasse comme si j’étais un soralien, comme si Soral et moi c’était pareil, mais elle sait pas ce que j’ai fait ! Elle a pas travaillé ! Alors heu les journalistes, moi, j’ai une image un peu dégradée hein36 ! »

18É. Chouard l’amateur se retrouve confronté aux règles du jeu médiatique. La polémique37 provoquée par son supposé soutien à Alain Soral (déclenchée car un lien figurant sur sa page d’accueil pointe vers le site de ce dernier) n’en est qu’un exemple. Que ce soit par son échec à convaincre la journaliste de sa bonne foi, ou par son manque d’habileté patent en relayant sur son propre site le site d’un extrémiste dont il dit ne pas se sentir particulièrement proche, É. Chouard fait figure d’amateur dans un espace, l’espace médiatique, ultra normé et codifié. Peu au fait des pratiques qui y sont en vigueur, il minimise le fait que l’extrémisme se rapproche depuis quelques années de ce que Patrick Champagne appelle la liste de « malaises pour journalistes38 ». Il se distingue par sa méconnaissance des dispositions ayant cours dans le champ.

19Il apparaît d’autant plus en position de dominé qu’il est à un moment de sa carrière militante et médiatique où, comme le montrent P. Leroux et P. Teillet lorsqu’ils étudient le parcours médiatico-politique de Roselyne Bachelot39, à la légitimation médiatique des débuts succède souvent une entreprise de délégitimation des outsiders40 politiques. Ainsi, ces considérations structurelles en lien avec les logiques propres au champ journalistique s’ajoutent à ses erreurs un peu naïves de nouvel entrant dans le champ. Ceci est d’autant plus problématique pour É. Chouard que le capital médiatique, s’il contribue à qualifier aussi bien qu’à disqualifier les acteurs politiques, constitue un véritable renfort des processus identiques à l’œuvre dans le champ politique.

20Le manque de maîtrise rhétorique d’É. Chouard constitue une de ses limites les plus flagrantes quand il s’agit de s’imposer sur la scène médiatique. Certains face-à-face télévisés avec des professionnels de la communication politique s’avèrent pour le moins sévères pour lui. Dans un extrait de l’émission « Ce soir ou jamais » présentée par Frédéric Taddéi et diffusée sur France 2 fin 201441, É. Chouard débat avec Jacques Attali, économiste, écrivain, haut fonctionnaire et conseiller spécial de François Mitterrand de 1981 à 1991. Laissant É. Chouard exposer ses idées sur la démocratie actuelle et la suprématie des élites (qu’il propose de limiter en impulsant un nouveau processus constitutionnel), J. Attali l’interrompt pour qualifier d’« absurdes » ses propos et demander que l’« on parle sérieusement sur autre chose ». Dans cette joute, É. Chouard apparaît largement dominé, alors que J. Attali démontre toute sa maîtrise du langage et du format médiatique.

Le cadrage médiatique disqualifiant

21Shanto Iyengar42, repris par Éric Darras, différencie le cadrage « individualisant » (episodic frame) du cadrage « systémique » (thematic frame), « selon que les journalistes s’approchent ou s’éloignent des individus, focalisant ainsi sur une responsabilité individuelle (dépolitisation) ou alternativement sociétale (politisable)43 ». Selon cet auteur, plus les journalistes resserrent le cadrage d’un événement sur un homme et sa personnalité, moins l’événement en question est politisable. Se dessine alors une histoire personnelle qui évoque la trajectoire d’un individu dans l’espace politique, mais ne permet pas de monter en généralité afin de l’étudier de manière plus politique. Ce ne sont ni les idées ni les étapes du parcours qui attirent, mais bien un homme et son exceptionnalité, à la manière des mythes et héros des temps anciens. Or le traitement médiatique réservé à É. Chouard reste relativement individualisant. Le présentant à la fois comme l’« homme du non » et le premier « phénomène internet », les médias modèlent en 2005 une image peu politisable du personnage. Certes, ses idées sont présentes dans les médias – surtout au moment où le « non » commence à grimper dans les sondages –, mais elles ne lui sont pas toujours directement raccrochées ni développées dans les articles dont il fait l’objet. C’est plutôt la nouveauté qu’il symbolise et la figure de « self made man » que semblent rendre possible internet qui sont développés dans ce type d’article. Surtout que le numérique occupe, à l’époque peut-être plus encore que maintenant, une position subalterne dans le champ journalistique, ce qui n’incite sans doute pas les journalistes à prendre véritablement au sérieux un acteur qui en est issu. Dans ces conditions, même présent dans le champ médiatique, É. Chouard ne parvient pas, dans les grands journaux – et même, au départ, dans L’Humanité –, à devenir l’un des « experts » du « non ». Comme l’explique P. Champagne, « le champ journalistique opère un véritable travail de construction qui dépend très largement des intérêts propres à ce secteur d’activité44 ». En l’occurrence, plus que ses idées (qui peuvent être traitées dans leurs pages sous d’autres formes), c’est bien l’élan militant qui se cristallise autour d’É. Chouard qui intéresse les médias. Ce cadrage l’empêche dès lors d’asseoir sa légitimité politique auprès d’un public n’ayant pas une connaissance plus approfondie de ses positions par ailleurs. Ces passages dans les médias ne lui permettent donc pas d’augmenter son capital médiatique valorisable dans le champ politique.

22Les journalistes ne cherchent pas à comprendre ses objectifs, focalisés qu’ils sont sur les objectifs (économiques, symboliques, etc.) propres à leur espace professionnel. On ne peut que constater la position de dominé d’É. Chouard dans cet espace. Ne maîtrisant pas les savoir-faire qui lui sont propres, il n’est en mesure d’y transformer sa présence ni dans sa nature (de manière à rendre son message plus visible), ni dans la durée.

La tentative (ratée) de conversion dans le champ politique

23L’entrée dans le champ politique d’É. Chouard apparaît fortement compromise, même s’il tente de mettre à profit ses prises de position pour souligner sa singularité.

L’impossible entrée dans le champ politique

24On constate un désajustement entre les attentes, les prises de position ou encore les ressources d’É. Chouard, et l’espace des possibles et des pensables de ce champ. En d’autres termes, faute de détenir les ressources nécessaires et d’en connaître les règles du jeu, É. Chouard ne parvient pas à se constituer une crédibilité, ou même simplement à porter un discours susceptible de lui permettre de devenir un « insider » dans le champ politique.

25La nature de ses prises de position, tout d’abord, empêcherait qu’elles ne soient entendues même si la partie la plus à gauche et la plus militante de l’espace médiatique était prête à les relayer. On pense ici notamment à ses propositions en matière de tirage au sort. En effet, dans notre démocratie représentative, il peut paraître difficile, pour un agent en trajectoire ascendante dans le champ politique, de porter – et de faire entendre – des positions totalement à rebours des codes actuels, notamment en matière d’élection. D’autant plus que cette réflexion s’élargit pour É. Chouard au concept de « mutation populaire » qui doit amener les citoyens à écrire eux-mêmes leur propre constitution. Il paraît une nouvelle fois en total décalage avec les codes de référence et les pensables du public auquel il s’adresse, ces adversaires politiques, les journalistes, et, in fine, les électeurs. Si des militants en ligne pouvaient adhérer à ses idées, on voit mal les représentants du système qu’il remet en cause l’aider dans la diffusion de son message. Et d’ailleurs, même lorsqu’il s’affiche avec des personnalités jouissant d’une notoriété publique – et même politique –, ces dernières restent peu centrales dans le champ politique. Il s’agit par exemple de J. Bové, qui, en 2005, l’invite à la fête de L’Humanité. À l’époque, ce dernier n’est encore ni candidat à la présidentielle ni député européen, restant dans l’opinion un militant altermondialiste. Peu central, c’est donc un nouvel entrant dans le jeu politique. É. Chouard cite aussi le nom de Michel Onfray, qu’il rencontre à la fête de L’Huma en 2005. Mais lui aussi, s’il bénéficie d’une aura médiatique et d’un capital social non négligeables, reste peu important sur la scène politique professionnelle.

26Ce qui surprend par ailleurs le politiste quand il entreprend d’étudier le parcours militant d’É. Chouard, c’est la naïveté avec laquelle ce dernier assume avoir construit sa réflexion au fur et à mesure, sans projet préétabli, en amateur45. Il laisse voir à son interlocuteur le processus de politisation au centre duquel il se retrouve en tant que militant numérique « dépassé » par son succès. Conscient de son manque de légitimité global sur la scène politique (du point de vue de sa carrière, de son éducation, etc.), il convoque fréquemment les grands penseurs qui lui ont permis d’affirmer ses idées. S’il n’a fait ni l’ENA ni Sciences Po, il affirme compter plus de 3000 livres dans sa bibliothèque constituée à partir de son engagement contre le TCE. Mais là encore, tout cet argumentaire paraît en décalage par rapport aux propriétés qui comptent pour réussir dans le champ politique (le capital social, le capital scolaire avec notamment un passage par l’ENA, etc.). À une culture politique construite dès le plus jeune âge et renforcée par la fréquentation des grandes écoles chez les élites politiques traditionnelles, il oppose sa soif de connaissance et son autodidactisme. Il apparaît d’autant plus en décalage avec la classe politique actuelle, faisant preuve de sa bonne volonté culturelle propres aux classes moyennes ascendantes (et non à la classe politique actuelle) quand il expose ses lectures.

27Il met aussi en avant une certaine mythologie collaborative et les idées développées lors de la naissance d’internet. Ces attentes, difficilement défendables dans le champ politique actuel, révèlent son manque de connaissance du jeu politique. « Et je me suis dit, – j’utilisais pas encore l’expression “cerveau collectif”, c’est venu plus tard –, mais c’était l’idée quoi… C’était l’idée “à plusieurs, on va finir par faire un texte très solide quoi, tous les gens ensemble”… » Cette position est difficilement tenable dans la mesure où l’on décide de s’impliquer totalement dans le jeu électoral – chose, on le verra, qu’il se refuse de faire –, ce qui le contraint donc à rester en-dehors de la lutte centrale autour de laquelle s’organise le champ politique. Surtout si, comme lui, on ne jouit pas des ressources rhétoriques permettant de justifier cette contradiction auprès des concurrents, des électeurs ou encore des journalistes. Mais cette proposition est d’autant plus irréaliste qu’É. Chouard semble ne pas s’apercevoir qu’il ne s’adresse désormais plus aux seuls internautes militants mais bien à l’électorat en général, beaucoup moins enclin à participer politiquement et encore moins à se mobiliser pour réécrire une Constitution qu’un public militant acquis à sa cause.

28Ainsi, son éclectisme, sa prose autodidacte et son ton très militant le contraignent à rester extérieur au jeu parce que trop faiblement doté en capitaux nécessaires pour accéder à la reconnaissance dans un espace où les « insiders » jouissent d’énormes avantages. Il reste un profane au milieu de professionnels.

Faire de nécessité vertu : stigmatiser l’élection

29Au fil de l’évolution de la réflexion d’É. Chouard, une opposition se confirme, celle entre élite et peuple, gouvernants et gouvernés : si l’Union européenne façonnée par les élites est contraire à l’intérêt des peuples, le tirage au sort qu’il propose vient s’opposer à la démocratie représentative actuelle que les élites ont déviée. Du point de vue économique, il critique les banques et les « 1 % » les plus riches, censés être le « cancer » du système. Il prône l’éducation populaire et l’action citoyenne, mettant en valeur la puissance d’un « cerveau collectif » que pourraient constituer les citoyens s’ils se mobilisaient contre une élite politique malade, etc.

30Cette opposition entre un homme « pur », comme il se définit lui-même, et une oligarchie politique viciée ressort aussi, au-delà des idées, dans les manières d’agir d’É. Chouard. Ainsi, É. Chouard explique pourquoi il refuse de se présenter à des élections. Ses propos résonnent alors comme une tentative de rationalisation (justification ?) de son échec en politique :

« Donc j’y réfléchis tout le temps moi à me présenter hein, mais en même temps il y a autre chose qui fait que je me présente pas : c’est la même raison que celle pour laquelle je ne me drogue pas : je vois bien que la drogue permet d’oublier ses soucis, fait qu’on est bien, qu’on est comme sur un nuage… mais en même temps, je sais que ça détruit les gens. Pareil pour l’élection. Je vois bien que l’élection transforme les gens en mal, ça en fait des monstres, des gens qui deviennent des drogués de pouvoir, ça fait des gens qui sont prêts à tout, tous les mensonges, toutes les saloperies, qui sont prêts à tout pour garder le pouvoir. J’ai pas envie de devenir comme ça moi, hein, je suis pur, j’aimerais bien le rester quoi hein46. »

31Ainsi, É. Chouard, semble faire de nécessité (son manque de ressources pour être candidat, faire campagne, et être élu) vertu (un discours sur sa position d’homme pur par opposition à la classe politique).

Conclusion

32Si É. Chouard, en grande partie parce qu’il leur ressemble, mais aussi parce qu’il porte des idées « antisystème », parvient à convaincre certains de ses pairs de l’espace numérique (les blogueurs), certains des intermédiaires de cet espace (ses amis et les sites « alter »), mais aussi le public extérieur auquel le message est au départ destiné (les militants numériques), ce processus est beaucoup plus difficile à opérer pour lui dans l’espace grand public. Il se retrouve face à des pairs (les politiques, les intellectuels ou encore les syndicats) et face à des intermédiaires (les journalistes) avec qui il ne partage ni affinité sociale, ni affinité culturelle, ni affinité professionnelle. Ne maîtrisant pas les règles propres à ces deux espaces sociaux, il se heurte à une incompréhension de leur part (de son côté, il ne comprend pas vraiment non plus leurs manières d’agir) qui l’empêche de s’insérer dans les espaces politiques et médiatiques traditionnels. Enfin, en ce qui concerne le dernier type de public, les extérieurs (ici, les électeurs), on constate qu’il diffère lui aussi du tout au tout par rapport aux militants de l’espace numérique. Beaucoup moins en demande d’idées politiques, beaucoup moins au fait de l’actualité politique elle-même, cette population ne se mobilise pas assez pour permettre aux idées d’É. Chouard de se vulgariser dans l’espace public, par-delà les journalistes et les politiques.

33É. Chouard est réapparu dans l’actualité politique à l’occasion de la reprise de certaines de ses idées (le référendum d’initiative citoyenne par exemple) par certains Gilets jaunes, notamment sur des groupes Facebook. Or, on constate que, même si la sociologie des Gilets jaunes en ligne n’est peut-être pas tout à fait la même que celle des militants anti-TCE en ligne de 2005, il refait surface via des intermédiaires (les Gilets jaunes qui le reprennent) qui lui ressemblent sur certains points (la plupart ne se sont engagés en militance que très récemment) – ce qui fait d’eux de relatifs profanes de la politique –, ou sur le fait qu’ils tendent à partager une vision du monde basée sur la rupture entre les élites parisienne et la province. Par ailleurs, le public auquel ils s’adressent – d’autres Gilets jaunes en ligne – constitue, comme les militants anti-TCE de 2005, une population mobilisée et en rupture face à certains éléments du système politique en place.