1Nous avons consacré le chapitre précédent à montrer qu’on ne peut plus soutenir le modèle de montagnes médiévales entièrement dépendantes des plaines, et que le paysan alpin du Moyen Âge a pour premier objectif d’assurer son autosubsistance. Pourtant, nous avons également insisté sur le fait que le propre de l’économie montagnarde, c’est que l’autosuffisance alimentaire y est structurellement impossible à atteindre pour la plupart des familles ; en sorte que l’activité pastorale leur fournit un complément alimentaire, mais aussi des objets d’échanges contre des céréales.

2Il n’était donc pas question de nier l’existence d’une certaine dépendance des communautés montagnardes par rapport aux plaines, mais de la relativiser. Cette dépendance, d’ailleurs, a pu varier dans le temps. À cet égard, l’arrière-plan démographique est communément tenu comme essentiel. En 1967, Robert-Henri Bauthier a posé un cadre général de réflexion qui n’a jamais vraiment été remis en cause1. À la fin du xiii^e siècle, les campagnes européennes sont surpeuplées. La croissance démographique ralentit ou s’arrête. Les villes, en revanche, continuent de gonfler, attirant de pauvres hères que la campagne ne nourrit plus. Les marchés urbains sont de plus en plus demandeurs de produits agricoles, ce qui estune aubaine pour l’agriculture commerciale et l’élevage. Avant 1348, les montagnards ne peuvent pas en profiter, parce qu’ils sont égalementtrès nombreux et qu’ils pensent d’abord à se nourrir. Viennent la grande peste et ses premières récurrences, qui font chuter la population rurale de 30 à 50 %, en plaine comme dans les Alpes. La population urbaine, en revanche, se maintient, car les villes restent attirantes : dans un contexte militaire troublé, leurs murailles offrent une certaine protection contre les gens de guerre ; par ailleurs, la crise de la main-d’œuvre y a entraîné un doublement des salaires, en sorte qu’on peut maintenant y vivre correctement. Toujours nombreux et mieux payés, les citadins consomment davantage de viande et de produits laitiers. Or les Alpes sont maintenant dépeuplées, et l’on peut y transformer en prés de fauche ou en pâturages des emblavures qui se trouvent moins indispensables. À la faveur de la crise démographique européenne, les Alpes passeraient ainsi d’une polyculture vivrière incluant le pastoralisme à un élevage spécialisé à but commercial.

3En quatre décennies, notre connaissance de l’évolution démographique des Alpes aux xiv^e et xv^e siècles a fait des progrès considérables. Pour ce qui est du xiv^e siècle, les travaux récents ont confirmé dans l’ensemble ce qu’on supposait en 1967. Comme nous l’avons montré, si vers 1300 les vallées alpines ne paraissent pas aussi densément peuplées que les campagnes des plaines, elles les ont certainement rattrapées à la veille de la grande peste. Et il ne fait pas de doute que ce que l’on conquiert sur le saltus à ce moment-là, ce sont des emblavures plutôt que des prés, la céréaliculture étant toujours prioritaire. Nous avons vu également que les montagnes ont payé un lourd tribut à la grande peste et à ses premières récurrences. La chute démographique y est aussi nette qu’en plaine, suivie de plusieurs décennies de stagnation ou de déclin. C’est sur la durée de cette stagnation que des découvertes récentes ont commencé à changer les perspectives. Dans les années 1960, on croyait que la reprise démographique avait été fort tardive dans les Alpes. Alfred Fierro pensait qu’elle ne commençait qu’au tournant des xv^e-xvi^e siècles. Si l’on se base en effet sur les données de l’enquête de révision de feux dauphinoise de 1474- 1476, il apparaît qu’à ce moment le Briançonnais et le Queyras n’ont que 46 % des feuxqu’ils comptaient en 1339, le haut Valcluson 55 % à peu près, le marquisat de Césanne 58 %. Le Dauphiné méridional connaît apparemment un déclin encore plus catastrophique : le Champsaur est à 35 % de son nombre de feux du début du xiv^e siècle, le Trièves et la région de Corps à 25 % seulement ! Beaucoup plus au nord, en Faucigny, on dispose des données rassemblées par les évêques de Genève lors de diverses visites pastorales. En 1480, la vallée de l’Arve ne compte encore que 45 % des feux de 1339. Suit une reprise extrêmement rapide, puisque en 1516- 1518, le Faucigny retrouve les deux-tiers de ses feux d’avant la grande peste, soit une progression de 40 % par rapport à 14802.

4En réalité, nous savons maintenant qu’en Faucigny, le maintien du nombre de feux à un faible niveau jusqu’à la fin du xv^e siècle dissimule une hausse importante du nombre de personnes par foyer, parce que les jeunes ménages tardent à s’installer de façon autonome3. Les pratiques changent à cet égard à la fin du xv^e siècle, en sorte que ce que traduit la visite pastorale de 1516-1518, c’est moins une hausse démographique qu’un éclatement des familles complexes de la période précédente ; éclatement qui s’explique principalement par une promiscuité devenue insupportable en raison d’une très forte natalité. À Chamonix par exemple, les familles qui apparaissent dans les documents notariés de la deuxième moitié du xv^e siècle comptent communément cinq ou six enfants arrivant à l’âge adulte, ce qui suppose presque deux fois plus de naissances4. Cela implique aussi que la natalité soit repartie à la hausse plusieurs décennies auparavant, car les phénomènes de récupération démographique sont progressifs par essence. En Valais, les listes de feux sont lacunaires dans la deuxième moitié du xv^e siècle, car les communautés paysannes ont obtenu des radiations massives des foyers les moins aisés. Néanmoins, Pierre Dubuis a pu y retracer l’évolution de la natalité grâce à l’étude statistique de milliers de testaments conservés. Le palier inférieur se situe entre 1350 et 1375, avec une moyenne d’1,45 enfant vivant par testateur. Puis la natalité reprend dès la fin du xiv^e siècle, lentement mais sûrement. Pour les paroisses montagnardes, le nombre moyen d’enfants par testateur est de 3,42 vers 1475. Le chiffre de 4 sera dépassé dans la seconde moitié du xvi^e siècle5. À ce qu’il semble, la reprise de la natalité est donc moins frappante qu’en Faucigny, mais c’est un mouvement de fond, précoce et que les crises épidémiques et politiques du xv^e siècle peuvent ralentir momentanément, mais non point stopper. Il n’est pas question d’étendre sans examen à toutes les Alpes cette idée d’une reprise démographique entamée dès le tournant des xiv^e-xv^e siècles. Mais le Valais et le Faucigny ne représentent sans doute pas des exceptions. Divers indices laissent entendre qu’en haut Dauphiné également, la stabilité du nombre de feux dissimule un redémarrage précoce de la natalité, dont les effets sont déjà sensibles à la mi-xv^e siècle. Ainsi cette remarque – déjà citée – des commissaires aux révisions de feu du Queyras, qui signalent qu’en 1448 les maisons y abritent généralement huit à neuf personnes ; ou bien ce témoignage des habitants de la vallée de Champoléon (haut Champsaur), qui expliquent aux mêmes commissaires que les familles comptent communément huit, dix, onze enfants et parfois plus ; ou encore cette plainte des gens de Bardonnèche : « Dans la paroisse, [...] il y a plus de trois cent trente jeunes filles à marier de plus de quatorze ans. Et sur ce nombre, plus de deux cents ont plus de dix-huit ans, et ne peuvent se marier à cause de leur pauvreté6 ». L’enquête serait à poursuivre : plusieurs vallées des Alpes rhétiques, notamment l’Engadine, voient également, à ce qu’il semble, leur population repartir à la hausse dès la première moitié du xv^e siècle7.

5Dans bien des massifs, donc, la période où le souci du pain quotidien était moins immédiatement pressant a sans doute été assez courte. En haut Faucigny, elle n’a pas duré plus de quatre-vingts ans, comme le mouvement des prix céréaliers sur les marchés locaux le laisse voir à l’évidence : à partir de 1430 ils entament une hausse séculaire, et surtout entrent dans une période de fluctuations qui contraste avec le calme de la période précédente, et manifeste une réduction du volant de sécurité alimentaire. En Valais, on constate le même retournement de tendance vers 1430, même si les données manquent après 14508. C’est-à-dire que le créneau favorable au passage d’une économie vivrière à une économie pastorale à but commercial n’a duré deux générations environ. Ensuite, cette mutation, si elle a eu lieu, a forcément rencontré des résistances.

6Le contexte démographique une fois caractérisé, il est temps d’étudier les trois grands changements qui manifesteraient une insertion plusforte des Alpes dans l’économie européenne à la fin du Moyen Âge : l’essor de la transhumance méditerranéenne, les progrès de l’élevage bovin et du commerce des produits de l’élevage, et le développement d’une émigration alpine.

Les circuits de la transhumance

7Dans certaines montagnes, la culture acharnée de l’herbe que nous avons décrite précédemment est une bataille livrée chaque année, et chaque année perdue d’avance. C’est notamment le cas dans les massifs peu arrosés du Dauphiné et de la Haute-Provence ; la faute en est au défaut de précipitations, à la mauvaise qualité des sols, et à la trop longue durée des hivers. On irrigue pourtant, et même de plus en plus aux xiv^e et xv^e siècles, si l’on en croit les témoignages relatifs à la construction de nouveaux béals en Briançonnais, Champsaur, Embrunais, etc.9. Mais rien n’y fait : on n’a jamais assez d’herbe pour nourrir chez soi tout son bétail jusqu’à la fin de l’hiver. Comme le disent les habitants d’Auris en Oisans dans leur révision de feux : « Ceux qui veulent rester sur place [en hiver] doivent nourrir leur bétail à l’étable, sans le faire pâturer, pendant sept mois ». Et ceux de Villar-d’Arêne de renchérir : « Ceux qui veulent rester dans cette paroisse doivent, s’ils ont des animaux, les nourrir à l’étable pendant huit mois et plus, sans les faire pâturer. En sorte que très souvent, ils les mettent en pension hors de la paroisse pour la plus grande partie du temps ». On voit qu’à la dépendance céréalière à l’égard des plaines s’ajoute dans certains massifs une dépendance herbagère. Dans ceux-là évidemment, la règle qui impose ailleurs de ne mettre sur l’alpe qu’autant de bêtes qu’on peut en hiverner chez soi ne s’applique pas.

8Par un défaut de perspective historique, on a accoutumé d’appeler « transhumance inverse », la migration hivernale vers les pâturages de plaine des troupeaux appartenant à des propriétaires montagnards. C’est pourtant elle qui est le plus précocement attestée, la transhumance réputée « normale », c’est-à-dire la migration estivale des troupeaux de plaine vers les pâturages de montagne, ne se développant qu’en retour.

La transhumance « inverse »

9Nous avons vu comment les monastères installés dans les hautes vallées alpines n’ont eu de cesse de se faire concéder, dès la mi-xi^e siècle, des droits de passage pour leurs troupeaux en direction des pâturages de plaine. Mais nous avons montré aussi que les religieux n’ont souvent fait que reprendre, puis développer, des itinéraires avant eux empruntés par les troupeaux des seigneurs laïcs et des communautés paysannes.

10Ces dernières n’ont évidemment pas cessé de les parcourir aux siècles suivants. Dans les hautes vallées du Queyras, du Valcluson et du Briançonnais, la transhumance du bétail s’accompagne d’une émigration saisonnière massive. D’après le Probus en effet, les hommes et les animaux qui hivernaient sur place étaient taxés par le dauphin et les autres seigneurs à raison d’une poule par feu, à quoi s’ajoutent un fromage et un agneau pour douze ovins. Quoique fragmentaires, les données relatives à ces redevances permettent à Henri Falque-Vert d’estimer qu’à la mi-xiii^e siècle un tiers seulement des maisons queyrassines restaient fumantes durant l’hiver, et que ceux qui restaient ne conservaient pas plus d’une douzaine de moutons. On obtient d’ailleurs les mêmes résultats pour certains villages du Briançonnais, comme Le Monêtier. En haut Dauphiné, deux habitants sur trois sont donc contraints de quitter leurs foyers à l’automne avec l’essentiel de leur bétail, pour aller gagner en plaine leur subsistance et celle de leurs bêtes. L’abandon des maisons atteste en outre que ce ne sont pas seulement des individus qui partent, mais des familles entières10. Hommes et troupeaux dirigent principalement leurs pas vers le Piémont, singulièrement la basse vallée de Suse. Le vendredi saint, à la veille de leur retour à la montagne, on les voit payer au châtelain de Suse la dîme des agneaux nés dans l’hiver, ainsi que le ramagium, taxe qui leur donne le droit de ramasser dans les forêts seigneuriales des rameaux pour l’alimentation de leur bétail11. De même que les troupeaux monastiques, ceux des communautés montagnardes doivent obtenir des droits de passage en bonne et due forme. En 1256 par exemple, le dauphin Guigues négocie avec les seigneurs de Luserne (Piémont) le droit pour ses hommes du Queyras de stationner et pâturer cinq nuits au maximum dans ce mandement, moyennant le paiement du péage12. La dépendance des hautes vallées dauphinoises à l’égard du Piémont est structurelle. Elle se poursuit même après la crise démographique : au moment de la révision de feux de 1433, les habitants du Queyras témoignent : « La majeure partie des hommes conduisent leur bétail en Piémont pour le nourrir, laissant dans leurs habitations le peu d’animaux nécessaires pour consommer le foin qu’ils récoltent sur place. » À Abriès, village proche des cols menant en Piémont, ils indiquent à cette date la même proportion de deux-tiers d’émigrants hivernaux qu’on trouvait au xiii^e siècle13. En fait, si les montagnards partent si nombreux durant l’hiver, ce n’est pas seulement pour accompagner leurs troupeaux, activité qui ne demande pas une main-d’œuvre très abondante. Mais on gagne surtout la plaine pour mendier, glaner, ou se louer pour des travaux divers. À Bardonnèche par exemple, selon la révision de feux de 1447,

« certains des habitants vont en vallée de Suse et ailleurs pour ramasser des châtaignes. Ils vont dans les bois et ramassent celles qui restent après que ceux à qui appartiennent les forêts ont fait leur récolte, comme on glane les épis après les moissons ; en sorte qu’eux et les leurs se nourrissent de ces châtaignes, à la place du pain dont ils manquent très souvent14 ».

11Dans le haut Dauphiné, la transhumance inverse est donc la migration de tout un peuple de nécessiteux. Ailleurs, elle paraît plutôt affaire de professionnels. En Haute-Provence, les troupeaux sont rassemblés puis conduits à l’hivernage par des « nourriguiers » qui sont de véritables spécialistes de la transhumance, et là confiés à la garde d’éleveurs locaux. Le comte Raimond-Bérenger V de Provence édicte à partir de 1235 des statuts qui visent à protéger, canaliser et taxer à la fois les troupeaux de moutons qui descendent des Alpes. On a conservé ceux qui concernent les baillies de Fréjus et de Grasse. Les troupeaux y sont soumis à la taxe du « pasquier », qu’on lève à deux reprises : à l’automne sur les brebis fraîchement descendues des montagnes, et à Pâques sur les agneaux nés dans l’hiver. Ils bénéficient en échange de la protection comtale15. Avec la croissance démographique de la fin du xiii^e siècle, les effectifs en cause deviennent considérables, comme le montrent les quelques comptes de pasquier qui ont été conservés. Durant l’hiver 1300-1301 par exemple, les baillies de Brignoles et Saint-Maximin accueillent 22 000 ovins venus des hautes vallées de l’Ubaye, du Verdon, de la Bléone, de l’Asse et du Var. Arrivés en basse Provence, les troupeaux sont souvent pris en charge par les seigneurs du lieu, qui les font paître sur leurs propres pâturages, mais aussi sur les domaines comtaux. À la longue, les paysans des zones d’hivernage voient leurs propres droits d’usages rognés au profit des troupeaux montagnards. Cette concurrence finit par devenir d’autant plus insupportable que les campagnes provençales connaissent diverses difficultés économiques dans les premières décennies du xiv^e siècle. D’où des plaintes adressées par onze communautés à la Cour du comte de Provence, lequel se sent d’autant mieux porté à les écouter que les seigneurs qui accueillent les troupeaux étrangers omettent généralement de payer le pasquier. Une criée de 1345 décrit les abus et tente d’y mettre fin :

« Certaines personnes, bien que réputées de bonne noblesse et abondant en biens, tenaient du bétail leur appartenant ou appartenant à d’autres [...] dans les territoires du domaine royal où elles sont connues pour n’avoir aucun droit de faire pâture, aucun titre, aucune autorisation de la Cour. Certaines de ces introductions de bétail sont pratiquées d’autorité et en violation du droit, mais d’autres aussi avec une certaine complaisance de la part des autorités de la Cour, complaisance détestable et qui ne doit pas être tolérée plus longtemps. En effet, ce bétail est introduit en de telles quantités par ces gens dans les territoires que ceux-ci sont dévastés et que leurs habitants ou ceux qui jouissent de la part de la Cour de justes droits de paître ne peuvent plus le faire. Pire, ces introductions irréfrénées, sans mesure ni raison, enlèvent à ces habitants ce qui est nécessaire pour vivre, les plongent dans le dénuement et les poussent à déserter ces lieux16 ».

12Il semble en fait que cette criée n’ait pas eu beaucoup d’effets. C’est la peste qui se charge d’arranger momentanément les choses en réduisant les effectifs. On a conservé le cazernet où le receveur des droits comtaux dans la viguerie de Draguignan a tenu ses comptes en janvier et février 1374. Il a enregistré le passage de 23 000 bêtes, soit moins de la moitié de ce qui passait en 1346. Pourtant, la transhumance inverse se poursuit, et même se développe à nouveau au xv^e siècle, en sorte que la concurrence avec les paysans de basse Provence redevient plus vive avec la reprise démographique : à la fin du siècle, les seigneurs provençaux louent à des montagnards le droit de vaine pâture entre les moissons et les semailles suivantes. Les communautés locales protestent évidemment, d’où des conflits qui sont documentés par exemple pour Rognes, Pourrières ou Antibes.

13La présence des troupeaux montagnards sur les herbages côtiers n’était pourtant pas sans contrepartie, et dès le xiii^e siècle au plus tard, les Provençaux ont à leur tour fait estiver leurs troupeaux sur les pâturages des Alpes.

Pratiques et profits de la transhumance « normale »

14Ce que les éleveurs de plaine viennent chercher en montagne, c’est une herbe plus verte que celle de leur région d’origine. Cette herbe, ce sont les possesseurs du sol qui la « vendent », selon la terminologie usitée dans les contrats de la fin du Moyen Âge. Il en va des pâtures comme des forêts : il faut qu’une communauté paysanne soit réputée propriétaire de ses communaux pour pouvoir vendre son herbe ; et d’ailleurs les universités de la Vésubie, qui ont accoutumé de le faire depuis la fin du xiii^e siècle au moins, en ont tiré argument pour affirmer leur droit de propriété contre les seigneurs du lieu17. En revanche, là où les paysans n’ont sur l’alpe que des droits d’usage, ceux-ci ne sont presque jamais interprétés assez extensivement pour qu’ils puissent faire commerce de l’herbe. À cet égard, les coseigneurs de Garesio, en Piémont, paraissent particulièrement accommodants : ils reversent aux paysans du lieu un tiers de l’alpaticum que les troupeaux étrangers doivent payer pour accéder à leurs alpages18. Le dauphin, lui, n’est pas aussi généreux et en Queyras et Valcluson, il est seul à bénéficier de la location des pâturages, sous la forme d’une taxe spécifiquement levée sur les ovins étrangers au pays, la fidancia. Il s’agit d’un prélèvement fixe, en argent le plus souvent, effectué une fois dans l’été, à proportion du nombre de moutons transhumant19.

15Là même où ils ne sont pas propriétaires du sol, les paysans peuvent pourtant tirer quelque profit de la transhumance normale en se chargeant du soin des bêtes à l’estive. En haut Dauphiné, parmi les troupeaux qui acquittent la fidancia à la mi-xiii^e siècle, certains sont autonomes mais d’autres ont été confiés aux éleveurs locaux. C’est le cas, notamment, des brebis laitières, qui doivent être traites tous les jours. Les montagnards qui s’en chargent gardent le lait pour eux, et acquittent donc au dauphin le pasquier des fromages20 comme pour leurs bêtes propres. On voudrait mieux connaître les termes des contrats de « commende » ou de « collecte », selon les expressions consacrées en Dauphiné et en Savoie, qui les lient aux propriétaires du bétail estivant. En 1434, une révision de feux du Valcluson indique seulement que les habitants de la vallée vont eux-mêmes chercher le bétail en Piémont « pour le ramener et le garder en été dans les montagnes de la châtellenie. Avec ces animaux ils fument leurs terres et ils gardent le lait pour faire des fromages ».

16Plus au sud, une meilleure conservation des minutiers anciens nous permet d’avoir davantage de renseignements sur les clauses des accords de location de bétail. Thérèse Sclafert a analysé deux types de contrats des actuelles Alpes de Haute-Provence. Au xv^e siècle, on parle « d’arrentement » (arrentamentum averis) : un bailleur confie ses bêtes à un preneur pour quelques années, et reçoit en échange une somme annuelle. À la fin du bail, le preneur doit rendre un troupeau de mêmes effectifs et qualité. Il conserve la laine, le lait et le croît du cheptel, c’est-à-dire les agneaux nés dans l’intervalle. Le « louage » (locatio averis) n’est attestée que depuis le commencement du xvi^e siècle, mais c’est peut-être un effet de source : il s’agit d’une location de bétail pour une seule saison estivale, le preneur gardant les différents profits, mais servant au bailleur une rente en fromage. Mais le contrat le plus typiquement provençal, c’est la « mégerie ». C’est sous cette forme que dès la mi-xiii^e siècle, des éleveurs de l’Embrunais remontant de leurs pâturages hivernaux ont adjoint à leurs propres troupeaux quelques trenteniers d’ovins provençaux. Lorsqu’ils redescendaient à la fin de la saison d’estive, le croît du cheptel était partagé à parts égales avec le propriétaire. Cent cinquante ans plus tard, apparaît dans les actes un nouveau type de contrat bien plus avantageux pour le preneur, la mégerie dite à mièges drèches, c’est-à-dire non seulement à mi-croît, mais à mi-droit. Le méger ne doit pas avoir de bétail en propre, car il s’engage à donner tous ses soins au troupeau qu’on lui confie, pour un bail plus long, de cinq à sept ans généralement. À la fin, bailleur et preneur se partagent à parts égales le troupeau total, cheptel initial et croît. Ce type de contrat est bien attesté pour la plaine dès le commencement du xv^e siècle. Les minutiers provençaux n’offrent des cas de preneurs originaires des montagnes que depuis le début du xvi^e siècle21. C’est que pendant longtemps, ce type de contrat n’a pas correspondu au profil type des preneurs montagnards, pour lesquels la mégerie ne représentait qu’un appoint. Mais avec la reprise démographique, des jeunes gens nés sans fortune mais non point sans courage ont pu y trouver le moyen de se constituer un cheptel.

L’irrésistible essor de la transhumance provençale

17On se doute que la tolérance des montagnards à la présence des troupeaux étrangers sur leurs pâturages était proportionnelle aux profits qu’ils y trouvaient. Dans la seconde moitié du xiii^e siècle, les archives sont pleines de protestations des communautés des Alpes du sud contre l’invasion des troupeaux provençaux. Celle-ci ne faisait pourtant que commencer. Dès 1269, la communauté de Mévouillon, dans les Baronnies, obtient du seigneur du lieu qu’il réserve ses pâturages aux troupeaux locaux. En 1278, les consuls de Châteauroux, en Embrunais, portent plainte devant le tribunal de l’archevêque d’Embrun contre l’abbé de Sainte-Croix : il a introduit du bétail étranger dans la montagne des Tourettes, où la communauté a des droits coutumiers. Malgré les protestations de l’abbé, qui objecte qu’il peut bien faire de cette montagne ce qu’il lui plaît puisqu’elle lui appartient, l’archevêque lui reconnaît seulement le droit d’y faire paître ses propres brebis à laine. De même, en 1295, en réponse à une supplique des habitants de la Bâtie-Neuve, dans la vallée du Verdon, l’évêque de Gap reconnaît aux syndics du lieu le droit d’interdire tout bétail étranger et de lever des amendes sur les contrevenants. L’année suivante, les consuls de Colmars, dans la même vallée, protestent auprès de Charles II, roi de Naples et comte de Provence, contre la présence de troupeaux de l’extérieur introduits par certains habitants sur les biens communs, alors même que ceux-ci sont déjà insuffisants pour les bêtes du lieu. Il est à remarquer que la communauté est alors divisée entre ceux qui prennent en location du bétail extérieur et les autres. À une époque où les conflits pastoraux sont souvent réglés par la force, on ne s’étonnera pas de voir les autochtones s’en prendre violemment au bétail étranger. Depuis la mi-xii^e siècle, les habitants des Crottes, en Embrunais, partageaient sans trop de conflits les alpages de l’Infernet avec les religieux du monastère de Boscodon. Mais en 1275, ces derniers décident de laisser y entrer des troupeaux venus du dehors. Le 8 juillet de cette année-là, les gens des Crottes montent en armes à l’alpage, enlèvent une soixantaine de bêtes, en tuent plusieurs, démolissent des béals de pierre. Le juge de la cour d’Embrun se saisit de l’affaire et décide que les moines devront limiter les troupeaux étrangers à vingt trenteniers d’ovins. De même, en 1286, une vingtaine d’habitants de Saint-Paul-sur-Ubaye se ruent sur un troupeau de 1 200 têtes, le pourchassent hors de la commune, s’emparent d’un mouton et le dévorent rituellement. Mais là encore, cette affaire révèle toute la complexité des conflits d’intérêts locaux : une partie de ce troupeau venait de basse Provence, mais le reste, des paroisses environnantes ; et les bergers qui le gardaient étaient originaires de Saint-Paul22.

18Depuis le xiii^e siècle, les marchés italiens sont fort demandeurs de laine provençale, et la tendance ne fait que s’accélérer par la suite. Surtout,un nouvel élan est donné à la transhumance provençale vers 1315-1325, par des seigneurs du bassin de l’Argens et de la vallée du Verdon − les Castellane, Agout, Villeneuve, Puget, etc. − qui regroupent rationnellement leurs droits féodaux afin disposer d’un accès à des pâturages d’été et d’hiver. Là encore, les liens avec la transhumance inverse sont évidents : les mêmes seigneurs qui prennent en charge les troupeaux des montagnards pendant l’hiver ont compris l’intérêt d’envoyer les leurs paître en été les pelouses alpines. Que la grande peste ait entraîné pour un temps une désorganisation des circuits, c’est bien possible. En tout état de cause celle-ci n’a été que momentanée, et le dépeuplement semble avoir donné un nouvel élan à la transhumance. Après 1380 en effet, la noblesse est relayée par des éleveurs plus modestes, jusqu’alors sédentaires. Le volume des troupeaux allant croissant, on va chercher des pâturages de montagne de plus en plus loin. Au début du xv^e siècle, les Provençaux sont signalés dans les hautes vallées du Verdon et de la Bléone, et aux portes de l’Embrunais ; vers 1420, ils sont au sommet de la vallée du Var, en Ubaye, en Champsaur ; vers 1450 enfin, leurs troupeaux paissent au col de Larche, en Valgaudemar et en Vercors. La concurrence entre éleveurs pour trouver des pâturages d’été se durcit. Alors qu’au commencement du siècle on concluait généralement les contrats au printemps pour l’été, on les signe bientôt en hiver, puis à l’automne précédent, puis pour plusieurs années. Évidemment les prix de location augmentent.

19La croissance en volume s’est nécessairement accompagnée d’une organisation beaucoup plus complexe. Au xv^e siècle, pour se débarrasser des tracas de l’acheminement du bétail et de la gestion des pâtures, les vendeurs d’herbes, seigneurs aussi bien que communautés paysannes, afferment leurs alpages à des intermédiaires. Noël Coulet a dressé un portrait frappant de ces « entrepreneurs de transhumance », qui sont à la fois des hommes d’affaire et des aventuriers23. Généralement éleveurs eux-mêmes, ils se recrutent dans une palette sociale assez large : ce sont des paysans, des marchands, des notaires ou encore des nobles, tel que Louis Amalric, seigneur d’Esclangon et coseigneur de nombreuses localités voisines, issu d’une famille de riches marchands de Digne qui ont accumulé les seigneuries dans le haut pays dignois depuis le xiv^e siècle. Les paysans ne s’intéressent le plus souvent qu’aux alpages de leur localité d’origine. Les autres ont une zone d’action plus large. On observe des phénomènes de concentration : sur une centaine de contrats de transhumance conclus à Aix entre 1441 et 1450, 80 % le sont au profit de 4 entrepreneurs, individus ou groupes familiaux, originaires de Digne, Seyne, Colmars et Méolans (Ubaye). Quelques nourriguiers aixois essayent de jouer ce rôle d’intermédiaires, mais ils restent très minoritaires.

20Entre le prix de leur ferme et celui qu’ils demandent aux éleveurs de plaine, les intermédiaires font un bénéfice qui peut aller jusqu’à 50 %. C’est la juste rémunération des frais qu’ils engagent et des risques qu’ils prennent : ce sont eux, en effet, qui se chargent d’acheminer le bétail, ce qui suppose de fournir du sel, de payer des bergers, etc., mais surtout de négocier avec les communautés rurales et les seigneurs qui contrôlent les voies d’accès. Ces derniers lèvent un droit de passage dont le nom se réfère à la poussière soulevée par les troupeaux, le pulvérage. En échange ils entretiennent les drailles, fournissent des pâturages d’étape − les « relarguiers » − des abreuvoirs − les « bachas » − et une « protection » qui s’assimile parfois à un véritable racket. C’est ainsi qu’en 1458, le gouverneur du Dauphiné tente de réglementer les tarifs du pulvérage après que les éleveurs aient menacé de ne plus monter en Vercors. Mais le racket ne cesse pas pour autant, tant il est facile de confisquer du bétail et de ne le rendre que contre rançon. C’est pourquoi on ne risque pas inconsidérément son aver sur les drailles. Les entrepreneurs de transhumance rentabilisent leur savoir- faire en acheminant les bêtes de gens qui ne leur ont pas acheté d’herbages mais qui suivent la même direction qu’eux ; c’est l’objet de contrats qu’on appelle les promissiones ducendi. En sorte que certains entrepreneurs finissent par conduire des troupeaux considérables. Voici les moutons menés par les hommes de Noé de Barras, coseigneur de Thoard, qui a laissé un journal de ses activités pour l’année 1480 : ils partent d’Aix à 4 000 vers le 15 mai, mais par le renfort de huit autres troupeaux, se voient 28 000 en arrivant, un mois plus tard, sur les pâturages du Champsaur.

21L’essor de la transhumance provençale en direction des Alpes du sud commence donc après 1250. Il s’accélère dès le commencement du xiv^e siècle et à nouveau, sans doute, à la faveur de la crise démographique consécutive à la grande peste. Il connaît son plein développement au xv^e, sans que la reprise démographique en montagne parvienne à le freiner. Il est difficile d’évaluer le volume de la transhumance dans son ensemble au tournant des xv^e-xvi^e siècles, car les chiffres dont on dispose sont toujours ponctuels. Ils sont pourtant éloquents : entre le 7 mai et le 21 juin 1504, le péage de Castellane est franchi par 110 000 bêtes qui montent à l’estive dans les hautes vallées du Verdon et du Var. Ce chiffre enregistre aussi bien le retour de la transhumance inverse que le départ de la transhumance normale. En effet, la moitié à peu près de ce bétail appartient à des éleveurs des Alpes du sud, l’autre moitié à des Provençaux. Parmi ces derniers, 11 % sont tenus en mégerie par des montagnards. Les troupeaux sont de taille inégale : 15 % d’entre eux comptent plus de mille têtes, la même proportion en ont moins de 15024. Les chiffres sont fort variables d’une année sur l’autre, car la transhumance est une activité très dépendante de la conjoncture, notamment politique : l’insécurité lui est fatale. Une chose est certaine, c’est qu’en deux siècles, les effectifs concernéspar la transhumance provençale ont connu un vrai changement d’échelle, dont témoigne ce seul petit fait : au commencement du xiv^e siècle, l’unité sur lesquelles étaient assises les diverses redevances était le trentenier d’ovins. À la fin du xv^e c’est la mathée, qui compte cent trentaines.

Conséquences opposées de la transhumance provençale

22Les montagnards des Alpes du sud sont donc intégrés dans un circuit économique à l’échelle européenne, voire mondiale si l’on considère qu’ils ont partie liée à l’industrie et au commerce des draps de laine. Ils ont affaire à des intervenants économiques d’une envergure considérable. Sont-ils actifs ou passifs, bénéficiaires ou perdants, rien de plus difficile que la réponse à cette question, tant la situation paraît différente d’une vallée à l’autre, et tant elle peut évoluer dans le temps. On se contentera de donner quelques exemples, qui montrent suffisamment qu’un même phénomène, c’est-à-dire l’insertion d’une vallée dans les parcours de la transhumance et, à travers eux, dans l’économie européenne, a pu être à l’origine de la prospérité comme de l’appauvrissement d’une vallée. On verra aussi qu’il n’existe en la matière aucun déterminisme géographique, et que des communautés ont pu rester à l’écart d’un flot moutonnier qui inondait leurs voisines.

23Noël Coulet a établi une typologie des vendeurs d’alpages avec lesquels contractent les éleveurs d’Aix-en-Provence aux xiv^e et xv^e siècles. Ce sont principalement des seigneurs laïcs en Dauphiné et dans les préalpes de Digne et de Sisteron, et surtout des communautés paysannes dans le haut Verdon, le pays de Seyne, les vallées de l’Ubaye, de la Vésubie et de la Roya25. En d’autres termes, plus on va vers le sud-est et plus on rencontre des communautés rurales propriétaires de leurs communaux, et faisant le commerce de l’herbe. Est-ce à dire que les paysans dauphinois ne sont jamais propriétaires de leurs pâturages ? Non, loin de là, mais plutôt que les communautés qui le sont accueillent moins volontiers les troupeaux transhumants. Certaines, pourtant, se laissent tenter. En 1449, les villageois d’Orcières, dans le massif des Écrins, entreprennent de louer leurs pâturages communaux à des éleveurs provençaux, en quoi ils ne font qu’imiter leurs seigneurs. Mais les communautés des sept autres paroisses qui revendiquent des droits de pâture sur le territoire d’Orcières s’y opposent fortement. S’ensuit un procès devant le parlement de Grenoble26.

24Certains montagnards ont vécu l’arrivée des moutons provençaux comme une catastrophe. Ainsi de ceux du Valgaudemar. Cette vallée se trouve sous la dépendance de différents coseigneurs. Henri Gras, l’un d’entre eux, permettait à ses dépendants d’accéder à ses montagnes en échange d’une redevance annuelle de 500 deniers tournois. Il leur remet cette somme en 1352, spécifiant seulement : « Je veux et ordonne que mes dits hommes ne puissent ni doivent mettre sur les dites montagnes aucun aver étranger, sinon du consentement de tous les dits hommes ». Mais au cours du xv^e siècle, les héritiers des autres coseigneurs ont cédé à l’attrait des profits que leur promettait la location de leurs herbages aux Provençaux. En témoigne cette plainte des paysans du Valgaudemar, adressée, d’ailleurs vainement à ce qu’il semble, à l’administration delphinale en 1450 : voilà 17 ans que les coseigneurs ont affermé les pâturages à « des marchands qui, chaque année, [...] y font monter une grande quantité de bêtes à laine venues de Provence ». Le résultat, c’est que les autochtones ne savent plus où faire paître leur propre bétail. C’est pourquoi, disent-ils, « la plupart des habitants doivent quitter le pays chaque année, et aller ici et là mendier ou louer leurs bras. D’ailleurs, la majeure partie des habitants se trouvent à Grenoble, Gap, Embrun ou d’autres villes, en train de mendier, comme chacun peut le constater ». Même s’il faut faire la part de l’exagération propre à ces sortes de doléances, celles-ci contiennent certainement une part de vérité, car on trouve un diagnostique comparable dans une enquête relative au Val di Stura, dans le Piémont méridional, vers 1480. Le village de Sambuco, établit-elle, se dépeuple à la fois parce que les charges seigneuriales y sont trop lourdes et que les habitants sont dépossédés de leurs pâturages au profit des troupeaux transhumant27.

25Mais d’autres communautés semblent au contraire avoir tiré grand profit de leur insertion dans les circuits de la transhumance. Tel est le cas de celles de la haute vallée de la Roya, singulièrement Tende et La Brigue, et Saorge dans une moindre mesure28. Au xv^e siècle, les Tendasques lotissent leurs communaux en une douzaine de « bandites » qui sont louées chaque année au meilleur enchérisseur. Quatre d’entre elles sont régulièrement attribuées à des éleveurs forains, les autres à des hommes du cru, mais qui ajoutent souvent à leurs propres troupeaux du bétail étranger qu’ils ont pris en mégerie. Ce sont des ovins, mais pas seulement : il y a chaque été 100 à 200 vaches allogènes sur les alpages de Tende entre 1423 et 1439. Philippe Struyff estime à 20 000 au minimum les ovins et caprins qui mangent en été l’herbe des pâturages tendasques. Les troupeaux d’origine étrangère sont sans doute minoritaires en nombre. Leur coexistence avec le bétail autochtone ne paraît pas poser de problèmes particuliers. C’est qu’ils viennent surtout de régions « amies », comme le Val d’Oneglia (Ligurie), où les seigneurs de Tende ont des intérêts. C’est aussi que les conflits éventuels sont prévenus par des règlements de pâture, ou « traités des bandites », qui sont mis à jour chaque année sous la direction des autorités communales. La transhumance inverse est par ailleurs une tradition fort ancienne des éleveurs de la haute Roya. On se souvient qu’à la mi-xi^e siècle au plus tard, Tende Saorge et La Brigue avaient reçu de leurs seigneurs un bref de coutume leur conférant le droit de paître dans les incultes de tout le comté de Vintimille29. Entre le xiii^e et le xv^e siècle, on voit régulièrement des nourriguiers provenant de ces paroisses entre Draguignan et Grasse, à la tête de troupeaux de plus en plus considérables. Dans l’hiver 1472-1473, ce sont ainsi plus de 36 000 ovins venus de Tende et de La Brigue qui paissent dans les territoires de Fréjus, Saint-Raphaël et Puget-sur-Argens. Pour arriver à de pareils effectifs, les éleveurs de la haute Roya ne font pas hiverner que des ovins qui leur appartiennent. En 1374 déjà, le receveur des droits comtaux dans la viguerie de Draguignan enregistrait la descente d’un troupeau venu de Tende pour prendre ses quartiers d’hiver à Puget-sur-Argens et Fréjus. Il comptait 2 400 à 2 700 bêtes, menées par huit « maîtres des troupeaux » aidés d’une douzaine de bergers. Le tout était qualifié « d’aver des Lombards ». Du bétail italien pris à l’estive et non pas rendu à ses propriétaires à l’hiver suivant, mais hiverné en Provence, tel est l’indice de circuits bien plus complexes qu’un simple « balancement » amont-aval.

26Rien ne montre mieux la diversité des modèles économiques alpins que la comparaison entre les communautés de la haute Roya et celles, toutes voisines, de la Vésubie. Elles aussi sont à l’interface du Piémont et de la Provence, elles aussi sont propriétaires de leurs pâturages, elles aussi jouissent d’une vraie autonomie politique, elles aussi accordent une grande place à l’élevage. Et pourtant, elles paraissent être restées davantage à l’écart des réseaux de la transhumance, surtout de la transhumance inverse. Des ordinationes adoptées par la communauté de Saint-Martin en 1311 donnent, comme partout ailleurs au tournant des xiii^e-xiv^e siècles, l’impression d’un raidissement causé par un sentiment d’invasion. Toute association avec des troupeaux extérieurs est alors interdite, et les défens sont ouverts aux seuls troupeaux appartenant en propre aux hommes du lieu. Pourtant, dans les décennies suivantes, on voit les communautés vendre leurs herbages. Une enquête montre qu’en 1334, sur les six défens possédés par la communauté de Belvédère, deux sont exploités par les hommes du lieu et quatre loués. On arrive ainsi, pour le village de Roquebillière en 1476, à une situation au premier abord paradoxale : les alpes de Maluna et Ceyrol, qui sont ceux qui appartiennent en propre à la communauté, sont loués aux troupeaux forains, tandis que les bêtes du village vont paître sur la terre appartenant au comte de Provence, où les habitants ont des droits de pâture coutumiers. Le profit qu’on peut retirer de la vente de l’herbe n’est pas mince : en 1470 par exemple, Saint-Martin vend trois bandites pour cinq années, contre le loyer annuel de douze rubs de fromage – un petit quintal – et surtout 70 florins d’or. Cette dernière somme correspond à deux fois et demie la charge fiscale que supporte le village. En Vésubie, les effectifs des troupeaux étrangers ne sont pas négligeables, mais restent sous contrôle. Quant à leur provenance, les troupeaux sont le plus souvent originaires de Nice et de Cagnes, c’est-à-dire du proche bas-pays, ou des vallées environnantes, parmi lesquelles – comment s’en étonner ? – La Brigue et Tende. Il faut dire que la haute Vésubie est particulièrement avantagée pour la pratique pastorale : en effet, elle offre la caractéristique d’être à la fois alpine et méditerranéenne, et de juxtaposer haute et moyenne montagne : les deux points extrêmes du territoire de Roquebillière se situent ainsi à 2 065 et 500 m d’altitude. En sorte que les habitants de ces vallées n’ont qu’un recours modéré à la transhumance inverse, sans avoir pourtant à réunir des quantités de fourrage trop considérables. En revanche, la planification de la pâture des troupeaux autochtones est d’une importance considérable. Elle relève donc de la communauté. Comme nous l’avons déjà montré, les règlements édictés par les « parlements » de la Vésubie visent à donner la priorité au bétail domestique, ovin et bovin, au détriment des troupeaux de moutons destinés à l’élevage spéculatif, qui vont seuls hiverner dans le bas pays niçois30.

27Les Alpes se nomment décidément diversité. La Haute-Provence et le Dauphiné méridional ont en commun d’avoir été soumis au xv^e siècle à une très pressante demande d’herbe de la part des éleveurs provençaux. Ce fut au détriment de certaines vallées mais à l’avantage des autres, tandis que quelques-unes ont réussi à rester relativement à l’écart des circuits.La transhumance piémontaise connaissait d’ailleurs une évolution toute différente.

Flux et reflux de la transhumance piémontaise

28Le rendement de la fidancia permet d’établir qu’à la mi-xiii^e siècle, 7 à 8 000 moutons étrangers paissaient chaque été sur les alpages du dauphin en haut Valcluson, et 3 000 à 5 000 sur ceux du Queyras. Dans cettedernière vallée, cela correspond, en année basse, à la moitié des troupeaux d’ovins locaux, mais cela peut aller jusqu’à les équivaloir. D’après les témoignages recueillis dans les enquêtes delphinales, ce bétail est surtout « lombard » ce qui signifie manifestement piémontais. Comme nous l’avons vu, une partie seulement est prise en commendepar les gens du lieu, et présente pour eux quelque intérêt économique. Or la demande d’herbe des éleveurs de plaine ne fait que s’accentuer dans les décennies suivantes. Le dauphin, pour d’évidentes raisons fiscales, est fort porté à la satisfaire. Si bien qu’en Queyras et Valcluson, le rapport de la fidancia est multipliée par six entre la mi-xiii^e siècle et 1315. La transhumance piémontaise en direction du Dauphiné semble avoir pris son essor au même rythme que celle qui monte de Provence. Mais à la différence de cette dernière, elle marque le pas au commencement du xiv^e siècle. En effet, après soixante ans et plus de hausse constante, le revenu que le dauphin tirait de la fidancia en Queyras et Valcluson baisse brutalement de moitié en 1316, et se stabilise à ce niveau31. Les données relatives aux péages de Rivoli et d’Avigliana donnent la même impression d’un ralentissement de la transhumance piémontaise dans les premières décennies du xiv^e siècle : après 1320 pour le premier, après 1330 pour le second, le nombre d’ovins comptabilisé annuellement chute d’un quart à peu près. Ce ralentissement précède la grande peste, qui cependant accroît le déclin : à Rivoli il passe trois fois moins de moutons dans les années 1350 que dans la décennie 131032. La tendance est donc durable.

29Elle ne s’explique certainement pas par une baisse de la demande d’herbages montagnards, qui serait consécutive à un désintérêt des habitants des plaines piémontaises pour l’élevage et ses productions. Au contraire, ils sont toujours demandeurs, notamment de laine, et se trouvent contraints d’en importer faute de pouvoir développer suffisamment la production régionale ; en sorte que dans la première moitié du xv^e siècle, il s’échange de grandes quantités de laine provençale aux foires de Pignerol33. Il semblerait plutôt que ce soient les montagnards qui aient réussi à obtenir de leurs seigneurs que leurs pâturages ne soient pas trop largement ouverts au bétail étranger ; à la suite de quelles instances, c’est ce qu’on ignore, mais c’était dans le but de préserver leur économie de relative autosubsistance. Éclairante à cet égard est la comparaison entrela châtellenie piémontaise de Miradolo, qui occupe le débouché duValcluson, non loin de Pignerol, et celle de Perosa, située plus haut dans la même vallée, et présentant déjà un caractère montagnard. Il s’agit donc d’un mandement de basse vallée et d’un autre de moyenne montagne, dont les économies sont manifestement liées. Pour l’un et l’autre on connaît au xiv^e siècle le rendement des dîmes des céréales levées au profit du comte de Savoie, et celui de la dîme dite « des agneaux », reflet fidèle du croît des troupeaux ovins. À la différence de Miradolo, Perosa, terroir montagnard, estivait des troupeaux étrangers, et le comte y levait aussi la fidancia34. Comme en haut Valcluson, le rendement de cette taxe monte jusque dans la décennie 1310, puis décroît ; celui de la dîme des agneaux suit le même mouvement mais avec un peu de retard, le tournant se situant en 1326. La grande peste ne fait que confirmer ce double déclin. À Miradolo, le revenu de la dîme des agneaux est au départ cinq fois moins élevé qu’à Perosa, mais il ne fait que croître entre 1290 et 1370, la grande peste ne lui portant nullement préjudice. Les dîmes céréalières évoluent tout à l’inverse. À Miradolo, elles sont stables ou légèrement déclinantes entre la fin du xiii^e siècle et la grande peste, avant de chuter d’un tiers en moyenne. À Perosa en revanche, leur rendement double entre la fin du xiii^e siècle et 1348. Il se stabilise ensuite à un niveau élevé.

30En un mot, on constate donc une crise de l’élevage en montagne dès les années 1320 au plus tard, et un essor au contraire en basse vallée. L’évolution est inverse pour les productions céréalières, la peste de 1348 ne faisant dans les deux cas que confirmer les tendances antérieures. On peut interpréter ces données conjoncturelles de la façon suivante : le terroir de Miradolo, comme le reste de la basse vallée, atteint dès la fin du xiii^e siècle le maximum de ce qu’il peut produire comme céréales. Dans les décennies suivantes, on y fait face aux premières difficultés économiques grâce à un essor de l’activité pastorale, ce qui passe par une transhumance estivale en direction du haut de la vallée, à Perosa notamment. Mais au même moment, les montagnards, toujours à la recherche de l’autosuffisance céréalière, cherchent à emblaver au maximum leur propre terroir pour nourrir une population encore en plein essor. Dans ce but, ils parviennent à limiter la présence des troupeaux étrangers. C’est pourquoi les moutons de Miradolo restent dorénavant davantage sur place, ce qui fait progresser le rendement de la dîme des agneaux. La grande peste n’aboutit à aucun renversement de tendance. En plaine, l’élevage ovin, plus facile suite à la crise démographique, continue de progresser. En montagne, l’autosuffisance céréalière est moins hors de portée et continue d’être privilégiée. Contrairement à l’hypothèse communément retenue, l’essor de l’élevage à la faveur de la déprise agricole du second xiv^e siècle est ici attesté en plaine plutôt qu’en montagne.

31Des données fragmentaires laissent entrevoir que le xv^e siècle a connu une relative reprise de la transhumance piémontaise en haut Dauphiné. Elle paraît d’ailleurs contemporaine du redémarrage de la population montagnarde, ce qui, là encore, va à l’encontre de ce qu’on pourrait attendre. En haute vallée de Suse, Césanne attire en moyenne 2 000 moutons par an entre 1386 et 1396. Ce chiffre passe à 4 000 entre 1433 et 1477, avant de retomber à la fin du siècle et de se stabiliser autour du millier. Au rebours de ce qu’on constate dans le Dauphiné méridional, on peut penser que même à leur plus haut niveau du xv^e siècle, les effectifs transhumant n’ont jamais donné aux autochtones le sentiment d’une invasion. En effet, si les dépendants du dauphin avaient eu le sentiment d’être envahis par les troupeaux étrangers, ils n’auraient pas manqué de s’en plaindre aux commissaires aux révisions de feu, ce qui n’est pas le cas. Au contraire, il semble que la prise en commende de bétail ait été un appoint utile pour une partie des éleveurs. Encore est-ce une partie assez restreinte : durant l’été 1389, les habitants de Château-Queyras tiennent en commende434 têtes de petit bétail piémontais, essentiellement des brebis laitières et leurs agneaux. Cela correspond à 7 % seulement de leur cheptel estival, et ne concerne qu’un petit quart des éleveurs35. À l’été 1414, il y a sur les alpes de Césanne 1 800 ovins mais aussi 300 bovins tenus en commende par des éleveurs autochtones. Ces bêtes sont montées de Turin et de sa région par la Doire Ripaire ; d’autres viennent de la basse vallée du Cluson, et notamment de la région de Pignerol ; d’autres enfin sont partis deBricherasio, dans le Val Pellice, et ont gagné Césanne par le col de Sestrières. Ce sont des parcours d’un ordre de grandeur d’une centaine de kilomètres. Trente-sept paysans de Césanne ont du bétail en commende, soit un cinquième des chefs d’exploitation à peu près. En moyenne, chacun d’eux a donc en garde une cinquantaine d’ovins et une petite dizaine de bovins36. À en croire ces deux exemples ponctuels, au tournant des xiv^e-xv^e siècles la prise en garde estivale de bétail étranger ne concerne donc qu’une minorité d’éleveurs du haut Dauphiné, et ne représente pour eux qu’un appoint assez secondaire.

32L’histoire de la transhumance inverse se perd dans la nuit des temps, tant elle tient à une dépendance herbagère structurelle de certaines vallées. La transhumance estivale, quant à elle, prend son essor dans la seconde moitié du xiii^e siècle, quelques monastères ayant montré la voie dans les décennies précédentes. Elle ne répond à aucun déterminisme, mais dépend des choix économiques des montagnards et des éleveurs des plaines, qui peuvent varier dans le temps et dans l’espace. Tandis que la transhumance vers la Haute-Provence et le Dauphiné méridional connaissait un essor ininterrompu aux xiv^e et xv^e siècles, la transhumance piémontaise en direction du haut Dauphiné démarrait vivement, mais ralentissait dès les années 1320 et restait à un niveau modeste jusqu’à la fin du Moyen Âge. C’est, semble-t-il, suite à un refus des montagnards de voir leurs pâturages trop largement ouverts au bétail étranger. Ce qui est très notable en dernière analyse, c’est que 1348 ne fait nullement l’effet d’une date charnière. Dans les deux cas, le retournement de la conjoncture démographique n’a fait que confirmer les choix économiques. Plus au nord toutefois, il semble avoir joué un rôle plus important.

L’économie des Alpes centrales et septentrionales à la fin du Moyen Âge

33Dans les Alpes centrales et septentrionales en effet, la seconde moitié du xiv^e siècle et les toutes premières décennies du xv^e paraissent marquées par différentes transformations qui sont liées les unes aux autres : en premier lieu l’abandon, pour les régions qui la pratiquaient encore, de la transhumance, et la réorganisation du terroir en vue d’un strict élevage d’estive, avec stabulation hivernale du bétail dans les hautes vallées ; un mouvement d’enclosures destiné à augmenter les réserves de fourrage ; un progrès relatif, dans certaines régions, du commerce du bétail ; enfin un certain développement de l’élevage bovin au détriment des ovins.

Fin de la transhumance et réorganisation pastorale

34Il est probable que tous les massifs alpins ont peu ou prou connu la transhumance. Dans ceux qui s’y prêtaient le moins, elle a été abandonnée dès l’intensification du peuplement au Moyen Âge central. En Savoie du nord par exemple, des troupeaux appartenant aux sires de Faucigny ont arpenté la vallée de l’Arve jusque vers 1150 pour aller estiver sur les pâturages des vallées transversales. Après cette date, ces seigneurs cèdent leurs droits de pâture en basse vallée à des chartreuses montagnardes qui peuvent de la sorte envoyer leurs troupeaux en transhumance inverse37. Mais par la suite, le développement économique des hautes vallées faucignerandes se fait sur la base de l’élevage d’estive, et après 1250, la documentation ne nous montre jamais les monastères ni les paysans hivernant leur bétail en plaine.

35Il est d’autres régions dans lesquelles la transhumance s’est maintenue jusque dans la seconde moitié du xiv^e siècle, avant de décliner puis de disparaître au xv^e. Dans les préalpes fribourgeoises par exemple, divers contrats conservés pour les années 1380 règlent les conditions d’hivernage dans la plaine de l’Aaar de troupeaux ovins qui paissent l’été sur le Gantrisch, le Kaiseregg ou la Riggisalp. C’est une transhumance inverse de 60 à 70 km environ, dont les acteurs paraissent de riches éleveurs. Mais de tels mouvements de bétail ne sont plus documentés par la suite, et la stabulation hivernale en montagne semble devenir la règle au xv^e siècle38. En Valais, la transhumance normale est bien attestée à la mi-xiv^e : des troupeaux lombards, composés aussi bien de bovins et de chevaux que de petit bétail, viennent y passer l’été. En 1346, les communautés de la châtellenie de Monthey s’en plaignent au comte de Savoie, lui représentant que les troupeaux allogènes sont si nombreux sur leurs alpages qu’ils ne parviennent plus à nourrir leurs propres bêtes. Mais de même que le dauphin, le comte de Savoie tire profit de la vente de son herbe à ces troupeaux en percevant un « droit d’herbage » (herbagium). La recette de cette taxe reste élevée jusqu’à la fin du xiv^e siècle, mais elle devient insignifiante au commencement du xv^e, signe que les Valaisans ont enfin réussi à fermer leurs pâturages aux étrangers39. C’est une tendance, à ce qu’il semble, assez commune dans les Alpes du nord, et qui s’accompagne d’une restructuration des terroirs.

36Dans un premier temps, la grande peste et ses premières récurrences ont pourtant désorganisé l’agriculture en général et l’activité pastorale en particulier. Dans le massif du Mont-Blanc par exemple, après la peste de 1360, l’alpage de l’Armancette, dont les chalets avaient été édifiés à la fin du xiii^e siècle, est abandonné quelques années par les paysans de Saint-Gervais et Saint-Nicolas-de-Véroce40. De même, dans les années 1370, les documents fonciers de la cathédrale de Coire mentionnent ici ou là un champ abandonné ou un pré qui n’est plus fauché. Mais dans l’ensemble, les montagnards se sont vite repris. Et d’abord, au rebours de ce qu’on constate souvent en plaine, les terres dont les possesseurs sont morts durant les épidémies sans laisser d’héritiers sont rarement restées très longtemps à l’abandon. Herbert Klein en a fait la preuve pour les Alpes autrichiennes, montrant que les tenures des victimes de la grande peste ont trouvé aisément des repreneurs, souvent les voisins des défunts, à l’affût des occasions d’arrondir leur propre lopin. On le constate aussi bien en Rhétie ou en Savoie du nord, au point qu’en Faucigny, on voit l’administration savoyarde alourdir certains cens en plein marasme démographique, en faisant jouer la concurrence entre plusieurs candidats à la reprise des tenures en déshérence41.

37Mais s’il n’y a, dans l’ensemble, point de recul de l’occupation du sol dans les Alpes septentrionales et centrales après 1360, il y a pourtant des transformations. Pour deux générations, avons-nous dit, le souci du pain quotidien devenait moins lancinant. Durant la période précédente, on avait parfois emblavé aux limites des possibilités de mûrissement des céréales. Ce sont ces champs en priorité qu’on transforme soit en pâtures, soit plutôt en prés de fauche. Dès 1356, la ferme de la dîme des céréales de Vollèges (Valais occidental), chute de 20 %, ce dont le châtelain du lieu se justifie par « la transformation de plusieurs terres en prés ». La chute, pourtant, est très momentanée, la dîme retrouvant son rendement initial dès les années 1380. Mais tout au long du xv^e siècle, les terriers valaisans présentent des mentions de champs transformés en pré dans les vallées d’Entremont, de Bagnes, d’Hérens et d’Anniviers, sur le coteau de la vallée du Rhône entre Morge et Raspille, et jusque dans la plaine de Martigny. Ce n’est pas assez, en l’état actuel des sources et des recherches, pour quantifier le phénomène du recul des céréales au profit de l’herbe, mais cela suffit à montrer qu’il existe, assez régulièrement réparti42.

38Surtout, on constate un peu partout, à la faveur du relâchement momentané de la pression foncière, une rationalisation de l’occupation du sol. Dans les Grisons, la colonisation du Moyen Âge central avait abouti à la mise en place d’un habitat très dispersé. La reconquête de la deuxième moitié du xv^e siècle est l’occasion d’une certaine concentration de l’habitat et d’une restructuration du terroir43. Certains hameaux périphériques, notamment walser, disparaissent, comme Stürvis, dans les montagnes de Maienfeld. Plus nombreux sont les anciens habitats permanents qui, sans disparaître, deviennent mayens, ou plutôt « acla », comme on dit dans le dialecte roman des Grisons, c’est-à-dire étapes de mi-saison pour les troupeaux et leurs pasteurs. Ainsi d’Obermutten et de Schall dans le Domleschg, de Flix, Sblocs et Faller dans l’Oberhalbstein, de Furner Berg dans le Prättigan. Les parcours de pâture sont donc considérablement transformés, ce qui aboutit dans l’ensemble à une séparation plus claire du plan et des monts : les pâturages et les incultes de vallée sont transformés en prés de fauche et en champs. Il ne s’agit pas pour autant de perdre des espaces de pâture, mais de les repousser vers le haut. En 1489, la communauté de Felsberg, dans la vallée du Rhin antérieur, concède de la sorte des parcelles à prendre sur les communaux du bas du terroir de la paroisse, et destinées à être transformées en prés de fauche, mais aussi en chènevières et en vignes. L’assemblée des vicini décide qu’elles seront attribuées aux conditions suivantes : on les tirera au sort, d’où leur nom germanique de Löser ; les particuliers qui se les verront attribuer devront acquitter une redevance en faveur de la paroisse ; surtout, il leur faudra défricher en échange une parcelle de terre inculte et la transformer en pâturage, sur les monts s’entend. Tout ce qui restera aux Löser de leur ancien statut de communaux, c’est qu’ils demeureront soumis à la vaine pâture. C’est remarquable, car on tend au même moment dans les Grisons à limiter cette pratique coutumière, qui consistait, comme on sait, à ouvrir les prés et champs privés à la pâture du troupeau communal à l’automne après la désalpe, et au printemps avant la germination de l’herbe et des céréales. À la fin du xv^e siècle, les parcelles closes, dites Einschläge en allemand et presuras en roman, se multiplient dans les Grisons. « Closes », qu’est-ce à dire ? En fait, on édifiait traditionnellement des clôtures estivales pour préserver l’herbe des prés de fauche ou les moissons sur pied en bordure des parcours de pâture. Le droit qui est concédé de la sorte, c’est de ne jamais ouvrir les clôtures entourant ces parcelles. Les Alpes ont donc eu, elles aussi, leurs enclosures.

Le résistible essor de l’individualisme agraire

39L’attention sur les enclosures alpines a été attirée par Nicolas Morard, à partir de la documentation disponible pour l’actuel canton de Fribourg44. Les plus anciens actes les concernant apparaissent dans les sources à partir de 1396. Ils concernent tous la partie alpine ou préalpine du canton, singulièrement le comté de Gruyère. C’est d’autant plus remarquable que la documentation est partout abondante. C’est donc un phénomène typiquement montagnard. Ces actes se présentent toujours de la même manière : les comtes de Gruyère ou certains de leurs vassaux accordent aux membres d’une communauté paysanne le droit de clore, pendant la période coutumière de vaine pâture, une partie de leurs possessions, jamais l’ensemble. En fait, même s’il est question des terres en général, on voit bien que ce sont les prés de fauche qu’on va clore en priorité. Certaines concessions, comme celles qui sont accordées à la mi-xv^e siècle aux communautés villageoises de Gruyères, la Tour-de-Trème et Vuadens par le comte François I^er de Gruyère, le disent clairement : il s’agit de permettre aux particuliers de récolter sur leurs prés non seulement le premier foin, mais encore un « record », et parfois une « troisième herbe » ; c’est-à-dire de faire deux ou trois fauches au lieu d’une, et de constituer de la sorte des réserves de foin supplémentaires pour la stabulation hivernale du bétail. D’ailleurs, « réduction à clos » et « réduction à record » sont des expressions données comme synonymes dans les actes fribourgeois.

40Nicolas Morard a vu dans les enclosures la marque d’un « progrès de l’individualisme agraire » à la fin du Moyen Âge, ce qu’elles sont en première analyse, puisqu’elles permettent à chacun de conserver l’herbe qui repousse chez lui après les premiers foins au lieu d’en faire profiter le troupeau communal. L’enjeu, social autant qu’économique, n’est pas mince, quand on se souvient qu’en pays de stabulation hivernale, les réserves de foin sont le principal facteur limitant de l’activité pastorale. D’autant plus que la Gruyère fait partie de ces régions où les règlements pastoraux répètent sans cesse cette règle coutumière selon laquelle on n’a le droit d’estiver qu’autant de bêtes qu’on peut en hiverner chez soi. Les gros propriétaires de prés ont donc tout intérêt à les clore. Les petits, beaucoup moins.

41C’est ce dont les communautés paysannes de la fin du Moyen Âge étaient parfaitement conscientes. C’est pourquoi, en Gruyère, la part de ses possessions que chacun peut enclore est toujours restreinte. Surtout, elle augmente dans l’ensemble en proportion inverse de la taille des exploitations, par le moyen de quelques-unes de ces procédures complexes et mathématiquement insatisfaisantes dont les hommes du Moyen Âge ont le secret. À Vuippens en 1445, les gros tenanciers peuvent enclore deux poses de terres pour chaque douzaine qu’ils possèdent, soit 1/6^e de leurs biens. Mais ceux qui n’ont que 6 à 12 poses peuvent enclore deux poses également, ce qui peut porter la proportion jusqu’à 1/3. En revanche, les tenanciers de quatre à six poses ne peuvent en enclore qu’une, soit entre le 1/6 et le 1/4 de leurs biens. Quand à ceux qui possèdent moins de quatre poses, une commission de quatre prud’hommes fixera ce qu’ils peuvent clore. La part des terres encloses est parfois encore plus restreinte : à Morlon, village voisin de Vuippens, elle n’est que d’1/20^e en 1478, sauf pour les propriétaires d’une seule pose, qui peuvent la clore tout entière. La vaine pâture n’est donc jamais supprimée, mais seulement restreinte dans une certaine mesure. À ce prix, un relatif consensus s’établit sur la question. Il est à remarquer, en effet, que ce ne sont pas des individus isolés qui sont demandeurs, mais les communautés paysannes en tant que telles. Plus précisément, c’est généralement une majorité des habitants qui sollicite le seigneur, contre une minorité dont les protestations ont parfois laissé des traces écrites ; minorité qui a d’ailleurs pour elle la coutume, car le droit de vaine pâture est immémorial. Il s’agit donc de changer le droit. C’est pour cela qu’une concession seigneuriale est nécessaire. Fréquemment, les seigneurs l’accordent en échange du droit de clore une partie de leur propre réserve, qui était jusqu’alors autorisée à la vaine pâture des troupeaux paysans. Ainsi agit par exemple le comte François I^er de Gruyère, dont on a dit précédemment tout l’intérêt qu’il éprouvait pour l’activité pastorale45. Les enclosures comme marque de l’individualisme agraire ? Oui, mais d’abord en ce qui concerne certains seigneurs. Pour les communautés paysannes c’est un individualisme tempéré, comme le montre également le dossier relatif à Cogne46.

42Dans cette paroisse valdôtaine de haute montagne, les débats ne portent pas sur la limitation de la vaine pâture dans l’espace, mais dans le temps. La coutume, en effet, y était que les champs et les prés fussent ouverts entre la fonte des neiges et le 1^er mai, et de nouveau entre la fin des récoltes et le retour de la neige. En 1423, un certain nombre d’habitants se présentent au tribunal de l’évêque d’Aoste, seigneur du lieu, en dénonçant les inconvénients de cette pratique. En effet, disent-ils, si l’on met les animaux à paître dès la fonte des neiges, sans attendre que l’herbe ait repris vigueur, ils arrachent les racines en broutant, et les prés sont moins productifs. Leur rendement, d’ailleurs, pourrait être augmenté si l’on étendait le fumier à l’automne et si l’on creusait au printemps les rigoles d’irrigation. Dans la situation présente, on réalise ces deux opérations après le premier mai, ce qui retarde la maturation de l’herbe, en sorte que les foins sont reportés au moment des moissons, ce qui donne double travail à ce moment-là. Enfin, si l’on fermait les prés dès la fonte des neiges, on pourrait faire deux fauches, à savoir un foin et un regain, ce qui n’est pas le cas actuellement. En conclusion, les requérants demandent à l’évêque d’interdire totalement la vaine pâture aux moutons et de la prohiber au printemps pour les bovins, ne l’autorisant qu’entre la Saint-Mathieu (21 septembre) et la neige. À quoi les partisans du statu quo rétorquent seulement que la vaine pâture illimitée est une coutume immémoriale et utile. Sans-doute sont-ils majoritaires à cette date, car l’évêque accorde assez peu aux requérants. La vaine pâture n’est pas interdite au printemps, mais elle devra prendre fin au 19 mars au lieu du 1^er mai. Elle pourra reprendre à l’automne, pour le gros bétail « après la récolte des produits de la terre », c’est-à-dire au plus tôt à la Saint-Barthélemy(24 août), au plus tard à la Saint-Mathieu. Le petit bétail est moins favorisé : il ne pourra paître librement que depuis la Toussaint. Ce compromis, comme toujours, ne satisfait personne, et ses ambiguïtés favorisent les divergences d’interprétation, car la « récolte des produits de la terre » est le premier foin pour les uns, pour les autres le second. D’où, dans les décennies suivantes, une série de conflits réitérés, recours nouveaux, arbitrages inefficaces et décisions de justice contestées, qu’il serait lassant d’exposer en détail. Un consensus semble toutefois se faire progressivement sur une limitation modérée de la vaine pâture : en 1430,85 manants de Cogne étaient partisans de n’ouvrir les prés qu’après une seconde fauche, contre 14 qui souhaitaient un retour à la coutume ancienne. On voudrait connaître l’arrière-plan social du débat, et savoir plus précisément qui sont les partisans de la vaine pâture, et qui ses adversaires. Les plus pauvres tenanciers du village, de toute façon si dépourvus de prés que même une seconde fauche ne leur apporterait pas grand-chose, ont intérêt, peut-on penser, à faire sortir leur bétail de l’étable le plus tôt possible. Mais il y a aussi des éleveurs assez engagés dans des circuits de transhumance inverse pour n’avoir pas besoin de constituer de grandes réserves de prés, et pour qui la pâture sur le plan du village constitue une étape entre les alpages et la plaine. C’est une sorte de gens qu’on rencontre à Cogne. En 1454, l’évêque édicte un nouveau règlement : les pâturages de la paroisse, dit-il, sont menacés par la surexploitation. C’est à cause du trop grand nombre d’animaux qui vont hiverner à l’extérieur de la vallée. L’évêque limite donc la transhumance inverse à une vache et huit moutons par éleveur. Moins sévère, par exemple, que le règlement attesté dans la paroisse d’Étroubles, qui oblige à n’estiver que le bétail qu’on peut hiverner chez soi, celui de Cogne vise à rapprocher l’activité pastorale de l’idéal traditionnel d’autosuffisance. En sorte que plutôt que de chercher des différences de richesse entre partisans et adversaires de la vaine pâture, il faudrait plutôt y voir deux conceptions différentes de l’activité pastorale. On voit que dans ce domaine il y a, comme toujours, la recherche d’un équilibre entre les diverses formes d’élevage.

43En tout état de cause, les enclosures, qui sont d’abord un moyen d’augmenter les réserves hivernales de fourrage, paraissent d’abord motivées par le souci d’accroître l’autonomie herbagère du village. Ce n’est pas, pourtant, pour se mettre en marge de l’économie d’échanges, mais pour s’y insérer d’une autre manière.

Le commerce du bétail et ses circuits

44En effet, le commerce des produits de l’élevage semble avoir connu un certain essor à la fin du Moyen Âge, et d’abord dans les vallées même qui se fermaient à la transhumance. Bien sûr, c’est loin d’être une nouveauté absolue. Traditionnellement, les montagnards cherchent à écouler à la descente des alpages une partie de leur production fromagère de l’été, ainsi que des animaux nés au printemps et engraissés durant l’estive. Depuis la deuxième moitié du xiii^e siècle, des marchés hebdomadaires et surtout des foires automnales ont été institués à l’initiative ou du moins sous le contrôle des seigneurs banaux, qui s’y trouvent fiscalement intéressés par les péages et les taxes de foire − ou leydes − qu’ils lèvent sur les marchands. Marchés et foires forment parfois des réseaux hiérarchisés. En Faucigny par exemple, une foire double est instituée à Saint-Gervais en 1371. Elle se tient les 14 septembre et 4 octobre. Elle est animée par des marchands de bestiaux qui collectent les animaux du lieu, mais aussi ceux des paroisses environnantes. Dans les jours qui précèdent la foire, on les voit par exemple sur les marchés de Chamonix. La plupart des paysans ne font que de petites transactions, vendant chaque automne une ou deux génisses afin d’acheter les céréales et les objets manufacturés qui leur manquent. Nobles et notables, en revanche, écoulent parfois plusieurs dizaines de bovins à la fois. De Saint-Gervais, le bétail est ensuite emmené sur pied dans des centres commerciaux beaucoup plus importants, notamment aux foires de Genève47.

45La complémentarité entre régions consommatrices et régions productrices est illustré par l’exemple du Piémont, dont le bassin d’alimentation en produits de l’élevage s’étend du Valais à la Haute-Provence. Au xv^e siècle, de très nombreuses foires d’automne se tiennent entre la Nativité de la Vierge (8 septembre) et la Toussaint. À la mi-xv^e siècle, on trouve notamment, du nord au sud, les foires de Sembrancher et Orsières (Valais), Saint-Michel-de-Maurienne, Oulx et Bussoleno (vallée de Suse), Briançon, Saint-Bonnet-en-Champsaur, Guillestre, Embrun, Barcelonnette, Acceglio, Vinadio et Bersezio (vallée de la Stura di Demonte), Seyne, Colmars, Vernante(vallée de la Vermenagna), etc. D’importance très inégale, elles ne forment pas un cycle à proprement parler, mais sont plutôt en concurrence. Souvent, en effet, elles sont dues à l’initiative d’un seigneur cherchant à attirer les marchands sur ses terres au détriment de ses voisins. Les foires de Sembrancher, Saint-Michel-de-Maurienne et Briançon, qui ont chacune fait l’objet d’une étude particulière, sont les mieux connues48.

46La foire de La Nativité Notre-Dame de Briançon date, semble-t-il, de la mi-xiii^e siècle. Trois jours (9, 10 et 11 septembre) y sont consacrés à la vente des ovins au retour de l’estivage. Robert Chanaud a pu en reconstituer le trafic entre 1356 et 1486, grâce aux comptes de la gabelle de l’aver lanu, qui était perçue au profit du dauphin. Le bétail échangé provient de régions assez proches : lorsqu’ils ne sont pas locaux, les vendeurs sont principalement issus du Champsaur, du Dévoluy et surtout de la Vallouise. Quant aux acheteurs, la foire de Briançon regarde essentiellement vers le Piémont : 9/10^e des acquéreurs de bétail en proviennent, principalement d’un rectangle d’une soixantaine de kilomètres sur quarante, délimité par Pignerol, Asti, Turin et Alba. La ville de Chieri est sur la longue durée le premier client de la foire. Les marchands d’Asti sont spécialement nombreux jusque vers 1420, après quoi ils disparaissent, remplacés notamment par les Turinois. Cependant, une partie des moutons achetés à Briançon par les marchands piémontais a en fait la ville de Gènes comme destination ultime. Alors que le niveau du trafic est globalement régulier pendant les trois premières décennies de la période étudiée, on observe une flambée entre 1386 et 1395. Après une crise qui dure entre 1396 et 1410, le volume d’échanges redevient pour trente ans comparable à ce qu’il était dans la seconde moitié du xiv^e siècle. La présence plus ou moins importante des marchands piémontais dépend étroitement de la conjoncture politique et militaire dans la plaine du Pô. Les transactions se négocient dans les tavernes. Le vin, accompagnement obligé du maquignonnage, y coule à flots : sa consommation aussi est taxée, et la recette qui en résulte quintuple durant le temps des foires. Lorsque les Piémontais sont nombreux, ils se font manifestement concurrence, et l’essentiel des transactions est conclu au commencement de la foire, à un prix élevé. Lorsque la demande baisse, les ventes ne se concluent qu’après de longues négociations, qui durent généralement jusqu’au dernier jour. Les prix sont moins élevés et les marchands piémontais en profitent souvent pour faire des achats plus importants, ce qui atténue l’impression de crise. La foire commence à décliner à partir de 1438, elle est même moribonde après 1460, ce qui s’explique principalement par la concurrence nouvelle des foires de Guillestre et d’Embrun.

47Autre bourgade placée sur la route d’un col majeur, Saint-Michel-de-Maurienne reçoit en 1266 le droit de se doter d’un marché hebdomadaire et d’une foire de trois jours débutant le 29 septembre ; c’est une date symbolique − en lien avec le nom du bourg − mais correspondant aussi à la date de la redescente des alpages, notamment de ceux des trois vallées de Tarentaise, auxquelles on accède depuis Saint-Michel par la montagne des Encombres. Comme à Briançon, ce sont les marchands piémontais qui font la prospérité de la foire. Et de la même manière, ce sont les guerres lombardes qui influent le plus sur la conjoncture. À ce qu’il appert de la recette de la leyde au xive siècle, le trafic connaît à peu près la même évolution que celui de Briançon. On constate notamment la même croissance en volume à la fin du xive siècle. L’embellie, là encore, est temporaire, mais le niveau des années 1400 reste supérieur à celui d’avant la grande peste.

48En 1239, le comte de Savoie Amédée IV avait accordé aux bourgeois de Sembrancher le droit de tenir un marché chaque jeudi et une foire annuelle entre le 6 et le 9 octobre. En 1322, à l’occasion du renouvellement des franchises, la date de cette dernière est avancée aux 13-15 septembre. Nul doute qu’entre temps, la foire avait prospéré. En 1310, le comte Amédée V institue à Sembrancher un péage sur le bétail quittant le Val d’Entremont par le col du Ferret et celui du Grand-Saint-Bernard – alors appelé Mont-Joux. En fait, le péage de Sembrancher n’est qu’un des éléments d’un dispositif complexe qui permet aux comtes de Savoie de contrôler et de taxer le flux du bétail sur pied qui quitte la haute vallée du Rhône et les massifs environnants pour être abattu et consommé en Piémont et dans la plaine du Pô. Aux cours du xiv^e siècle, divers péages sont mis en place en Valais − Martigny, Conthey, Saillon, Saxon − ou en Val d’Aoste − Val Ferret, Saint-Rhémy. Par exemple, sur le millier de génisses qui ont franchi le péage de Saint-Rhémy, à la redescente du Grand-Saint-Bernard, durant l’exercice 1423-1424, 730 se sont pré-sentées entre le 15 et le 23 septembre, en lien direct avec la foire de Sembrancher. Les acheteurs de bétail sont, comme à Saint-Michel et Briançon, principalement des marchands piémontais, mais aussi lombards. Lorsqu’un péagier valaisan doit justifier une baisse de ses recettes à l’égard de son administration, il invoque soit une épidémie locale qui a découragé les marchands lombards et piémontais, soit, encore une fois, des troubles militaires en Lombardie qui les ont empêchés de venir. On ne saurait mieux attester la dépendance du Valais à l’égard de la Plaine du Pô pour l’écoulement des produits de l’activité pastorale. Les comptes du péage de Sembrancher ont été étudiés par Pierre Dubuis entre 1325 et 1445. Sur cette période, la tendance lourde est à une lente augmentation du volume des échanges. Surtout, on constate entre 1370 et 1400 un doublement aussi brutal que momentané avec, comme à Briançon, une exceptionnelle décennie 1385-1395.

49On voit donc que les foires de Saint-Michel de Maurienne et de Sembrancher présentent bien des points communs avec celle de Briançon. Partout, la hausse momentanée du trafic à la fin du xiv^e siècle est frappante, non moins que son repli immédiat dans les années suivantes. On serait tenté d’y voir un effet de la conjoncture démographique en montagne, puisque les dernières décennies du xiv^e siècle sont, comme on sait, celles du plus bas niveau de population, et que les prémices de la reprise datent du début du xv^e. Dans cette hypothèse, les montagnards auraient profité du relâchement de la pression démographique pour se consacrer à l’élevage commercial, mais dès qu’ils auraient eu davantage d’enfants à nourrir, ils auraient privilégié à nouveau l’économie vivrière. Mais Robert Chanaud, par une étude très fine des transactions à la foire de Briançon, à montré que le marché des ovins y est commandé par la demande, et non par l’offre. Cette dernière est toujours abondante, et c’est la plus ou moins grande présence des marchands Piémontais qui détermine le volume des transactions. Il faut donc rejeter une interprétation qui serait d’un malthusianisme trop simpliste, et dissimulerait en réalité des modifications plus subtiles.

Des ovins aux bovins

50En effet, dans la deuxième moitié du xiv^e siècle, le trafic enregistré par le péage de Sembrancher change de nature plutôt que de volume. Avant la grande peste, il y passait entre cinquante et cent bovins annuellement. Ce chiffre est multiplié par quatre dès la décennie 1360, et il croît régulièrement par la suite. Le rapport bovins/ovins était de un pour cinquante au commencement du xiv^e siècle ; il est de un pour dix vers 1380, de un pour cinq dans la première moitié du XV^e. C’est-à-dire qu’à cette époque, les deux tiers de la valeur totale des transactions concernent des bovins. La foire de Sembrancher est devenue principalement une foire au gros bétail, et c’est clairement à la faveur de la déprise agricole consécutive à la grande peste. C’est certainement à la lumière de ces chiffres qu’il faut interpréter les mentions de champs transformés en pré qui se multiplient au même moment en Valais, la construction de nouveaux bisses d’irrigation, et aussi l’élimination progressive des troupeaux étrangers dans la seconde moitié du xiv^e siècle. Le foin qu’on fait en plus grande quantité sur des prés plus vastes et mieux irrigués, c’est pour les vaches qu’on garde désormais plus nombreuses en stabulation hivernale. Les pâtures estivales qu’on se réserve dorénavant, c’est pour les veaux qu’on leur a fait faire au printemps, et qu’on met à l’engrais sur les alpages afin de les vendre à l’automne aux Piémontais et aux Lombards. Il y a donc manifestement, dans la seconde moitié du xv^e siècle, une certaine conversion des Valaisans à l’élevage du gros bétail, et c’est, à ce qu’il semble, pour répondre à la demande de viande bovine des citadins de la plaine du Pô. Encore faut-il être prudent : pour certaines vallées, comme l’Entremont, cela correspond à une vraie conversion, car à la mi-xiv^e siècle les ovins y dominaient. Dans d’autres, mieux arrosées, comme le Val d’Illiers ou celui de Conches, la domination bovine paraît avoir été plus ancienne49.

51Nous avons vu dans un précédent chapitre que dans les régions où les bovins sont minoritaires, ils sont habituellement réservés à l’élevage domestique. À l’inverse, lorsque leur élevage se développe, c’est pour répondre à la demande urbaine, en sorte que le gros bétail change de rôle économique en même temps qu’il devient plus abondant sur les alpages. Le modèle d’une conversion de l’élevage ovin à l’élevage bovin en lien avec l’abandon de l’économie de subsistance a été proposé par les historiens de plusieurs régions de la Suisse actuelle. Toutefois, la plus grande prudence est de mise en ce qui concerne l’ampleur et la chronologie du phénomène. Ce qui paraît assuré, c’est qu’à la veille de la grande peste, la Gruyère, la Suisse centrale, les Grisons, le Tessin et le Valais pratiquaient un élevage diversifié avec une relative domination ovine, dans le cadre d’une économie vivrière où la céréaliculture restait importante. On a même exagéré l’importance de cette dernière : une anecdote reprise d’ouvrage en ouvrage a laissé croire qu’au temps de la bataille de Sempach (1386), le canton d’Obwald exportait du blé, et en fournissait assez à la ville de Lucerne pour que ses marchands en contrôlent les prix. Fritz Glauser a montré qu’il n’en était rien et que les montagnards de cette région, comme ceux de la Suisse centrale en général, étaient déjà bien heureux lorsqu’ils atteignaient à l’autosuffisance céréalière50. Un autre point qui n’est pas douteux, c’est qu’au xvii^e siècle, l’élevage bovin dominait en Suisse centrale et en Gruyère ainsi que dans une partie des Grisons et du Tessin, et que l’économie y était alors tournée surtout vers l’exportation de beurre et de fromage, soit vers le plateau suisse et l’Allemagne, soit vers la Lombardie. Il y a donc eu, pour ces régions, une transformation profonde des structures économiques entre 1350 et 1600. En revanche, le reste des Grisons et du Tessin, ainsi que le Valais dans son ensemble, ont encore au xvii^e siècle une économie vivrière.

52Il semble en fait qu’il faille clairement distinguer entre les xiv^e et xv^e siècles d’une part, et le xvi^e de l’autre. La période 1350-1500 est marquée par un essor de l’élevage bovin dont on a des indices en Valais, mais aussi dans la plupart des massifs des Alpes aujourd’hui helvétiques : les archéologues ont montré, comme nous l’avons vu51, qu’en Suisse centrale les bâtiments d’alpage spécifiquement adaptés à l’élevage bovin et à la fabrication du fromage deviennent plus nombreux au xv^e siècle. Comme en Valais, c’est bien, à ce qu’il semble, dans le but de répondre à la demande urbaine : les marchands d’Uri et de Schwyz, par exemple, sont attestés en Lombardie, avec leurs chargements de beurre et de fromage, depuis 1384 au moins52. Dans les Grisons également, se perçoivent les signes incontestables d’un essor de l’élevage bovin à la fin du Moyen Âge : vers 1500, les éleveurs de la vallée de Safien disposent de droits d’alpage pour 1 463 vaches, contre seulement 400 moutons. Mais à cette date, les Grisons n’ont pas pour autant abandonné l’économie vivrière : en haute Engadine, les dîmes des céréales rapportent encore beaucoup à l’évêque de Coire53. En 1500, en effet, l’économie reste partout fondamentalement vivrière, la plupart des montagnards continuant de n’accéder au marché que pour de petites transactions. C’est au xvi^e siècle que se forme le clivage entre les régions qui en restent à l’économie agropastorale traditionnelle et celles qui, progressivement, franchissent le pas vers une spécialisation commerciale plus poussée. Pour ces dernières, les transformations de la fin du Moyen Âge n’ont été que les prémisses de changements plus profonds, qui ont nécessité un déclencheur d’origine extérieure.

53C’est clair en tout cas, pour la Gruyère : il s’agit d’une montagne principalement ovine à la mi-xiv^e siècle, et l’on y pratique la polyculture vivrière ; trois siècles plus tard, c’est une montagne à vaches toute tournée vers la fabrication et la commercialisation de grosses meules de fromage à pâte dure. Nicolas Morard place les prémices de ce changement au xv^e siècle, et le mouvement des enclosures lui en paraît le signe le plus indubitable54. De fait, la volonté de récolter plus de foin peut aisément être mise en parallèle avec un essor de l’élevage des bovins, qui en sont, comme chacun sait, de gros consommateurs. Mais il ne faut pas oublier la modestie de cette première vague d’enclosures. Quant au commerce du fromage, c’est une date symbolique pour la région que la première mention, en 1449, de l’achat « dung fromagierre de Gruery » par l’hôpital Notre-Dame-des-Bourgeois de Fribourg. Toutefois, on a en Gruyère comme ailleurs des traces d’un petit commerce du fromage et des autres produits de l’activité pastorale depuis le xiii^e siècle, et ni le volume ni l’ampleur des transactions ne paraissent changer d’échelle au xv^e. Le pas décisif vers la spécialisation de la Gruyère vers l’élevage et la commercialisation du fromage se situe lorsque la Ville et République de Fribourg annexe le comté entre 1536 et 1555. Elle reconnaît alors comme conforme « au droit divin, humain et naturel » que les cultivateurs puissent jouir de leurs prés en toute propriété. Ils obtiennent donc un droit de clore total et sans limite, avec cette justification que par les enclosures « n’est fait tort à ceux qui ont moings de possessions veu que du mesme peu qu’ilz ont, ilz tireront la jouissance entiere55 ». Dans les décennies qui suivent, des bourgeois de Fribourg achètent en Gruyère de grandes quantités d’alpages, et en réalité ce sont eux qui vont tourner l’ensemble de la région vers l’élevage commercial56.

54Dans une partie des Alpes centrales et septentrionales, les décennies de basse pression démographique qui ont suivi la grande peste peuvent donc être considérées jusqu’à un certain point comme une époque charnière. Elles ont renforcé le clivage entre Alpes de l’estive et Alpes de la transhumance. Elles ont permis une conversion partielle à l’élevage du gros bétail, elle-même préliminaire, dans certains massifs seulement, à une conversion plus complète à l’économie d’échanges au commencement de l’époque moderne. Elles ont donc contribué à renforcer la diversité alpine.

55En revanche, ce qui paraît commun à tous les massifs alpins à la fin du xv^e siècle, c’est la surabondance de population. Si bien qu’après avoir attiré les hommes au Moyen Âge central, ils sont alors des zones de départ.

Migrations alpines

56« Une fabrique d’hommes à l’usage d’autrui », telles étaient les Alpes au xvi^e siècle, selon le mot un peu cruel de Fernand Braudel57. Pour la fin du Moyen Âge, cette formule n’est pas entièrement fausse, mais tout de même bien réductrice ; car les migrations alpines sont un phénomène plus complexe que la simple fuite des montagnards hors de leurs vallées.

Migrations de la pauvreté

57L’émigration saisonnière est un phénomène très ancien dans certaines parties des Alpes. Nous l’avons déjà rencontrée à plusieurs reprises, toujours en lien avec la transhumance. Dans les hautes vallées du Guil, du Cluson, de la Doire Ripaire, les habitants accompagnent leurs troupeaux sur les chemins de l’hivernage depuis le xiii^e siècle au moins, glanant, mendiant, s’employant comme brassiers. Au xv^e siècle, si l’on en croit certaines enquêtes de révision de feux du Dauphiné méridional, c’est au contraire la transhumance normale qui contraint les autochtones à l’émigration, parce qu’elle les prive des ressources de leurs pâturages. Mais les remues d’hommes ont aussi leur propre logique, indépendante de celles des troupeaux. En Oisans, selon la révision de feux de La Grave, les hommes s’absentent pendant plus de la moitié de l’année :

« De la Toussaint jusqu’à la Pentecôte, la plupart des habitants ne restent pas sur place à cause de leur grande pauvreté. Il leur faut quitter le pays et aller, les uns en Provence, les autres dans le royaume [de France] ou en d’autres régions étrangères. Ils ne laissent à la maison que les femmes et les enfants. »

58Il s’agit donc d’une émigration saisonnière et masculine. La révision générale de 1428 donne des renseignements sur les motivations et les activités professionnelles des migrants :

« Les hommes vont travailler hors de ladite châtellenie [d’Oisans], les uns à Grenoble, d’autres en Provence, d’autres en Comtat Venaissin, d’autres pour tirer les bateaux de sel sur le Rhône avec ceux de Valence, d’autres en Savoie. Ils laissent à leur domicile leurs femmes et leurs familles, qui y subsistent dans une grande misère. [...] Avec ce qu’ils ont réussi à gagner, ils achètent du blé pour se nourrir et paient les cens et les tailles58. »

59On émigre afin de gagner un peu d’argent, d’abord pour acheter le blé qu’on ne parvient pas à produire en quantité suffisante, ensuite pour payer ses impôts. La lourdeur de la charge fiscale est toujours invoquée dans les révisions de feux. Ce n’est pas étonnant, puisque l’objet même de ces doléances est d’obtenir une baisse de l’imposition. On ne peut pas négliger absolument ce facteur, mais on serait tout de même bien en peine d’établir une corrélation entre l’importance de l’émigration et le poids des impôts. Les Faucignerans par exemple, plutôt favorisés de ce point de vue, sont pourtant de sérieux candidats au départ. Les raisons fondamentales de l’émigration saisonnière, ce sont les conditions de vie propres à la montagne, c’est-à-dire l’impossible autosuffisance, et la longueur des hivers, pendant lesquels les travaux des champs sont interrompus. Seule une activité non agricole peut occuper ces longs mois d’oisiveté forcée. La double activité existe d’ailleurs dans nombre de vallées. L’extraction minière, par exemple, reste longtemps pratiquée par des demi-paysans avant la concentration capitaliste du xv^e siècle59. De part et d’autres des grands cols, les autochtones pratiquent le transport de marchandises pour le compte des marchands de la plaine, ou se louent comme « marroniers » ou « ramasseurs » au service des voyageurs terrifiés par les abîmes glacés de la montagne60. Un artisanat textile à domicile, fournissant des toiles de chanvre et de laine de qualité grossière, existe bien dans les vallées même du Dauphiné où l’émigration est le mieux attestée, et trouve un débouché grâce aux foires de Briançon. Cela ne suffit pas, manifestement. « Nos femmes veillent toute la nuit pour filer », disent seulement les habitants de Cervières aux commissaires qui leur demandent de quoi ils vivent l’hiver. Mais les hommes, eux, ne sont plus là61.

60Pauvreté et désœuvrement, telles sont les causes de l’émigration hivernale. Les jeunes hommes vont « s’affaner », comme disent les textes de la Savoie à la Provence, c’est-à-dire prêter leurs bras à diverses tâches généralement pénibles et peu qualifiées, halage des barges sur le Rhône, déchargement des navires dans les ports de Venise et de Gênes, travaux agricoles dans le Comtat et en Provence, etc. On voit pourtant apparaître une progressive spécialisation professionnelle de certaines régions alpines. Comment ne pas évoquer en premier lieu la réputation militaire des habitants de la Suisse centrale, à la fois mise au service des ambitions de la jeune Confédération et monnayée au plus offrant ? Les quelques milliers de mercenaires suisses que le roi de France Charles VIII emmène en Italie en 1494 lui sont bien utiles pour se tirer du guêpier napolitain. Cinq ans plus tard, Louis XII en emploie quatorze mille à conquérir le Milanais, mais quatre mille autres se mettent au service de son adversaire Ludovic le More. Ils n’oublient pas les liens qui les attachent à leurs montagnes, comme en témoigne cette étonnante nuit d’avril 1500, où les Suisses des deux armées, stationnés autour de Novare, fraternisent après s’être reconnus des mêmes vallées, et prennent en commun la décision de livrer le More au roi de France62.

61Il est des spécialisations moins périlleuses, mais toujours liées aux travaux de force. Sur le versant italien des Alpes, les vallées de l’Ossola supérieur, la Valsesia et une partie du Val d’Aoste fournissent des maçons réputés. Ils partent exercer ce métier dans la direction où coulent leurs rivières, mais aussi dans le Valais, sur lequel ils débouchent naturellement par le col de Théodule et le Simplon, et jusque dans le pays de Vaud63. Le Val d’Aoste est aussi une pépinière de colporteurs, de même que le Faucigny. Attestés dès le xiv^e siècle, c’est surtout au xv^e que ceux-ci se répandent au nord des Alpes, singulièrement dans les pays de langue germanique, où on les connaît sous le nom de Krämer, terme qu’on peut traduire par « mercier ». Ils sont si nombreux au commencement du xvi^e que mercier ou Valdôtain, c’est tout un pour les chroniqueurs helvétiques. Ainsi Tschudi écrit-il en 1538 : « C’est de la vallée des Salasses, qu’on appelle le Val d’Aoste, que viennent la plupart des merciers. » Certains atteignent à une certaine envergure, comme le Faucigneran Petermann Bugniet, de Passy, à qui la ville de Fribourg acquitte en 1403 la coquette somme de 29 livres et 14 florins, en échange de 208 livres de salpêtre acheté à Bâle. Mais pour le xv^e siècle il représente une exception. La plupart des merciers sont de petits portefaix itinérants, employés de grossistes qui leur fournissent la marchandise qu’ils revendent, tissus, petit outillage, épices, etc. Les colporteurs ont mauvaise fame. C’est la faute de brebis galeuses qui font du tort à toute la profession, comme en témoigne cet incident relaté par la chronique de Fribourg en 1473 : « Deux compagnons de Grissoney [Gressoney, en Val d’Aoste] [...] furent pris à cause de ce qu’on esperoit que eulx pourtoient faulx cruzer, quand les deux autres d’Osta [Aoste] furent prix pour les faulses monnoies. » Surtout, les commerçants sédentaires craignent leur concurrence. Voici comment les dépeignent ceux de Schwyz en 1516, dans une supplique où ils demandent à la diète de Zürich de réprimer l’activité de

« ces nombreux individus qui circulent et colportent dans le pays avec leur pacotille, de village en village, de ferme en ferme, de maison en maison, par monts et par vaux. Si bien qu’aucune demeure n’est sûre : ils s’y faufilent avec leurs valets et leurs enfants, dont le moindre possède trois ou quatre. Ils pratiquent également la mendicité, et vivent sur le dos du pauvre monde, sans payer aucun pfennig à aucun aubergiste ».

62Au cours du xvi^e siècle, la plupart des villes leur ferment leurs portes, sauf au moment des foires. Mais les campagnes leur restent, et le flot des colporteurs des Alpes du nord grandira jusqu’au xviii^e siècle, ce qui aboutira d’ailleurs à l’enracinement, entamé dès le Moyen Âge, de plusieurs centaines de familles welche en Allemagne méridionale64.

63S’enraciner en plaine, c’est passer de l’émigration temporaire à l’émigration définitive. En 1433, l’enquête de révision de feux du Queyras indique comment on peut décider de quitter le pays pour toujours, en insistant, comme on peut s’y attendre, sur les motivations fiscales. Les émigrés, disent les habitants, « descendent en plaine, vers des régions plus fertiles. Ensuite il arrive qu’ils n’aient plus envie d’en revenir, quand ils voient et expérimentent la fertilité de ces régions en comparaison de la misère de ce lieu [le Queyras]. » Et d’ailleurs, « en Piémont ils trouvent certains nobles prêts à leur concéder pour presque rien une grande surface de terre à cultiver, de bonne qualité et fertile, pourvu qu’ils deviennent les hommes et sujets de ces nobles. » Menace à peine voilée : le dauphin risque de perdre des sujets, parce qu’en plaine on embauche pour la reconstruction des campagnes, et à des conditions avantageuses. L’année suivante, en Valcluson, les interlocuteurs des commissaires sont encore plus précis :

« Les nobles [piémontais] attirent les gens des autres régions. Et quand ils ont trouvé quelqu’un qui accepte de venir habiter chez eux, ils lui donnent un emplacement où construire sa maison, et aussi sept journaux de terre, et s’il a des garçons, autant à chacun ; ceci contre un tribut ou cense d’un quart de gros par journal, à payer au bout de quelques années seulement. Alors que dans le territoire ladite châtellenie [de Valcluson], on doit à notre seigneur dauphin, en certains lieux, un florin pour une bonne sétérée de pré. »

64À ces sortes de doléances, les commissaires delphinaux rétorquent que la plupart des gens reviennent pourtant. C’est, répondent sans ciller les témoins de 1433, que les Queyrassins sont un peuple bon, et très fidèle au dauphin, leur seigneur naturel. Sans compter « qu’il leur est dur de quitter les lares paternels, leurs amis et leurs parents ». Et puis la montagne a ses avantages : « Dans ledit pays de Piémont, ils ne trouvent pas en temps de guerre la même sécurité que dans ledit pays de Queyras. [...] Ce pays en effet, tant qu’il est peuplé, est quasi inexpugnable65. »

65Pour s’établir en plaine, encore faut-il s’y faire accepter, ce qui n’est pas si simple, comme en témoigne une supplique adressée en 1468 au duc de Savoie par les habitants de Martigny, en bas Valais, dans le but d’obtenir l’expulsion des migrants originaires de Domodossola :

« Montagneux, improductif et resserré, le pays de Domodossola, dans le duché de Milan, est si peuplé qu’il ne peut fournir la nourriture d’une telle masse d’hommes. Pour cette raison, nombre d’Ossolans doivent quitter leur patrie et se réfugient dans vos États. Depuis peu, des Lombards étrangers se sont installés dans votre mandement de Martigny, au nombre de trois cents ou plus. Or cet endroit montagneux, stérile et étroit est bien assez peuplé de vos sujets ; autant d’étrangers ne peuvent pas y demeurer avec eux ; le pays ne saurait les nourrir sans que ce soit au grand détriment de vos hommes. »

66Ce texte avance ensuite des arguments d’une xénophobie étonnante, quand on songe qu’il vise des migrants qui ne sont séparés de Martigny que par le Mont-Rose. Le Lombard est usurier, y lit-on, par une allusion à la profession qu’exerçaient un siècle plus tôt certains Italiens du nord avec lesquels les maçons de l’Ossola n’ont guère de points communs... D’ailleurs, ceux-là abusent de la simplicité des pauvres habitants du lieu et les dépouillent de leurs biens. La nuit, ils volent le produit des moissons, des vendanges et des fenaisons. « Fait plus grave, ils prononcent, en public comme dans des lieux secrets, des paroles moqueuses et de grave portée contre votre seigneurie et vos sujets. » En un mot, il faut chasser sans délai ces hommes « aussi dangereux, improductifs et inutiles que la zizanie et l’herbe qu’on appelle tartary au milieu des blés, [...] pour éviter que, poussés à bout, beaucoup de vos pauvres sujets ne soient contraints de quitter le pays pour aller mendier66 ». Classe plus dangereuse que laborieuse, ainsi sont présentés les montagnards du Val d’Ossola dans cette supplique dont on ignore l’aboutissement. On verra tout à l’heure qu’ils ont parfois reçu meilleur accueil.

Migrations de la réussite

67Pauvre, masculine, saisonnière surtout, parfois lointaine, le plus souvent cantonnée aux tâches peu qualifiées, pénibles et périlleuses, telle est pour une part l’émigration alpine à la fin du Moyen Âge. C’est ainsi que les révisions de feux dauphinoises sont intéressées à la présenter : comme un expédient de montagnards sans ressources. C’est ainsi qu’elle apparaît dans les souvenirs de Thomas Platter, quittant tout enfant son village de Grächen, en Valais alémanique, afin d’aller mendier sa subsistance sur les routes d’Allemagne en peu fréquentable compagnie, et n’échappant à la misère que grâce à un don exceptionnel pour les langues anciennes qui en fera un des premiers humanistes suisses67. Mais ce type d’émigration n’est qu’un aspect d’une réalité beaucoup plus complexe, comme des travaux récents ont commencé de le montrer.

68D’abord, les mouvements saisonniers sont loin de ne concerner que les montagnes. Au moment des moissons, la vallée du Rhône voit accourir les affanadors de Savoie et de Dauphiné, au point, par exemple, que selon Louis Stouff, « pendant quelques semaines, Arles devient une ville savoyarde ». Ce mouvement, qui aboutit d’ailleurs pour certains à une fixation définitive, prend son essor dans les années 1430, au moment où, avons-nous dit, se font sentir en montagne les premiers effets de la reprise démographique. Pourtant, contrairement à ce qu’on pourrait s’attendre, les émigrés sont très majoritairement originaires du bas Dauphiné et de l’avant-pays savoyard. C’est au point que l’historien d’Arles conclut que « l’exemple arlésien ne permet pas d’accepter sans discussion toutes les idées complaisamment reprises sur les montagnes réservoirs d’hommes et zones de départ par excellence des migrants ». Mais on pourrait en dire autant de la plupart des villes de la vallée du Rhône. Beaucoup plus au nord, et beaucoup plus près des montagnes, Genève voit d’abord accourir les gens de la basse vallée de l’Arve, les montagnards n’arrivant que dans la seconde moitié du xv^e siècle, et beaucoup moins nombreux68.

69Vérité au sud des Alpes erreur au nord. Alors même que certains piedmonts sont des zones de départ, d’autres attirent les montagnards, qui travaillent à la reconstruction de leurs campagnes à la fin du Moyen Âge. Deux études minutieuses que Jean-Pierre Bastian vient de consacrer aux paroisses vaudoises de Lutry et de Villette renouvellent l’image qu’on pouvait avoir de l’émigration des montagnards vers les avant-pays alpins69. Voisines de Lausanne, ces deux paroisses sont semées de hameaux viti-coles, et possèdent d’autre part des communaux boisés et marécageux sur les Monts de Lavaux et les pentes du Jorat, éminences qui surplombent le Léman de quelques centaines de mètres. Depuis le tournant des xiv^e-xv^e siècles, elles font l’objet d’un premier courant d’immigration alimenté par les Lombards de l’Ossola supérieur. Ils étaient jusqu’alors connus dans la région comme maçons itinérants, s’employant notamment à Lausanne, mais certains cherchaient à s’installer définitivement en Suisse romande, non sans difficultés comme nous l’avons vu. C’est pourquoi les montagnards du Val Divredo, d’abord employés comme maçons dans les villages viticoles, notamment pour la réfection des chemins, s’y établissent ensuite comme ouvriers agricoles, comme métayers, puis comme tenanciers. Quant aux communaux d’altitude, les communautés de Lutry et de Villette avaient entrepris dès la fin du xiv^e siècle de les lotir au profit de défricheurs, sans grand succès avant les années 1460, en raison sans doute des épidémies à répétition. Dans un premier temps, ce sont des bourgeois du lieu qui albergent des portions de communaux, mais c’est pour en confier le défrichement à des métayers. C’est là qu’interviennent d’autres montagnards, originaires cette fois du Faucigny et du Chablais, avec une nette prédominance de la haute vallée du Giffre. Arrivant, en plus grand nombre que les Lombards, dans les dernières décennies du xv^e siècle, ces défricheurs sont généralement métayers dans un premier temps, avant de devenir directement albergataires des communes de Lutry et de Villette ou d’autres propriétaires terriens. Il suffira ensuite de quelques années pour qu’eux-mêmes ou leurs enfants deviennent bourgeois de ces communes, et paraissent dans les documents notariés avec le titre de « provide » ou « d’honorable homme », ce qui manifeste une certaine notabilité. Un rôle d’enregistrement de 167 nouveaux bourgeois de Lutry a été conservé entre 1535 et 1549. Les Lombards en représentent un petit dixième, tous les autres étant chablaisiens et faucignerans. Sixt et Samoëns, paroisses du haut Giffre, fournissent à elles seules plus d’un tiers des effectifs. Qui sont les migrants ? D’abord, peut-on penser, des cadets désargentés, qui ont peu de perspectives d’installation autonome dans leur vallée d’origine, et qui ne souhaitent pas finir leurs jours sous la coupe d’un frère aîné ; sans quoi, en effet, ils n’accepteraient pas si aisément la condition de métayer. Mais il y a d’autres profils. Voici Aymon de Vallon : issu d’une famille de petite noblesse assez richement possessionnée dans la paroisse de Samoëns, il émigre et acquiert en divers albergements des biens abondants, tenus notamment du prieuré de Lutry, auquel il fait reconnaissance en 1499. Peu après, il devient notaire juré du chapitre de Lausanne. Son fils lui succède dans ses biens et dans ses charges, puis son petit-fils. Loin d’exploiter directement leurs terres, ils les sous-inféodent... à des albergataires originaires de Samoëns et de Sixt. Nous assistons donc à la mise en place, au tournant des xv^e et xvi^e siècles, d’un véritable réseau d’émigration, qui aboutit à la transposition sur la rive nord du Léman de pans entiers de la société villageoise de ces deux paroisses, avec sa hiérarchie sociale, sa famille patriarcale, ses relations de voisinage, etc. Pendant tout le xvi^e siècle d’ailleurs, les migrants de Samoëns et de Sixt voisineront, se marieront et feront affaire entre eux de préférence ; ils garderont également des liens nombreux avec leurs localités d’origine, montrant ainsi comment on peut s’enraciner sur les rives du Léman sans être déraciné de celles du Giffre.

70Par ailleurs, les travaux récents ont également fait la lumière sur les migrations intra-alpines, dont on commence seulement à deviner l’ampleur et la complexité. Les petites villes de l’intérieur des Alpes attirent les populations, et pas seulement celles qui sont en amont. Après la crise du xiv^e siècle, la petite cité de Coire, par exemple, capitale épiscopale des Grisons, voit sa population augmenter dans la seconde moitié du xv^e siècle, principalement du fait de l’immigration. Ses nouveaux habitants viennent surtout des proches environs − dans un rayon de 20 km − mais on compte aussi des immigrés provenant du Vorarlberg, de l’Oberland ou des alentours du lac de Constance. C’est d’ailleurs, à ce qu’il semble, toute la Rhétie septentrionale qui attire une immigration surtout alémanique, ce qui renforce la germanisation des Grisons, commencée avec les Walser ; d’autant plus qu’on constate en même temps une émigration vers l’Italie du nord qui touche surtout les populations de langue romane. Un boulanger de l’Engadine est attesté à Venise en 1458. Il sera suivi de bien d’autres, en sorte que dans les années 1480, la corporation des boulangers et pâtissiers vénitiens sera obligée de prendre des mesures pour faire face à cette concurrence nouvelle70. De la même manière, on constate depuis la fin du xiv^e siècle un glissement des populations alémaniques du haut Valais vers le Valais occidental de parler roman. Hans-Robert Ammann a illustré le phénomène par une étude du cas de Zermatt, paroisse située au fond du Mattertal, vallée latérale de celle du Rhône, au pied du Mont- Rose71. Sans être quantifiable exactement en l’état actuel de nos sources, l’émigration y est sans aucun doute un phénomène important, qui touche la plupart des clans familiaux. Parmi les lieux d’établissement des émigrés, deux se détachent particulièrement. En premier lieu, Sion, petite ville de la vallée du Rhône et capitale épiscopale du Valais, à quelque 80 km de Zermatt. À l’opposé des ressortissants du Val d’Ossola, d’origine à peine plus lointaine, les Zermattois ne paraissent avoir eu aucune difficulté d’intégration dans le Valais occidental, bien qu’ils soient de parler germanique : c’est le signe d’un patriotisme valaisan qui transcende les limites linguistiques, et qui est bien antérieur à l’unification politique du Valais en 1475. À Sion, donc, les Zermattois sont facilement reçus comme bourgeois, se marient dans la société locale et se font une place dans la vie économique : on les voit exercer toutes sortes de professions commerçantes ou artisanales : ils sont boulangers, forgerons, cordonniers, charpentiers, tailleurs, etc. Un modèle de réussite est représenté par Hans Hasen, bourgeois de Sion puis châtelain de cette ville entre 1455 et 1463. L’autre grande destination des Zermattois est beaucoup moins lointaine : ce sont les vallées du Val d’Anniviers et surtout du Val d’Hérens, romanophones mais accessibles de Zermatt en quelques heures par les cols. Il s’agit donc d’une émigration de vallée montagnarde à vallée montagnarde. Là-aussi, on les voit aussi nombreux que bien intégrés : les ressortissants de Zermatt forment parfois jusqu’au quart des listes de présents aux assemblées villageoises de Saint-Martin et d’Évolène, en Val d’Hérens. Ils deviennent si nombreux qu’en 1445 les paroissiens d’Évolène demandent à l’évêque que leur curé soit secondé par un chapelain de langue allemande.

71On voit donc que lorsque les montagnards émigrent, ce n’est pas nécessairement pour fuir la montagne. Ceci s’explique par les grandes différences de situation économique qui existent d’une vallée à l’autre. Nous avons dit comment, à la fin du Moyen Âge, la prospérité de la Vésubie, dans l’arrière-pays niçois, semblait faire contraste avec la pauvreté du Val di Stura. Dans un procès de limites qui oppose les communes de Saint-Martin en Vésubie et Saint-Dalmas-de-Valdeblore entre 1495 et 1498, on interroge une vingtaine de témoins, certains fort âgés, qui ont commencé à gagner leur pain comme « petits pâtres », parfois dès l’âge de six ans. Ils sont presque tous arrivés sans fortune de quelque misérable village voisin, les deux tiers d’entre eux provenant des paroisses de Vinadio et Sambuco, dans le Val di Stura. Au moment où on les interroge, ils avouent la profession de « laboureur ». C’est dire que partis de rien, ils ont tous réussi à s’établir comme exploitants agricoles. Certains ont pu épouser une héritière. Les autres, se constituer un aver à force de travail et de mégeries72. Cette migration interne aux montagnes est une émigration de la pauvreté qui devient une immigration de la réussite.

72Il faut renoncer à quantifier l’émigration alpine de la fin du Moyen Âge. Plusieurs auteurs ont tenté de le faire au moins pour les départs définitifs, à partir des listes de feux dont on dispose un peu partout. Ils ont échoué tour à tour sur deux écueils aux conséquences opposées : tout feu déclaré « vacant » dans les sources fiscales ne peut pas être, tant s’en faut, attribué à l’émigration; à l’inverse, tout départ n’aboutit pas à la disparition d’un feu, puisque les candidats à l’émigration sont en premier lieu ceux qui ne sont pas chefs de feux et n’ont guère de perspective de le devenir. Il faut donc se contenter d’informations qualitatives. Ces dernières donnent pourtant l’impression que les Alpes de la fin du Moyen Âge, mais aussi leurs piedmonts, sont animés d’un véritable mouvement brownien, qui est loin de se limiter à une émigration malthusienne de l’amont vers l’aval. Le xviesiècle voit peut-être un ralentissement des migrations à courte distance, à ce qu’il semble en tout cas d’après le cas helvétique. De plus en plus en effet, les communautés se ferment aux étrangers. En 1527, les statuts adoptés par Saint-Martin et Évolène, dans le Val d’Hérens, interdisent de concéder aucune terre à des étrangers sans l’accord de toute la communauté. En 1543, Bramois, paroisse voisine de Sion, prend la même mesure, et ordonne même qu’on chasse tous les inutiles. Parmi les chefs de feux qui prirent ces décisions à l’unanimité, nombreux étaient ceux dont le père ou le grand-père avait vu le jour à Zermatt.

73Malgré le caractère toujours ponctuel des sources et des études disponibles, et l’infinie diversité des situations locales, il est possible de risquer quelques idées générales sur l’évolution de l’économie rurale dans les Alpes aux deux derniers siècles du Moyen Âge.

74La « conquête de la montagne » aux xiie-xivesiècles avait abouti à la mise en place dans les Alpes d’une économie de subsistance associant céréaliculture et élevage intensif, avec pour but une autosuffisance toujours impossible à atteindre. Cette impossibilité se manifestait par le besoin de vendre des produits de l’activité pastorale pour acquérir des céréales et, plus spécialement dans les Alpes du sud, par la nécessité d’aller hiverner sur les pâturages de plaine. Les xive et xvesiècles sont le cadre de nouvelles mutations. Dans les Alpes de Haute-Provence et le Dauphiné méridional, c’est l’essor de la transhumance provençale, dont les conséquences paraissent très opposées pour les montagnards selon qu’ils en maîtrisent les processus ou les subissent. Dans les Alpes aujourd’hui helvétiques, c’est un développement de l’élevage bovin, commencement d’une évolution qui amènera certains massifs à une spécialisation commerciale plus poussée aux xvie-xviiesiècles. Dans le premier cas, il s’agit d’une évolution commencée avant la crise démographique du second xivesiècle, et que celle-ci ne fait que confirmer. En Suisse, en revanche, l’époque de la grande peste paraît bien représenter une charnière.

75Pour la plupart des montagnards cependant, l’idéal est toujours de dépendre le moins possible d’autrui; c’est aussi de maintenir un certain équilibre entre agriculture et élevage, entre ovins et bovins, entre les nécessités de la vaine pâture et celles de la fauche, entre les avantages et les inconvénients de la location de bétail, entre les intérêts des gros et petits propriétaires de prairies, etc. Cet équilibre n’est pas obtenu sans conflits, mais il est maintenu vaille que vaille. En sorte que dans ces régions, les montagnards, un peu moins nombreux en 1500 qu’en 1300 mais beaucoup plus qu’en 1400, n’ont pas vraiment changé de mode de vie: ils cultivent leur bien, font paître leur bétail sur les communaux, se méfient des étrangers.

76Malgré cela pourtant, et malgré une certaine pluriactivité, les montagnards doivent quitter de plus en plus nombreux leurs vallées après 1450. Ils y reviennent s’il se peut ou, à défaut, en reconstituent quelque-chose sur un coin de plaine.