« Je vais peut-être vous choquer […] mais je trouve qu’elle [Marine Le Pen] a posé un acte révolutionnaire en disant quelque part « merde aux médias ». Il serait temps que vous soyez tous un peu à votre place, vous n’êtes pas les patrons du monde, on n’est pas à votre disposition1. »

1Cet extrait du passage dans la matinale de France Info de Gilbert Collard représente un avis partagé par une partie des dirigeants du Front national2 (FN) à l’égard des journalistes en particulier et du traitement médiatique réservé à leur parti en général. En effet, les dirigeants du FN caractérisent régulièrement les agents du champ journalistique d’individus « partiaux », « gauchos », « irrespectueux » « vendus »… En bref des « merdias », pour reprendre le langage indigène qui nuiraient sciemment à la réputation de leur parti. Ces positionnements « antimédias » via le développement d’une critique plus ou moins élaborée mais néanmoins institutionnalisée au Front national3 tranche avec la présence récurrente et recherchée des cadres FN dans différents pôles du champ journalistique.

2Ainsi, les porte-paroles officiels du Front national et notamment Marine Le Pen4 sont aujourd’hui régulièrement invités à s’exprimer au nom de leur parti à la télévision5 dans les matinales de radio donnant par là des indices en termes de tentatives de professionnalisation du parti et d’institutionnalisation de cette entreprise partisane. En effet, si « la politique est un métier qui requiert des savoir-faire ; ce métier est inséparable d’une médiatisation6 » et les dirigeants du FN travaillent en ce sens à développer leur présence dans les médias, au niveau de l’organisation d’une part dans la division du travail politique en spécialisant certaines de leurs activités dans la communication politique7 et au niveau des recrutements de leurs homologues d’autres part en cherchant à fidéliser des individus jugés compétents et disposés à devenir notamment des « bons clients » des médias.

3Mais qui sont les dirigeants du FN qui « passent » dans les médias ? Comment s’opère cette sélection (implicite) des « bons clients » frontistes ? Ce papier propose au-delà de la prétendue « atypicité » du personnel politique FN ou de la « complicité » des journalistes dans l’augmentation importante de leur présence à la télévision, de revenir sur les ancrages sociaux de la médiatisation des dirigeants FN afin d’expliquer, relationnellement, quelles logiques sociales sous-tendent les relativement faibles dissonances qu’il existe aujourd’hui entre porte-paroles du FN et attendus du champ journalistique. La littérature sur le sujet reste peu importante bien que ce parti « [soit] sans conteste le parti politique français qui a été le plus étudié au cours de ces dernières décennies8 ». Pléthore d’études sur le FN se situent plutôt en sociologie électorale9, analyses de discours10 bien qu’on dispose en l’état de peu d’études ethnographiques publiées sur le parti11. Les travaux disponibles se retrouvent autour de la problématique de la « dédiabolisation12 », les usages d’internet13 ou des « effets » du travail journalistique dans le développement du Front national14. Le « concept magique15 » de « dédiabolisation » permet selon certains de mesurer la relative « normalisation » du FN dans les médias16 et ainsi de rendre compte des « réussites », des « échecs » ou encore des « limites » de ce qui est véritablement une « stratégie de communication17 ». Toutefois, considérer que la présence accrue des porte-parole du FN dans les médias est le résultat d’effets directs de stratégies conscientes des dirigeants ne permet pas de mettre au jour les ancrages véritablement sociologiques de l’accroissement de leur médiatisation d’une part, ni des conditions sociales de possibilité de cette dernière d’autre part.

4D’autres travaux, sur le personnel politique montrent que la visibilité médiatique des professionnels de la politique est d’autant plus grande que ces derniers occupent une position haute dans la hiérarchie politique, ce qui rend visible une subordination structurale du champ journalistique vis-à-vis du champ politique ; en conséquence, et sauf exceptions, le capital politique précède ainsi en quelque sorte le capital « médiatique18 ». Ainsi, seuls quelques hauts responsables du FN font apparemment et significativement exception et de surcroît, ce succès médiatique « extraordinaire » est habituellement expliqué par les capacités « extraordinaires » des leaders du FN (notamment leur prétendu charisme19) à capter l’audience et à faire l’événement. Mais d’autres pistes méritent examen dont celles des savoir-faire médiatiques, des dispositions culturelles, économiques et sociales, autrement dit des capitaux politiques et médiatiques tout à fait classiques des leaders du FN. En effet, pour le FN comme pour d’autres entreprises politiques, le passage dans les médias est une des formes de l’activité politique : celle du travail de représentation. Dès lors, la médiatisation des cadres du Front national peut s’expliquer par la détention (ou pas), et l’accumulation de capitaux plus ou moins spécifiques au champ journalistique.

5Posée différemment, la question des ancrages sociaux de la médiatisation des dirigeants du FN revient donc à ce que des travaux en science politique et en sociologie des médias nomment « capital médiatique20 » qui représenterait un ensemble de dispositions pouvant être activées dans le champ journalistique. Le capital médiatique s’avère être un outil conceptuel heuristique pour penser les accès différenciés des professionnels de la politique au champ journalistique en cela qu’il permet de comprendre les différentes dispositions inégalement réparties au travail politique dans les médias. Cette forme de capital politique21 spécifique permet d’étudier les dispositions « journalistiques » des enquêtés en revenant à leurs dotations en capital culturel et social qui sont ici les plus distinctives.

6Pour rendre ce concept opérationnel dans l’enquête de terrain, une attention fine doit être portée certes à l’objectivation de leurs invitations dans les pôles dominants du champ journalistique ou dans le « second marché médiatique22 » mais d’abord au capital politique (les enquêtés les plus invités cumulent des postes électifs et des postes à responsabilités dans l’organisation partisane23 et sont également chargés de recruter leurs entourages) ainsi qu’aux dispositions des enquêtés qui s’activent dans certains contextes et surtout dans un champ qui est aujourd’hui plus enclin à permettre aux dirigeants du FN de s’exprimer. Les « bons clients » FN d’aujourd’hui ont été formés et ont incorporé des savoir-faire et savoir-être particuliers, en sus d’un capital social spécifique pour certains, lié à certaines socialisations professionnelles ou socialisations politiques précédant leur entrée au FN. Bien que le sens commun pourrait laisser à penser que la présence accrue des porte-paroles du FN serait rendue nécessaire par leur « nouvelle position » dans le champ politique ou leurs récents scores électoraux, force est de constater qu’on retrouve ici des logiques sociales permettant de comprendre l’ajustement de certains dirigeants FN aux attendus des plateaux télévisés.

7Ces ajustements se remarquent autant quantitativement dans la récurrence des invitations des cadres du FN dans les médias24 – qui révèle la reproduction de l’ordre politique interne du FN comme ordre médiatique25 – que qualitativement par l’étude des trajectoires et des socialisations des enquêtés26 qui objectivent l’importance de certaines compétences liées au capital culturel, à la socialisation politique ou encore au capital social.

8L’objectivation de la médiatisation « à plusieurs visages » du FN permettra ici de montrer que le capital politique reste une condition nécessaire mais néanmoins insuffisante à la médiatisation (I). Les accès différenciés aux espaces de médiatisation se comprennent d’ailleurs à l’aune des dispositions différenciées des enquêtés au travail politique médiatique (II).

Un cercle médiatique restreint

9Le capital politique reste ainsi une condition nécessaire à l’accumulation de capital médiatique. Condition nécessaire mais néanmoins insuffisante, le capital politique délégué par le parti donne déjà des indices en termes de chances d’accéder à un statut de porte-parole médiatisé (1). Toutefois, les positions au FN ou les mandats électoraux n’expliquent pas à eux seuls la médiatisation. Ainsi, le capital culturel (notamment institutionnalisé), le capital social dans le champ journalistique et plus largement la trajectoire politique (par l’incorporation de savoir-être et savoir-faire spécifique au travail avec les médias) permettent de mettre en valeur les inégales dispositions des enquêtés à accéder au champ journalistique (2).

Éléments de cadrage : récurrence des invitations, mandats et position dans le parti

10En comptabilisant les invitations à la télévision et à la radio des dirigeants du Front national en 2015, on remarque de prime abord que tous les cadres ne sont pas médiatisés de la même façon27. On retrouve, par l’analyse des passages à la télévision ou dans les radios nationales une récurrence de trente individus lors des douze mois de l’année 2015 pour un total de 627 invitations. La proportion de femmes présentes dans ce corpus (10 %) est moindre que dans la répartition des cadres dans l’état-major du parti (environ 31 % de femmes dans les instances de direction en 201428). Ils ont en moyenne 48 ans, le plus jeune ayant 21 ans et le plus âgé 69 ans. Vingt et un cadres sur les trente retenus ont également plus de 40 ans.

11En termes de capital politique délégué, les trente personnes du corpus occupent presque tous des mandats électifs au nom du Front national. On y compte les députés européens, les deux sénateurs, les deux députés ainsi que plusieurs conseillers régionaux et trois maires FN. Toutefois, on retrouve dans le corpus des individus qui ne possèdent pas de mandat électif en 201529 (Mickaël Sala, Alexandre) ou qui en acquièrent durant les élections régionales (Simon, Aurélien Legrand). La présence de certains conseillers régionaux, présents une ou deux fois sur l’année s’explique d’ailleurs par la campagne pour les élections régionales, durant lesquels certains d’entre eux ont été invités dans des journaux télévisés régionaux sur France 3. Aussi, tous les individus présents dans le corpus occupent des positions au moins symboliquement fortes au Front national (qui ne sont pas forcément rémunérées). On retrouve ainsi six membres du bureau exécutif30 et vingt-deux membres du bureau politique qui représente le conseil d’administration du Front national31 et en est sur le papier l’organe décisionnaire principal. En ce sens, l’hypothèse d’individus plutôt dotés en capital politique se vérifie : la plupart des individus présents dans le corpus n’en sont pas à leur premier mandat électif au Front national. Pour les transfuges comme Aurélien Legrand et Florian Philippot l’un était socialisé à la politique et à la communication32 lorsqu’il a milité à la LCR puis au NPA et l’autre est fortement doté en capital culturel institutionnalisé et dirige la vice-présidence « Stratégie et Communication » du parti.

12En raisonnant par le bas du classement, on remarque ainsi que certains députés européens, comme Édouard Ferrand ou Philippe Loiseau restent peu médiatisés durant l’année étudiée alors qu’ils occupent des mandats électifs importants au FN et qu’ils sont membres des instances dirigeantes du parti. L’observation d’une conférence de presse en 2016, où tous deux sont présents, montre ainsi qu’être un « bon client » des médias n’est pas réductible à la position dans la hiérarchie partisane et aux mandats électoraux, a fortiori de député européen33.

13Ainsi, si les dotations en capital politique (en termes de mandats électifs), en capital symbolique (en termes de position dans le parti) donnent plus de chances d’accéder au champ journalistique qui respecte « l’ordre politique », elles ne le permettent pas à elles seules d’expliquer les différences de fréquence d’invitations. D’autres éléments entrent donc en compte : la trajectoire politique par la socialisation aux attendus journalistiques, les certifications scolaires ou encore le capital social spécifique.

Dotations initiales en capitaux et réseaux

14En prenant ici appui sur le haut du classement, huit porte-parole du FN ont été invités plus de trente fois dans l’année étudiée contrairement à dix-sept cadres du corpus qui ont été invités moins de cinq fois. Ainsi, huit dirigeants du Front national cumulent 87 % des invitations sur l’année 2015.

Graphique 1. Fréquence des invitations des cadres du FN en 2015

15Les huit enquêtés sont fortement dotés un capital politique et en capital symbolique. Toutefois, ils ne sont pas invités avec les mêmes régularités. Florian Philippot, avec 197 invitations sur les 627 comptabilisées domine avec 31.2 % des invitations soit dix-sept points de plus que Gilbert Collard et Nicolas Bay qui comptabilisent chacun environ 13 % des invitations.

Graphique 2. Répartition des invitations par dirigeant

16Si tous les dominants du FN ne sont donc pas égaux devant la probabilité d’accéder au champ journalistique, le cas de Florian Philippot cristallise un certain nombre d’éléments : capital culturel institutionnalisé, socialisation politique, croyance dans l’importance de la communication politique et réseaux avec des journalistes.

17D’un autre côté, en opposition dans le parti, on retrouve en 2015, Marion Maréchal Le Pen, qui comptabilise seulement 4.9 % des invitations. Elle ne réalise pas une médiatisation « au quotidien » du parti mais est présente dans des émissions politiques importantes et à des heures de grande écoute comme chez Jean-Jacques Bourdin, à « Des paroles et des actes » ou sur les matinales de Radio France. La présidente du Parti quant à elle représente environ 9 % des invitations soient 54 passages sur l’année étudiée.

18L’exemple de Martin34, aujourd’hui député et apparaissant régulièrement à la télévision et à la radio au nom du FN permet également de montrer le lien entre socialisation politique, socialisation professionnelle dans la communication et passages dans les médias. En 2015, Martin est conseiller régional et il n’accède à des responsabilités locales qu’en 2016 et à la députation en 2017 après avoir travaillé durant la campagne présidentielle dans la cellule « Idées et Images » du parti. Martin entre au Front national déjà expérimenté dans la politique professionnelle : il a en effet été membre du bureau politique d’un parti de droite, a dirigé une entreprise de conseil en communication et en marketing (ayant pour clients des élus à l’Assemblée nationale ou au Sénat). Il a travaillé dans le journalisme en tant que directeur adjoint à la communication d’une chaîne de télévision nationale et a été chef de cabinet d’une ministre. Il est donc déjà socialisé aux logiques de fonctionnement des médias, rompu au travail de communication politique, et entretient des réseaux avec des journalistes. À la suite de son élection à la députation et à sa nomination en 2017 comme « porte-parole » officiel du Front national, Martin est alors invité plus fréquemment dans les médias. L’accumulation de capital médiatique, pour cet enquêté, repose sur son capital politique et sa position au sein du FN mais aussi sur sa socialisation professionnelle dans la communication.

19Les porte-parole du FN, en tout cas les plus médiatisés, présentent donc un capital médiatique individualisé et institutionnalisé35 et le capital politique reste une condition sine qua non de l’accès à la médiatisation dans des pôles dominants du champ journalistique (émissions politiques, journaux télévisés, matinales de radio36). Il ne s’agit pas là de posséder un mandat mais de les cumuler37 en sus d’une position légitime dans l’appareil partisan (vice-président, membre du bureau politique). Mais tous les membres du bureau politique du FN cumulant des postes électifs ne sont pas présents dans les médias. D’autres éléments expliquent donc ces accès différenciés à l’espace médiatique. On peut noter chez certains l’importance d’un capital social spécifique lié à des socialisations professionnelles, l’importance du capital culturel sous sa forme institutionnalisée dans la capacité de rédaction et de préparation des interviews.

20Savoir être clair, savoir s’exprimer en peu de mots, ne pas faire trop d’écart à la relation de bienséance de surface, à fleurets mouchetés, qui s’instaure sur le plateau avec le journaliste interviewer, être entraîné et préparé sur les sujets sur lesquels on va être interrogé… autant de « qualités » entretenues (ou non) par les socialisations familiales, scolaires et surtout universitaires, comme par les autres activités, pas seulement politiques des individus médiatisés ; que certains doivent ainsi à leurs formations dans d’autres partis politiques.

Expliquer la médiatisation par des stratégies et des investissements différenciés

21Les conditions sociales de possibilité de l’accumulation de capital médiatique sont étroitement corrélées aux dotations initiales en capitaux, notamment culturel, et en capital politique. En prenant en compte le contexte des trajectoires des porte-paroles étudiés, les investissements et stratégies différenciées dans la médiatisation permettent également de comprendre les modalités d’accumulation de capital dans le champ journalistique. Certains porte-paroles du FN sont ainsi sollicités en tant que « spécialistes » contrairement à d’autres qui ont vocation à s’exprimer sur des sujets de politique générale (1). Du côté des jeunes présents dans le classement des invitations en 2015, les dispositions à la médiatisation sont travaillées dans le cadre d’ascensions partisanes (2).

Spécialistes et généralistes

22Concernant les médias nationaux invitant les cadres, le graphique suivant montre une prépondérance de la télévision ainsi qu’une part non négligeable des « doubles » ou « triples invitations » telles des matinales retransmises simultanément à la télévision et à la radio ou des débats politiques organisés par un journal, une chaîne de télévision et une radio. Cela permet, en étant invité sur un seul plateau de cumuler la diffusion sur plusieurs médias. L’émission de Jean-Jacques Bourdin diffusée simultanément sur BFM TV et sur RMC en est un des principaux exemples.

Graphique 3. Répartition des invitations par type de média

23Aussi, parmi les chaînes de télévision, ce sont celles d’information en continu qui invitent le plus les cadres du FN : environ 23 % pour I-Télé et 15 % pour BFM TV. Suivent France 3 avec environ 15 % qui ne sont pas tant significatifs en l’état : les élections régionales s’étant déroulées dans la période étudiée. On retrouve ensuite LCI et La chaîne parlementaire qui comptabilisent 9 % des invitations des cadres du FN. Le développement d’un « second marché médiatique » est donc un des éléments de contexte pouvant expliquer la présence plus importante des dirigeants du FN à la télévision. Cela recoupe certaines analyses de la présence de professionnels de la politique, des « seconds couteaux » qui peuvent accumuler du capital médiatique par l’accès à ces chaînes d’information.

24Pour le cas du FN, trois cadres sont invités en raison de leurs certifications en économie sujet autour duquel s’organise leur travail politique. C’est le cas de Mickaël Sala, 52 ans, dirigeant d’une société de développement commercial pour les PME, et président du collectif Croissance Bleu Marine en charge des liens avec les petites et moyennes entreprises, récemment nommé secrétaire départemental du Val d’Oise38 et de Philippe Murer, économiste anciennement proche de Jacques Sapir, enseignant vacataire à l’université, conseiller spécial et assistant local au Parlement européen de Marine Le Pen qui est aussi président du Collectif Nouvelle Écologie39. Bernard Monot, député européen, en charge des questions économiques avec Richard Sulzer depuis début 2010 (il officiait sous pseudonyme auparavant) est également dans le corpus avec dix-huit invitations sur l’année écoulée. Ces trois individus sont invités en majorité dans des émissions économiques à faible audience sur des chaînes spécialisées (BFM Business, Boursorama). Les invitations de Bernard Monot sur LCP ou sur le plateau « en ligne » du journal L’Opinion étaient également axées sur l’économie. Le capital politique plus important détenu par ce dernier ainsi que la certification en économie en termes de diplôme semble lui assurer une médiatisation relativement plus importante dans son domaine d’expertise qui s’élargit parfois à des émissions (à la radio notamment) ne portant pas de façon centrale sur l’économie. Ces enquêtés font donc figure d’invités « spécialisés ».

25Plus régulièrement invités, les cas de Florian Philippot et de Marine Le Pen mettent en avant les choix opérés par les enquêtés. Les 54 invitations de Marine Le Pen en 2015 sont à prendre en compte avec la démarche officielle de « retraite médiatique » dans les derniers mois de l’année où elle a annoncé vouloir se « rapprocher des électeurs » et être moins présente dans les médias dominants. En analysant ses passages on retrouve sans surprise sa présence dans les matinales des radios (Radio France, Europe 1, Radio Classique), dans les émissions politiques matinales (« Télématin », ou la « Team Toussaint » sur I-Télé) et sur de nombreux plateaux régionaux (France 3) durant les élections. Elle est également la seule cadre à intervenir significativement dans les deux principaux journaux télévisés40 (TF1 et France 2). En cela, on observe des différences dans la structure des ressources de médiatisation de ces hauts cadres : si Marine Le Pen, en tant notamment que présidente du parti assure une médiatisation dans des « lieux qui comptent » et choisit ses passages comme nous le racontent nos enquêtés, Florian Philippot au contraire exerce le tout-venant et la médiatisation « au quotidien » en se rendant sur les plateaux, notamment des chaînes d’information en continu, à diverses heures et dans des émissions aux audiences inégales. Cette possibilité de « choisir » les médias se remarque aussi chez Louis Aliot quand nous le rencontrons à l’issue d’un entretien41 qui s’avérera selon lui « raté42 ». Il se rend à la conférence de presse sur l’agriculture (voir supra) dans le but de transmettre des informations sur le séminaire FN du week-end précédent (ce pour quoi sont également venus certains journalistes). Louis Aliot est également sollicité par les journalistes. L’entretien est ainsi interrompu brièvement lorsqu’il reçoit un mail d’une journaliste à laquelle il refuse de répondre. Ce cadre du FN, au parti depuis 1990, docteur en droit de l’université Toulouse 1 est avocat. Décrit en interne comme « en retrait » en 2018 bien que faisant partie du cercle des proches de Marine Le Pen (dont il est alors officiellement le compagnon) il peut choisir en fonction de son agenda (député européen, député régional, conseiller municipal) d’accéder (ou pas) aux requêtes des journalistes.

26Les différents investissements dans les médias se comprennent donc en prenant en compte les stratégies plus ou moins conscientes des enquêtés, relatives à leurs positions. L’importance du contexte et de la trajectoire se donne également à voir à un niveau plus bas dans la hiérarchie du parti. En effet, certains jeunes élus ou permanents en ascension partisane investissent également le champ journalistique. Les passages dans les médias leur permettent de légitimer leur position et d’accumuler du capital politique par la médiatisation.

Des jeunes en ascension partisane

27Ayant en majorité peu d’accès aux mêmes émissions que les autres enquêtés plus intégrés dans le champ politique et dans leur parti, deux jeunes cadres du FN sont présents dans le corpus étudié : Alexandre et Simon43.

28Alexandre, 26 ans44, est en 2015 une des figures du Front national de la Jeunesse et travaille aujourd’hui au service communication du FN. À ce titre, il était environ payé deux mille euros nets par mois et a mis ses études lettres modernes et philosophie à la Sorbonne « en pause ». Ce féru « d’histoire politique » se dit proche de Robespierre (« je suis un robespierriste confirmé ») et de la figure napoléonienne. Passionné de métal, il joue dans un groupe de musique qui donne des concerts en région parisienne. Fils d’un cadre commercial résidant à l’étranger et d’une mère infirmière dans les hôpitaux publics, il entre au Front national en 2012 après les élections présidentielles qu’il décrit comme « décisives » dans son orientation politique. Rapidement promu au sein de la fédération Île de France c’est un des porte-parole des « jeunes » reconnu dans le parti. Ses passages à la télévision sont rares et dans des émissions symboliquement peu importantes dans l’espace médiatique comme « On va plus loin » sur LCP invitant régulièrement des figures moins dominantes au FN, notamment les jeunes. À la radio, il est invité sur Sud Radio lors de ses déplacements mais aussi plus exceptionnellement par Morandini sur Europe 1. Ce ne sont donc pas des émissions politiques mais plus d’infotainment ou de courtes interviews. Il a l’habitude de la prise de parole en public (discours, réunions du FNJ) et de la rédaction de communiqués de presse. De plus, il connaît bien certains journalistes (de radio notamment) qu’il rencontre aux manifestations publiques du Front national ou lors de conférences de presse et qu’il côtoie régulièrement « en dehors ». Il dit entretenir ce capital social spécifique avec des journalistes car cela est plus que nécessaire « dans la diffusion des idées du FN ». Ses invitations, comme celles, relativement peu nombreuses d’autres jeunes du FN45 illustrent la hiérarchie des émissions disponibles dans le champ journalistique : on pourrait penser que, pour ceux qui sont encore moins dominants (en termes de capital politique et de compétences médiatiques) que les cadres nationaux du FN invités sur le « second marché », un « troisième marché » pourrait être intégré, regroupant les émissions relativement peu prestigieuses des chaînes d’information en continu ou certaines chaînes (comme LCP par exemple) en bas de la hiérarchie de ces dernières.

29Le cas de Simon, 25 ans46, qui a étudié la géographie et aménagement du territoire à l’université, après avoir fréquenté un lycée catholique pluriséculaire, complète celui d’Alexandre. Encarté au FN depuis 2012 dès ses 16 ans, ce fils de technicien en entreprise et d’assistante maternelle immigrés italiens est conseiller régional en Île de France, secrétaire départemental d’un département francilien. Il est aussi le responsable d’un collectif du Rassemblement Bleu Marine47 chargé de réfléchir à l’aménagement de certains territoires pour les prochaines élections présidentielles. Sur l’organigramme, il est inscrit dans la vice-présidence à la Stratégie et à la Communication, mais apparaît plutôt accaparé par son mandat d’élu et ses responsabilités militantes. Invité quatre fois à la télévision, trois de ces invitations se déroulent durant la campagne des élections régionales : sur France 3 lors d’un débat avec d’autres candidats, dans l’émission spéciale sur « son » département et sur I-Télé interviewé par Claude Askolovitch. Il sera également invité sur LCI pour une « revue de presse politique ». Proche de Florian Philippot (qui a aidé à sa promotion rapide à la tête d’un département), il dit entretenir de bonnes relations avec les journalistes même si ces derniers sont « partiaux » mais « nécessaires à la dédiabolisation du FN ». Vêtu en permanence d’un « costard cravate » et représentant un « bon client » en devenir selon ses pairs : qualités dans la prise de parole et le débit, présentation de soi « propre et avenante », « jeunesse »…, autant de qualités qui seraient valorisées par les journalistes qui l’invitent selon d’autres jeunes du FN.

30Si Alexandre était invité en tant que porte-parole officiel des « jeunes » au Front national, Simon, durant les élections régionales, représentait également un attrait médiatique particulier étant un des plus jeunes au FN à occuper un mandat d’élu local ou une responsabilité politique de premier plan dans le champ politique national.

31Ayant tous deux choisi la politique (comme le montrent leur rapport de plus en plus distant à l’université à mesure qu’ils s’investissent au Front national), leurs invitations prennent sens en relation avec dans leurs positions en interne et leurs dotations en capital politique. Leurs trajectoires politiques sont ascendantes dans le parti, les passages à la télévision ou à la radio renforcent leurs positions au FN en légitimant ces mêmes positions. Les passages télévisés et radiodiffusés des dirigeants du FN sont systématiquement diffusés sur le site du parti, rubrique « Médias » mais également sur leurs pages personnelles sur les nombreux réseaux-sociaux dans lesquels ils s’investissent. Pour les jeunes, les invitations représentent des avantages symboliques certains : il n’est pas rare de les entendre, lors des réunions, comparer leurs prestations et le nombre de leurs invitations, notamment dans des reportages ponctuels proposés à la télévision lors de la campagne pour les présidentielles en 2017. Les deux exemples mobilisés mettent toutefois en lumière les éléments évoqués au début de cette contribution : l’importance du capital politique, des dispositions sociales (ces jeunes sont diplômés ou en cours de diplomation), de leurs socialisations politiques, notamment secondaires au sein du FN dans lequel ils se forment au travail de communication publique et politique.

Conclusion

32Le cas de la médiatisation des dirigeants du FN rend finalement compte de l’importance des dispositions au travail politique médiatique ; dispositions qui s’activent d’abord lorsqu’on y est autorisé : l’ordre politique précédant à l’ordre médiatique. Le capital politique reste donc une condition nécessaire pour expliquer socialement les accès différenciés aux médias. Mais les savoir-faire et savoirs-être des différents cadres du FN, leur capital social spécifique, les compétences acquises lors de socialisations politiques précédant le FN permettent aussi de comprendre les « inégalités » médiatiques entre professionnels d’une même organisation. Ainsi, comprendre le capital médiatique reviendrait ici à le considérer comme une forme de capital politique spécifique : soit autant de dispositions culturelles, sociales et proprement politiques qui s’activent dans la trajectoire politique et plus précisément dans le champ journalistique. Si cet article prend en compte un certain pan de la médiatisation (celui des professionnels de la politique), il resterait à voir du côté des journalistes politiques et de l’organisation de la sélection des invités, les transformations plus globales du champ journalistique à même d’expliquer la création pour le FN d’une « fenêtre d’opportunité » médiatique : les dirigeants ne s’imposent pas dans les médias, ils y sont conviés par des journalistes dont les « façons de faire » discursives ont également évolué face aux porte-parole du FN.