« Dieu sait qu’André Labarrère a étonné Pau, son amoureuse. Et pas seulement, comme on l’a dit, en étant le premier à révéler la réalité de sa vie. Mais de la décapotable américaine de ses débuts, à cette silhouette à la Bruant qu’il emprunta à François Mitterrand pour l’importer en Béarn, aux tombereaux de vacheries qu’il lâcha sur ses adversaires et beaucoup plus spécialement encore sur ses amis, au New-York New York qu’à soixante-dix ans il se mit à danser sur les tables, à l’annonce simultanée de sa maladie et de son intention de se représenter, cet amour, André, a été un feu d’artifice. Pendant 39 ans et deux mois, André, on ne s’est jamais ennuyés1. »

1L’éloge funèbre constitue un moment capital de l’institutionnalisation du rôle politique, qui s’adresse en réalité aux vivants2. L’ambivalence de la grandeur (à la fois exception et norme) réconcilie les politiques et les profanes, les vivants et les morts. Dans l’oraison funèbre qu’il prononce aux obsèques d’André Labarrère en mai 2006, François Bayrou se remémore les modulations de la présence médiatique du maire de Pau depuis son entrée en politique, tout autant qu’il se place en successeur. À travers la campagne électorale permanente, ainsi que la théâtralisation de la compétition politique, F. Bayrou dresse le portrait d’un élu qui a su, tout au long de ses quarante ans de carrière politique, susciter l’intérêt de ses contemporains, en particulier des journalistes.

2Tout au long de sa carrière, A. Labarrère a exercé, en les cumulant, l’ensemble des fonctions et mandats politiques existant à l’échelle locale (municipale et départementale), régionale et nationale. Né à Pau en 1928, le socialiste A. Labarrère entre à l’Assemblée nationale en 1967. Élu (1971) puis réélu maire (1977, 1983, 1989, 1995, 2001) et député sans discontinuité entre 1973 et 2002, il devient vice-président de l’Assemblée nationale (1973-1974), ministre délégué auprès du Premier ministre chargé des relations avec le Parlement de 1981 à 1986, puis sénateur des Pyrénées-Atlantiques en 2001, des fonctions qu’il cumule tour à tour avec celles de président de la communauté d’agglomération de Pau (1971- 1999), de conseiller général (1967-1988), de conseiller régional (1974-1981 puis 1986-1998) et de président du conseil régional d’Aquitaine (1979-1981). Depuis sa première élection, A. Labarrère siège régulièrement dans les instances nationales du Parti socialiste et meurt dans l’exercice de ses fonctions mayorales en mai 2006.

3Or, la longévité implique une stabilité qui paraît en contradiction avec un renouvellement des ressources fécondes en politique, notamment du capital médiatique. Ce dernier, synonyme d’innovation, paraît par conséquent particulièrement exposé au risque d’obsolescence. Si le capital médiatique est désormais fortement valorisé dans le champ politique, sa contribution à la longévité d’une carrière politique demeure peu analysée. Elle soulève pourtant la question de la conversion du capital médiatique en capital politique en général et celle de son renouvellement dans la durée en particulier.

4La tradition sociologique invite à considérer le métier d’élu sous l’angle de trajectoires sociales, comme l’agrégation de phases de socialisations et d’acquisition de compétences et de capitaux convertis d’abord dans le champ politique. Le concept de carrière a pénétré le vocabulaire de la science politique, conduisant à appréhender une trajectoire politique comme un processus individuel encastré dans des relations sociales. Dans l’« illusion biographique » par exemple, P. Bourdieu utilise l’image du métro pour défendre cette perspective diachronique, qui conduit à envisager une biographie comme une série « de placements et de déplacements dans l’espace social3 ».

5Cette approche classique est combinée ici à celle du « politicien investisseur », qui pourrait contribuer à enrichir l’approche longitudinale du capital médiatique. Ce modèle postule que le stock de ressources politiques dont dispose un homme politique évolue au fil de sa carrière, tant en volume global qu’en fonction de la nature des ressources. Dès lors, la stratégie dite de gestion des ressources repose sur deux démarches : d’une part l’accumulation, par laquelle l’élu espère accroître le volume de ses ressources et en élargir la variété, d’autre part la restructuration, c’est-à-dire « un mouvement maîtrisé et quasi permanent de déclassement des ressources usées ou désuètes et innovation4 » grâce auquel il espère éviter le vieillissement par usure ou obsolescence. Dans ce modèle, J.-P. Lacam distingue des stratégies d’accumulation, de renforcement (qui « vise à donner plus de poids à une ou des ressources déjà contenues dans le stock d’homme politique »), enfin d’élargissement, qui ambitionne de « développer la variété du stock de ressources détenues5 ». Cette perspective très tacticienne de la compétition électorale mériterait d’être réinscrite dans l’espace social des territoires et arènes qui légitiment une carrière politique.

6L’articulation de la notion de capital médiatique avec celle du politicien investisseur permet à la fois de détailler, concrètement, les ressources qui fondent le capital médiatique et de les analyser dans une approche dynamique. Considérer la gestion d’une ressource à l’échelle d’une carrière politique implique de revisiter, sur la durée d’une carrière politique, l’évolution du champ médiatique. Entre l’entrée en politique d’A. Labarrère en 1966 et sa disparition en 2006, tant le nombre de médias, que les pratiques journalistiques ont durablement transformé les modes d’expression politique, modifiant dans le même temps les ressources opérantes dans le champ médiatique.

7Saisir un capital dans la durée revient à l’envisager sous le triple angle de l’accumulation, de la diversification et de la résistance à l’obsolescence. Étant entendu que « la capacité à générer une forme de capital influence l’accumulation d’une autre6 », la durée implique, outre l’accumulation des ressources, en particulier pour les formes sociale et culturelle de capital, également leur diversification7. Considérée sous l’angle de la durée, la gestion du capital médiatique montre d’une part que le cumul des mandats conduit à une stratégie d’accumulation et d’élargissement du capital médiatique, d’autre part que la routinisation induite par la longévité appelle à une nécessaire restructuration de ces mêmes ressources. Considérant les nombreuses transformations du stock du sénateur du Lot Maurice Faure entre 1951 et 1987, Lacam conclut en opposant « les deux matrices types : celle du politicien débutant où les ressources sont essentiellement personnelles-persuasives et celle du politicien confirmé où les-ressources institutionnelles-rétributives occupent une grande place8 ».

8S’appuyant sur cette hypothèse, l’étude monographique9 de la carrière de l’ancien ministre et député-maire socialiste de Pau durant trente-cinq ans A. Labarrère montre que le capital médiatique est un gage de compétence politique qui, pour durer, doit s’envisager dans une approche territorialisée. Un double mouvement de nationalisation dans la phase de conquête du pouvoir et de relocalisation dans la phase de routinisation se fait jour dans l’évolution du capital médiatique d’A. Labarrère au fil de sa carrière. Le début de carrière (1967-1986) est marqué (dans la phase d’élargissement ou de diversification des ressources) par une stratégie d’innovation. La seconde partie (1987-2006) inscrit le capital médiatique dans un mouvement de relocalisation, par une valorisation locale d’un capital symbolique acquis auprès des médias nationaux.

Accumulation de capital médiatique à l’entrée en politique

9Lorsqu’en décembre 1966, A. Labarrère, âgé de 38 ans, regagne Pau, sa ville natale, après avoir obtenu un doctorat d’histoire au Québec et connu le succès comme animateur d’une émission de télévision consacrée à la graphologie, il n’a aucune expérience politique. Quatre mois plus tard, il est élu à l’Assemblée nationale sous la bannière de la FGDS (Fédération de la gauche démocrate et socialiste), alliance électorale qui incarne l’union de la gauche non communiste menée par F. Mitterrand. Quatre ans plus tard, en 1971, à la surprise générale, il devient maire de Pau, ville de centre-droite. Il y sera réélu sans discontinuité jusqu’en 2001. Eu égard tant à son expérience professionnelle antérieure qu’à sa forte médiatisation à la fois dans les médias locaux et nationaux, difficile de dissocier cette ascension politique fulgurante du poids accru de la médiatisation dans le déroulement d’une carrière politique à compter des années 1960.

10Si l’art de communiquer et la maîtrise des médias constituent désormais une compétence politique et un critère essentiel de sélection du personnel politique, c’est pourtant grâce à l’expertise avérée dans le champ médiatique qu’A. Labarrère s’impose dans le champ politique en 1967. L’analyse du cas d’A. Labarrère encourage à étudier de plus près deux composantes du capital interne au champ politique : un capital social auprès des journalistes et un capital culturel valant expertise médiatique. La conversion de ces deux formes de capital, accumulées dans les années 1960, constitue pour A. Labarrère un atout important dans la compétition politique, tant localement que dans les rangs des prétendants nationaux du Parti socialiste.

Accumulation de capital social auprès des journalistes

11La socialisation politique d’A. Labarrère préalable à son élection procède d’abord de la fréquentation des milieux intellectuels québécois. Jeune professeur agrégé d’histoire, A. Labarrère obtient une bourse du Conseil des arts du Canada, grâce à laquelle il part au Québec en 1958 pour préparer un doctorat. Fin 1961, il s’y fait connaître en présentant « Pattes de mouches », une émission hebdomadaire consacrée à la graphologie, qui devient l’un des programmes les plus populaires de la télévision canadienne. Introduit auprès de la société anglophone, il fréquente « le milieu doré de cette société québécoise, milieu huppé où se côtoyaient intellectuels, artistes, politiques et même ministres10 ». Il se lie d’amitié avec Pierre Elliott Trudeau, qui est alors publiciste, polémiste et professeur de droit constitutionnel à l’université de Montréal11. La fréquentation d’artistes, de professionnels de la culture et de décideurs politiques ouvre au professeur d’histoire les portes de la télévision. Le capital social auprès des journalistes s’étend à une connaissance des médias (capital culturel) acquise dans ses fonctions d’enseignant. « Il s’intéressait beaucoup au marketing, à la communication. Je crois qu’il avait aussi un sens de la communication politique, qu’il avait appréhendée intellectuellement, pas seulement sur le terrain » explique un dirigeant du Parti socialiste12.

12Après avoir obtenu son doctorat, il regagne Pau durant l’été 1966, dans la perspective d’obtenir l’investiture d’une FGDS alors en quête de candidats pour les élections législatives de mars 1967. Sa campagne « à l’américaine » constitue un élément important de la stratégie d’innovation médiatique d’A. Labarrère. Lors de sa première campagne électorale à l’hiver 1966, le capital social et symbolique acquis auprès des journalistes constitue un palliatif efficace au faible capital global hérité en général, et au moindre capital social partisan en particulier. « Très largement ignorant de la réalité politique locale », « masquant ses lacunes par des pirouettes oratoires » selon son suppléant d’alors Henri Prat13, le jeune candidat dévoile lors de cette première campagne des dispositions certaines pour la théâtralisation du débat politique. Le candidat compense son manque d’expérience et de connaissance du terrain en imposant une présence médiatique constitutive de sa réputation politique. « A. Labarrère était très chaleureux. D’ailleurs il a gagné les élections comme ça. C’était le premier homme politique dans la région à aller au-devant des électeurs. On l’appelait toque-manette14 », celui qui touche le plus de mains en béarnais.

13Durant son séjour au Canada, A. Labarrère a maintenu un lien social fort avec sa ville natale, où il a passé les congés universitaires, soit près de cinq mois par an. Durant cette période, il s’est appuyé sur la presse locale pour entretenir l’image d’un modèle de réussite professionnelle. La République des Pyrénées du 2 juillet 1963 l’élève ainsi au rang d’« Ambassadeur béarnais de haut mérite15 ». Le 7 janvier 1966, La République des Pyrénées consacre un article élogieux signé R. Hego, qui présente A. Labarrère comme un vieil ami, un touche à tout à qui tout réussit, en exil au Québec, qui déclare : « Je vais sans doute revenir à Pau. Je vais sans doute faire de la politique. » Le journaliste de conclure : « Je vous avertis : finissez vos siestes avant, car ça va bouger. » Les journalistes de La République des Pyrénées accompagnent le jeune député jusque devant l’entrée de l’Assemblée nationale pour sa rentrée parlementaire. La photo du député et de son suppléant devant l’Assemblée nationale fait la une de l’édition du 4 avril 196716.

14Dans la phase de conversion censée faciliter une entrée en politique, le capital médiatique d’A. Labarrère repose en premier lieu sur des liens interpersonnels avec des journalistes. L’une des caractéristiques en est la relation d’amitié qu’entretient Labarrère avec certains journalistes, surtout en début de carrière, intégrés à la première équipe de campagne de Labarrère. Ce capital social produit à la fois de la visibilité médiatique et de la proximité.

Conversion symbolique : la PQR comme outil de communication politique

15La communication fait partie des compétences qu’A. Labarrère investit habilement dans la compétition politique, transformant le pittoresque en communication. Dès 1966, Labarrère s’attire les faveurs de la presse locale. Choisi par le maire L. Sallenave pour représenter sa ville contre Tarbes au jeu télévisé Intervilles, le jeune docteur est, fin 1966, un Béarnais qui a réussi outre-Atlantique. Il en revient avec tous les trophées, affichant de manière ostentatoire des signes extérieurs de réussite, se targuant notamment d’avoir fait fortune en tant qu’animateur de télévision au Québec. Investi candidat de la FGDS à Pau en vue des élections législatives de 1967, Labarrère ne manque pas de se saisir des principaux relais du Parti socialiste. Outre les instituteurs qu’il intègre immédiatement à son équipe, il devient rapidement le candidat de La République des Pyrénées, le quotidien le plus lu dans le Béarn.

16Les trois principaux titres locaux de presse quotidienne distribués dans le Béarn (Sud-Ouest, La République des Pyrénées et l’Éclair des Pyrénées) sont affiliés au groupe Sud-Ouest. Ils se distinguent principalement par leur positionnement idéologique. Sud-Ouest, à l’idéologie centriste catholique, de Bordeaux, héberge deux journaux en apparence antagonistes, pourtant complémentaires. La République, qui succède à la IV^e République et à L’Indépendant, est de gauche, tandis que l’Éclair de centre-droite. « Labarrère était appuyé par la République, combattu par l’Éclair et Sud-Ouest comptait les coups17 ». L’Éclair, organe des vieilles familles paloises, ne pardonnera par la suite pas à A. Labarrère d’avoir battu le maire sortant (1947-1971) L. Sallenave.

17Lors de sa première campagne en 1967, A. Labarrère occupe l’espace médiatique et s’en sert pour se construire une notoriété locale à faible coût. Comme elle le fait depuis la Libération, La République des Pyrénées se transforme en outil de communication au service du candidat socialiste. Quantitativement, durant dix semaines, de fin décembre 1966 à début mars 1967, elle ouvre de manière récurrente ses colonnes soit aux « comptes rendus des réunions publiques de la FGDS, soit au développement des différents aspects de son programme ». Qualitativement, elle constitue une « véritable tribune pour la FGDS et A. Labarrère sur lesquels les commentaires les plus élogieux abondaient18 ».

18Deux phases se succèdent dans la campagne menée par A. Labarrère à travers cet organe de presse. À une construction politique et idéologique succède une approche plus sociale et populaire de promotion de l’offre électorale du candidat. À partir de décembre 1966, le candidat sillonne sa circonscription pour présenter le programme de la FGDS, en l’adaptant à la réalité socio-économique locale19. En janvier 1967, soit trois mois avant l’élection, débute la monopolisation de l’espace public. Labarrère apparaît quasi-quotidiennement dans le journal. Quand ce n’est pas en raison de sa participation à une réunion publique d’information ou de promotion de la FGDS, c’est par un courrier adressé directement au journal. Comme ce 4 janvier 1967 où La République des Pyrénées publie un courrier du candidat annonçant qu’il participera « avec joie » à la table ronde des candidats. Or, qui en aurait douté, sachant que sa formation politique, la FGDS, est à l’origine de cette manifestation ? La présence d’A. Labarrère en page « Pau et département » est d’autant plus systématique qu’elle est exclusive ; aucun autre concurrent n’y apparaît.

19Dans un second temps, La République des Pyrénées offre un espace de publicité au candidat socialiste. Ses réunions publiques sont présentées comme de véritables espaces d’échanges d’idées et de discussions politiques ; les journalistes paraissent en partie mus par la curiosité et la nouveauté. En témoignent les adjectifs usités pour qualifier le candidat socialiste : « passionné, animé, vif, brillant, intéressant ». À partir de mi-janvier 1967, la disparition des guillemets lorsque les articles reprennent des propos d’A. Labarrère devient récurrente, ce qui souligne une appropriation du discours du candidat par le journaliste.

20L’espace de publicité offert au candidat prend une dimension politique qui dépasse les préoccupations locales. La RP relaie les professions de foi du candidat, qui présentent quasi-quotidiennement le mouvement gaulliste comme un adversaire national. A. Labarrère insiste sur le noyautage de l’administration centrale par les gaullistes, à travers des propos que le quotidien reprend entièrement à son compte : « On avait les gaullistes de 1940, ceux de 1945, ceux de 1958. On a en plus ceux de 1967. Sans oublier les Pisani, Joxe, Valéry, Giscard et autres d’Estaing20. » Le mois précédant les élections, la personnification de la campagne fonctionne à plein. Les adjectifs qualifient désormais le candidat plus que son programme : « en verve, dynamique, jeune ». Le point culminant est atteint la veille du scrutin, avec un portrait élogieux du candidat, qui « s’est affirmé dans sa campagne électorale comme un tribun plein de flamme, familiarisé avec tous les problèmes ». Il a notamment fait très forte impression lors du débat public opposant les trois principaux candidats, où il « écrasa littéralement le candidat de la “V^e République” par son argumentation serrée et ses répliques percutantes. » (4 mars 1967). Le discours, très politique d’A. Labarrère lors de sa première campagne, prend également une tournure localisée et ruralisée. Les origines béarnaises du candidat sont par ailleurs mises en avant par les journalistes : « À Navailles-Angos, la FGDS a tenu à la fois une réunion politique et une réunion familiale » (3 janvier 1967), l’adjectif « familial » soulignant les origines de la grand-mère d’A. Labarrère.

21Une partie de la presse locale contribue ainsi quotidiennement à imposer le candidat socialiste. En façonnant l’image de modernité liée à la jeunesse et à l’expérience canadienne, elle confère au candidat une forme de capital symbolique. Le candidat, lui, se présente dans la presse locale comme le représentant local d’une force politique mue par les enjeux nationaux.

Conversion de l’expertise médiatique en capital politique

22Au milieu des années 1960, la maîtrise des nouveaux outils de la communication politique devient une ressource valorisée dans la compétition politique française, en particulier pour remporter l’investiture d’un parti dans les compétitions les plus centrales21. L’accès aux médias et la maîtrise des techniques de communication, qui constituent alors des biens rares au sein d’une famille politique en recomposition autour de F. Mitterrand et en quête de candidats, ouvrent à A. Labarrère la voie de l’investiture. « Vos prestations à la télévision sont beaucoup mieux senties qu’autrefois » écrit-il à F. Mitterrand au lendemain du congrès d’Épinay22. En tant qu’ancien professionnel de la télévision et fin connaisseur du Québec, A. Labarrère est consulté à plusieurs reprises par F. Mitterrand en 1966-1967. Mi-août 1967, au moment où la gauche peut tirer profit du soutien affiché par le président de Gaulle aux velléités d’autonomie du Québec, ce dernier séjourne plusieurs jours à Hossegor chez F. Mitterrand, pour l’aider à préparer une intervention publique très attendue au plan national23.

23Cette réputation acquise grâce à son expertise médiatique permet à A. Labarrère d’apparaître comme un fidèle de F. Mitterrand, alors qu’il ne rejoint la Convention des institutions républicaines (CIR) qu’une fois élu député, à l’été 1967, un an seulement après son premier contact épistolaire avec F. Mitterrand. Dès lors, A. Labarrère peut faire valoir son expertise en la matière auprès de F. Mitterrand. La reconnaissance ainsi acquise lui permet, en retour, de capter du capital social auprès des futurs dirigeants du Parti socialiste refondé. Pour A. Labarrère, le groupe des Conventionnels constitue une structure d’opportunités décisive. Dans les années soixante, la CIR rassemble les hommes de confiance de F. Mitterrand. À ses débuts, le Parti socialiste connaît un double circuit de légitimité : celle émanant du fonctionnement démocratique de sa structure est concurrencée par celle des hommes de confiance de F. Mitterrand, souvent issus de la CIR24.

24Le jeune député élu maire de Pau à la surprise générale en 1971 utilise d’abord la tribune des congrès du Parti socialiste pour accumuler les ressources réputationnelles, avant d’y médiatiser des enjeux propres à son territoire politique. Le point culminant de cette stratégie est l’organisation, à Pau, du congrès du Parti socialiste en 1975. À cette date, la professionnalisation de Labarrère paraît établie. Depuis 1973, il a renoncé à exercer son métier d’enseignant et cumule les mandats de maire, député, conseiller général, conseiller régional ainsi que de vice-président de l’Assemblée nationale. Aux ressources personnelles (prestige né de la confiance de F. Mitterrand) essentiellement mobilisables au sein d’un parti qui achève sa refondation, s’ajoutent désormais des ressources institutionnelles liées aux fonctions occupées. La décision d’organiser le congrès de 1975 à Pau résulte de la combinaison du processus en cours de transformations sociales et politiques du Parti socialiste et de son corollaire, la valorisation des ressources électives, ainsi que d’une volonté du Parti de renforcer les structures socialistes dans les Pyrénées-Atlantiques. À Pau, elle est considérée comme « une fleur que Mitterrand a faite à André25 ».

25Alors que le congrès du Parti socialiste à Pau revêt, dans le processus d’union des socialistes, une dimension historique, puisqu’elle entérine la rupture de F. Mitterrand avec le CERES et achève le processus d’unification des socialistes par l’officialisation de l’intégration des Rocardiens26, Labarrère relocalise les enjeux du congrès. Dans son discours d’ouverture, intitulé « décoloniser Pau », il fustige la colonisation du Béarn par la Société nationale des pétroles d’Aquitaine (SNPA), appelant au renforcement des responsabilités des régions dans la vie économique.

« Certes, notre cité royale, ville natale d’Henri IV, de Bernadotte, de la famille de Montpezat, est légèrement étonnée de se retrouver le siège du Congrès national du Parti socialiste. Rien ne la prédestinait à entrer ainsi dans l’histoire du Socialisme en France. […] Cependant, je tiens à dire que Pau, centre politique de la France pour trois jours, ne fait que renouer avec ses origines. En effet, notre cité née capitale du Béarn au xv^e siècle est une création politique. Deuxième centre urbain de l’Aquitaine, tournée vers la région Midi-Pyrénées, animatrice des pays de l’Adour, Pau, comme le Béarn, ressentent avec acuité le drame des régions éloignées, non seulement de Paris, mais à l’écart des grands axes économiques27. »

26La mutation sociodémographique de l’agglomération paloise, à la suite de la découverte du gisement de Lacq en 1951 et de l’arrivée consécutive des grands groupes Elf-Aquitaine et Péchiney, engendre une recomposition partielle de l’électorat. Entre 1931 et 1975, l’agglomération paloise grossit de 51000 à 131000 habitants, évoluant de bourg où tout le monde se connaît, à une ville de taille moyenne. C’est en partie à ce renouvellement du corps électoral qu’A. Labarrère doit son élection à la mairie en 1971.

27Ainsi, dans la phase de conquête du pouvoir, le souci d’accumulation domine, conformément à la position offensive occupée dans le champ de la compétition électorale tant centrale que périphérique. La gestion de son capital médiatique est cohérente avec la position d’outsider du candidat, qui se doit notamment d’innover. L’accumulation d’un capital politique valorisé d’abord dans le champ intrapartisan national découle d’un capital médiatique acquis en dehors du champ politique. La valorisation politique d’une expertise professionnelle s’inscrit dans un contexte d’évolution du champ journalistique, tout autant qu’elle en éclaire les transformations, notamment la normalisation de la communication politique.

La restructuration territorialisée du capital médiatique comme gage de longévité

28L’alternance de 1981 consécutive à l’élection de F. Mitterrand à la présidence de la République propulse, pour cinq ans, A. Labarrère dans le Gouvernement P. Mauroy, en charge des relations avec le Parlement. À partir de 1986, la rente électorale tirée de ressources institutionnelles remplace l’innovation dans les pratiques d’A. Labarrère.

29L’adoption d’une position plus défensive à compter de cette date répond à une logique de rétrécissement des enjeux et conduit à restructurer un stock de ressources menacé d’obsolescence. Tandis que dans la phase d’entrée en politique, la captation de ressources médiatiques alimentant en premier lieu un capital politique se déroule essentiellement à Paris, après avoir assumé la charge ministérielle des relations avec le Parlement, une relocalisation de son capital politique s’opère. S’il continue à valoriser des ressources médiatiques captées précédemment, A. Labarrère n’en espère plus que des retombées locales, y compris et surtout dans la compétition politique et intra-partisane. Dès lors, la dimension symbolique et populaire prévalant dans la territorialisation28 du capital médiatique, très fortement ancrée dans la circonscription de l’élu, devient relativement extérieure au champ politique national.

Entretenir une présence symbolique par la médiatisation

30Le maintien dans une position dominante s’appuie sur la dimension cumulative des formes politique et médiatique de capital. Dans ce cadre, les ressources institutionnelles fonctionnent comme des leviers, en particulier sur le territoire d’élection. La fonction de maire facilite d’autant plus l’accès aux médias que le jeu local des interdépendances29 souligne l’intérêt des journalistes à ce qu’un « bon client » conserve la mairie. Effet du territoire ou de la longévité, le rapport de forces liant traditionnellement les élus aux « localiers », correspondants de presse locaux30, paraît favorable à A. Labarrère. S’illustre, en filigrane, le jeu des interdépendances entre ces deux acteurs centraux de la scène politique et médiatique.

31D’une part, localement, la presse est tributaire d’un pouvoir municipal qui contrôle l’information. Les journalistes de la presse quotidienne régionale sont fortement dépendants des élus.

« Quelles étaient vos sources ?
– Sous l’époque d’A. Labarrère : Labarrère, point. Quelques élus parfois qui sous trois épaisseurs de couvertures, dans la nuit la plus noire de l’année, consentaient à vous dire trois phrases, vous faisant comprendre que peut-être il y aurait intérêt à aller voir de ce côté-là ou qu’il se passait un petit truc, bon31… »

32De surcroît, les journalistes sont parties prenantes du spectacle médiatique offert par le maire dans l’exercice de ses fonctions de représentation, qui alimente régulièrement la presse. La stratégie de communication du maire repose sur une monopolisation tant quantitative, en raison du nombre important de manifestations locales qu’il honore de sa présence, que qualitative de l’espace médiatique, par la dimension divertissante de ses apparitions publiques.

« Tout ça était très organisé. Sa présence sur le terrain ne laissait rien au hasard. Je me souviens de l’avoir vu sur des petites manifestations où on n’avait absolument pas prévu d’aller, eh ben il y était. Il y avait 12 personnes, il les voyait, il passait 30 secondes, racontait une histoire, il faisait rire son monde et puis après il repartait. Affaire suivante. C’était un système conçu pour être efficace. […] Il ne fallait rien rater. Il y avait un obscur pot pour clôturer le congrès des veuves de gendarmes unijambistes, bon a priori aucune raison d’y aller, mais comme lui allait partout, il pouvait mettre à profit son petit discours à cette occasion pour sortir une énormité, une information susceptible de faire la une : “Je me mets en congés du Parti socialiste.” C’est énorme donc il fallait suivre et être très présent32. »

33De plus, la médiatisation du maire répond parfaitement aux caractéristiques propres à son principal support de communication, la presse quotidienne régionale, dans laquelle l’information se veut « rassurante, démonstrative, banalisante, et promotionnelle33 ». Hors période électorale, la performance médiatique relève en partie de la capacité à imposer une présence quotidienne et rassurante dans les médias. Cette intrusion dans les journaux dépasse la seule promotion de l’action publique constitutive de la façade du « bon maire34 ». Il s’agit d’une forme d’ubiquité qui implique des échanges d’information réciproques réguliers entre les journalistes et le maire, afin que la routine du maire reflète l’actualité, fut-elle triviale, de ses administrés.

34En période électorale, l’innovation visant à contrer le risque d’obsolescence se traduit par une mise en exergue de la proximité. L’élu use, jusque dans sa forme symbolique, du registre de la proximité, qui est d’abord « une maîtrise du territoire et un contrôle de l’information locale35 ». La présence « fonctionne donc à la fois comme acte réparateur (l’élu consent à se rapprocher) et mise en scène de la grandeur (la distance demeure)36 ». Le répertoire de la proximité prend la forme d’appels à la continuité (« Vous avez un bon maire, gardez-le » en 1991) ou de la personnification (« Notre ville a son identité » en 1989). Plus trivialement, il s’incarne à travers une mise en scène de la routine municipale. Ainsi, en novembre 1995 la presse locale se félicite, photo à l’appui du maire entouré des six hommes standardistes, de la première place décrochée par les standardistes de la mairie de Pau dans le classement du meilleur accueil téléphonique37.

35Dans cette mise en scène journalistique d’une proximité symbolique qui sert l’impératif d’ubiquité auquel est soumis l’élu local, le capital médiatique, considéré dans la perspective externe, est produit vers les citoyens. Reposant sur l’accumulation de « performances médiatisées38 », c’est l’espace de rencontre entre les citoyens et leurs élus, celui où les effets du capital médiatique sont visibles.

36Le capital symbolique institutionnalisé « émerge lors de performances enregistrées (presse écrite, audiovisuelle et web) dans des arènes publiques institutionnalisées du champ politique (débats au parlement, réunions publiques, congrès)39 ». Entre 1981 et 1986, en tant que membre du gouvernement, A. Labarrère y a recours avec une fréquence quasi-hebdomadaire, par le biais de la tribune parlementaire. ministre en charge des Relations avec le Parlement de 1981 à 1986, A. Labarrère inscrit ses interventions parlementaires dans une logique de domestication, s’en servant comme de relais avec sa circonscription. Le ministre ne manque pas une occasion d’évoquer sa ville et ses habitants lors des débats parlementaires. Ainsi, au cours de la séance du 12 décembre 1985, en plein débat sénatorial au sujet des initiatives d’aide aux personnes âgées, A. Labarrère s’adresse directement à ses administrés :

« Il y a des initiatives dans toutes les villes, et celles-ci sont aidées par le Gouvernement. À Pau, par exemple – mais cela se fait ailleurs et n’a rien d’exceptionnel – tous les ans, nous recevons à déjeuner toutes les personnes âgées qui sont seules – il y en a des centaines. D’ailleurs, permettez-moi de m’adresser aux Palois et aux Paloises pour leur dire que ce repas aura lieu le lundi 6 janvier, à midi, à la foire-exposition. (Rires et exclamations sur de nombreuses travées.)40 »

37Les interventions du ministre, qui sait l’avantage qu’il peut tirer de ses vertus cohésives, y compris lorsqu’il est transgressif41, sont souvent teintées d’humour. Si l’humour est particulièrement valorisé dans l’arène parlementaire, où il « sert une stratégie de confrontation et de construction d’un ethos d’homme d’esprit intellectuellement stimulant42 », c’est en tant que trait constitutif du leadership43. L’humour constitue également une bonne ressource dans les stratégies d’accès aux médias. Summum du divertissement politique médiatisé, A. Labarrère reçoit en 1990 une Marianne d’or44.

38Pourtant, l’humour est une ressource qui, procédant de l’innovation et de la surprise, s’émousse et que l’obsolescence guette. Dans une phase de déclassement, en janvier 1998, A. Labarrère innove dans le registre du coming-out ou « déclaration volontaire médiatisée45 ». Il renouvelle son capital symbolique en levant le voile sur son homosexualité, une manière d’éviter qu’une certaine lassitude ne se traduise par une défaite électorale. Les coming-outs intervenant souvent en période électorale comme le remarque J.-Y. Le Talec, la question de leur rentabilité électorale mériterait d’être interrogée. Extrait de l’échange entre A. Labarrère et le journaliste T. Demaizière sur une radio nationale (RTL) :

« A. L. : Ça ne se dit pas, je crois, par pudeur. Il ne faut pas choquer. ÀPau, pratiquement tout le monde le sait, mais tout le monde ne le croit pas nécessairement.
– T.d.M. : Et pourquoi l’avez-vous tu jusqu’à maintenant ?
– A. L. : Parce que j’estime que je suis un peu sur la fin de carrière. Et puis, vous savez, une campagne politique est toujours délicate, et je me rappelle, un jour, c’était la veille d’une municipale. Il y avait, à toutes les entrées de bureaux de vote, de grands trucs : “Labarrère pédé” Partout, partout, partout, partout. J’ai rien fait effacer, je suis passé au premier tour : 65 %. […] C’était un défi de ma part. Je voulais savoir ce que ça donnait, je voulais savoir quelle pouvait être l’importance de cette accusation, ou de cette vérité, sur l’électorat. Et bien je vous l’ai dit, je suis passé au premier tour avec 65 %46. »

39L’objectif électoral poursuivi alors par A. Labarrère (le Sénat) explique sans doute le recours à un média national, pour ce scoop qui n’en est un qu’en dehors de la capitale béarnaise.

40Dans la phase de conservation du pouvoir, l’élargissement du capital médiatique de l’édile palois repose essentiellement sur la diversification des outils de communication, à travers la presse écrite et la radio. Un examen attentif des agendas du maire pour l’année 1983 montre que la médiatisation est inscrite à l’agenda routinier du maire, sous la forme d’un contact récurrent avec la radio des Gaves, radio locale libre émettant dans les années 1980, entre 30 et 60 minutes d’émission hebdomadaire au cours du mois de janvier 198347. Vingt ans plus tard, tant les supports que les modalités de communication ont évolué. En 2005, le support est numérique et la communication avec le citoyen directe. Dès lors, argumentant que « les gens auront leur maire sous la main », A. Labarrère organise des chats en ligne48 et inaugure son blog49. Ces innovations, qui s’inscrivent dans une stratégie de restructuration, s’accompagnent d’une professionnalisation de l’équipe vouée à la communication, notamment avec la création à la fin des années 1990 d’une direction de la communication, qui met la mairie de Pau en conformité avec l’évolution du champ politique50. La médiatisation des réalisations municipales, notamment en matière d’équipements et d’infrastructures, constitue en effet une ressource essentielle dans la routinisation de l’exercice du mandat de maire.

41Le capital médiatique d’A. Labarrère au fil des ans s’adapte aux évolutions du champ médiatique : d’orateur, il devient entertainer, jusqu’à dévoiler sa vie privée51 à travers son coming-out en 1998. Ce capital symbolique individuel sert le registre de la proximité, présence physique et symbolique, qui est essentiel à la fonction de maire et dont la presse locale se fait volontiers l’écho. Ce faisant, il s’articule volontiers avec le capital d’autochtonie.

L’autochtonisation comme (res) source de longévité

42Cette émanation du capital social populaire, que J.-N. Retière nomme autochtonie, constitue l’une des composantes essentielles du capital politique et médiatique d’A. Labarrère dans la durée. L’autochtonie est une « variante spatialisée du capital social dont il éclaire les formes en milieu populaire52 » opérant dans un espace social donné. Elle doit être saisie dans sa double assertion, à la fois comme une ressource et une contrainte. Susceptible de produire de l’exclusion53, le capital social populaire est soumis à une procédure de légitimation qui passe notamment par des rituels publics54. Lorsque sa valeur est reconnue localement, l’autochtonie est à la fois la plus constante et la plus facile à renouveler, celle qui souffre le moins de déclassement ou d’obsolescence.

43Le premier rituel vaut « acte de soumission au territoire55 ». Dans sa phase d’innovation, lors de la première campagne électorale de 1967, Labarrère incarne la figure du Béarnais de retour au pays après avoir réussi en Amérique. Dans son Histoire de Pau, Tucco-Chala évoque ainsi la première campagne électorale de Labarrère : « il implante simplement à Pau les habitudes rurales de la Troisième République. C’est donc un Béarnais qui triomphe en Béarnais. Il est enfin une autre composante de son succès, très paloise et populaire : beaucoup d’employés, d’ouvriers et de domestiques n’ont-ils pas été fiers de voter pour “le fils de la crémière”56 ? » Par la suite, A. Labarrère se soumet volontiers aux contraintes de son territoire d’élection, parlant béarnais et assumant le surnom « Dédé ».

44Une confrontation, sur un même événement, du discours de légitimation produit à destination de la presse nationale et de la presse locale illustre bien la mobilisation de cette ressource. Le 4 décembre 1992, dans un communiqué de presse envoyé à la presse nationale, A. Labarrère annonce que « devant le coup de poignard qui est porté au développement économique du Béarn » après l’annulation de la déclaration d’utilité publique du tunnel du Somport, il se met en congé du Parti socialiste. Il estime que « le Béarn est devenu l’otage de la pêche aux voix écologistes », alors que « l’ouverture de ce tunnel était indispensable pour l’aménagement du territoire français dans la perspective de la Communauté européenne57 ». Et d’annoncer à grands renforts de communiqués de presse : « Je préfère être éliminé comme député que de me faire complice d’une mauvaise action. […] Je crois être un homme de conviction mais je choisirai toujours la défense du Béarn58. » La presse locale, relayant le même communiqué de presse, titre à cette occasion : « Le Béarn avant mon parti59. »

45La décision d’A. Labarrère découle du climat de désaffection du Parti socialiste, dont l’avenir électoral s’est obscurci en même temps que le climat économique (récession, chômage en hausse) et l’affaiblissement de F. Mitterrand, touché par les affaires et la maladie. Commence alors une période difficile pour les socialistes, concurrencés par les Verts- Parti Écologiste, jusqu’aux bons résultats obtenus par L. Jospin au premier tour de l’élection présidentielle en 1997. Au-delà des intérêts de son territoire qu’il se targue de faire prévaloir sur sa filiation partisane et ses convictions idéologiques, ce sont en réalité les conditions de sa réélection qu’il assure. En septembre 1993, A. Labarrère « réintègre » le Parti socialiste60. Entre-temps, la position du gouvernement a évolué, puisqu’en janvier 1993, P. Bérégovoy déclare « nécessaire » le tunnel du Somport61. En dépit de la déroute de son parti (les élections législatives de 1993 ouvrent la voie à la deuxième cohabitation), A. Labarrère fait partie des 57 députés socialistes (contre 275 en 1988) conservant son siège à l’Assemblée nationale.

Conclusion

46Cette étude de la gestion d’un capital médiatique individuel sur près de quarante ans de carrière politique montre que l’effet de la territorialisation s’impose également à la stratégie médiatique. En effet, l’utilisation du capital médiatique (national ou local) accompagne la stratégie politique voire électorale (nationale ou locale). Un invariant du métier politique sous-tend l’analyse : le capital médiatique est intimement lié à la stratégie électorale et à la nature des mandats visés. En atteste la figure ci-dessous, qui croise certaines différentes ressources composant le capital médiatique, distribuées selon les formes élémentaires de capital et les stratégies de gestion de ces ressources.

47Dans la phase de conquête du pouvoir, le maire de Pau privilégie l’accumulation de ressources médiatiques, pour leur rentabilité auprès des agents politiques. Pourtant, c’est bien un double processus de diversification et de territorialisation d’une offre politique qui inscrit une carrière politique dans la longévité. Comment conserver cette capacité à la dramatisation en vieillissant, si ce n’est par une stratégie d’accumulation et de restructuration de ressources politiques menacées d’obsolescence ? Il s’agit d’abord d’éviter l’obsolescence en encastrant l’activité politique dans le champ médiatique et social, c’est-à-dire en désautonomisant le champ de la compétition politique. Le capital médiatique n’est que le prolongement individuel ou symbolique d’une domination voire l’expression de la curialisation d’un sous-champ local et autonome, restreint à un territoire. En témoignent notamment les interdépendances à l’œuvre entre l’élu et les localiers.

48En début de carrière, le capital médiatique peut d’abord servir à asseoir une domination, voire à imposer une monopolisation de l’espace médiatique sur un territoire donné. Saisie dans sa longévité, la gestion de la ressource médiatique institue le champ médiatique comme prolongement du champ politique. Elle met en lumière l’interdépendance, localement, des médias et du pouvoir politique. Les médias constituent à la fois un support de légitimation indispensable à un ancrage local et une arène dans laquelle se poursuit la compé tition politique. La position dominante que confère la personnalisation de la fonction mayorale offre à celui qui l’incarne un accès privilégié et dominant aux médias locaux, souvent efficace pour museler l’opposition, voire la concurrence intra-partisane.

Tableau 1. Gestion de son capital médiatique par A. Labarrère (1966-2006)

49L’innovation, stratégie des outsiders, se raréfie au gré de l’accumulation des ressources médiatiques conférées par des positions institutionnelles. La résistance à l’obsolescence, caractéristique des stratégies de déclassement, se traduit par un double mouvement de désidéologisation et de professionnalisation. La désidéologisation des postures médiatiques qui peuvent être attribuées à A. Labarrère peut s’analyser comme une conséquence de la longévité. Le second s’incarne dans des stratégies, isolées, d’innovation de certaines ressources mises en œuvre à travers la professionnalisation de l’entourage et des outils de communication utilisés par le maire.

50L’articulation des différentes formes de capital qui composent le capital médiatique procède d’une logique d’agrégation, une ressource acquise permettant d’en accumuler d’autres, utilisables dans le même champ ou dans un champ connexe. Si l’approche dynamique permet de corréler certaines étapes de la carrière avec une stratégie de gestion des ressources, elle n’ouvre pas pour autant la voie à une perspective cyclique, susceptible de penser la carrière d’un élu ou la gestion de son capital médiatique selon le principe de la « destruction créatrice » cher à Schumpeter. Au-delà de l’articulation entre le capital médiatique et le capital politique, esquissée ici de manière plus descriptive qu’analytique, la contribution du capital économique à la gestion des ressources composant le capital médiatique reste à éclairer. Elle pourrait s’appuyer sur la médiatisation de l’action publique municipale pour interroger les enjeux d’une éventuelle superposition des ressources financières personnelles et publiques investies dans la médiatisation d’une action publique locale.