1La force du sens commun portant sur les effets politiques de verdicts médiatiques se donne à voir avec une acuité particulière lors des échéances électorales. L’élection présidentielle de 2017 n’a pas fait exception. Alors que la droite dénonçait le « lynchage médiatique » du candidat François Fillon, suite aux soupçons d’emplois fictifs visant son épouse, la candidature d’Emmanuel Macron fut souvent renvoyée à une « bulle médiatique » isolée de tout ancrage local ou électif. Ces allégations ne vont cependant pas de soi. Leur fausse évidence dissimule un ensemble d’interrogations. Quels sont les médias dont on suppose ici l’influence ? Quel rôle jouent-ils exactement dans la fabrication de la représentation publique de ces candidats ? Dans quelle mesure cette représentation peut-elle être performative ? Par quels biais la consécration par ces médias comme « homme d’État » ou la stigmatisation comme « perdant » s’imposent-elle aux pairs politiques ou aux électeurs ?

2Ces interrogations renvoient toutes à des questions de recherches amplement travaillées par les sciences sociales : le travail journalistique et la production de l’actualité politique, les stratégies d’accès aux médias ou encore les usages de la médiatisation dans la production de la légitimité politique. Un excès de division de travail scientifique a cependant conduit à cloisonner ces questionnements. Cet ouvrage ambitionne d’articuler ces perspectives, en faisant travailler le concept de capital médiatique. À rebours des usages routinisés ou métaphoriques de ce concept, il s’efforce d’en faire un outil d’analyse générant des questions de recherche et des opérations empiriques nouvelles.

3Il est pour cela nécessaire de rappeler que l’intérêt analytique du concept de capital ne consiste pas à en faire un synonyme faussement savant de ressources, mais d’interroger les rapports sociaux qui produisent ces ressources et leur confèrent une force sociale. Le capital ne se réduit pas à des choses observables et mesurables. Il s’analyse comme « du travail accumulé (dans ses formes matérialisée ou incorporée), qui, quand il est approprié sur une base privée, i. e. exclusive, par des agents ou un groupe d’agents leur permet de s’approprier une énergie sociale sous la forme d’un travail réifié ou vivant1 ». L’erreur la plus courante à propos du concept de capital est de le substantialiser, alors qu’il est avant tout un élément de la théorie des champs destiné à générer des questions de recherche en opérant une désubstantialisation des objets d’étude. Ce qui doit intéresser est moins un résultat que des rapports sociaux qui donnent une valeur sociale à des propriétés inégalement distribuées2.

4Le capital médiatique est une forme de capital symbolique tiré d’une représentation médiatique, qui est coproduite en relation avec tout ou partie du champ journalistique, et qui peut être une force pour agir dans certains espaces sociaux. Il est la somme de rapports sociaux qui se jouent indissociablement dans l’accumulation, sous forme de stratégies d’accès aux médias, dans la conversion, selon les règles de fonctionnement du champ journalistique, et dans sa mobilisation, comme capacité à agir dans des jeux sociaux où il peut être opérant. Ce faisant, il invite à prendre en compte l’inégale aptitude des agents à tirer profit de ce travail. Si le capital médiatique peut s’analyser comme une combinaison de capitaux, il faut alors intégrer à l’analyse la manière dont se fixe la valeur de cette combinaison au cours de ces différents rapports sociaux3. Les textes rassemblés ici portent tous sur l’usage du capital médiatique dans le champ politique, même si ce capital peut être opérant dans bien d’autres espaces sociaux. Ce concept est alors un puissant outil pour construire l’objet de l’imbrication du journalisme et de la politique, sans essentialiser aucune de ces deux activités : en théorisant l’enchainement des opérations (d’accumulation, d’appropriation, de légitimation, de conversion, de rentabilisation, etc.), qui sont autant d’enjeux de luttes, il permet de montrer comment la médiatisation peut être agissante en politique.

5L’introduction de ce livre collectif vise à mettre en évidence les propriétés fondamentales du concept de capital médiatique. Puisque celui-ci s’analyse comme un rapport social, le texte revient successivement sur les trois opérations indissociables par lesquelles se forment le capital médiatique et sa valeur : les investissements nécessaires pour acquérir une visibilité dans des médias, la transformation de ce travail en représentation médiatique, puis l’usage de cette représentation comme force à agir dans le jeu politique.

Les investissements dans le capital médiatique

6Dans ses premières formulations, le concept de capital médiatique vise principalement à rendre compte des inégalités d’accès aux médias4. Dominique Marchetti précise ainsi que le capital médiatique est « une forme de capital spécifique, qui permet avec une efficacité variable (selon les périodes) d’accéder au champ journalistique5 ». Il en découle que les indicateurs du capital médiatique généralement retenus mesurent le résultat de ces stratégies d’accès aux médias, en comptant le nombre d’interventions des agents dans les contenus médiatiques.

7S’appuyant sur le système conceptuel de la théorie des champs, le capital médiatique est un outil de rupture avec les visions iréniques de la visibilité, notamment les usages routinisés de la notion d’espace public, qui minimisent les rapports de concurrence et domination. Il reprend ainsi l’approche structuraliste du modèle des définisseurs primaires de Stuart Hall, tout en le complétant d’une dimension stratégiste que l’on retrouve également dans la démarche de Philip Schlesinger6. Mais, si celui-ci utilise le concept de champ pour penser les relations de concurrence entre les sources dans leurs stratégies d’accès aux médias, il ne l’articule pas au concept de capital. Cela aurait pourtant été un antidote utile contre les usages faibles de la notion de stratégie, qui cotisent ainsi aux croyances professionnelles du secteur de la communication, selon laquelle une communication bien conçue permet à coup sûr de passer dans les médias, sans prendre en compte que tous les agents ne sont pas à égalité dans cette course.

L’inégal intérêt des agents politiques à la médiatisation

8Dans le cadre de la théorie des champs, le concept de capital médiatique invite à penser de manière relationnelle les stratégies d’accès aux médias. Tous les agents du champ politique n’ont pas le même intérêt à passer fréquemment dans les médias. Cet illusio dépend de la position dans le champ politique, c’est-à-dire du volume et de la structure du capital politique de chaque agent. Certains sont disposés à chercher à être omniprésents dans les médias, parce qu’ils croient au pouvoir des médias ou à la nécessité de bien communiquer. Pour d’autres, cela ne correspond pas à leur conception du métier politique et parfois, presque au dégoût de la « politique médiatique ».

9Dans l’état actuel du jeu politique, les agents dominants du champ politique sont les plus enclins à accumuler du capital médiatique. Il en va ainsi par exemple d’un ministre pour qui les enjeux de la compétition politique et de la conduite de l’action publique imposent de consacrer du temps aux prestations médiatiques. On retrouve ces impératifs pour les agents occupants des positions homologues au niveau local, par exemple à la tête d’un exécutif régional. Pour ces agents, les stratégies d’accès aux médias sont une contrainte de rôle : il n’est guère possible de tenir leur poste politique sans y sacrifier7. L’accumulation du capital médiatique est une pratique routinière, dans laquelle on investit ordinairement beaucoup de temps et de ressources, comme le montrent les études sur la professionnalisation de la communication politique autour de ces postes8 ou la sixième contribution de cet ouvrage qui porte sur l’équipe d’un eurodéputé.

10À l’inverse, les agents dominés dans le champ politique sont moins investis dans l’accumulation de capital médiatique. Pour la plupart des élus locaux, la structure du capital médiatique accumulé est majoritairement faite de passages dans les médias régionaux, moins valorisés. Ces agents y consacrent moins de temps et de moyens. Ils ne disposent pas des ressources que les dominants peuvent investir dans le travail d’accès aux médias. Sans doute, sont-ils aussi moins disposés au surinvestissement dans la communication politique.

11Entre les deux, se trouvent l’ensemble des agents occupant les positions intermédiaires du champ politique, notamment les élus nationaux de second plan, tels que les parlementaires sans expérience ministérielle. Comme le montre la troisième contribution à propos du cas du Front national, les stratégies d’accès aux médias de ces agents combinent, à des degrés variables, une présence à la fois dans les médias locaux et dans les médias nationaux, notamment sur le second marché médiatique9. Parmi ces agents occupant une position intermédiaire, les nouveaux entrants dans le champ politique constituent un cas particulier : peu dotés en capital politique (ils n’ont par exemple jamais été élus), ils n’en sont pas moins très investis dans l’accumulation de capital médiatique. La conversion d’autres formes de capitaux, notamment un capital symbolique acquis dans d’autres champs (syndical, sportif, culturel, etc.), en capital médiatique vise alors à compenser le manque de capital politique. L’exemple de José Bové (deuxième contribution) donne à voir comment le capital social et militant acquis dans le cadre de son activité syndicale altermondialiste est investi pour obtenir un capital médiatique et peser en politique. On observe ainsi régulièrement, lors des élections présidentielles, des candidatures ou des tentatives de candidature pour lesquelles l’absence de capital politique est compensée par un capital médiatique : Coluche (1981), Nicolas Hulot (2007) ou encore Eva Joly (2012). Emmanuel Macron, élu président de la République en, 2017, fait ici figure de contre-exemple. La première contribution examine cette exception et s’interroge sur les conditions de possibilité de cette double réussite d’accumulation de capital médiatique et de conversion en victoire électorale10. Ces stratégies s’apparentent parfois à des tentatives de révolution symbolique dans le champ politique, cherchant à inventer et légitimer une autre façon de faire de la politique11. Même si elles sont rarement couronnées de succès à moyen terme, elles font mentir provisoirement la loi d’airain de la subordination structurale. La théorie des champs permet ici de penser les inégalités de médiatisation en évitant un structuralisme trop fixiste. En effet, si les intérêts à accumuler du capital médiatique (et les chances d’y réussir) varient selon la position dans le champ politique, ils dépendent aussi de la trajectoire des agents12. Les professionnels de la politique n’accumulent pas le même type de capital médiatique et n’en tirent pas le même bénéfice politique en début, milieu ou fin de carrière. L’analyse de la trajectoire d’André Labarrère, entre champ politique périphérique (en tant qu’élu à Pau) et champ politique national (en tant que ministre), montre bien que les types d’accumulation de capital médiatique sont différents (cinquième contribution de l’ouvrage).

12L’intérêt du concept de capital médiatique est de systématiser l’analyse au-delà du seul champ des professionnels de la politique. Au sein de l’espace des groupes mobilisés, les intérêts et capacités à accumuler du capital médiatique sont très inégalement distribués. Pour certains groupes très institués (ONG, centrales syndicales, groupes d’intérêts très professionnalisés) la communication médiatique est devenue une routine, par exemple pour la mise en scène des manifestations13 ou l’organisation de conférences de presse. Pour beaucoup d’autres mobilisations, l’accès aux médias ne représente ni une fin, ni un moyen14. Entre ces deux situations symétriques, se situent tous les cas de groupes à faibles ressources pour lesquels l’accumulation de capital médiatique est improbable mais peut se révéler décisive15.

13Un autre rapport à l’accumulation de capital médiatique est donné par les profanes politiques. Ces derniers sont, en matière de médiatisation comme de participation politique, relégués à la passivité. Incomparablement moins présents dans les médias16, ils n’ont jamais la maitrise – même partielle – du cadre de la prise de parole, que l’expression de leurs intérêts soit monopolisée par des porte-parole, ou par des sondages et leurs commentateurs. Il en va ainsi également même dans des dispositifs plus ouverts17. En 2019, le mouvement des Gilets jaunes a montré l’incapacité structurale du champ journalistique à relayer une parole politique émanant de profanes ne disposant pas de titres à parler institutionnellement établis. La montée en puissance des outils numériques vient toutefois nuancer ce constat. S’ils rendent possible un expressivisme politique inédit18, la portée politique en demeure limitée. Comme l’a montré la mobilisation « MeToo », les rares mobilisations sur les réseaux sociaux produisant des effets politiques semblent relayer les prises de position d’agents fortement dotés d’autres formes de capitaux, et supposent que les informations circulant sur les réseaux sociaux soient reprises et consacrées dans des médias professionnels.

14Au total, l’analyse relationnelle des investissements dans la médiatisation, permise par le concept de capital médiatique, conduit à préciser les conditions de possibilité de la subordination structurale du champ journalistique au champ politique19. Si cette dernière semble fonctionner comme une loi d’airain pour les agents occupant une position dominante dans le champ politique20, si l’on décentre le regard vers des positions moins dominantes du champ politique (membres du gouvernement ou des états-majors partisans…), les marges de jeu semblent plus grandes.

Le travail d’accès aux médias

15Si la reconnaissance médiatique et sa quête varient selon la position dans le champ politique, elles ne doivent pas être réifiées. Même en ce qui concerne les positions les plus dominantes, la médiatisation n’est jamais automatique, elle s’inscrit toujours dans un travail orienté vers les médias21. Celui-ci est fait des multiples opérations de communication (réponse à des interviews, organisation de conférences de presse ou d’autres événements à destination des journalistes, mise en scène des manifestations, rédaction d’un communiqué de presse, organisation un déplacement avec un pool de journalistes, négociation d’une invitation sur un plateau TV, etc.) mais aussi du travail tactique (élaboration d’une stratégie de communication, élaboration des éléments de langage, etc.), et d’entretien des relations avec les journalistes. Il faut se méfier d’une vision trop médiacentrée de ce travail d’accumulation de capital médiatique, contrairement à ce que présuppose la notion de « stratégie d’accès aux médias ». La quête de la maitrise de sa reconnaissance dans et par les médias de masse peut aussi consister à obtenir une visibilité ciblée auprès de publics spécifiques (par exemple auprès de certains secteurs professionnels, par le biais de la presse spécialisée), voire à construire l’invisibilité médiatique de son action22.

16Le capital médiatique « concentre différentes espèces particulières de capital (politique, scientifique, culturel, social, etc.) reconvertis dans la logique du champ journalistique23 », mais ce processus de concentration repose sur ce double travail communicationnel (d’accès aux médias) et journalistique (de sanction de ces stratégies). Le capital médiatique n’est en effet pas un simple dérivé du capital politique, puisque celui-ci est réévalué selon les critères tacites de la newsworthiness par lesquels se forme l’intérêt (ou le désintérêt) du champ journalistique pour tel agent politique. De même, le capital médiatique peut s’analyser comme une combinaison de capital économique (moyens humains et matériels des services et agences de communication), de capital culturel (la connaissance du fonctionnement du champ journalistique), de capital social (les relations avec des journalistes, la capacité à peser sur les règles du jeu, telle que la capacité à ne pas être invité lorsque ce n’est pas opportun ou à éviter des questions gênantes lors d’une interview) et de capital symbolique (la reconnaissance par les journalistes de l’importance et de la légitimité des positions sociales)24. Mais il faut, ici encore, examiner comment ces investissements sont sanctionnés par le mode de fonctionnement du champ journalistique.

17Dans cette perspective, la clarification conceptuelle apportée par Aeron Davis et Emily Seymour aide à préciser les modes de conversion de capitaux pour l’accumulation de capital médiatique. Les auteurs distinguent le capital médiatique institutionnalisé, qui est la forme déléguée de capital médiatique, c’est-à-dire la reconnaissance dans le champ journalistique de la position occupée dans le champ politique, fondée sur la mobilisation de capitaux institués (disposer d’une équipes de communicants, occuper un poste socialement reconnu, etc.), et le capital médiatique individualisé qui se définit par un mode d’accumulation personnalisé fondé sur la réalisation de performances jugées « bonnes » lors de passage dans les médias ou tout au moins devant des journalistes, et suppose donc des capitaux individuels parfois incorporés (savoir-faire, capital social auprès des journalistes…). Selon la position occupée dans le champ politique, l’accumulation de capital médiatique repose sur la mobilisation de capitaux différents. Pour les agents occupant des postes de pouvoir (les ministres, par exemple), l’accumulation de capital médiatique repose principalement sur la mobilisation de capitaux institués. Au contraire, les agents sur des trajectoires descendantes (anciens ministres) mobilisent davantage des capitaux incorporés (savoir-faire, capital symbolique, etc.). Les outsiders, entrant en politique après avoir acquis une reconnaissance dans un autre champ, tel Bernard Tapie25 ou José Bové26, mobilisent davantage des capitaux incorporés (savoir-faire, capital symbolique reconverti, etc.). Dans les champs politiques périphériques, s’observe le même type de distribution. Les agents occupant des positions de pouvoir dans les champs politiques locaux disposent de ressources apportées par services communication des collectivités27, tandis que les nouveaux entrants jouent davantage sur leurs capitaux personnels (voir l’exemple d’André Labarrère, analysée dans la cinquième contribution). Dans l’espace des groupes mobilisés, les formes de capitaux médiatiques sont très variables selon le degré d’institutionnalisation des groupes mobilisés, leur ancienneté ou leur reconnaissance. Le travail de constitution d’une reconnaissance médiatique prend des formes très différentes entre une ONG dotée d’un vaste service de communication28 et un mouvement NIMBY informel dont la communication repose sur la création d’un site internet amateur et de la mobilisation de quelques contacts personnels ponctuels auprès de journalistes locaux. Du côté des profanes, la construction d’un capital médiatique repose sur des savoir-faire purement personnels (par exemple ceux nécessaires à l’écriture d’un blog ou à la réalisation de vidéos Youtube) comme le montre la septième contribution29.

18Au-delà de cet inventaire utile pour comprendre les différentes dynamiques de capitalisation de la reconnaissance médiatique, ces modalités sont de plus en plus hybridées notamment par les usages des médias numériques qui permettent à des agents de produire directement des contenus médiatiques (voir par exemple les « lives » de manifestations tournés par des Gilets jaunes, ou la création du Média de La France Insoumise).

19À l’encontre des théories dominantes dans la littérature anglo-saxonne sur la « mediatisation » du politique30, le concept de capital médiatique permet de penser que tous les agents du champ politique ne sont pas également concernés par la recherche de la reconnaissance médiatique. Le volume des capitaux dont disposent les agents pour accumuler du capital médiatique varie selon leur position.

20Penser la constitution d’une reconnaissance médiatique comme le résultat d’un travail accumulé offre une conception dynamique du capital, autour de l’idée d’investissement, c’est-à-dire la mobilisation de capitaux visant une rentabilité. Ce programme de recherche opère en deux temps : d’abord, mettre au jour les modalités d’accumulation (quelles activités, quels capitaux, quelles limites), puis objectiver celles de la conversion en capital politique, autrement dit prendre pour objet la recherche de rentabilité politique de la reconnaissance médiatique.

La détermination sociale du taux de change entre capital politique et capital médiatique

21Ces investissements ne sont jamais complètement garantis. Il est impossible de réduire le champ journalistique à une chambre d’enregistrement, sauf à ignorer son autonomie relative. Une deuxième opération de recherche consiste à examiner par quelles modalités et avec quelle efficacité l’investissement de ces capitaux parvient à engendrer un capital médiatique. Les règles de conversion du capital politique en capital médiatique se définissent dans les relations entre les agents investis dans le champ politique et le champ journalistique, qui sont elles-mêmes influencées par d’autres agents sociaux : ceux de l’espace des professionnels de la communication politique, des sondages et du marketing politique, ainsi que d’autres professionnels des médias (divertissement, communication numérique). Le capital médiatique se trouve régulièrement réduit à un sens commun semi savant qui résume la notoriété au label « vu à la télévision ». Il faut au contraire prendre en compte la pluralité des espaces médiatiques contribuant à la reconnaissance ces agents. Or ces diverses espaces fonctionnent selon des règles sociales différenciées si bien que les rapports sociaux à étudier sont pluriels. Problématiser en termes de capital médiatique invite donc à prendre pour objet les luttes qui se déroulent dans et entre ces espaces sociaux pour définir la valeur de ce capital.

Les transformations du champ journalistique et la coproduction du capital

22Le champ journalistique occupe une place centrale au sein de ces espaces médiatiques. Il est cependant rare que ce champ, dans son ensemble, participe de la production du capital médiatique des agents politiques. Selon que l’on étudie des ministres, des maires ruraux ou des ONG, la reconnaissance médiatique ne concerne pas nécessairement les mêmes sous-champs du journalisme. Ainsi, des membres de l’exécutif cherchent le plus souvent à apparaître dans les médias du pôle commercial et dans des sous-champs généralistes (émissions politiques et de divertissement). Plus ponctuellement, ils apparaissent dans des médias des sous-champs spécialisés, notamment dans le cadre de la mise en place de politiques publiques. Les élus locaux interviennent davantage dans les médias régionaux, le plus souvent dans les rubriques généralistes (page région, journaux télévisés locaux, etc.). Le capital médiatique est rarement acquis dans l’ensemble du champ journalistique, mais plutôt à certains pôles ou certains sous-champs du champ journalistique, si bien qu’il est de nature assez différente selon les agents. La reconnaissance ainsi acquise ne se fait pas devant les mêmes publics ni selon les mêmes représentations journalistiques. En cela, il est utile d’associer l’étude du capital médiatique avec une analyse des fractions du champ journalistique dans lequel il est acquis.

23La contribution du champ journalistique à la coproduction du capital médiatique ne se comprend qu’en tenant compte de son hétérogénéité et sa structure. Le sous-champ de la télévision, qui a longtemps été dominant au sein du champ, a connu depuis trois décennies d’importantes transformations31 : privatisation et intensification des logiques commerciales, multiplication des chaînes, montée en puissance des chaines d’information en continu32, hybridation des contenus, concurrence croissante des espaces numériques, etc. Pierre Leroux et Philippe Teillet proposent d’appréhender un « second marché médiatique » constitué notamment par les émissions de divertissement, et aujourd’hui les émissions de plateau quasi permanentes des chaines d’information en continu. Ils montrent que des outsiders aux propriétés distinctives (rupture du registre de langage, faibles capitaux politiques, etc.) présentent des affinités avec les règles de ce marché qui entend subvertir les hiérarchies politiques. L’appréhension sociologique des médias gagnerait à observer les hiérarchies entre les espaces médiatiques et à en actualiser la morphologie. Le journal de 20 heures des grandes chaînes généralistes reste central, mais les interviews des matinales des radios ont acquis une puissance nouvelle grâce à leurs captations vidéos et aux multiples reprises qu’elles permettent, tant à la télévision que dans les médias et réseaux sociaux numériques. À l’inverse, les colonnes de la presse nationale ou locale, les newsmagazines, ou la presse spécialisée constituent des supports moins exposés, mais permettant de s’adresser à des publics spécifiques. Les rapports entre journalistes et politiques n’y sont pas équivalents. Les espaces locaux sont, par exemple, marqués par une relation quasi partenariale entretenue par des rapports de proximité et de dépendances réciproques mais aussi par une vision similaire de la communauté locale33. Il faut également tenir compte des espaces journalistiques plus militants comme le propose la huitième contribution de cet ouvrage. Même au sein de ces espaces, les rapports entretenus avec les journalistes méritent d’ailleurs d’être précisément détaillés en fonction des ressources et des contraintes des interlocuteurs. Plus largement, les différents pôles qui structurent le champ journalistique n’offrent pas aux journalistes les mêmes degrés d’autonomie vis-à-vis du personnel politique. Les journalistes du pôle généraliste n’ont pas les mêmes attentes et les mêmes représentations que ceux du pôle spécialisé, plus disposés à s’intéresser aux enjeux davantage qu’aux jeux politiques.

24Par ailleurs, la généralisation des médias numériques invite à ne pas réduire la coproduction du capital médiatique au seul champ journalistique. Bien que les travaux manquent en la matière, il est désormais indispensable de prendre en compte la dimension numérique du capital médiatique34. Cela implique de ne pas opposer de façon binaire les médias « traditionnels » et les médias numériques. En premier lieu, on observe le prolongement et une transformation des activités journalistiques anciennes comme par exemple dans les « pure players » (Mediapart, Rue89, etc.)35. En second lieu, le développement du web participatif comme les plateformes d’autopublication (Blog, Youtube, etc.), ou les réseaux sociaux numériques (Facebook, Twitter, etc.), crée de nouveaux espaces médiatiques qui, en tant qu’espace de consécration investis par les agents politiques36, concurrencent les espaces journalistiques traditionnels. Les réseaux sociaux numériques, mobilisés lors d’émissions télévisées, hybrident plus encore les pratiques, pour donner à voir l’interaction entre les journalistes et leurs publics, et sont scrutés comme des indicateurs de « l’opinion publique37 ».

25Il est donc utile de tenir compte du travail journalistique de construction de l’événement, c’est-à-dire le travail de sélection et de cadrage de l’actualité politique, pour mieux analyser la manière dont les stratégies d’accès aux médias des agents politiques se convertissent en capital médiatique.

La production du capital médiatique comme enjeu de luttes : un champ médiatique ?

26La conversion des capitaux investis dans les stratégies d’accès aux médias en capital médiatique repose également sur les contributions d’autres opérateurs. Patrick Champagne montre comment un « nouveau jeu politique » s’est installé dans les années 1980 autour des sondages et des reprises dans les espaces médiatiques les plus dominants, notamment la télévision. La force sociale de ce jeu repose essentiellement sur les croyances des agents politiques et journalistiques dans les effets et l’importance de ces réputations. Pièce maîtresse de ce dispositif, l’espace professionnel de la communication politique renforce cette croyance en générant un rapport quasi instrumental à la réputation, considérée par les professionnels et leurs clients politiques comme une réalité à produire, à entretenir et à mesurer grâce aux instruments que sont les revues de presse ou les sondages, mais aussi aujourd’hui les métriques du web. Cette préoccupation indigène est devenue synonyme de capital médiatique pour les sciences sociales, oubliant qu’elle n’est que le produit visible des luttes au sein de champs (notamment le journalisme).

27Considérer le capital médiatique comme le résultat incertain de luttes plurielles dans les espaces médiatiques permet à l’inverse de se dire que, si les sanctions positives et négatives peuvent exister, l’alignement des interprétations est assez rare. De fait, les verdicts médiatiques sont souvent ambivalents, partiels, voire contradictoires justement parce que leur production s’opère dans des espaces qui ne sont pas unifiés ni structurellement ni conjoncturellement. Une même prestation d’un agent politique peut être évaluée, selon les commentateurs, comme un signe de compétence, d’expertise et comme la preuve d’un éloignement des réalités. Le capital médiatique ainsi conçu permet alors de penser la somme des opérations de jugement en les intégrant dans un rapport de force qui ne se déroule pas uniquement entre agents politiques mais qui concerne aussi des professionnels de la communication, des journalistes, des animateurs de télévision et des figures plus hybrides qui interviennent dans les espaces médiatiques (bloggeurs, profanes, etc.).

28Le capital médiatique est le résultat instable de luttes et de rapports de force au sein d’espaces médiatiques. Depuis les années 2000, ces espaces se sont diversifiés agrégeant désormais les espaces de la communication politique et celui des entreprises de sondages. Ces deux espaces exercent une influence structurante sur les pratiques journalistiques et contribuent à définir les règles de perception des performances médiatiques et donc les hiérarchies médiatiques. S’y ajoutent désormais le divertissement et les espaces sociaux numériques. Le programme de recherche qui en découle réside moins dans une actualisation de la liste de ces espaces que dans l’effort d’objectivation de leur position respective au sein du champ médiatique, c’est-à-dire dans leurs forces respectives dans la coproduction du capital. Les agents qui y opèrent sont désormais liés par des pratiques de coopération (initiative ou reprises de formats, de classements, etc.) et de concurrence (les hashtags rivalisant avec les sondages). On peut considérer, à la suite de Philippe Riutort et Pierre Leroux, que ces espaces mis en relation par l’enjeu de la production du capital médiatique constituent un « champ médiatique38 », c’est-à-dire un champ de lutte et de force constitué par l’ensemble des agents impliqués dans la production du capital médiatique.

Les rentabilités du capital médiatique

29Le troisième programme de recherche qu’implique le concept de capital médiatique prend pour objet sa transformation en pouvoir à agir dans d’autres espaces sociaux, c’est-à-dire sa reconversion en une autre forme de capital et, pour ce qui nous intéresse, en capital politique. Autrement dit, il s’agit d’examiner comment et à quelles conditions sociales le capital médiatique peut devenir une force en politique. Cela conduit à revenir sur une des objections les plus souvent opposées au concept de capital médiatique : être un capital sans champ. Le capital médiatique n’est pas un capital spécifique puisqu’il n’est pas produit et rentabilisé par un même champ. De ce fait, des opérations traditionnellement associées et perçues comme allant de soi, sont alors dissociées : si l’accumulation se fait dans le champ médiatique, la rentabilité s’opère, quant à elle, dans d’autres champs, par des mécanismes d’allodoxia qui sont une des propriétés du capital médiatique. Un champ fonctionne comme un double marché, il met en relation des producteurs de biens symboliques, et leurs consommateurs, qui peuvent être extérieurs au champ39 (le grand public, les électeurs, etc.) ou internes à celui-ci (les pairs et concurrents). C’est dans cette double relation que se détermine collectivement la valeur du bien que constitue la reconnaissance médiatique. Sans ce marché, la reconnaissance médiatique ne serait pas un capital.

30Il s’agit d’examiner la production de cette valeur. La rentabilité du capital médiatique est en effet le fruit d’un travail (politique) qu’il faut prendre pour objet. C’est tout l’intérêt de croiser la sociologie politique et celle du journalisme, qui, ignorant les spécificités des concurrences et métiers politiques, tend un peu trop à faire de la visibilité médiatique une ressource en politique. Aeron Davis, corrigeant Nick Couldry, met en évidence deux modes de rentabilisation du capital médiatique : celui d’un capital médiatique externe (auprès des profanes) et celui d’un capital médiatique interne (auprès des pairs). Pour préciser les modalités de la rentabilité du capital médiatique sur ces deux marchés interne et externe, cette dernière partie examine successivement le cas des élections, puis dans d’autres types d’enjeux politiques (nominations, décisions publiques, etc.).

La rentabilité électorale

31La rentabilité électorale du capital médiatique est sans doute la question la plus souvent posée. Elle s’opère de façon concomitante sur les deux marchés mis en avant par Aeron Davis et Emily Seymour40.

Le marché externe

32Rentabiliser le capital médiatique sur le marché externe revient à tirer profit de la reconnaissance médiatique pour mobiliser des soutiens électoraux. Nick Couldry désigne cela comme méta-capital médiatique, c’est-à-dire la forme de pouvoir symbolique qui repose sur la reconnaissance des agents politiques par les citoyens grâce aux médias. Cette dimension du capital médiatique n’est rien d’autre que la vieille question des effets persuasifs des médias. Elle gagnerait cependant à mobiliser de manière plus précise la critique des effets puissants développée depuis les travaux de Paul Lazarsfeld ou les études de réception41.

33Cela permettrait de questionner la rentabilité du capital médiatique sur le marché politique externe, en examinant des règles de conversion différentes selon les temporalités. Les effets de court terme restent certes limités42 mais ils dépendent aussi de la distance sociale des électeurs à la politique et à l’information politique43. Le chantier de recherche porte alors sur les pratiques d’informations et les réceptions44. Du reste, il faut également se départir d’une vision trop personnalisée du capital médiatique, en intégrant aussi à l’analyse les formes de rentabilité des positions politiques des agents qui peuvent prendre la forme de cadrages des problèmes publics45. Pourraient aussi exister des effets de long terme, qui en suivant les mécanismes de la violence symbolique, renverraient à la production et à l’imposition de catégories d’entendement dans une logique de socialisation politique46. À titre d’hypothèse, parmi les schèmes qui tendent à être naturalisés à force d’être répétés, on peut mentionner la personnification, son corolaire journalistique du « horse race » et la dépolitisation de l’offre politique47, ce qui tend à renforcer le désintérêt pour la politique. L’absence de travaux invite à rester prudent quant à ces connexions48 ou, tout du moins, à réfléchir à son opérationnalisation en termes de programme de recherche.

Le marché interne

34La mobilisation électorale comprend aussi le travail politique de définition de l’offre, opération dans laquelle le capital médiatique peut aussi produire des effets, qui ne sont ni propres, ni unilatéraux. La rentabilité du capital médiatique sur le marché interne, c’est-à-dire auprès des pairs et concurrents, dépend d’instances de consécration au sein du champ politique qui peuvent accorder une importance décisive à la reconnaissance médiatique. Le cas de l’investiture de David Cameron à la tête du Parti conservateur en 2005, au Royaume-Uni donne bien à voir ces processus49. Aeron Davis et Emily Seymour montrent que le jeune candidat à la direction du parti Tory a rapidement accumulé un méta-capital médiatique externe, par quelques performances télévisées remarquées pour lesquelles il a pu convertir des capitaux accumulés de longue date, notamment par son cursus académique ou sa connaissance du champ médiatique. Cette reconnaissance médiatique inattendue devient un capital politique à mesure qu’elle accroît le crédit prêté à Cameron au sein du champ politique. En effet, ses prestations médiatiques reconnues comme réussies laissent penser, d’abord aux journalistes qui suivaient sa campagne, puis aux responsables et aux députés du parti conservateur, qu’il est plus capable que ses concurrents de mener une campagne électorale victorieuse. La conversion du capital médiatique en capital politique est ainsi le fruit d’un travail politique, consistant à faire reconnaitre la capacité à produire de bonnes prestations médiatiques comme une capacité à faire gagner des élections générales à son parti. C’est dans ce travail politique collectif que se fixe la valeur politique du capital médiatique.

35Cette valeur n’est pas fixe dans le temps. Elle dépend de l’évolution des modalités de désignation des candidats. Le dispositif des primaires ouvertes tend, par exemple, à donner plus d’importance à l’aptitude présumée des candidats à la candidature à gagner l’élection à venir (au détriment par exemple des rapports de force intra-partisans ou de la ligne politique) et donc, dans un état du champ politique où beaucoup d’agents pensent que la victoire passe par une bonne image médiatique, au capital médiatique des candidats50. Les variations historiques de la valeur politique du capital médiatique ne dépendent cependant pas uniquement de l’évolution des règles et technologies institutionnelles, mais bien des transformations structurelles du jeu politique, et notamment de sa professionnalisation croissante, avec ce qu’elle suppose de marginalisation des débats doctrinaux, de relégation des militants dans l’économie des partis politiques, la rétraction des réseaux militants, et, corrélativement, la montée en puissance des savoirs et savoir-faire du marketing politique51. Le processus est bien antérieur à l’invention des primaires ouvertes52. La lutte sur la valeur du capital médiatique dans le champ politique ne se joue donc pas seulement dans les instances officiellement construites pour produire des classements politiques (règles d’investiture, élections des dirigeants ou de porte-parole, désignation des chefs de groupes au parlement, etc.), mais aussi dans les interactions politiques plus informelles, c’est-à-dire dans toutes les opérations de soutiens, de crédit, qui font l’ordinaire de l’activité politique professionnelle. Ces activités politiques constituent le marché qui détermine la valeur du capital médiatique comme ressource politique.

La rentabilité dans des jeux politiques extra-électoraux

36Le modèle d’un double marché externe et interne permet de rendre compte de la conversion du capital politique dans d’autres situations que les campagnes électorales, et pour des agents politiques occupant d’autres positions.

37En ce qui concerne les positions dominantes du champ politique, le cas des nouveaux entrants dans le champ politique est éclairant. Les « personnalités » issues des champs économique, sportif ou culturel nommés à des postes de ministres donnent bien à voir l’efficacité mais aussi les limites de la rentabilité du capital médiatique dans les nominations politiques. L’acte de nomination est généralement efficace : l’effet d’affichage consistant à nommer un agent doté d’un fort capital symbolique rencontre le plus souvent une sanction positive par le champ médiatique et permet à l’institution gouvernementale de capter une partie de ce crédit. Dans la mesure où cette nomination est, dans le même temps, peu soumise aux sanctions politiques (puisqu’elle ne procède que du Premier ministre et du président de la République), le capital symbolique est peu entamé. La poursuite de la carrière de l’impétrant est plus incertaine, car inscrire durablement sa trajectoire dans le champ politique conduit à s’exposer plus fréquemment à ces sanctions plus spécifiquement politiques (par exemple, une investiture pour une élection législative) pour lesquelles le capital médiatique compte moins que d’autres ressources53. Par ailleurs, le capital politique ne s’entretient pas exclusivement par les élections, nombre d’agents leur préfèrent la construction d’un capital fondé sur la reconnaissance expertise (Hubert Védrine, Axel Kahn, Luc Ferry par exemple) pour se maintenir dans le jeu.

38Dans le fonctionnement de l’action publique, l’accumulation de capital médiatique pèse également sur le processus décisionnel, en fonction de l’inégal intérêt des agents à accumuler du capital médiatique et des rapports de force entre agents qui structurent ce processus54. Certains agents situés dans les positions dominantes du champ politique, c’est-à-dire aux postes du pouvoir exécutif, sont davantage investis dans l’accumulation de capital médiatique, car dans l’état actuel du jeu politique leur légitimation en dépend fortement. Dans le cadre de la production des décisions publiques, ils sont en interactions avec des agents pour lesquels cette nécessité est moindre, tant dans le champ politique (par exemple les parlementaires) que dans le champ administratif. Leur position leur permet de faire prévaloir dans les arbitrages des principes valorisés dans le champ médiatique55.

39La rentabilité semble plus faible pour les champs périphériques. D’une part, la rentabilité du capital médiatique auprès des électeurs est perturbée par autres formes de reconnaissance (interconnaissance, proximité, leaders d’opinion, etc.). D’autre part, le capital médiatique interne semble moins productif, dans la mesure où la (re)connaissance des élus et des candidats repose moins exclusivement sur les médias mais davantage sur l’entretien de loyautés et la mobilisation de corps intermédiaires, ou sur des interactions directes.

40Au sein de l’espace des mobilisations, la rentabilité du capital médiatique varie fortement. Les enjeux de l’accumulation et de la reconversion d’un capital externe y sont assez différents : il ne s’agit pas de conquérir des postes de pouvoir par l’élection. Le capital médiatique externe peut être une forme de soutien pour agir politiquement. La conversion suit la logique des « manifestations de papier » décrite par Patrick Champagne56. C’est par la somme des commentaires journalistiques et le soutien mesuré par des sondages que la performance médiatique qu’est la manifestation peut se voir dotée d’une force politique. Le recours à cette mobilisation d’un capital externe est très variable selon la position des groupes mobilisés. Il peut être une ressource décisive pour des groupes à faibles ressources politiques, mais cela nécessite de mobiliser d’autres formes de capitaux pour mettre en scène des actions susceptibles d’intéresser les journalistes, comme l’a bien montré Dominique Marchetti à propos d’Act Up57. La mobilisation d’un capital médiatique interne permet, quant à elle, de faire émerger des leaders dont la désignation échappe aux modalités plus spécifiques d’accumulation de capital militant, comme l’avait déjà montré Todd Gitlin à propos de SDS dans les années 1960 aux États-Unis58.

41La rentabilité médiatique ne se réduit pas à la compétition électorale. Les modes de (re)conversion du capital médiatique en capital politique, et son taux de rentabilité, varient selon les règles du jeu politique (électoral, parlementaire, mobilisations…) dont il est question.

Conclusion

42Penser la médiatisation des activités politiques en termes de capital médiatique conduit à développer une analyse relationnelle et processuelle qui débouche sur une série de questions de recherche qui permettent de comprendre comment se construit la notoriété médiatique et comment elle devient une ressource politiquement opérante. Le premier chantier de recherche consiste à observer et expliquer le travail social que requiert l’accumulation de capital symbolique auprès des agents du champ journalistique ou médiatique. Examiner au plus près les pratiques d’accumulation de capital médiatique permet ainsi d’objectiver les composantes fondamentales de celui-ci.

43Les stratégies d’accès aux médias sont plus ou moins efficaces selon leur adéquation aux règles de fonctionnement du champ journalistique. L’accumulation de capital médiatique dépend donc de jeux sociaux assez complexes mettant aux prises les agents politiques et des journalistes, mais aussi des professionnels de la communication ou des sondages, dessinant ainsi un espace social qu’on peut désigner comme champ médiatique.

44Vient alors la question de la rentabilisation de ces investissements. Contrairement au sens commun médiacratique, être très médiatisé est rarement une garantie de succès politique durable. Pour aborder cette question avec rigueur, il faut identifier avec précision les marchés (externe et interne) sur lesquels s’opère la valorisation de la reconnaissance médiatique dans le jeu politique. Cela permet de montrer l’inégale rentabilité du capital médiatique selon les fractions du champ politique, dans la mesure où cette ressource peut être en concurrence avec d’autres types d’atouts plus puissants ou légitimes.

45Plus largement, le capital médiatique est une manière originale d’examiner les formes historiques du capital politique, comme le montre la quatrième contribution sur le cas de Louise Michel. Les accréditations externes, tels que les verdicts médiatiques, peuvent, à certaines conditions devenir une forme de capital symbolique qui compte en politique. Malgré son autonomisation, le champ politique demeure relativement hétéronome, c’est-à-dire façonné aussi par des rapports de force externes. Une décision de justice ou une affaire de mœurs peuvent durablement dévaluer le capital politique ; un succès économique ou sportif, un diplôme prestigieux, peuvent également créditer le capital politique59. À cet égard, dans des sociétés où les médias de masse, et notamment la télévision, ont acquis une place centrale, les verdicts médiatiques rejoignent les opérations de crédit qui affectent le capital politique. Aujourd’hui, les agents politiques accordent de l’importance à « l’image médiatique », la « cote de popularité » ou « l’e-réputation » qui comptent désormais dans les modalités de légitimation. Un capital médiatique devient progressivement une composante particulièrement labile du capital politique, qui redéfinit en partie, les règles d’un « nouveau jeu politique60 ».

46La mise au jour des mécanismes sociaux d’accumulation et de rentabilisation du capital médiatique invite à s’extraire du biais politiste et étudier comment fonctionne le capital médiatique en dehors du champ politique. En pensant par homologie structurale avec d’autres champs au sein desquels la reconnaissance médiatique semble déterminante, comme dans le cas du champ culturel61 ou du champ sportif, voire le champ gastronomique62.