1Partir des députés européens pour interroger la fabrique du capital médiatique à l’aune des dispositifs de réseaux socionumériques peut paraître incongru tant ceux-ci semblent éloignés de l’espace médiatique. Pourtant, derrière la relative invisibilité médiatique de la majorité des députés européens se cache une activité de médiatisation importante, pour ne pas dire communicationnelle tant elle déborde la question des relations avec les journalistes. Willy Beauvallet et Sébastien Michon1 notent ainsi que « l’éloignement ressenti par les députés européens, lié à la position périphérique de leur institution, accroît d’autant leur souci de mettre en place une communication efficace et rationalisée pour tenter d’exister simultanément dans plusieurs espaces (européen, local, partisan, etc.) ». Il s’agit justement ici de s’intéresser à la dimension communicationnelle de l’action politique quotidienne des députés européens à partir de l’analyse des usages politiques des dispositifs de réseaux socionumériques. En approchant ainsi les pratiques politiques et plus précisément les activités de communication à visée médiatique, il est alors possible de « remonter de l’analyse des significations à celle de leur fabrication »2 pour montrer que la construction du capital médiatique est un travail collectif, continu, quotidien, qui doit être envisagé comme une dimension à part entière du travail politique qui s’enchevêtre avec ses autres composantes. Il est l’objet de bricolages constants. Il intègre désormais l’usage de dispositifs de réseaux socionumériques qui se sont ajoutés, non sans complexifier l’arsenal communicationnel à disposition des professionnels politiques. Dès lors, on peut légitimement se demander ce que font les usages de ces dispositifs à la construction et l’accumulation du capital médiatique. Ce qui nous amène à questionner la manière dont ces dispositifs, et en particulier ici Twitter, reconfigurent les pratiques médiatiques des professionnels politiques, pour mieux comprendre le rôle qu’ils peuvent jouer dans la construction et l’accumulation du capital médiatique.

2Une telle focale nécessite de ne pas s’arrêter à ce que ces dispositifs donnent à voir mais au contraire explorer ce qu’ils ne montrent pas. Le travail de fabrique et d’accumulation du capital médiatique se fait en effet d’abord dans des espaces qui ne sont pas médiatisés, généralement inaccessibles au chercheur. Notre expérience en tant qu’assistante parlementaire d’un député européen français de 2009 à 2012 a offert à ce titre un poste d’observation idéal. Notre travail mobilise la méthode ethnographique, qui permet de comprendre comment des professionnels politiques mettent en forme et donnent sens au monde social dans lequel ils évoluent. Nous partons d’un cas précis, celui de Pascal Canfin, pour lequel nous avons travaillé pendant trois ans au Parlement européen. Élu sur la liste Europe Écologie d’Ile-de-France (en troisième position après Daniel Cohn-Bendit et Eva Joly) en juin 2009, député européen jusqu’à 2012 avant d’être nommé ministre délégué au développement dans le Gouvernement de Jean-Marc Ayrault après l’élection présidentielle de François Hollande, la trajectoire politique et médiatique de cet ancien journaliste du mensuel Alternatives économiques est intéressante à plus d’un titre. Néanmoins, il ne s’agit pas ici d’une recherche monographique qui s’arrêterait aux frontières du bureau du député européen. L’approche est celle de l’ethnographie multisituée3, le terrain d’observation se déroulant à différents endroits, notamment dans des espaces numériques. L’ethnographie ne se limite pas non plus à la période d’observation privilégiée de 2009 à 2012. L’analyse proposée s’appuie en effet sur une recherche au long cours, toujours en cours, sur les usages des dispositifs socionumériques par les professionnels politiques du champ de l’Eurocratie4. Les différents questionnements qui ont motivé la recherche et le changement de statut de son auteure, qui après avoir travaillé dans le champ politique européen a rejoint le monde universitaire en 2012, ont nécessité de diversifier les méthodes de collecte et d’analyse de données. À la « participation observante »5 des premiers temps s’est ajoutée dès 2010 la conduite d’entretiens semi-directifs avec des assistants parlementaires ainsi que la collecte de données en ligne. Le choix d’interroger les assistants parlementaires plutôt que les députés est à la fois lié à la facilité d’accès mais aussi au rôle central – bien qu’il soit souvent invisible au chercheur – des collaborateurs d’élu6. Après 2012, les entretiens ont été étendus à d’autres types d’acteurs comme les journalistes. Enfin, la collecte de données en ligne conjugue là encore différentes méthodes : en premier lieu l’observation participante pendant la période 2009-2012 puisque l’activité d’assistante parlementaire incluait la gestion des dispositifs socionumériques pour le député ; en second lieu depuis 2012 l’observation non participante sans extraction automatique des données mais en collectant, exactement comme sur tout type de terrain de recherche, les données jugées pertinentes, notamment au moyen de captures d’écran ; enfin l’extraction automatique de données issues de la plateforme Twitter sur des périodes spécifiques comme celle des élections européennes (en l’occurrence celle de mai 2014). En cela nous nous situons complètement dans l’approche qualitative qui utilise souvent une grande variété de données7. Ces données hétéroclites sont intégrées dans le corpus empiriquement constitué qui permet de documenter les activités de médiatisation des députés européens. Leur analyse aide à la compréhension du processus de construction et d’accumulation du capital médiatique envisagé comme travail collectif et comme élément du travail politique ordinaire qui intègre désormais l’usage des dispositifs socionumériques.

Bricolage et construction collective du capital médiatique à l’aune de Twitter

3Selon A. Chadwick8, Twitter revisite le cycle traditionnel de l’information politique et contribue à son hybridation. M. Ekman et A. Widholm9 constatent ainsi que les acteurs politiques, positionnés jusque-là à l’extérieur des institutions médiatiques, ont maintenant incorporé les dispositifs de réseaux socionumériques comme Twitter dans leurs pratiques quotidiennes de communication. En effet, nombreux sont les assistants interviewés qui, à l’image de cet assistant portugais qui a rejoint le Parlement européen en 2007 après des études de droit, mettent en avant l’importance prise par ces dispositifs dans le travail politique quotidien :

« Aujourd’hui tout est communication. […] Tout le monde pense à la communication. À Facebook, à Twitter… […] Pour les assistants c’est de plus en plus compliqué. […] Parfois tu ne sais plus vraiment si tu es ici pour faire la législation ou si tu es seulement ici pour communiquer. Parce que ça prend beaucoup de temps de gérer la communication »
entretien 1.

4On comprend dans ces propos que l’assistant interrogé estime que le travail de communication prend trop de temps, en débordant de plus en plus sur le travail législatif, peut-être du fait des dispositifs socionumériques qui participent à faire de l’activité de communication une activité routinière et journalière. Nourrir quotidiennement les dispositifs numériques, en particulier Twitter, est identifié comme une activité centrale pour cet autre assistant, diplômé de science politique, qui met en avant son rôle de conseiller politique et technique auprès de son député tout en soulignant le rôle central de la communication dans son travail :

« Si tu fais toute ta journée comme avant et t’utilises pas Twitter, et bah ton pouvoir d’influence est mineur. Je pense qu’aujourd’hui… je fais un tweet au moins chaque jour »
entretien 2.

5Cette règle posée comme évidence semble faire consensus au Parlement européen. Interroger la construction et la circulation de cette croyance partagée n’est pas ici l’objet de notre propos. Notons néanmoins que celle-ci est un indicateur de l’entremêlement entre le faire et le faire savoir, envisagés comme les deux faces d’une même pièce. On le voit également dans les propos d’une assistante de délégation10 qui décrit les différentes étapes à suivre dans l’entreprise de faire savoir le travail mené au Parlement :

« C’est un peu une sorte de rule package. Et c’est d’ailleurs notre façon de procéder. C’est typiquement le communiqué, on envoie aux journalistes. Une fois qu’on a envoyé aux journalistes, et donc à la délégation, on le met sur le site. Une fois qu’il est mis en ligne sur le site, on va le mettre sur Facebook et sur Twitter. Ensuite on récupère les deux liens, pour pouvoir les mettre en bas de l’article. Donc on prend le tout, on fait un mail dans lequel on met le lien, et après par exemple on l’envoie typiquement sur les listes internes au parti ou aux gens de la newsletter. Et donc c’est vraiment un truc procédural »
entretien 3.

6Un même contenu est réutilisé et communiqué – sans nécessairement être adapté, comme on le voit ici – aux différents publics identifiés. Difficile alors de différencier clairement les activités par leur nature quand un email sur des listes internes d’un parti politique est tout autant une activité communicationnelle (faire savoir) que politique (faire sa place).

7L’activité de communication à destination des journalistes s’inscrit par conséquent dans une activité communicationnelle qui la dépasse, même si la communication à destination des journalistes prend une place centrale. C’est le cas dans le bureau de Pascal Canfin, notre terrain privilégié d’observation au Parlement européen. Celui-ci, diplômé de Sciences Po Bordeaux, est journaliste au mensuel Alternatives économiques au moment de son élection et à ce titre est doté d’un capital culturel médiatique, entendu par A. Davis et E. Seymour comme « l’accumulation de connaissances sur le fonctionnement de la production de l’information et sur la façon dont les journalistes travaillent »11. Ce qui peut expliquer l’approche dominante qui structure la division du travail dans l’équipe constituée de trois assistants parlementaires12 et qui est résumée ainsi par un membre de l’équipe :

« Toute la communication elle était vers les médias. […] Je dirais pas que tout était fait pour la communication. Mais par contre tout ce qu’on faisait devait pouvoir donner lieu à communication. On travaille sur le texte [législatif], puis après, à certains moments on savait qu’il y avait des fenêtres d’opportunité médiatique, et c’était à ce moment-là qu’il fallait aussi gérer le communiqué de presse, gérer la presse, moi je ne gérais pas la presse, mais je rédigeais le communiqué de presse, des choses comme ça, et coordonner dans le bureau pour savoir quel jour il fallait communiquer »
entretien 4.

8Si l’objectivation de la place de la communication à destination des médias est particulièrement prégnante dans ces propos, et à ce titre n’est pas nécessairement représentative de l’ensemble des discours recueillis en entretiens, c’est surtout la dimension collective du travail de communication que nous souhaitons ici éclairer, qui elle nous semble dépasser le cas du seul bureau ici observé de manière privilégiée, et la diversité des tâches qui incombent aux assistants de députés13. Ainsi, même quand la gestion de la presse ou des réseaux socionumériques se porte sur un assistant plutôt qu’un autre, l’activité communicationnelle repose malgré tout sur le collectif. L’activité communicationnelle est en effet dispersée car plurielle, diluée et multiforme. Elle n’est d’ailleurs pas nécessairement affichée comme telle, voire pensée comme telle. Elle n’est pas non plus toujours assumée comme telle. Elle est néanmoins une dimension non négligeable du travail politique. Il n’est de fait pas aisé de distinguer ce qui est de l’ordre de l’activité politique, de l’activité législative, de l’activité communicationnelle, de l’activité médiatique : la plupart des activités, si ce n’est toutes les activités, sont chargées d’une dimension communicationnelle qui peut être à portée médiatique, autrement dit à destination des journalistes. Dans ce contexte, la construction du capital médiatique apparaît d’une part comme une composante du travail politique qui s’entremêle à l’ensemble des activités au point d’être difficile à identifier séparément, et d’autre part comme une activité collective, sans être nécessairement l’objet de stratégies de communication précisément définies. Elle peut en effet être davantage l’objet de bricolages, souvent opérés dans l’instant, relevant alors, selon Le Bart14, plus de l’habitus que de la stratégie professionnalisée avec comme impératif du métier politique le souci de plaire, en veillant au « bricolage identitaire » qui doit produire « une image de soi suffisamment cohérente » (Le Bart, 1999, p. 306). Dans ce contexte, les dispositifs socionumériques peuvent être approchés comme des supports pour déployer son identité dans un rapport « stratégique et calculatoire » (Cardon, 2008, p. 125) ; supports numériques que les professionnels politiques, bricoleurs de la communication, peuvent exploiter pour tenter d’intensifier leur mise en visibilité. Bricoleur ne veut pas nécessairement dire amateur : contrairement à Vergeer15, il nous semble que, sans nécessairement maîtriser l’ensemble des subtilités techniques, les professionnels politiques utilisent le dispositif conformément aux modalités de communication qui sont les leurs. Ainsi, dans un contexte de compétition pour l’attention, les journalistes sont un public particulièrement courtisé sur Twitter.

Le champ de l’Eurocratie au prisme de Twitter

9Cécile Ducourtieux, correspondante du journal Le Monde à Bruxelles, titre un article qu’elle publie en décembre 2014 : « À Bruxelles, tu tweetes ou tu meurs »16. Elle introduit son article en expliquant qu’« alimenter Twitter et suivre à la trace des pseudos comme des officiels est devenue une activité indispensable pour ne pas perdre le fil dans la bulle européenne. » Pour anecdotique qu’il soit, ce propos de journaliste donne une idée de la place qu’a pris ce dispositif dans le champ journalistique spécialisé17 des correspondants européens à Bruxelles. On le retrouve dans les propos des correspondants français que nous avons interrogés, qui parlent de Twitter comme un « fil de dépêches » (entretien 5), ou encore « comme une méta-rédaction. C’est-à-dire une grande rédaction, en fait, c’est vraiment une grande salle de rédaction, où il y a tout le monde et on peut parler du coup avec tous les journalistes, donc effectivement il y a un côté très écosystème, bulle » (entretien 6). Le terme « bulle » revient plusieurs fois dans les différents entretiens, comme ici : « C’est vraiment une bulle virtuelle, c’est-à-dire que tous les acteurs importants de cette bulle communiquent dedans » (entretien 5). Twitter se ferait ainsi « un peu bocal, espèce d’aquarium, où il n’y a que nous [journalistes] qui comprenons ce qui se raconte » (entretien 7)18. Derrière ces propos, on comprend que Twitter est un lieu privilégié par les journalistes pour suivre en premier lieu ce que disent les autres journalistes. Et comme ceux-ci diffusent, commentent, partagent des informations relatives aux institutions, par ricochet c’est aussi un endroit clé pour suivre les informations qui circulent dans la bulle bruxelloise. C’est peut-être là une caractéristique de ce marché médiatique qui, s’il est localisé sur un dispositif numérique potentiellement accessible à tout le monde, n’a de sens que pour les individus qui se trouvent physiquement dans le quartier européen de Bruxelles. Les professionnels de la politique l’ont d’ailleurs bien compris, comme cette assistante parlementaire, diplômée de droit et de Sciences Po Grenoble19, interrogée en 2011, qui observe déjà à l’époque que Twitter « est devenu un outil super-important pour la presse, et on est conscients que les journalistes regardent ça quand même attentivement » (entretien 8).

10Dans ce contexte, Twitter est envisagé d’abord comme un moyen de gagner en visibilité dans le champ même de l’Eurocratie. Il serait ainsi la déclinaison numérique de ce que ses protagonistes eux-mêmes appellent la « bulle européenne », autrement dit l’environnement professionnel immédiat des individus qui travaillent dans les institutions européennes ou qui gravitent autour d’elles20. Effectivement, notre observation menée sur Twitter donne à voir la proximité entre journalistes et députés. Correspondants et députés européens dialoguent, se « retweetent », se tutoient, se prennent en photo. En ce sens, le dispositif consacre et met en scène la proximité, déjà analysée, entre journalistes et personnels des institutions21. Cette proximité est d’autant plus forte que journalistes comme professionnels de la politique vivent une mise à l’écart similaire des champs médiatique et politique nationaux. Un correspondant, spécialisé dans le journalisme européen depuis une dizaine d’années, note que Twitter permet « de se faire reprendre par les députés. Parfois de se faire retweeter par les députés. Ah il est d’accord avec moi pour une fois, l’autre jour il n’était pas d’accord » (entretien 6). Un autre constate également que les correspondants sont « tous suivis par la Commission, par les parlementaires, tout ça… ça leur permet de réagir beaucoup plus vite qu’avant. Parce qu’ils voient ce qui émerge, nos sujets de discussion » (entretien 7). Difficile alors ici de savoir qui suit qui, qui est l’informateur et qui est l’informé, qui est le journaliste et qui est le professionnel politique. Correspondants et députés européens sont soumis aux mêmes règles et contraintes, avec des objectifs similaires ou très proches : accumuler du capital symbolique à travers les productions et les interactions qui ont lieu sur et sont cadrées par le dispositif22. En ce sens, les députés européens, via leurs assistants quand il y a délégation d’écriture23, deviennent eux-mêmes producteurs médiatiques. On peut, comme M. Ekman et A. Widholm24, noter une forme de complexification des relations entre journalistes et professionnels de la politique, une sorte d’« interdépendance médiatique » puisque les premiers ont besoin des seconds pour gagner en visibilité sur le dispositif, et réciproquement.

Utiliser Twitter pour accéder au champ journalistique général ?

11Twitter est un espace accessible aux députés européens non seulement pour faire voir leur activité mais également pour donner leur opinion. Partant du fait que les informations relatives à l’activité parlementaire des députés européens « ça ne fascine pas les rédactions à Paris » (entretien 9), le registre du commentaire et de la réaction peut ainsi être utile pour tenter de se faire voir au-delà des journalistes du champ de l’Eurocratie. Cette correspondante à Bruxelles depuis une dizaine d’années constate ainsi que les députés européens qui maîtrisent le mieux le dispositif sont, selon elle, ceux « qui l’utilisent pour faire [leur] propre pub », et qui pour ce faire « réagissent aux émissions qui passent » (entretien 5). La dextérité serait ainsi mesurée par la capacité à utiliser le dispositif pour aller au-delà de la diffusion d’informations relatives à l’activité parlementaire puisque les journalistes « récupèrent de toutes façons » ce type d’information (entretien 5), mais au contraire pour diffuser des réactions. Autrement dit, au-delà du faire savoir, les journalistes affectionnent les professionnels politiques qui utilisent le dispositif pour faire parler, ce qui, aux yeux des journalistes, nécessite de publier « la phrase la plus forte », qui fait le moins « langue de bois », pour « avoir quelque chose de plus croustillant » (entretien 9), comme l’explique ce correspondant de télévision, arrivé il y a un an à Bruxelles. Les caractéristiques sociotechniques de Twitter supposent justement des messages courts et percutants. En cela, la recherche du bon mot n’est pas sans rappeler la recherche de la « petite phrase », « formule recherchée dans les interventions politiques, condensant un propos, livrant en quelques mots un point de vue ou une analyse, qui fera mouche et circulera dans l’espace médiatique et politique25 ». C’est certainement une des raisons du succès de la plateforme Twitter dans les mondes médiatique et politique : elle s’insère complètement dans des tendances de production de la parole politique déjà installées.

12À titre d’illustration, nous avons observé, quand nous étions nous-mêmes assistante parlementaire, qu’un message de réaction relatif à l’actualité politique nationale publié sur Twitter pouvait trouver un écho au-delà du champ de l’Eurocratie. C’est le cas du message ci-dessous :

13Ce message équivoque fait suite à une polémique ayant eu lieu pendant la campagne des présidentielles françaises en 2011, la candidate écologiste ayant critiqué trop vivement le candidat socialiste. Il a pour objectif de signifier aux journalistes que son auteur a pris part à l’échange entre responsables du parti politique ayant eu lieu dans la journée, indiquant par là même sa position dans le parti, et donc la détention d’un certain capital politique. Quelques minutes après la publication de ce tweet, des journalistes de différentes rédactions contactent le député européen. Les échanges donnent d’ailleurs lieu à la publication de plusieurs articles. Il semble ainsi que, ponctuellement, via Twitter, il soit possible aux députés européens d’accéder au champ médiatique national. Mais pour ce faire, ils doivent soit intervenir dans le débat national, soit réagir à l’actualité nationale du moment, et bien sûr être suivis et identifiés par des journalistes au-delà de ceux du champ spécialisé de l’Eurocratie.

14Néanmoins, il reste à déterminer le rôle joué par la médiatisation de la parole politique sur Twitter dans l’accès à l’espace médiatique national. À cet égard, le cas de Nadine Morano (élue députée européenne en 2014) est singulier dont les tweets polémiques, qui malgré tout sont loin de constituer la majorité des messages publiés sur son compte, peuvent donner lieu à eux seuls à des articles de journalistes, voire susciter des discussions médiatisées entre responsables politiques. Ces messages qui sont repris dans la presse nationale s’inscrivent dans une production de déclarations polémiques qui est antérieure et n’est pas limitée au dispositif Twitter26. Il n’est donc pas certain que Twitter soit ici approché comme un second marché médiatique27, ce que semble d’ailleurs confirmer une exploration plus poussée du lien entre activité de médiatisation sur le dispositif et visibilité.

Ce que la visibilité sur Twitter dit de l’activité de médiatisation et du capital médiatique

15Est-il réellement possible pour les députés européens de construire leur notoriété médiatique sur Twitter ? Le profil et ses métriques, en particulier le nombre d’abonnés à un compte, seraient des indicateurs de leur « capital de visibilité », qui lui-même serait un indicateur de leur notoriété28. Un recensement réalisé en avril 2014 par un journaliste belge29 indique que plus de 200 députés européens sont suivis par moins de 1000 personnes sur Twitter, mais surtout que les députés ayant une fonction reconnue et souvent influente au sein du Parlement européen (président de commission parlementaire, président de groupe politique, etc.) ne sont pas davantage suivis. Autrement dit, sur Twitter également, les députés européens sont peu visibles. En ce sens, à première vue, Twitter ne se présenterait pas comme un « second marché médiatique30 » mais plutôt comme la reproduction du champ médiatique ordinaire. Il y aurait ainsi corrélation entre la présence du député dans d’autres arènes médiatiques et le nombre de personnes qui le suivent sur Twitter, comme le pensent D’Heer et Verdegem31. Un recensement du nombre d’abonnés aux comptes des députés européens français présents sur Twitter le 2 février 2014 indique en effet que les plus suivis sont ceux qui semblent être également les plus visibles dans le champ médiatique général, en l’occurrence Marine Le Pen (202434 abonnés) et Jean-Luc Mélenchon (191086 abonnés), même s’il conviendrait ici de recenser le nombre de leurs passages médiatiques (télévision, presse écrite, radio) à cette même période. Notons que les deux seront candidats à l’élection présidentielle de 2017. On trouve loin derrière Eva Joly (103000 abonnés), puis Daniel Cohn-Bendit (68100 abonnés), Rachida Dati (66200), Harlem Désir (50300) Corinne Lepage (48400) et José Bové (25427). Il n’y, a priori, pas de corrélation entre le nombre d’abonnés et l’activité du compte, comme on peut le voir ci-dessous.

16Ces chiffres laissent penser que l’activité sur Twitter ne détermine pas la visibilité sur le dispositif, même si le compte de Jean-Luc Mélenchon apparaît peut-être comme l’exception. À titre d’illustration supplémentaire, nous pouvons également revenir sur le cas du député européen Pascal Canfin qui, le soir de sa nomination en tant que ministre délégué au développement, a gagné quelques milliers d’abonnés à son compte Twitter en quelques heures, sans qu’il n’y ait aucune activité sur le compte dans ce laps de temps ; ce qui laisse penser qu’une fonction institutionnelle reconnue, comme celle de ministre (même délégué), apporte automatiquement une plus grande notoriété à un compte sur Twitter. Ce qui pourrait d’ailleurs éclairer le nombre d’abonnés dont disposent les comptes de Rachida Dati et Corinne Lepage, toutes deux anciennes ministres. À cet égard, la conversion en « capital médiatique institutionnalisé32 » sur Twitter semble identique, ou proche, de celle observée dans l’espace médiatique ordinaire33.

17Si nous prenons un autre panel de comptes qui ont nettement moins d’abonnés, nous trouvons les chiffres suivants :

18Si pour certains comptes on peut supposer que l’activité permet à son propriétaire de récupérer des abonnés, comme c’est le cas pour Sandrine Bélier ou Michèle Rivasi, on retrouve néanmoins des comptes très peu actifs qui attirent pourtant des abonnés, comme c’est le cas du compte de Jean-Marie Le Pen – toutes proportions gardées malgré tout, puisque le nombre d’abonnés reste pour ces comptes plutôt limité34. Van Dijck et Poell35 notent que, contrairement à l’image égalitariste que peut avoir le dispositif, Twitter tend en réalité à être dominé par quelques utilisateurs qui sont davantage suivis et à qui la plateforme donne plus de visibilité. Ainsi Twitter ne semble pas remettre fondamentalement en cause les hiérarchies médiatiques en place, notamment car l’accès au champ journalistique n’apparaît pas conditionné par l’activité sur le dispositif : les comptes les plus actifs ne semblent pas permettre à leur propriétaire une visibilité plus grande, non seulement sur le dispositif mais aussi au-delà. Si Twitter s’est ajouté aux outils de communication existants et s’est intégré au quotidien du travail politique des députés européens et de leurs équipes, il n’est pas pour autant aisé d’évaluer si le temps qui lui est consacré est rentabilisé en permettant d’accroître visibilité et notoriété.

Construction et conversion du capital médiatique depuis le champ de l’Eurocratie : le rôle périphérique de Twitter

19Georgakakis et Vauchez36 voient les institutions européennes comme un champ bureaucratique caractérisé notamment par la dépolitisation des pratiques, des mécanismes de consensus et le poids de l’expertise. Or ces caractéristiques complexifient les modalités d’acquisition du capital médiatique. Ainsi si l’expertise est un mode d’investissement des rôles politiques au sein du Parlement européen, il est difficile de convertir cette « forme particulière de capital politique et symbolique37 » en capital médiatique, en tout cas au niveau national. Celle-ci n’est pas valorisée par les journalistes des rédactions parisiennes. Elle est à l’inverse une condition d’accès aux correspondants français à Bruxelles. Ainsi, tous les correspondants que nous avons interrogés soulignent la complexité des dossiers européens et tandis que beaucoup d’entre eux constatent que les députés européens français « ne sont pas toujours très bons » (entretien 10)38, ils accordent par conséquent davantage de légitimité médiatique39, autrement dit de crédit, à ceux qu’ils estiment compétents sur le fond des dossiers et qui, sur la forme, sont en capacité d’en parler avec clarté. Ici la légitimité médiatique est donc à la fois le fruit de la compétence institutionnelle et de la compétence médiatique. Ce qui est à l’avantage de Pascal Canfin qui, rappelons-le, est journaliste du magazine Alternatives économiques au moment de son élection comme député européen. Il dispose ainsi d’un capital culturel médiatique à son arrivée au Parlement européen. C’est peut-être celui-ci qui l’amène d’ailleurs à se positionner de suite « sur les bons sujets » (entretien 4). Bons sujets, à la fois dans leur dimension politique, institutionnelle et médiatique, puisqu’un an après la faillite des Lehman Brothers, les dossiers de régulation financière qu’il décide de suivre vont non seulement être au cœur de la mandature du Parlement européen qui débute en 2009 mais vont également devenir un sujet médiatique récurrent, tout au moins dans le champ de l’Eurocratie. Lui-même issu d’un champ médiatique spécialisé, il acquiert rapidement du capital social auprès des correspondants à Bruxelles aux habitus très similaires, puisqu’eux aussi « s’intéressent au fond, donc aux sujets » (entretien 4). D’ailleurs, les correspondants français que nous avons interrogés dans le cadre de cette recherche, n’ont pas tari d’éloges sur Pascal Canfin, sans qu’ils ne soient jamais interrogés sur l’ancien député40. Ce journaliste par exemple note :

« Toi tu bossais pour Canfin, mais tout le monde n’est pas au niveau de Canfin. […] Toi tu bossais avec un mec qui était quand même au-dessus. C’était un mec qui bossait beaucoup »
entretien 10.

20Un autre souligne également :

« On avait une complicité avec lui. Comme son action, elle a été courte et ultra bénéfique, parce qu’il a quand même fait des choses, il n’y a pas une faille dans laquelle on aurait eu à taper »
entretien 7.

21Cette réputation de « bosseur » est un élément mis en avant lors de sa nomination comme ministre délégué en charge du Développement. On peut lire ainsi dans un article du Nouvel Observateur, signé par Thierry Maël (journaliste politique) et Sophie Fay (journaliste économique)41 : « Une très belle promotion pour ce Vert méconnu et bosseur, qui s’est notamment fait remarquer42 par ses propositions sur la régulation financière et les paradis fiscaux ». Ce propos est intéressant à plus d’un titre : il souligne l’absence de notoriété de l’ancien député européen devenu ministre, quand dans le même temps il note que celui-ci s’est fait « remarquer », ce qui semble être un oxymore. Par qui s’est-il fait remarquer s’il est méconnu ? Certainement par d’autres professionnels de la politique (Jean-Pierre Jouyet et Michel Sapin sont d’ailleurs évoqués dans l’article), mais également par des journalistes de champs spécialisés. Il n’est d’ailleurs pas anecdotique que l’article soit cosigné par la journaliste économique du Nouvel Observateur. Son ascension serait ainsi le fait de « l’image externe, et la capacité à aussi nouer des liens, et l’image qu’il peut avoir dans les institutions, sa capacité à faire bouger un peu les choses et à faire parler de lui. L’un n’aurait pas été possible sans l’autre, et dans les deux sens. À la fin c’est les jeux d’appareil qui décident. Mais s’il était dans le champ des possibles, c’était qu’il avait fait tout ce qu’il avait fait » (entretien 4). Sans pour autant investir réellement Twitter. On note en effet que la construction du capital médiatique n’a pas réellement mobilisé ce dispositif ou sinon essentiellement comme outil de relais, notamment des articles du blog logé sur le site internet du journal Libération qui avaient vocation à montrer le travail mené sur les dossiers parlementaires43. À l’image du succès des sujets européens dans les rédactions parisiennes, celui-ci n’avait qu’une audience très limitée, mais néanmoins « c’est ça aussi qui a permis de faire la crédibilité, de monter… Ça permettait aux journalistes d’avoir les liens, de regarder ce qu’il faisait, de suivre son travail » (entretien 4). Twitter n’apparaît pas, une fois encore, comme un second marché médiatique. Ici c’est davantage le champ médiatique de l’Eurocratie qui semble l’être : l’investissement qu’il y fait permet à Pascal Canfin d’accéder à un poste plus élevé dans le champ politique, sans pour autant parvenir à convertir le capital acquis dans le champ journalistique général pour y accroître sa notoriété.

Conclusion

22La construction du capital médiatique des professionnels de la politique dépend de sa valorisation par les journalistes du champ journalistique visé. Twitter peut s’avérer utile, à condition que les messages diffusés sur le dispositif répondent aux attentes des journalistes du champ en question. Dans le champ journalistique spécialisé de l’Eurocratie, les correspondants recherchent d’abord des informations spécialisées, souvent techniques et complexes. Les députés européens disposant d’une expertise sur les dossiers, qui plus est sur les dossiers situés en haut de l’agenda institutionnel, sont valorisés. Ils le sont d’autant plus s’ils sont en capacité de les rendre compréhensibles et accessibles. La légitimité médiatique qui y est acquise n’est cependant pas convertie dans le champ journalistique général, où les attentes des journalistes politiques sont autres, qui portent moins sur la maîtrise de sujets techniques et certainement plus sur celle de sujets politiques, qui est alors davantage liée à une « position élevée dans le champ politique44 ».

23Ainsi, la fabrique du capital médiatique sur Twitter procède de logiques identiques, avec certes des modalités adaptées au dispositif socionumérique - comme les métriques, ces indicateurs de mesure de l’activité (par le nombre de « tweets » et le nombre d’abonnés) que le dispositif donne à voir. Ces métriques ne disent néanmoins rien de la nature des abonnés aux comptes des professionnels politiques et surtout leurs caractéristiques sociales : la visibilité est une chose, encore faut-il être visible des journalistes (et professionnels politiques) influents. On retrouve donc ici les mêmes impératifs que dans d’autres espaces sociaux. Si certains mesurent la dextérité des professionnels politiques à l’aune de leurs usages plus ou moins sophistiqués des différentes fonctionnalités sociotechniques du dispositif45, notre travail d’observation montre au contraire que la connaissance du fonctionnement du champ journalistique est davantage déterminante dans la capacité à mobiliser Twitter pour se faire voir des « bonnes personnes », en l’occurrence ici des journalistes en capacité d’accroître davantage encore la visibilité par le relais et la mise en circulation dans l’espace médiatique du contenu produit sur Twitter. En ce sens, plus que de savoir jouer des fonctionnalités du dispositif, il importe surtout de produire le contenu recherché par les journalistes. Or, la pertinence de celui-ci aux yeux des intéressés est généralement corrélée à la position tenue dans le champ politique. Par conséquent, Twitter peut certes être envisagé comme une nouvelle scène de représentation du politique, mais sans ancrage dans d’autres espaces sociaux, il est très difficile, voire impossible, pour des professionnels politiques de construire leur notoriété sur la seule activité de médiatisation sur le dispositif.