Chapitre VII. — Les structures communautaires de l’économie alpine (XIIIe-XVIe siècle)
p. 207-256
Texte intégral
1Jusqu’aux dernières décennies, l’historiographie n’a voulu considérer l’économie des hautes vallées alpines que dans ses rapports avec celle des plaines, en fonction d’un préjugé fort ancien selon lequel les montagnards ne sont pas, ou pas vraiment, des agriculteurs. Ne lit-on pas déjà dans les Propos de table de Martin Luther, que « parce qu’ils habitent dans les Alpes, [les Suisses] n’ont point de champs, seulement des prairies » ? Si tel est le cas, il s’ensuit forcément que les montagnards ne peuvent vivre qu’en offrant aux gens des plaines les seules ressources dont ils disposent, c’est-à-dire : 1°) leurs prairies d’abord, destinées à être envahies par des marées de bétail transhumant, avant de l’être par celles des skieurs ; 2°) le fromage et la viande qu’ils produisent grâce aux dites prairies, et dont la raison d’être est d’aboutir dans l’assiette des citadins ; 3°) leur main-d’œuvre excédentaire qui a, elle aussi, vocation à s’employer dans les villes. Les pages consacrées à l’économie médiévale dans une Histoire et civilisation des Alpes parue en 1980 reflètent parfaitement l’état de la question à cette date : l’économie des Alpes, y lit-on, prend son essor aux xiie et xiiie siècles, en dépendance du développement des villes consommatrices de viande. Elle marque le pas au xive, parce que la demande urbaine se ralentit. Elle connaît à nouveau la croissance grâce au second démarrage des villes au xve siècle. Mais les hautes vallées alpines se referment sur elles-mêmes et déclinent à la fin du Moyen Âge, lorsque leur bétail est concurrencé sur les marchés urbains par celui de l’Europe du nord. À l’exception des régions qui, comme la Gruyère, ont su se spécialiser dans un produit d’exportation de qualité, les Alpes s’appauvrissent, et leurs ressortissants n’ont plus qu’à aller chercher leur subsistance en plaine1.
2Les travaux publiés depuis une vingtaine d’années imposent de proposer un modèle beaucoup plus nuancé : comme plusieurs monographies l’ont montré, l’économie des hautes vallées alpines est fondée jusqu’à la fin du Moyen Âge sur une polyculture vivrière associant l’élevage à la céréaliculture. Elle n’est donc, sous un certain aspect, pas fondamentalement différente de celle des plaines. Sa spécificité proprement montagnarde tient, il est vrai, dans la place particulière qu’y tient l’activité pastorale. En plaine, celle-ci fournit le companagium, c’est-à-dire les produits laitiers et carnés accompagnant les céréales qui, consommés sous des formes diverses, fournissent la base de l’alimentation. Elle permet aussi de fumer une partie des terres, à tout le moins les jardins potagers. Elle joue donc un rôle important, mais reste un auxiliaire de l’agriculture. En montagne, l’élevage occupe une place beaucoup plus fondamentale, dont témoignent par exemple les enquêtes de révisions de feux dauphinoises : « Nous ne pourrions pas vivre, affirment les habitants d’Huez en 1428, si nous ne possédions, au milieu des rochers, les prés de Brandes, qui sont petits mais bons, et permettent de nourrir quelques vaches, moutons et brebis, grâce auxquels nous subvenons à nos besoins tant bien que mal »2. C’est dire à quel point l’élevage leur est une activité vitale. En 1434 les habitants de Cervières (Briançonnais) expliquent pourquoi : « Notre territoire est stérile, très montagneux et situé en un lieu mauvais et dangereux. Nous y récoltons trop peu de blé et de foin pour assurer notre subsistance, à l’exception de quatre ou cinq d’entre nous. Nous sommes obligés chaque année d’acheter du blé. » Les habitants du Queyras précisent même : « Nous achetons à peu près la moitié du blé nécessaire à notre alimentation3. » Rappelons encore une fois que ces sortes de doléances, qu’on utilisera à plusieurs reprises dans les pages qui vont suivre, visent à obtenir une réduction d’impôts et ne doivent pas toujours être prises au pied de la lettre. Néanmoins, ces témoignages-là, qu’on pourrait multiplier à l’envi et croiser avec d’autres sources convergentes, expriment une réalité indéniable : les paysans des hautes vallées alpines n’atteignent généralement pas à l’autosuffisance céréalière. L’élevage leur fournit un complément alimentaire, mais aussi des produits qu’ils échangent contre des céréales.
3Il est donc vrai que les vallées alpines sont, jusqu’à un certain point, structurellement dépendantes à l’égard de la plaine. Il est faux, en revanche, que le paysan montagnard du Moyen Âge se soit satisfait de sa dépendance, et résolu à travailler d’abord pour le marché. Les Dauphinois qu’on vient de citer considèrent leur incapacité à produire toutes les céréales dont ils ont besoin comme digne d’apitoyer les commissaires aux révisions de feux. C’est que l’autosuffisance, gage de sécurité, leur semble un idéal, comme à tous les montagnards. D’où un travail aussi vain qu’acharné dans ce but, et le souci, jusqu’à la fin du Moyen Âge, de préserver un équilibre, relatif et instable autant qu’on voudra, entre emblavures et prairies. C’est ce refus de choisir entre élevage et céréaliculture qui a guidé la manière dont les paysans des Alpes ont façonné et exploité leur terroir.
Le plan et les montagnes
4À la mi-xve siècle, un religieux anonyme de la chartreuse du Reposoir (Faucigny) raconte comment, trois cents ans plus tôt, le bienheureux Jean d’Espagne fonda ce monastère dans la vallée de Béol, qu’il dépeint ainsi qu’il suit :
« Le lieu admirable où se rendit le saint homme est une vallée profonde, située entre des montagnes. [...] Elle est tout à fait impropre à la plantation d’arbres fruitiers, et insuffisamment fertile. Au milieu s’écoule une rivière, entourée d’une plaine étroite. C’est là que sont bâties les maisons. Tout autour, s’élèvent des monts surmontés de rochers très élevés. Ils sont recouverts de bois de pins et d’autres espèces, mais au sommet on trouve de toutes parts des pâturages qui sont excellents pour la nourriture du bétail4. »
5Attentif à la beauté des paysages montagnards selon la recommandation de saint Bruno, le chartreux anonyme n’a pas laissé de remarquer l’étagement de la végétation qui en est caractéristique : à l’étage que les géographes appellent « montagnard », un fond de vallée relativement plat, mais étroit et déjà relativement infertile, où sont concentrées les habitations permanentes ; sur les versants, des forêts de résineux et de feuillus (étage « subalpin ») ; au-dessus, des prairies surmontées de crêtes rocheuses (étage « alpin »). En réalité, tel que le biographe de Jean d’Espagne l’avait sous les yeux, cet étagement était rien moins que naturel. Il résultait de trois siècles au moins de défrichement laborieux des fonds de vallée, d’amélioration acharnée des prairies d’altitude et de conservation raisonnée des forêts de versant. Tous les paysages montagnards sont peu ou prou marqués par cet étagement, effet des contraintes naturelles combinées avec le travail humain.
Terroirs montagnards
6La documentation latine oppose classiquement planum et montes, variante alpine de la distinction millénaire entre ager et saltus. Comme son nom l’indique, le « plan » désigne toutes les terres assez plates et bien orientées pour permettre l’activité agricole. Il s’agit surtout des fonds de vallée, du bas des versants et d’éventuels épaulement et vallées suspendues. C’est normalement la zone où l’on trouve les habitats permanents, l’appropriation privée des parcelles et l’agriculture intensive. Les « monts » ou « montagnes » désignent les versants et les sommets, mais renvoient aussi à une exploitation plus extensive faisant bon ménage avec la friche et la forêt, à une gestion communautaire du sol et à un habitat plutôt temporaire. En fait cette zone est elle-même diverse : dans le terrier réalisé en 1495 pour le village de Ceillac (Embrunais), au plan s’opposent à la fois la « terre gaste », c’est-à-dire l’inculte dans lequel les paysans ont des droits d’usage (pâture ou défrichements temporaires), les « bois noirs » (forêts de résineux mises en défens) et la « montagne » proprement dite (alpages)5.
7Dans les Alpes, le plan occupe souvent une part très minoritaire du territoire communal. À Saint-Martin, en Vésubie, les biens cadastrés en 1490, qui correspondent au plan selon la définition qu’on vient d’en donner, n’occupent que 300 ha sur un territoire communal de 9 000 ha6. D’ailleurs, le fond même des vallées n’est pas entièrement propice aux emblavures, à cause des rivières et torrents qui y divaguent presque librement. Comme on l’a déjà dit, les crues torrentielles paraissent particulièrement fréquentes dans les décennies 1430-1460. Digues et canaux de dégorgement sont construits et entretenus par les communautés, mais n’ont qu’un effet limité. Sans même parler de ces accidents, les divagations torrentielles laissent des dépôts alluvionnaires relativement infertiles, généralement appelés « îles » dans la documentation conservée. Ce n’est pas que ces espaces soient sans valeur. En 1371, la communauté de Charousse (Giffre) achète au comte de Savoie pour 100 florins le droit d’user des îles de l’Arve7. Boisées, elles servent à la pâture du bétail, mais sont surtout le domaine des charbonniers.
8En Vésubie, les villages sont généralement situés en aval de leur terroir, à une altitude assez médiocre : Saint-Martin se trouve par exemple à 950 m8. Autour du village, les terres appropriées sont approximativement disposées en trois cercles concentriques : au plus proche des maisons, on trouve une huerta de jardins irrigués et de vergers ; puis des prés, également irrigués, et quelques champs ; enfin les terres emblavées de céréales. Si la disposition concentrique est typique des villages méditerranéens, la présence de prés tout près du village témoigne d’une culture de l’herbe qui est plus spécifiquement alpine. La zone entièrement appropriée s’étend jusqu’à plus ou moins trois kilomètres du village selon l’orientation des versants, la qualité du sol et la pente. Puis le cadastre présente de plus en plus de mentions de « terre commune » entre les parcelles, au point qu’à partir d’une certaine distance, les emblavures ne sont plus que des « campagnes », c’est-à-dire des îlots appropriés au milieu de l’herme, formée de friches et de forêts. Cette dernière joue un rôle important pour la pâture, la fauche, l’essartage temporaire, la coupe du bois. Non cadastrée, elle est commune à tous les habitants, mais se distingue des alpages, qui se situent au-dessus. Dans bien des régions des Alpes, des terrasses s’étagent aujourd’hui sur les versants les mieux orientés, qui témoignent qu’on a cherché à étendre artificiellement le plan aux dépends des monts. La plupart du temps, on n’en a aucune trace documentaire pour le Moyen Âge. En Vésubie, elles ne sont attestées que depuis la fin de la période, d’ailleurs par des témoignages assez rares. Ici ou là, un document mentionne une planche de pré (ripa prati) ou une planche de champ (ripa campi)9. Il semble que le développement des cultures ou des prés en terrasse soit lié à l’ultime reprise démographique du Moyen Âge.
9Les exploitations de Saint-Martin en Vésubie font en moyenne un peu moins de 3,5 ha. Mais l’exploitation moyenne, bien sûr, n’existe pas. 80 % des paysans tiennent environ 2 ha. Les 20 % les plus riches exploitent à peu près 8 ha. Le plus communément, les exploitations comptent, dans la partie cadastrée du terroir, deux prés, trois ou quatre champs et un jardin, à quoi il faut ajouter une chènevière pour deux ou trois exploitants, une vigne pour huit, et quelques vergers formés surtout de noyers et châtaigniers. Du fait des différentes conditions d’orientation, de pente et d’altitude, un terroir villageois de montagne offre des terres de qualité très inégale. C’est pourquoi les parcelles d’une même exploitation sont relativement dispersées. Elles sont également remarquables par leur exiguïté : le pré moyen fait 30 à 35 ares, le champ moyen 60 à 70 ares. Le morcellement est parfois poussé à l’extrême : le cadastre recense ainsi une planche de deux mètres de largeur emblavée de blé, des parcelles ne portant que deux arbres, un unique châtaignier possédé en indivision par deux propriétaires, etc.10.
10À la mi-xiiie siècle, dans un contexte comparable de peuplement assez dense, les parcelles recensées par le Probus en Queyras et Valcluson pré-sentaient les mêmes caractéristiques de dispersion et d’exiguïté. Henri Falque-Vert calcule une moyenne de 30 ares pour les champs et de 45 ares pour les prairies. Pierre Dubuis, à partir d’un échantillon de 112 champs tenus du comte de Savoie dans la paroisse valaisanne d’Orsières entre 1364 et 1373, arrive lui aussi à une surface moyenne de 30 ares, ce qui laisserait entendre qu’après la grande peste on n’a pas pratiqué des remembrements importants11. En Faucigny, un échantillon de 250 parcelles répertoriées dans les inventaires après décès d’une dizaine de paroisses entourant le massif du Mont-Blanc aboutit, pour la période 1350-1530, à une surface moyenne de 10 ares, les 3/4 des parcelles se trouvant en-dessous. L’exiguïté est encore plus grande. Mais c’est aussi qu’on est dans des vallées qui sont parmi les plus densément peuplées des Alpes. Ailleurs, l’exiguïté est réelle, mais relative : à Orsières, la taille moyenne des parcelles était six fois plus réduite au commencement du xxe siècle qu’à la mi-xive. C’est qu’au Moyen Âge, l’habitude qu’on avait de retarder au maximum le partage des terres freinait un peu la tendance au morcellement12.
Travaux et jours sur le plan
11Sur ces parcelles relativement petites, au surplus empierrées et souvent pentues, la culture s’apparente à une sorte de jardinage. C’est ce qu’exprime en 1458 la révision de feux de Saint-Christophe-en-Oisans : « La plus grande partie de nos terres sont de petite taille. Nous les cultivons à la houe, c’est-à-dire au fossoir, parce qu’avec la charrue et les animaux ce n’est pas possible, à cause des rochers et de l’altitude13. »De fait, les mentions de charrues − au nord des Alpes − et d’araires − au sud − diminuent à mesure qu’on s’élève. Elles sont fréquentes dans les basses vallées et les plaines de piedmont ; en bas Chablais et en Genevois, par exemple, on qualifie de jomarons les chefs de famille qui ont formé à deux ou trois une association pour l’usage commun d’une charrue14. On les trouve encore, mais moins nombreuses, en moyenne montagne ; dans le Val-Saint-Martin (Piémont), 18 % des 497 feux de 1372 possèdent un attelage, avec d’assez grandes variations d’un village à l’autre15. En haute montagne, seule une minorité de gros tenanciers, ou de seigneurs sur leur réserve, pratique le labour attelé, comme l’attestent de rares mentions dans les sources judiciaires. Les inventaires après décès des paysans de l’Entremont valaisan ou du haut Faucigny ne connaissent que des houes et des fossoirs. Le labour manuel y est la règle commune. Les moissons se font à la faucille, instrument qu’on retrouve également en grand nombre dans les inventaires. Les épis sont souvent conservés fort avant dans l’hiver, car on se réserve de les battre à la mauvaise saison. Le blé est conservé dans des sacs ou des coffres, eux-mêmes entreposés dans des greniers, qui sont de petits bâtiments de bois disposés à quelque distance des maisons, par crainte des incendies16.
12Les céréales cultivées sont principalement connues par des documents enregistrant les redevances seigneuriales17. Cela ne va pas sans poser un problème de sources : sur tous ses territoires, le comte de Savoie perçoit beaucoup d’avoine. Est-ce à proportion des besoins de sa cavalerie, ou des volumes réellement cultivés par les paysans savoyards ? La géographie céréalière des Alpes peut pourtant être reconstituée dans ses grandes lignes. Et d’abord il en va du froment comme de la charrue : son absence, à tout le moins sa rareté, peuvent être considérées comme une caractéristique de l’agriculture montagnarde. Dans le Trentin par exemple, il domine la rente foncière dans les environs immédiats de Trente, puis cède le pas au seigle dès qu’on gagne les montagnes. Présent dans la basse Engadine, il disparaît avec l’altitude. Aisément cultivé en Diois, avec plus de difficultés en Vercors, il est introuvable en haut Dauphiné. Comme de juste, l’inaptitude des terroirs montagnards à la culture du froment est soulignée avec force dans les révisions de feux. À entendre les paysans du Dévoluy, « la terre n’y produit que du seigle, de l’avoine, de l’orge et un peu de légumes. Encore sont-ils de moindre valeur que les productions des lieux avoisinants ».
13Le seigle et l’orge sont donc les deux principales céréales panifiables des hautes vallées alpines. Le seigle prédomine largement dans les Alpes sèches : il représenterait 80 % des céréales perçues par les seigneurs du Val d’Aoste au commencement du xive siècle. En Valais, on trouve une proportion comparable aussi bien dans les recettes seigneuriales que dans les inventaires après décès paysans entre 1250 et 1500. Sa prédominance est écrasante en Oisans. Elle est nette également dans les hautes vallées piémontaises. En revanche, il est des régions où le seigle, en raison de sa période de végétation particulièrement longue, peine à mûrir d’un hiver à l’autre. C’est le cas en Suisse centrale, dans les vallées tessinoises de Blenio et de Léventine, en Gruyère, en haute Engadine, dans le Val di Fiemme (Trentin) ou encore dans le massif du Mont-Blanc. Le seigle y cède la prééminence à l’orge, qu’on plante au printemps pour une récolte à l’automne. Autre céréale de printemps, l’avoine est également très cultivée dans les hautes vallées, jusqu’à représenter, semble-t-il, la moitié de la production céréalière en Valcluson. Elle est utilisée pour l’alimentation du bétail, mais aussi comme céréale panifiable. C’est d’ailleurs cette souplesse d’utilisation qui la rend précieuse aux montagnards. Si l’on s’en nourrit, pourtant, on ne s’en délecte pas : en 1447, les gens d’Autrans (Vercors) présentent aux commissaires aux révisions de feux un pain fait de seigle et d’avoine grillés sur pied par les gelées et dont, disent-ils, un chien ne voudrait pas18. La prééminence des trois céréales qu’on vient de dire est incontestable. Pourtant, la diversité des cultures est sans doute plus grande que ne le laisse voir généralement le prélèvement seigneurial. Le voile se lève parfois : dans les dîmes perçues par l’évêque de Bergame en Valcamonica au xiiie siècle, on constate sans étonnement une prédominance du seigle. Mais on trouve aussi de l’escourgeon, du mil, du sorgho, du panic et de l’épeautre19. L’agriculture montagnarde connaît d’ailleurs des innovations. Le sarrasin, ou blé noir, apparaît dans les Alpes orientales au xve siècle. Il est attesté pour la première fois en Slovénie en 1426, puis en Carinthie en 1442. Utile aux montagnards grâce à la brièveté de sa période végétative, il se répandra à l’époque moderne20.
14Une rotation biennale est attestée en Savoie comme en Valais par le simple fait que les cens ne sont dus qu’une année sur deux. Les terres emblavées en seigle sont alors laissées en jachère l’année suivante, notamment là où le seigle met plus de douze mois à mûrir. Mais on trouve aussi en Valais une alternance entre seigle et légumineuses (fèves, pois ou lentilles), avec un cens réduit la deuxième année. Moins fréquente, une alternance triennale (seigle-céréales de printemps-jachère) est pourtant attestée ici et là. En Valais, en Tarentaise ou en Maurienne, le territoire de certaines paroisses est divisé en « pies », c’est-à-dire en soles, ce qui suppose que la rotation soit organisée au niveau communautaire21. L’essartage temporaire sur l’herme est un procédé beaucoup plus sommaire. Cette pratique était, comme on l’a vu, habituelle à la veille de la grande peste. Elle a, sinon disparu, du moins beaucoup perdu en intensité au moment de l’étiage démographique du xive siècle. Mais elle redevient plus fréquente à la fin du xve siècle, au point qu’il faut la réglementer. Dès 1463, la communauté valaisanne de Vernamiège tente d’en limiter la pratique :
« Désormais, édicte-t-elle, personne ne pourra faire de défrichements par le feu dans les pâturages communs, [...] si ce n’est pour chaque famille une surface ensemençable avec trois fichelins. Ces essarts ne pourront être cultivés que pendant trois ans ou trois récoltes. Personne ne pourra ensuite défricher là avant que dix années se soient écoulées22. »
15Le produit des jardins potagers ne paraît pas dans les redevances seigneuriales. Toutefois, il jouait certainement un grand rôle dans l’alimentation paysanne, comme le montre le soin que les montagnards accordent à leurs courtils. Placés à proximité des habitations, ceux-ci sont parfois fumés et irrigués. Les légumes cultivés y sont très divers, les raves étant particulièrement bien représentées. « Tempore raparum, tota gaudet Sabaudia »,dit le proverbe : au temps des raves, toute la Savoie se réjouit, et l’on pourrait en dire autant de toutes les Alpes occidentales. Les vergers sont plus ou moins présents, en fonction de l’altitude et de l’exposition. La vigne leur est souvent associée. Elle est cultivée en des endroits où on ne l’imaginerait plus aujourd’hui23. Dans le Tessin, on la trouve jusqu’à Quinto, sur le versant méridional du Saint-Gothard. En Faucigny, elle fait face au Mont-Blanc, sur le coteau de Passy. En Oisans, elle occupe une bonne partie des basses pentes au-dessus de la plaine de la Romanche. Elle monte à plus de 1 100 m dans la haute vallée de la Varaita. En fait, cette omniprésence de la vigne durera jusqu’à la révolution des transports du xixe siècle. Au Moyen Âge en effet, et encore à l’époque moderne, le vin est malaisément transportable. Qui veut en boire doit le produire lui-même. C’est ainsi que certains des montagnards des zones les plus défavorisées à cet égard possèdent des vignes dans les basses vallées. Quelques paysans aisés de Chamonix en ont sur le coteau de Martigny, au-dessus du Rhône. Pour aller les travailler, il leur faut franchir deux cols et marcher une grande journée. De même les Queyrassins ont-ils des vignes dans la basse vallée du Guil, dans les terroirs de Guillestre et d’Eygliers, autour de 1 000 m d’altitude. En Savoie, les réserves seigneuriales les plus tardivement démantelées ont souvent été des vignes. Elles ont généralement été données à ferme ou à cens en raison de la crise de la main-d’œuvre consécutive à la grande peste.
16Une chose est certaine en tout cas : dans les hautes vallées alpines, le travail de la terre ne nourrit pas son homme. Dans la conjoncture climatique heurtée de la fin du Moyen Âge, la viticulture de montagne s’apparente à un jeu de hasard24. Là où on peut les estimer grossièrement, les rendements céréaliers paraissent très bas. Pour le Briançonnais de la mi-xiiie siècle, Henri Falque-Vert calcule, à partir de données fragmentaires il est vrai, des rendements de l’ordre de deux grains récoltés pour un semé, c’est-à-dire qu’une fois mise de côté la semence de l’année suivante, le paysan récolte juste autant qu’il a mis en terre25. Ces chiffres sont étonnamment faibles, mais ils rejoignent ceux que calculait jadis Georges Duby pour les terres dépendant des hospitaliers du grand prieuré de Saint-Gilles dans les Alpes provençales26. Pour la réserve des seigneurs de Quart dans le mandement d’Entremont (Valais) à la fin du xive siècle, Pierre Dubuis constate des rendements moins dérisoires, qui vont, selon les années, de 3 à 7 pour un27. Le plus certain est que le volume de la récolte varie beaucoup d’une année sur l’autre.
17Il n’y aurait donc rien d’aussi précaire que la condition paysanne dans les Alpes, s’il fallait se reposer uniquement sur le travail de la terre. Heureusement, la montagne offre d’autres richesses.
Cours d’eaux et artifices
18On a dit plus haut le danger que représentent les cours d’eau montagnards non canalisés. Bien utilisée, leur énergie est pourtant précieuse. Dans toutes les vallées des Alpes, torrents et rivières sont bordés d’une foule d’artifices, comme on dit communément dans les régions de langue romane, c’est-à-dire d’instruments mécaniques fonctionnant grâce à l’énergie hydraulique. Pour mieux les défendre des crues et autres caprices des cours d’eaux, on les établit communément sur un bief à quelque distance de la rive. Les plus monumentaux sont les moulins. Ils servent partout à moudre le grain et, dans les Alpes provençales, à presser les olives, dont la culture se développe à la fin du xve siècle28. À n’en pas douter, ils sont fort nombreux. En haut Dauphiné, le Probus recense à la mi-xiiie siècle un moulin pour 50 feux en Queyras, un pour 33 dans le mandement de Pont, et même un pour 18 en Valcluson29. Les autres artifices en sont généralement des annexes. Placés en aval sur la même dérivation qu’un moulin, ils profitent de son eau. Ce sont des scies mécaniques, appelées raysses en Savoie, des meules à aiguiser, et surtout des battoirs − encore appelés « paroirs » ou « gauchoirs » − destinés à écraser le chanvre. Cette culture, en effet, est universellement répandue dans les Alpes médiévales. Les chènevières ont laissé des traces innombrables dans la toponymie romane, mais aussi germanique, sous la forme Hanfland. On les trouve jusqu’à 1 500 m d’altitude et au-delà, sur des sols riches et profonds. Partout associée à un artisanat domestique, la culture du chanvre est particulièrement intensive dans la seigneurie de Maienfeld, dans la vallée du Rhin aux environs de Coire, dans la Domigliasca et dans le Schanfigg, au point qu’on a voulu faire venir ce dernier toponyme de cannabis30.
19Comme tout ce qui n’est à personne, les eaux courantes sont communément réputées appartenir au seigneur banal. En principe, on ne peut établir un moulin sans recevoir de celui-ci un aquagium, c’est-à-dire un droit d’eau. Les comtes de Genève et de Savoie les donnent généralement en fief à des nobles ou des notables, qui les afferment ensuite à des meuniers. Les villageois acquittent à ces derniers un droit de mouture modique, en Savoie compris entre le 1/30e et le 1/13e du grain qu’ils portent au moulin. Ils sont contraints d’avoir recours exclusivement au moulin banal dont ils dépendent. En contrepartie, ils ont un droit de regard sur son exploitation. En 1488 par exemple, noble Michel de Cran demande l’autorisation de déplacer le moulin qu’il tient en fief du duc de Savoie dans le mandement de Charousse. L’administration savoyarde ne la lui accorde qu’à condition que le nouvel emplacement soit agréé par les habitants des villages dépendant de ce moulin31. Mais il est aussi des artifices gérés par les communautés. Ils ont souvent été acquis d’un particulier qui les tenait précédemment en censive. En 1321 par exemple, les villageois de Corps (Dauphiné) albergent le four delphinal de ce village et les quatre moulins que le dauphin possède sur le ruisseau de La Salette. En 1324, la communauté de Vénosc alberge les moulins et paroirs jadis tenus par Raymond de Vénosc32. Mais on voit aussi des moulins bâtis directement par des communautés, toujours avec l’autorisation seigneuriale. En Haute-Provence par exemple, une societas de 27 membres se crée à Utelle en 1335, avec l’accord et en présence du bayle provençal, pour l’édification de quatre moulins. Cette société est divisée en parts transmissibles aux héritiers. Chacun des consorts s’interdit d’avoir recours à d’autres moulins. En 1380, nous voyons la société louer trois des moulins à un meunier qui s’engage à moudre pour tous les habitants du lieu. On aboutit en fait à une absorption de la société par la communauté d’habitants. De même, dans la communauté voisine de Belvédère, une scie municipale est attestée par les statuts de 147333.
Ressources forestières
20Car la forêt est une autre ressource importante. Encore faut-il qu’elle ait été épargnée par les défrichements. En Faucigny, les prés de fauche occupent parfois l’intégralité des versants, les pentes extrêmes ne paraissant pas avoir découragé les faucheurs34. Comme c’est souvent au-dessus des prés de fauche, à la limite des alpages, que se trouvent les forêts conservées pour assurer la fourniture du bois nécessaire à l’activité pastorale, on se trouve donc en présence d’une sorte d’étagement inverse, rien moins que naturel évidemment, la forêt se trouvant au-dessus des prairies. Mais elle peut également descendre très bas le long des plus fortes pentes, surtout sur les ubacs. Elle est spécialement mise en défens au-dessus des villages, à cause de la protection qu’elle assure contre les avalanches. En 1333 par exemple, les franchises de Quart, en Val d’Aoste, prévoient une amende de 60 sous pour quiconque coupera du bois dans une forêt défendant les maisons d’habitations des avalanches et des éboulements35.
21Juridiquement, les forêts sont des biens communaux ou seulement des portions de réserve seigneuriale grevées de droits d’usage au profit des communautés paysannes. Pour les paysans, cela revient finalement au même, tant du moins qu’il s’agit seulement d’utiliser sur place les ressources forestières. Celles-ci leur sont proprement d’un intérêt vital : lorsqu’en 1339, le dauphin Humbert II fait évaluer ses biens dans le but de les inféoder au pape, les témoins interrogés par ses enquêteurs manifestent une vive inquiétude à l’idée que les bois de ses réserves pourraient être vendus ou coupés. Dans le massif du Mont-Blanc par exemple, un habitant du mandement de Montjoie affirme « qu’il vaudrait mieux, pour les gens du pays, qu’ils perdissent 4 000livres plutôt que lesdits bois soient arrachés et détruits, parce que sans eux ils ne pourraient pas vivre correctement ». Un autre dit même « que s’ils étaient vendus à un étranger et arrachés, ses semblables seraient obligés de fuir le territoire36 ». Là où le bois fait défaut, la vie est bien dure. Les habitants des quelques paroisses de l’Oisans qui sont dépourvues de forêts ne manquent pas de le faire valoir aux commissaires députés aux révisions de feux. En 1457, les habitants de Villar-d’Arêne expliquent qu’il leur faut acheter leur bois à Bourg-d’Oisans ou en Briançonnais. Une charge muletière leur coûte six deniers gros et deux jours de voyage. D’ailleurs, par souci d’économie, ils n’utilisent du bois que pour faire cuire le pain. À Villar-d’Arêne de même qu’à Besse, à Clavans ou à La Grave, on se chauffe à la paille, à la tourbe ou au fumier de vache37.
22Les forêts fournissent principalement du bois d’œuvre et du bois de chauffage, mais pas seulement. Dans les Alpes du sud, on les voit les montagnards cueillir des fruits et de la mousse, ramasser des pommes de pin, récolter la térébenthine du mélèze, confectionner des torches de pin, etc. Ici l’on fait de la chaux, là du charbon de bois, généralement pour alimenter les forges locales ; ailleurs, les « ruchiers » écorchent les arbres pour recueillir le tan, le village de La Ruchère en Chartreuse leur devant probablement son nom. Le bois est aussi la matière première d’un artisanat qui n’est pas seulement domestique. Dans la région de Digne, l’activité des tourneurs est assez importante pour qu’on les accuse d’avoir « détruit » le bois comtal à La Roche et à Draix en 1346. L’industrie des montagnards produit notamment de la vaisselle de bois, assiettes, tranchoirs, cuillers ou plats, mais aussi des vases, jattes, boites et autres ustensiles qu’on voit passer par centaines aux péages de Provence38. La tonnellerie et également consommatrice du bois des montagnes. Le bois d’œuvre est particulièrement recherché dans les vallées bien reliées aux grands centres de consommation que sont les villes et les ports. Ainsi en va-t-il du Trentin. Le flottage du bois sur l’Adige est de tradition très ancienne, puisqu’il est déjà attesté par un plaid de 845. Néanmoins, la demande prend une ampleur nouvelle avec le développement de Vérone. Les statuts de cette ville au xiiie siècle attestent qu’elle se fournit en bois dans la Vallarsa et le Val di Fiemme. Plusieurs familles du Trentin émigrées à Vérone y font fortune, entre autres, dans le commerce du bois. Les commerçants vénitiens entrent en scène depuis la fin du xive siècle. Au xve, ceux d’Innsbruck interviennent à leur tour. Les communautés locales jouent un rôle important dans le flottage. Elles gèrent les tovi, ces canaux qui permettent aux trains de bois de rejoindre les rivières de fond de vallée. Sur ces dernières, elles bâtissent et entretiennent les digues artificielles qui permettent le flottage. Le bois est notamment vendu par des seigneurs ecclésiastiques39.
23En effet, les droits d’affouage que les paysans possèdent sur les réserves seigneuriales sont strictement limités à leur consommation personnelle. Dès qu’il s’agit de vendre le bois, les seigneurs se souviennent que leurs forêts leur appartiennent et en conservent les profits. Le commerce du bois ne profite donc directement aux communautés paysannes que lorsque les forêts sont communales en droit. Dans l’arrière-pays niçois, tout le monde vend son bois, seigneurs et communautés. Vendre le bois d’œuvre est d’ailleurs une preuve de propriété, reconnue comme telle en justice : en 1334, les communautés de la haute Vésubie, pour attester de la propriété de leurs forêts, protestent qu’elles vendent leurs conifères aussi bien que leurs feuillus depuis des décennies. Jean-Paul Boyer y a recensé 51 entrepreneurs forestiers pour six paroisses entre la fin du xiiie siècle et 1364. Les deux-tiers sont des autochtones. Les autres sont presque tous originaires de Nice. Car ce qui entretient une forte demande de bois dans l’arrière-pays niçois, ce sont les constructions navales. Cette demande, d’ailleurs, s’accentue à la fin du Moyen Âge, avec l’intervention des armateurs génois. En 1461, des Génois qui sont aussi fermiers de la gabelle obtiennent du duc de Savoie le monopole des chantiers forestiers de la Vésubie. Le plus important des entrepreneurs forestiers de la seconde moitié du xve siècle est Christophe Giofredo, marchand et armateur, actif à Nice et Gênes40.
24Lorsqu’ils pouvaient vendre leur bois, les montagnards, obnubilés par des perspectives de profit immédiat, n’ont-ils pas surexploité leurs forêts, au risque de se ruiner à moyen terme ? Les Alpes du nord, et singulièrement les vallées éloignées des ports et des grandes villes, n’ont jamais été menacées par le déboisement. En Faucigny, les témoins de l’enquête de 1339 renchérissent sur le nombre, la grandeur et la beauté des forêts seigneuriales. On a donc l’impression d’un couvert forestier satisfaisant, alors même que le Faucigny fait partie des régions les plus densément peuplées des Alpes. Plus au sud, la situation paraît différente. Dès la fin du xiiie siècle en effet, la documentation abonde en procès acharnés pour le contrôle des forêts, en plaintes des communautés se disant ruinées par la mainmise des forains sur leurs bois, en règlements seigneuriaux visant à limiter les coupes abusives, etc. Très frappée par cet aspect des choses, Thérèse Sclafert, dans les études qu’elle a consacrées au haut Dauphiné et aux Alpes du sud, a décrit un couvert forestier dramatiquement menacé dès le commencement du xive siècle, en sursis pour un siècle après la grande peste, et recevant le coup de grâce de la reprise démographique de la fin du Moyen Âge. De fait, on ne peut nier qu’en bien des endroits, la forêt paraisse bien dégradée à la fin du Moyen Âge. Dans de nombreuses paroisses du sud du massif de la Chartreuse, comme celles de Voreppe, Quaix, Cornillon, Proveysieux, etc., l’usage des forêts delphinales est librement autorisé contre le versement d’un droit de « bûcherage » modeste. Du coup, chacun se sert sans mesure, à la fois pour faire du charbon de bois et approvisionner ainsi les nombreux martinets du lieu, mais aussi pour vendre du bois de chauffage et de construction, notamment à Grenoble, où la demande est quasiment illimitée. Dès 1339, l’administration delphinale s’inquiète de la déforestation. Jusqu’au xvie siècle elle essaye de limiter les abus, et suscite les suppliques des habitants des paroisses concernées, qui expliquent qu’ils ne sauraient se subvenir sans vendre de bois. En Oisans, malgré les interdictions delphinales répétées, la vallée d’Ornon est particulièrement victime des ruchiers, qui vendent l’écorce aux tanneurs sur le marché de Vizille. Une enquête delphinale donne une idée de l’étendue des dégâts : aux mois de mai et juin 1354, pas moins de 5 000 arbres furent abattus ou pelés sur pied dans le bois seigneurial du Pré d’Ornon, par des habitants du lieu41.
25Pourtant, dans un article récent, Jean-Paul Boyer nous avertit de ne pas nous laisser impressionner par des exemples locaux, même spectaculaires42. Certes, il ne nie pas l’ampleur des coupes. Dans l’arrière-pays niçois, des contrats livrent aux bûcherons des quartiers entiers pour une ou deux décennies. Et pourtant les 45 forêts que comptent au total les six paroisses de la haute Vésubie se portent relativement bien, selon toute apparence, jusqu’à la fin du xve siècle. Plutôt que de crises au commencement du xive siècle et à la fin du xve, Jean-Paul Boyer préfère parler de « la permanence d’une situation précaire », qui explique une gestion attentive. En effet, la protection des forêts de Haute-Provence date au moins du xiie siècle. Elle ne donne d’ailleurs pas l’impression d’être plus rigoureuse avec l’essor démographique, ni de se relâcher après la grande peste : les archives ont conservé plusieurs réglementations de la deuxième moitié du xive siècle, comme les « embannements » du Briançonnais. Pour Thérèse Sclafert, l’irresponsabilité des paysans puisant sans compter dans leurs ressources forestières n’était limitée que par une certaine prise de conscience des administrations princières. À quoi Jean-Paul Boyer oppose les règlements municipaux de la Vésubie, qui témoignent, de la part des communautés paysannes, d’une gestion forestière non seulement quantitative mais encore qualitative. En 1327 par exemple, alors même qu’ils ouvrent pour six ans la forêt de Gordolasque aux bûcherons, les syndics de Belvédère leur interdisent de couper les mélèzes à l’adret du quartier de Maleberga, ce qui témoigne du souci d’y préserver un peuplement spécifique. De la même manière, à Belvédère encore, un règlement communal de 1473 édicte « que personne du lieu n’ose enlever aux pins de quoi faire des torches s’ils n’ont pas une palme de largeur au pied, et que ce ne soit que d’un côté ». On trouverait aisément d’autres exemples, pour des communautés bénéficiant à la fois, comme celles de la Vésubie, de forêts proprement communales et de la potestas statuendi.
26Mais lorsque le seigneur reste en droit le maître des forêts et le détenteur du pouvoir banal, c’est lui qui, logiquement, édicte les règlements forestiers, les fait respecter par ses agents et empoche les amendes levées sur les contrevenants. C’est la situation la plus commune dans les États savoyards. Cela n’empêche pas que les mises en défens soient décidées dans l’intérêt commun, et non sans avoir consulté les représentants des communautés. Parfois, d’ailleurs, ces dernières ne prennent en main la gestion de leurs forêts que parce que le pouvoir seigneurial s’en désintéresse. Significatif à cet égard est le dossier qu’Ezio-Émeric Gerbore a rassemblé à propose des paroisses valdôtaines d’Étroubles et de Saint-Oyen43. Les droits d’usages immémoriaux des habitants sur les forêts seigneuriales de ces paroisses sont reconnus par les franchises de 1310 et tous les documents postérieurs. Longtemps néanmoins, le comte de Savoie a entendu garder la haute main sur la gestion forestière. En 1347 encore, il interdit aux communautés d’établir des gardes forestiers sans l’autorisation de son bailli. C’est pourtant ce qu’elles font dans les décennies suivantes. Il semble bien, en effet, que l’administration comtale se soit plus ou moins désintéressée de la sauvegarde des forêts après la grande peste. Dans les années soixante du xive siècle, le bailli d’Aoste en alberge même « par erreur » des portions à des particuliers. On comprend que dans ces conditions, les communautés de Saint-Oyen et Étroubles, dont l’organisation reste pourtant sommaire, aient pris les choses en main. Le pouvoir comtal ne semble pas s’en formaliser jusqu’à des incidents survenus en 1381. Cette année-là, en effet, les gardesétablis par les communautés s’en sont pris avec brutalité à des particuliers qui travaillaient dans le bois d’Étroubles, leur ont confisqué leurs outils et leur auraient fait un mauvais sort s’ils n’avaient réussi à se réfugier à leurs domiciles. On voit qu’en plein étiage démographique, la question forestière restait assez sensible pour donner lieu à des violences. Les victimes se plaignent au tribunal comtal, arguant que les gardes n’étaient investis d’aucune autorité légale. À quoi les communautés opposent la coutume, laquelle ne pèse guère face à l’interdiction formelle de 1347. Comme il arrive souvent, l’affaire est réglée par un compromis dûment monnayé par l’administration. Contre la somme de 150 florins d’or, les hommes d’Étroubles et Saint-Oyen obtiennent de pouvoir élire dorénavant quatre prud’hommes qui distribueront équitablement le bois d’œuvre. La collecte du bois de chauffe, en revanche, restera libre. Les communautés pourront réglementer aussi l’exploitation des pâturages, des îles et des aulnaies. Elles continueront à nommer des gardes forestiers, mais ceux-ci prêteront serment entre les mains du bailli savoyard. Ils auront le droit de lever des amendes, tant sur les forains que sur les paroissiens qui ne respecteraient pas les règlements. La moitié des sommes levées ira au comte de Savoie, le reste dans la caisse communautaire. Les choses suivent ce train pendant une centaine d’années. Avec la reprise démographique de la seconde moitié du xve siècle, la pression sur les forêts s’accroît encore. En 1480, un nouveau règlement est établi par la communauté d’Étroubles : à cause de trop d’indiscipline, est-il indiqué, les bois de la paroisse sont deterrazzata et devastata,et des avalanches et éboulis menacent les villages d’Échevennoz et Éternod, et le bourg même d’Étroubles. On met donc en défens les zones menacées. On décide que dans toute la paroisse, le bois de chauffe sera lui aussi réparti par les prud’hommes. Enfin, le bois nécessaire à la construction des maisons ne sera attribué qu’après qu’ils auront visité le chantier, en sorte qu’on n’en coupe que le strict nécessaire. Il semble bien que les abus aient continué par la suite. C’est, dit un nouveau règlement édicté en 1512, que les gardes n’ont pas fait leur devoir. On augmente alors le nombre des défens, on les rend plus stricts, interdisant même de dépouiller les arbres de leur feuillage au profit des animaux. On limite l’affouage à vingt arbres par feu. Le cas d’Étroubles montre en tout cas la complexité des situations locales : on y trouve des montagnards multipliant les coupes abusives, mais aussi des communautés conscientes du danger, et contraintes de prendre les choses en main face à une administration comtale en-dessous de sa tâche à cet égard.
Plaisirs et profits de la chasse
27On ignorerait une ressource essentielle que les forêts et les montagnes offrent aux paysans de la fin du Moyen Âge, si l’on n’évoquait la chasse44. Comme les eaux courantes et la nature sauvage en général, le gibier est réputé appartenir aux seigneurs banaux. Pour ces derniers, la chasse est un loisir avant tout. En 1349, l’évêque de Coire se voit confirmer ses droits de chasse par l’empereur Charles IV de Luxembourg. Dans le Domleschg, il chasse en personne, et ses gens doivent se mettre à sa disposition pour ses battues. Ailleurs, il délègue ses droits à de grandes familles ministériales : ainsi, dans l’Oberhalbstein et la haute Engadine, aux Marmels et aux Planta. Généralement, la chasse n’est pas pour autant interdite aux paysans. En Oisans, le Probus affirme que la chasse et la pêche sont réservées au dauphin, et Humbert II, en 1335, réitère l’interdiction de chasser. Mais c’est pour mieux affermer les droits de chasse et de pêche aux habitants, comme il ressort de l’enquête de 1339. En Queyras, le même Probus affirme que la chasse est libre pour tous, à condition de livrer le quart de la venaison à l’administration delphinale. Dans le massif du Mont-Blanc, le prieur bénédictin de Chamonix perçoit une marmotte sur trois qu’on prend dans son mandement, un écureuil et une belette sur dix. Il a droit à l’échine des ours, à une épaule des chamois et des bouquetins lorsqu’ils ont été pris sans l’aide d’un piège, à tout le quart antérieur dans le cas contraire. Encore faut-il, bien sûr, que les animaux tués lui soient déclarés. En 1333, le prieur de Saint-Michel-de-Connexe, coseigneur du Valgaudemar, s’étonne de ce que ses hommes du village de l’Esparcelet et des paroisses voisines ne lui présentent jamais aucune pièce de gibier. Il fait diligenter une enquête où comparaissent plusieurs hommes qui paraissent être de véritables professionnels. Ils pratiquent une chasse spécialisée, au chamois exclusivement, ne s’abaissant pas, à ce qu’ils affirment en tout cas, à prendre lièvres et perdrix. Il s’agit d’une chasse collective qui leur permet de faire jusqu’à six prises à la fois. C’est enfin une chasse à but commercial. Car ils vont vendre leur gibier sur les marchés de Saint-Bonnet-en-Champsaur et de Gap, où ils les échangent contre des céréales. À la même époque, les chasseurs de l’Oisans font le commerce de peaux, de cornes et de venaisons. Ils prennent surtout des chamois et des bouquetins, mais aussi des ours, des sangliers, des lièvres blancs, etc. Ces ventes sont taxées par le curial de Bourg-d’Oisans. À ce qu’il appert de sources bien trop allusives, les montagnards chassent avec filets et meutes de chiens. À l’usage des loups, ils emploient du poison.
28On voit donc que pour eux, la chasse est loin d’être seulement un loisir, mais qu’elle a une vraie importance économique. Les fouilles de la bergerie de Spilblätz, sur la Charetalp, dans l’actuel canton de Schwyz, ont mis au jour des ossements d’ovins et de caprins mais aussi, pour 40 % du matériel osseux retrouvé, de chamois, signe que cet animal était assez régulièrement au menu des bergers45. La chasse fournissait donc aux montagnards un apport de protéines animales. Mais le gibier était aussi échangé contre des céréales, contribuant ainsi à compenser l’absence d’autosuffisance dans ce domaine. Toutefois, il s’en faut de beaucoup que les ressources cynégétiques y suffisent. D’où la nécessité de l’élevage.
Sur l’alpe
29Au xixe et au premier xxe siècle, on distinguait clairement les montagnes ovines des montagnes à vaches, les Alpes de la transhumance de celles de l’estive. Dans les massifs les plus méridionaux, on pratiquait un élevage ovin reposant sur la transhumance, c’est-à-dire sur des migrations saisonnières à grand rayon d’action entre pâturages d’été et d’hiver. Plus au nord, on pratiquait plutôt l’estive des bovins, les vaches montant l’été à l’alpage et restant l’hiver dans les hautes vallées, dans des étables où elles consommaient le foin récolté à leur intention pendant la belle saison. Ce contraste est en fait le résultat d’évolutions historiques qui prennent leur origine au Moyen Âge mais se sont poursuivies tout au long de la période moderne. En sorte que pour les xive et xve siècles, il convient de brosser un tableau plus nuancé.
Des animaux et des hommes
30Du point de vue du cheptel d’abord, l’activité pastorale est moins spécialisée au Moyen Âge qu’aux époques récentes. Dans les Alpes méridionales par exemple, le mouton n’a pas alors la prépondérance absolue qu’il aura au xixe siècle. En 1408, le cadastre de Digne dénombre 340 bovins pour un terroir qui n’en comptera plus qu’une soixantaine en 1837. Au commencement du xve siècle, 45 % des allivrés y élèvent des bovins, et pas seulement pour les labours. Il en va de même dans l’arrière-pays niçois : les ordonnances municipales de Roquebillière accordent en 1476 une grande – et au premier abord surprenante – attention aux vaches laitières. Il y a pourtant, dans l’arrière-pays provençal, une prépondérance ovine, qui s’accroît à mesure qu’on s’élève en altitude. D’après les données de l’affouagement provençal de 1471, on compte un bovin pour 30 têtes de menu bétail dans le bailliage de Castellane, et un pour 40 dans celui de Guillaumes, plus montagnard. En fait, dans ce dernier bailliage, on s’approche de l’exclusivité ovine. Les bovins qu’on y trouve encore sont surtout des bœufs de labour46.
31À l’opposé, dans le Giffre et le massif du Mont-Blanc, au prisme des inventaires après-décès des xive-xve siècles, le cheptel paysan compte un gros tiers d’ovins et un petit tiers de bovins, le reste étant constitué principalement de chèvres et de porcs. Un peu plus d’un mouton pour une vache, c’est un peu surprenant si l’on prend comme référence l’époque contemporaine, où ces massifs sont clairement consacrés à l’élevage bovin47. À ce modèle se rattachent plusieurs des massifs savoyards, si l’on en juge par les chiffres disponibles au xvie siècle, ceux du recensement de la gabelle du sel de 156148. Un peu plus d’un mouton pour une vache, c’est ce qu’on comptait alors dans les Aravis et le Beaufortain, ou encore en Chartreuse du nord49. Il faut donc se faire à l’idée qu’une montagne à vaches de la fin du Moyen Âge comptait aussi force moutons. En valeur pourtant, ceux-ci ne représentaient qu’un dixième environ du cheptel, puisqu’au Moyen Âge une vache est considérée comme équivalant à une dizaine de têtes de petit bétail. Forte prépondérance bovine en valeur, donc, mais non exclusivité, telle est la situation dans ces massifs. C’est dans la logique d’une conception vivrière de l’activité pastorale, et de la volonté qu’ont les montagnards d’utiliser toutes les ressources de la montagne utile : le petit bétail se voit réserver les pâtures de seconde qualité, ou inaccessibles aux bovins, et fournit en outre de la laine et de la viande pour l’autoconsommation.
32Entre ces deux extrêmes – d’ailleurs tout relatifs − de montagnes à vaches où les moutons sont tout de même présents et de montagnes ovines d’où les bovins ne sont pas absents, on trouve une diversité de situations locales si grande qu’elle défie l’analyse, d’autant plus qu’on ne dispose souvent que de chiffres très ponctuels. En 1292 par exemple, les Suisses confédérés s’emparent d’une grande partie du bétail des Walser de la communauté d’Avers (Grisons), soit un troupeau de 613 bovins et 2 750 ovins et caprins. En effectifs, cela correspond à quatre à cinq têtes de petit bétail pour une vache. Cependant, les dommages subis sont évalués à 70 % pour la perte du troupeau bovin, et 30 % pour celle du petit bétail, ce qui correspond à l’équivalence d’une tête de gros bétail pour dix de cheptel menu. À cette aune donc, la richesse des Walser d’Avers se trouvait d’abord dans leurs bovins50. Dans l’Entremont (Valais occidental), les inventaires après décès réunis par Pierre Dubuis pour les xive et xve siècles donnent la même impression de forte domination numérique des ovins, qui représentent les trois-quarts du cheptel. Mais là encore, cela correspond en valeur à une domination relative des bovins51. Habituelle-ment, la suprématie est partagée entre ovins et bovins, mais en Suisse primitive par exemple, on devine une place particulière accordée à l’élevage des chevaux. C’est vrai sur les terres des grands monastères, mais pas seulement. En 1311, les Schwyzois envahissent les terres d’Heinrich von Hausrüpti, dans la juridiction d’Einsiedeln, avec un troupeau de 300 ovins et bovins, et 400 chevaux. Encore faut-il se contenter, là encore, de données ponctuelles52.
33En revanche, on dispose pour le Queyras de la fin du xive siècle d’un document beaucoup plus significatif, quoique dans le cadre restreint d’une paroisse53. Il s’agit de l’unique fragment de comptabilité conservé de l’université de Château-Queyras, une des communautés du grand « escarton » du Briançonnais. On y trouve, dressée dans un but fiscal, une liste des chefs de feux de la paroisse avec, pour chacun, le nombre de bêtes qu’il possède. Ce dénombrement est effectué à la fin du mois d’août 1389, quand les troupeaux sont à l’estive. Le cheptel du village est alors à son maximum annuel, car les petits nés durant l’été ne sont pas encore vendus aux foires de l’automne. Sur 6 368 têtes de bétail recensées, on compte trois-quarts d’ovins. Précieux par sa grande précision, ce document permet d’avancer plus que des hypothèses sur les fonctions économiques de l’élevage des moutons et de celui des vaches. En effet les 477 bovins de la paroisse − 7,5 % du cheptel − sont presque exclusivement des vaches. On compte seulement deux bœufs. Les bêtes de trait sont donc des équidés, ânes, mules et mulets. Presque tous les déclarants en ont au moins une. La possession de vaches est également très commune puisque seuls deux chefs de famille n’en ont aucune. Tout le monde en possède, et en possède peu, le cheptel familial moyen étant de trois vaches. Les bovins paraissent donc typiques d’un élevage purement domestique, à l’exception de 123 veaux broutards, destinés à être vendus à l’automne. À cet élevage domestique se rattachent aussi les cochons − les deux-tiers des feux en ont un − et les quelques chèvres et chevreaux détenus par trois-quarts des feux. Comme huit feux seulement sur dix ont des moutons, il y a plus de gens n’ayant pas de moutons que de gens qui n’ont pas de vaches. Les éleveurs d’ovins ont des brebis laitières (40 %), ou lainières (60 %), le cheptel moyen étant de 45 têtes. Les ovins sont manifestement destinés en grande partie à un élevage commercial, mais il y a clairement deux types d’éleveurs d’ovins. La plupart ont un petit troupeau d’appoint : la vente d’agneaux et de laine aux foires d’automne leur permettra de compléter leurs provisions de céréales pour l’hiver. De cette masse des paysans se détache un petit groupe de gros éleveurs, qui ont des troupeaux ovins allant de 100 à plus de 300 têtes, et dont la plupart sont des notables, exerçant par exemple les charges de notaire ou de syndic.
34Dans toutes les communautés sur lesquelles on a quelques renseignements, on peut distinguer le même clivage entre deux catégories d’éleveurs : le plus grand nombre pratique un élevage domestique associé à l’agriculture, et n’intervient sur le marché que par quelques transactions modestes, de manière surtout à compléter ses réserves de céréales. Une minorité pratique un élevage plus spéculatif. Dans les régions où les ovins dominent largement en nombre sans que les vaches soient absentes, ces dernières sont par excellence les animaux de l’élevage domestique. En Valais occidental, par exemple, les inventaires après décès des xive-xve siècles révèlent une répartition du cheptel comparable à celle du Queyras : la plupart des défunts possèdent des vaches, le cheptel familial moyen étant de l’ordre de deux bêtes, tandis que les troupeaux ovins sont plus inégalement répartis. Deux vaches, c’est d’ailleurs ce qui est réputé faire vivre correctement une famille : en 1374, dans la vallée de Conches, les dépendants de l’évêque de Sion qui ne possèdent pas assez de biens pour nourrir deux têtes de gros bétail sont exemptés de fouage54. De même, dans la révision de feux de 1428, les habitants de l’Oisans avouent un cheptel domestique de « une, deux ou trois vaches55 ». Les troupeaux plus importants voués à l’élevage spéculatif sont formés d’ovins. À Orcières (Écrins), selon la lettre d’un procès de la mi-xve siècle, on distingue du commun des paysans « les gens qui ont une grande quantité de moutons, qu’on appelle moutonniers56 ». De même, les règlements communautaires de la haute Vésubie distinguent clairement les deux types de bétail et d’éleveurs. Les bœufs de labour, ainsi que les brebis et vaches laitières qu’on élève en vue de la consommation domestique de viande et de produits laitiers, bénéficient de tous les avantages de l’usage de la terre commune et de la vaine pâture. L’élevage à but lucratif est bien moins facilité. Il concerne presque exclusivement des moutons, pour lesquels l’accès aux alpes et à leurs équipements est taxé, et l’usage des défens hivernaux interdit, en sorte qu’ils partent généralement en transhumance hivernale vers le bas pays niçois57.
35Dans les montagnes plus spécifiquement bovines de la Savoie du nord, le troupeau familial typique est de l’ordre de quatre à cinq vaches, à peine plus d’ovins, et un porc ou deux. Les moutons paraissent élevés surtout en vue de la production de laine et de viande à usage domestique. Les vêtements, en effet, sont de chanvre et de laine, et il semble que le commun des paysans consomme surtout de la viande de mouton et de porc58. La vache est à la fois l’animal domestique par excellence, celui qui fournit l’essentiel des produits laitiers, mais aussi celui par lequel les paysans ont accès au marché. Aux foires d’automne, on vend un peu de fromage, mais aussi quelques veaux et génisses. Enfin les plus gros troupeaux, ceux qui sont voués à l’élevage commercial, sont surtout formés de bovins. En 1561 par exemple, 8 familles soit 1,3 % de celles que comptait la paroisse de Beaufort (Savoie) possédaient 12 % du cheptel bovin, avec des troupeaux pouvant aller jusqu’à cinquante têtes59.
36À côté de l’élevage commercial des ovins, il existe donc aussi, dans les Alpes septentrionales, un élevage spéculatif des bovins, qui paraît d’ailleurs se développer à la fin du Moyen Âge, comme on le verra dans un prochain chapitre. Ce qui ne varie pas dans le temps, en revanche, et qui est vérifié dans toutes les régions des Alpes, c’est que les plus gros possesseurs de troupeaux sont rarement de simples paysans, mais présentent toujours, quand les sources sont assez loquaces à cet égard, des signes extérieurs de notabilité. La noblesse, d’ailleurs, est bien loin de se désintéresser de l’activité pastorale à la fin du Moyen Âge.
Seigneurs et paysans sur les alpages
37La situation juridique des alpages à la fin du Moyen Âge est héritée du processus de régularisation qu’on a étudié dans un chapitre précédent. Elle oscille, comme celle des forêts, entre le statut de communaux tenus à cens, par exemple en vertu d’un albergement, et celui de réserve seigneuriale où les droits d’usages des communautés sont assurés par une coutume orale ou des franchises écrites.
38Dans les deux cas, les paysans doivent généralement acquitter une redevance proportionnelle à la production fromagère de l’été. En Dauphiné, c’est le « pasquier des fromages », qui correspond généralement à un ou deux jours de production60. Son équivalent septentrional, « l’auciège » de la Savoie et de la Suisse romande, est un peu plus lourd. En 1436, les albergataires de la montagne des Auges, dans le massif savoyard des Bornes, reconnaissent devoir quatre jours d’auciège à l’abbaye des chanoines d’Entremont, et deux jours au seigneur de Thorens, qui partage avec elle la seigneurie. L’auciège est à la fois une redevance foncière, qui revient au seigneur possédant le domaine éminent, et une sorte de banalité, car il est souvent acquitté en échange de l’entretien des chalets d’alpage et de la fourniture du matériel d’exploitation. En 1368 par exemple, les communiers de l’alpage de l’Armancette, dans le massif du Mont-Blanc, font la grève de l’auciège, parce que le châtelain du comte de Savoie laisse les chalets tomber en ruine. À cet égard, l’auciège se distingue assez mal du « chauderage », qui rémunère théoriquement la fourniture par le seigneur de la « chaudière », c’est-à-dire du chaudron servant à cuire le fromage. Les équivalents alémaniques de ces redevances ont nom Erbetten en haut Valais, Alpmahle ou Lobmahle dans les Grisons, Vogelmahle sur les dépendances de l’abbaye de Saint-Gall, etc.61.
39Toute taxe proportionnelle donne aux redevables la tentation de dissimuler une partie de leur production. La fixation de l’auciège est un moyen d’éviter les contestations. À partir de 1443, sur l’alpage de Chailloux, dans le mandement de Chamonix, un jour de production est réputé équivaloir à un sérac et deux fromages. Reste à se mettre d’accord sur la qualité des fromages à percevoir, qui doit être représentative de la production globale. Au terme d’un accord conclu en 1372, lorsque le familier des chartreux du Reposoir vient lever l’auciège de Chérantaz, dans le massif savoyard des Aravis, il doit rester sur le seuil de la cave à fromages pour choisir les pièces correspondant aux deux premiers jours et demi de production ; de cette place, il les désigne avec un bâton, en ayant soin de garder un pied à l’intérieur, l’autre à l’extérieur. En contrepartie, les alpagistes doivent éclairer le chalet d’une lumière franche. Ensuite seulement il entre pour choisir le fruit des deux jours restants. Trois ans plus tard, on lui donne le droit de toucher les fromages, mais d’un seul doigt62. Pour se débarrasser du souci de chicanes infinies, il arrive à la fin du Moyen Âge que des seigneurs concèdent à ferme la recette des aucièges. Ainsi fait souvent le duc de Savoie. C’est aussi qu’il a abandonné toute exploitation directe, en quoi il n’est guère représentatif de la noblesse alpine.
40En effet, ce n’est pas parce que les paysans ont à peu près assuré leurs droits sur les alpages que les seigneurs s’en sont retirés pour autant. Certains, d’ailleurs, intensifient leur implication dans l’activité pastorale à la fin du Moyen Âge. Ainsi voyons-nous le comte François Ier de Gruyère acheter à la mi-xve siècle à la fois des prés de fauche en plaine et des alpages dans la vallée de Charmey, afin de se constituer un domaine pastoral cohérent, obtenant d’ailleurs de ses paysans le droit de le clore63. À ce qu’il semble, la noblesse savoyarde de la fin du Moyen Âge serait même frappée d’un véritable engouement pour l’élevage bovin, que dénonce vers 1460 le Valdôtain Pierre Du Bois, dans sa Chronique de la Maison de Challant :
« On voyt pluissieurs hostelz nobles ausquels a envoié belle generation très mal employé et qui sont grand honte de leur mayson, car il se delictent maintenant en leur jovent à œvres villainnes et dehonnestes a noblesse, et ce est en partie par defaulte de conduicte de meschans pere qui, par escharceté et avarice n’osent bailler ung cheval et les appertenances a leurs enffans mais se delictent a tenir vaches et veaulx, comme gaingneurs marchand ont64. »
41Avec tout le snobisme d’un anobli de fraîche date, Du Bois ne voit pas, ou ne veut pas voir, que l’élevage bovin et le commerce du bétail sont justement ce qui permet à une partie de la noblesse de tenir son rang, malgré la crise des revenus seigneuriaux, à ce moment érodés par une inflation galopante. En sorte que quitte à paraître « dou tout rustiques, gros d’entendement, quasi plus villains que aultreffoys n’estoyent les propres villains », bien des nobles s’intéressent activement aux alpages. Il suffit par exemple de parcourir les listes de membres des consortages du Faucigny pour rencontrer, premiers nommés et souvent chargés de responsabilités, des représentants de toute la noblesse locale, grande ou petite, de récente ou d’ancienne extraction. C’est qu’ils ont sur la montagne des chalets, des bergers et des troupeaux qui bien souvent font pâture commune avec ceux de leurs dépendants. Ils peuvent donc se trouver à la fois co-exploitants, seigneurs de leurs associés, et tenanciers d’un autre seigneur, ce qui ne contribue pas à clarifier la situation juridique des alpages. Voici par exemple les Bottolier, qui appartiennent à une très ancienne famille noble de la vallée de Chamonix. Ils ont construit un chalet sur l’alpage de Chailloux, dans lequel ils inalpent chaque été, en compagnie de quelques consorts qui sont aussi leurs dépendants. Comme ce sont eux qui fournissent les bâtiments, ils se jugent en droit de lever l’auciège sur leurs consorts. Mais c’est le prieur bénédictin de Chamonix qui détient le domaine éminent sur cette montagne, et il estime évidemment que l’auciège lui revient. Après procès puis transaction amiable, ce dernier est finalement partagé par moitié en 144365.
42Car les moines continuent aussi d’être des éleveurs. Malgré les difficultés que rencontrent beaucoup d’ordres pour assurer l’exploitation directe de leurs domaines à la fin du Moyen Âge, l’élevage, peu gourmand en main-d’œuvre, est l’activité qu’ils ont continué le plus longtemps à pratiquer. Au prisme de nos sources, ce sont eux qui continuent de détenir les troupeaux les plus importants. Pour ne prendre qu’un seul exemple, à l’hiver 1419-1420, l’hospice du Grand-Saint-Bernard détient 472 têtes de bétail, c’est-à-dire 68 bovins et 404 moutons. En 1441-1442, il hiverne 659 bêtes, dont 103 bovins, 522 ovins, 28 chevaux et 6 porcs. Le troupeau moutonnier passe l’hiver à l’étable, alors que les bovins hivernent dans les dépendances de l’hospice en basse vallée, dans le Chablais et en Val d’Aoste66. Les moines continuent d’inalper des troupeaux, peut-être moins nombreux dans certains ordres comme les chartreux, et gardés plus souvent qu’au xiiie siècle par des bergers mercenaires. C’est même, dans la crise à peu près générale qui touche les monastères des Alpes à la fin du Moyen Âge, un des points qui restent les mieux réglés. En 1458 par exemple, les neuf chanoines réguliers qui subsistent dans l’abbaye chablaisienne d’Abondance passent un accord avec leur abbé commendataire à propos de leurs menses canoniales. Le troupeau du monastère y est l’objet des plus grandes attentions. Son parcours de pâture est réglé avec un soin extrême, de même que sa nourriture durant la stabulation hivernale, et jusqu’à sa consommation de sel. Le même document donne une idée des revenus que l’abbaye tirait encore du commerce du bétail. Il indique en effet le nombre maximal de bêtes que le pitancier de l’abbaye peut vendre chaque année de sa propre initiative, sans demander l’autorisation de l’abbé, soit 2 taureaux, 40 vaches, 48 génisses, 20 bœufs de deux ans, 20 veaux tendres, 17 ânes et ânesses, 62 béliers châtrés, 100 brebis et 74 agneaux67. Les monastères, dans les actes d’albergement qu’ils ont concédés, se sont souvent réservé des droits de pâture et des bâtiments d’exploitation. Par exemple, lorsque l’abbé de Sixt (Giffre) alberge la montagne de Sales en 1418, il se garde le droit d’y mettre vingt-cinq génisses. Le plus souvent, c’est le pâturage qui est commun avec les paysans albergataires et les moines ont leur propre chalet, comme les chanoines d’Entremont dans la montagne de Chamonce (Aravis) à la mi-xve siècle. Mais au même moment, les bénédictins de Chamonix font chalet commun avec leurs tenanciers dans l’alpage des Chéserys68.
43Aux seigneurs et tenanciers qui exploitent en commun les pâturages et les chalets, s’ajoutent parfois des fermiers. Au xve siècle, les chartreux de Bouvante ont accoutumé de louer certaines de leurs montagnes pour une ou plusieurs saisons. En 1499 par exemple, deux particuliers de Saint-Jean-en-Royans prennent à ferme pour un an, entre la Saint-Philippe-et-Jacques (1er mai) et la Saint-Michel (29 septembre) les montagnes des Gagères, de Lente, de Montluez, de Darbounouze et de Bornette, pour la coquette somme de 320 florins et 2 quintaux de fromages, les moines se réservant le droit d’y mettre 25 chevaux et autant de bœufs. À cette occasion, les autres habitants de Saint-Jean-en-Royans rappellent qu’ils ont coutumièrement le droit de faire estiver leurs animaux de trait, bœufs et chevaux, sur la montagne de Lente. Le prieur ou, le cas échéant, le locataire de la montagne, doit entretenir à ses frais un ou plusieurs bergers pour garder ce troupeau, qu’on appelle la « raisse ». En échange, les habitants lui acquittent un loyer de quatre deniers gros pour un cheval et trois deniers pour un bœuf69.
Les communautés pastorales à la fin du Moyen Âge : des droits d’accès aux parts sociales
44Les usagers des montagnes forment généralement des associations pastorales, qualifiées en Dauphiné, Savoie et Suisse romande de communautés ou de consortages, dans le Trentin ou le Cadore de regole, dans les Grisons et le Tessin de bogge, dans la Suisse alémanique de Genossenschaften ou d’Alpkorporationen, etc. En droit, on peut distinguer deux types d’associations, dont on verra que ce sont souvent les mêmes alpages considérés sous deux aspects différents. L’une relève d’une conception purement vivrière, égalitaire et pour tout dire archaïque de l’activité pastorale : c’est la montagne communale. L’autre, qu’on pourrait appeler montagne indivise, résulte des aménagements qu’on a fait subir aux montagnes communales pour en répartir les droits de pâture en fonction des conditions réelles de l’exploitation des alpages à la fin du Moyen Âge. Elle est plus inégalitaire, mais aussi mieux à même de fixer les droits et devoirs de chacun, et ne rompt d’ailleurs pas totalement avec les conceptions anciennes.
45Le type le plus ancien est donc la montagne communale. Les alpages y sont des biens communaux attachés à un terroir. Fréquemment, il s’agit d’un territoire paroissial. Mais ce peut être aussi un ensemble plus vaste ou, au contraire, un quartier de paroisse, un simple hameau. Pour avoir un droit d’accès aux alpages communaux, il faut être résident habituel et exploitant dans le terroir concerné. En contrepartie, on a un droit d’accès (jus) illimité aux pâturages pour son bétail. C’est la forme d’association la plus ancienne, car elle remonte aux temps où il y avait, sur la montagne, une place égale ou supérieure aux besoins. C’est aussi la plus conforme à la conception traditionnelle de l’économie montagnarde : elle est faite pour subvenir à l’entretien du petit troupeau familial de paysans qui associent polyculture vivrière et élevage. En un sens elle est libérale et égalitaire : selon les statuts de la regola du Cadore au xive siècle, chaque fils de consort acquiert un droit de consortage (consortia) au jour de sa majorité, qui lui permet de faire paître tout son bétail propre. Mais cette libéralité a pour contrepartie une rigueur inflexible dans deux domaines.
46D’abord la lutte contre ceux qui profitent de leur droit de pâture illimité pour détourner l’esprit de l’économie vivrière et surchargent les pâturages en pratiquant sous diverses formes un élevage spéculatif. Il en est en effet qui achètent de grande quantités de veaux ou d’agneaux aux foires du printemps, les nourrissent tout l’été de l’herbe commune, et les revendent aux foires d’automne ; il en est aussi qui hivernent en plaine un abondant bétail, dont ils inondent les pâturages estivaux au détriment de ceux qui n’ont gardé que quelques bêtes à l’étable ; ces deux premières catégories se recrutent surtout chez les notables et les paysans aisés. Il en est enfin qui prennent en charge du bétail étranger pour la saison d’estive, le nourrissent sur les prairies communes, perçoivent un loyer en argent ou en nature, et le rendent à l’automne à leur propriétaire, ce qui ne va pas sans concurrencer le troupeau du village ; ceux-là sont souvent des pauvres, mais pas exclusivement. Contre ces diverses pratiques qui pourraient à terme ruiner les montagnes communales pour cause de surpâturage, il est une règle qu’on retrouve dans d’innombrables statuts communaux alpins, par exemple dans ceux de la paroisse valaisanne de Savièse en 1447 : « Que nul n’ose mener des bêtes, petites ou grosses, sur les pâturages de la communauté en sus de celles qu’il peut hiverner dans la paroisse et châtellenie de Savièse70. » Le bétail qu’on hiverne chez soi, en effet, c’est par excellence le troupeau domestique, qui seul a pleine légitimité sur les pâturages communaux.
47Une libéralité quasi sans limite ne peut évidemment se pratiquer qu’entre soi. En sorte que l’autre contrepartie au libre accès des autochtones à l’herbe commune, c’est une méfiance quasi maladive à l’égard des étrangers, « seraient-ils envoyés par le pape ou l’empereur », dit le règlement d’Ambrizòra (Cadore) en 1444. Si bien que les statuts communaux, avec une lassante uniformité, interdisent toujours qu’on cède sa part à un non-consort. En 1505 encore, l’assemblée de la regola cadorine de Lareto doit rappeler cette règle insuffisamment respectée. Elle le fait en des termes qui montrent qu’à son souci d’empêcher tout forain de mettre un pied sur l’herbe commune, s’ajoute celui de conserver une stricte égalité entre les ayant-droit, ce qui est la définition même de la montagne communale :
« À l’unanimité, pour la conservation des pâturages et pour qu’ils ne passent pas à des étrangers, [les consorts assemblés] décrètent que dorénavant, aucun consort ne pourra plus, en aucune manière ni à aucun titre, ni vendre, ni donner, ni léguer par testament, ni aliéner en quelque autre manière, ni céder à titre de règlement d’une dette impayée, sa part de consortage à aucun étranger ou non-consort, ni même à aucun autre consort, afin de se conformer au Statut du Cadore qui interdit d’avoir plus d’un droit de consort. Si toutefois quelqu’un faisait une telle vente, elle serait nulle, et sa part irait accroître celle des autres. Cette décision sera valable à perpétuité, sous peine de 100 ducats71. »
48Pour les petits consortages, « l’étranger » est l’habitant du hameau voisin. Dans le cas de celui de Chéravaux, par exemple, qui ne couvre qu’un quartier de la paroisse chablaisienne de Saint-Jean-d’Aulps, on n’ose même parler d’esprit de clocher. Si un habitant de la dîmerie vend ses biens sur le plan à un non-consort, les droits afférents dans les pâturages seront exclus. Les consorts évincent de leurs montagnes, contre dédommagement toutefois, les héritières de droits qui épousent un homme d’un autre quartier, ou les héritiers qui vont s’y marier « en gendre72 ». En Suisse, le durcissement des règles de la « bourgeoisie » au xve siècle participe de la même méfiance à l’égard de tout ce qui n’est pas du pays : on peut s’installer comme résident, propriétaire et exploitant dans une paroisse sans y être pour autant reçu comme bourgeois, ce qui empêche de bénéficier des avantages de la propriété des monts et des usages communs. Les archives judiciaires du comté de Gruyère ont ainsi conservé la requête de Jacques Moschetta, établi comme tonnelier à Charmey, qui se plaint en 1405 que les bourgeois du lieu font paître leur bétail sur ses prés, en vertu du droit coutumier de vaine pâture, alors qu’ils lui interdisent de le faire sur les leurs. Il est d’ailleurs débouté73. On voit donc que contrairement à ce qu’affirme une certaine historiographie, l’activité pastorale en tant que telle ne prédispose nullement les montagnards à dépasser les solidarités locales pour s’ouvrir sur l’extérieur. Un souci aussi maniaque de rester entre soi semblerait confiner à la paranoïa, si l’on oubliait que dans les montagnes communales, la dévolution des droits d’accès obéit à la règle du tout ou rien.
49Si ces sortes de montagnes nous paraissent ainsi caractérisées à la fois par la libéralité et la crispation, c’est qu’elles ne correspondent plus qu’imparfaitement à ce que sont devenues les conditions réelles de l’activité pastorale, à partir du moment où les Alpes ont été densément peuplées et intensément exploitées. C’est pourquoi, depuis la mi-xiiie siècle, apparaissent dans la documentation d’autres types de communautés, les montagnes indivises. Elles se distinguent des précédentes par le fait que les consorts n’y disposent pas d’une liberté d’accès en général, mais d’une portion bien définie d’un nombre total immuable de droits de pâture. Cette portion, qui n’est plus liée à des possessions sur le plan, est un bien immeuble comme les autres. L’aliénation en est beaucoup plus aisée, sous réserve d’un droit de préemption des autres consorts. Dans les plus anciennes montagnes indivises, les parts sont généralement exprimées en fractions. En 1264, Nicolas de Grimisuat, chanoine de Sion, achète ainsi un oyttan [huitième] de l’alpage valaisan de Tracui. En Valais encore, Pierre de Raffort, de Chamosson, vend en 1286 à Étienne du Larsey un dozan d’aissemen [un douzième d’usage] dans la montagne de Challand. Il s’agit bien de parts de droits d’usage ou, si l’on préfère, de parts sociales, et non de portions du sol, lequel reste propriété indivise. À la fin du Moyen Âge apparaissent, pour mieux exprimer cette idée, des dénomi-nations régionales pittoresques qui subsisteront parfois jusqu’à l’époque contemporaine : lorsqu’en 1338, Jean, seigneur d’Anniviers, investit à perpétuité la commune de Nax de trois « bergers » (pastores alpium) dans la montagne du Gothier-Dessous, il s’agit bien de droits de pâture74. En Savoie, le terme qui s’impose est celui de droit, éminemment traditionnel, mais dorénavant employé au pluriel (jura), puisqu’il ne désigne plus un droit d’accès en général, mais une part sociale de la montagne. Une montagne indivise par droits peut naître d’un albergement : en 1444, le prieur bénédictin de Chamonix alberge l’alpage des Chéserys à seize consorts, chacun « pour un droit ». Elle peut aussi avoir son origine dans une association entre plusieurs particuliers qui décident de mettre en commun des pièces de pré jusqu’alors séparées. Ainsi en est-il de celle du col des Montets, créée en 1466 entre les vallées de Chamonix et de Vallorcine, et qui compte quinze droits, autant que de fondateurs.
50La montagne indivise prend des libertés avec le principe traditionnel d’égalité entre les ayant-droit, puisqu’elle permet le cumul des parts. En 1409, la montagne de Péclerey, dans la vallée de Chamonix, compte 21 associés qui disposent chacun d’un droit. En 1467, au terme d’une politique de rachats systématiques, un des consorts cumule six droits à lui seul, c’est-à-dire qu’il contrôle presque le tiers de l’alpage. En contrepartie, la montagne indivise présente d’indéniables avantages sur la montagne communale. Dans l’intérêt de la paix, elle clarifie les droits et les devoirs respectifs des consorts. Elle permet par exemple de résoudre la question toujours sensible de la prise de bétail en location : au col des Montets, le texte de fondation prévoit que « le meilleur, soit le plus riche » des consorts pourra mettre autant de bêtes sur l’alpage qu’il en possède, et même y ajouter quelques têtes de bétail prises en « collecte », c’est-à-dire en location, mais « pas plus qu’il n’est de coutume à Chamonix ». Les autres, qui ont un droit comme lui, mais moins de bétail, pourront prendre autant d’animaux en location qu’il leur en faudra pour égaler le nombre de bêtes qu’il a inalpées. On voit par ailleurs que dans une montagne indivise, si le nombre total de parts sociales est normalement invariable, l’effectif du troupeau, lui, peut varier, car le nombre de bêtes par part peut être redéfini chaque année.
51La montagne indivise représente donc une solution possible aux inextricables problèmes dans lesquels sont parfois empêtrées les montagnes communales. Voici par exemple celles d’Hermance et du Mont d’Arbois, dans le massif du Mont-Blanc. Leur statut communal a été garanti par des albergements des sires de Faucigny en 1287 et 1307. Après la grande peste, les comparsonniers d’Hermance proposent à ceux du Mont d’Arbois de s’associer avec eux, ce qui aboutit à la création d’un grand alpage communal regroupant les habitants de vingt-huit hameaux répartis sur trois paroisses. Avec la reprise démographique du xve siècle, les litiges se multiplient entre les ayant-droit. Ils concernent la fauche, et aussi l’éternel problème de la prise de bétail en location. Elle est normalement interdite, mais les plus pauvres réclament qu’on fasse pour eux une exception, ce qu’ils obtiennent en 1450, dans la limite de deux vaches et douze brebis par estive. Cette transaction, et d’autres encore, ne parviennent pas à ramener la paix, qui n’est obtenue que par le moyen du passage au statut de montagne par droits : un document comptable permet de voir qu’en 1478, 185 consorts se partagent 92 droits, beaucoup détenus en indivision, d’autres déjà cumulés.
52Un pareil cas de transformation globale n’est pas fréquemment attesté. Ce qui est très commun en revanche, ce sont des accords de partage et de répartition portant sur une partie des communaux. Les habitants de divers villages du mandement de Samoëns (Giffre) ont des droits d’usages immémoriaux dans la montagne de Rontine. En 1487, le procureur fiscal du duc de Savoie, peut-être sur la plainte d’un particulier, s’avise − bien tard d’ailleurs − qu’ils les ont outrepassés, en se donnant des représentants, une réglementation, et en se répartissant les pâtures. Il leur réclame 500 florins pour pouvoir continuer de faire officiellement ce qu’ils pratiquaient déjà depuis des décennies, à savoir « convertir en propriétés privées (ad proprium convertere) des parties de cet alpage, se les partager, se les aliéner, entre eux seulement et non à autrui, [...] édifier librement des chavannes et des granges75 ». En fait, cette relative privatisation des communaux d’altitude est une pratique universelle, très ancienne et d’ailleurs dans la nature des choses, du fait même qu’on estive pour plusieurs mois, et qu’il faut édifier des bâtiments d’exploitation. Là où quelques-uns ont défriché plus particulièrement, là où ils entretiennent les pâtures, là surtout où ils ont bâti des chalets et des enclos, la coutume leur donne, ainsi qu’à leurs héritiers, une certaine priorité d’exploitation. Souvent, le besoin de faire garantir celle-ci par un acte écrit ne s’est fait sentir que parce qu’elle était contestée : quand les partages font des mécontents, ceux-ci ont habituellement recours à l’autorité seigneuriale. En 1333, les habitants de l’amont de la vallée de Cogne veulent interdire l’accès des alpages à ceux du bas. Ces derniers obtiennent une sentence de l’évêque d’Aoste en leur faveur : puisqu’ils font partie de la mense épiscopale, qu’ils participent aux travaux communs et au paiement des 85 fromages dus à l’évêque pour l’usage des communaux, on ne peut pas leur refuser le droit d’y inalper76.
Des communautés à plusieurs étages
53L’égalité de façade entre consorts des montagnes communales est donc en fait tempérée par une répartition concrète des droits de pâture issue de l’histoire, consacrée par la coutume et, de plus en plus souvent à la fin du Moyen Âge, par des actes écrits. Ce processus aboutit à un emboîtement de communautés pastorales parfois complexe, qui rappelle celui des communautés d’habitants, mais ne relègue pourtant pas au rang de pure fiction le principe d’une jouissance totalement commune. La montagne indivise de Menouve fait partie des communaux de la paroisse d’Étroubles (Val d’Aoste) et ses premiers statuts écrits sont conservés dans les archives communales. Ils ne datent que 1460, mais prennent la suite d’anciens règlements oraux qui n’étaient plus respectés « à cause de la mauvaise conduite du peuple ». À cette date en tout cas, la montagne est elle-même formé de quatre consortages plus restreints − à savoir les alpages du vallon de Menouve proprement dit, du Puentier, de Comba German et de l’Alpe Vieille − qui n’exploitent pleinement en commun que certaines pâtures. On a donc ici un cas de communauté à trois étages77. En 1460, la montagne de Menouve dans son ensemble ne compte que 18 consorts, alors qu’il y a une trentaine de feux dans la paroisse. Mais les autres paroissiens ne sont pas oubliés pour autant par les statuts, qui réservent explicitement le droit des « autres personnes de ladite paroisse qui ne participent pas à l’alpage » de pâturer dans la montagne de Gnon à partir du ru d’Allein, et d’inalper aux chalets de Vau78. On n’oublie donc jamais tout à fait que les montagnes indivises font partie des communaux. À Cogne, les alpages où les consorts ne sont pas montés à la vigile de la Saint-Pierre-et-Paul (28 juin) sont ouverts à tous les habitants de la paroisse. Ailleurs, la pâture est souvent totalement libre en début et en fin de saison d’estive. Un plaid tenu à Suen (Valais) vers 1290, rappelle cette coutume : « Toutes les alpes de la paroisse sont mises en ban 15 jours avant la Saint-Jean-Baptiste et aussi longtemps qu’elles sont investies [par le bétail de leurs consorts], mais ensuite elles deviennent pâturages communs ».
54Les emboîtements de montagnes qu’on devine dans les statuts écrits de la fin du Moyen Âge sont donc principalement issus d’un processus de partage. Mais lorsque l’intérêt bien compris des consortages l’emporte sur la méfiance, on peut assister aussi à des regroupements. Parfois, des montagnes voisines, par exemple parce que leurs parcours de pâture se chevauchent, éprouvent la nécessité d’établir des règles communes à propos des prairies dont elles jouissent en commun. C’est ainsi que la grande regola communale du Cadore, telle qu’elle apparaît constituée au xve siècle, est en fait une confédération de divers consortages : la regola de Falzàrego s’est unie avec celle d’Ambrizòra en 1318, a absorbé le consortage de Chiostego en 1377, puis celui de Val Mavò en 1444. De même, la communauté de Lareto a fusionné avec Ciasadiò en 1313, avec Valbona en 1317 et avec Campo Croce en 1325, etc. Dès avant ces rapprochements d’ailleurs, des décisions regardant les intérêts communs étaient prises au niveau de la « centaine » d’Ampezzo, qui est une ancienne circonscription publique. La première attestation écrite d’une réunion commune de tous les hommes « ou de la plus grande partie d’entre eux », date de 1314, et ce n’est sans doute pas la première. Il s’agissait alors de statuer sur la construction de deux ponts79. Mais jusqu’à la fin du Moyen Âge, si l’on fait profession de respecter le Statut du Cadore, les décisions sont prises au strict niveau des communautés concernées. Le principe de subsidiarité n’est pas ignoré des montagnards.
55Les communautés pastorales sont donc mouvantes par essence ; regroupements et séparations se succèdent au gré des conflits, des arrangements provisoires assurant une paix toujours instable. En témoignent les rapports entre les paroisses valaisannes de Mage et de Vernamiège, dont les pâturages communaux se chevauchent partiellement, ce qui ne va évidemment pas sans difficultés. Une sentence arbitrale de 1309 met fin à une première série de conflits en délimitant les territoires respectifs des deux paroisses et en définissant les droits de parcours de chaque communauté sur le territoire de l’autre, avec le souci que le chevauchement soit strictement égal. La paix se maintient sur cette base jusqu’à la mi-xve siècle. Mais en 1440, les consorts de l’alpage d’Arpetta, montagne indivise située sur les biens de la communauté de Mage, s’associent plusieurs hommes de Vernamiège, à la condition que ceux-ci participent au paiement des redevances et qu’ils construisent un nouveau chalet sur une remue qui se trouve en amont de l’alpage. Cela rompt l’équilibre ancien, d’où un retour des contestations. Ce qui complique les choses, c’est que les consorts d’Arpetta ont une part de leurs pâturages qui sont communs avec ceux de Luery, un autre alpage indivis qui se trouve également sur la communauté de Mage. Ce qui les rend moins simples encore, c’est que l’ensemble des paroissiens de Mage ont le droit de paître sur l’alpe d’Arpetta après le 8 septembre, mais non point ceux de Vernamiège évidemment. De nouvelles décisions judiciaires de l’évêque de Sion en 1494, 1502 et 1503 ne mettent pas fin aux conflits, qui dureront jusqu’au xixe siècle80.
56Les regroupements momentanés de parts de montagnes sont possibles, et existent en fait, comme on l’a vu. Mais jusqu’à la fin du xve siècle, on ne constate pas une tendance lourde à la concentration foncière sur l’alpe. D’abord parce que les communautés paysannes ont souvent réagi avec vivacité aux tentatives en ce sens. En 1430, les cisterciens de Notre-Dame-d’Aulps (Chablais) albergent la montagne de l’Aulp-Cottier à un petit groupe d’éleveurs. Dès l’année suivante, la communauté de Chéravaux parvient à la récupérer en leur remboursant l’introge qu’ils avaient acquitté, et en offrant aux religieux un supplément d’auciège81. Surtout, les coutumes successorales opposent à la concentration un obstacle presque insurmontable, en raison de l’indivision communément conservée entre héritiers, surtout en ce qui concerne les espaces pastoraux. En 1433, neuf gros éleveurs du village de Scionzier prennent en albergement de la chartreuse du Reposoir l’alpage d’Auferand, dans le massif des Aravis. En 1475, deux seulement des neuf parts initiales sont encore détenues par un homme seul. Les autres appartiennent à des fratries ou à des cousinages. Et au xviiie siècle, l’alpage comptera plus de 60 consorts répartis en 16 chalets82.
Pouvoirs sur l’alpe
57Le degré de liberté politique dont jouissent les communautés paysannes n’a guère de conséquences sur la gestion concrète des alpages, et les communautés savoyardes, largement composées de serfs et étroitement soumises aux pouvoirs seigneuriaux, prennent dans l’ensemble les mêmes mesures que les libres universités de la Vésubie ou que les regole du Cadore. Là où le pouvoir seigneurial est fort, son représentant assiste aux réunions et a un droit de regard sur les décisions. À Étroubles par exemple, on délibère généralement en présence du métral du comte de Savoie. Même décidées en toute indépendance, les réglementations pastorales sont presque toujours ratifiées par le seigneur, ce qui leur donne force de loi devant ses tribunaux. Par exemple, pendant la période de domination vénitienne sur le Cadore (1420-1511), les regole doivent faire approuver leurs décisions par le vicaire de Venise.
58À l’origine, les montagnes communales n’ont pas une personnalité juridique distincte de l’ensemble des individus qui les composent. Il s’ensuit qu’elles sont désignées dans les actes par l’énumération de tous leurs membres, et que les décisions y sont prises à l’unanimité. Tel est le cas, par exemple, des plus anciens règlements pastoraux du Cadore, qui apparaissent dans les sources au xiiie siècle sous le nom de laudi. En fait, ce sont des procès-verbaux d’assemblées de consorts, ainsi appelés parce que les propositions individuelles, pour entrer en vigueur, doivent être « louées » par tous. Les formules finales rappellent clairement que les décisions enregistrées ont été prises en assemblée, et par un accord unanime : « Tous s’exclamèrent “qu’il en soit ainsi”, “qu’il en soit fait ainsi”, et tombèrent d’accord », lit-on à la fin du laudo édicté par la regola de Lareto en 132583. Mais l’unanimité, comme on s’en doute, n’est pas toujours aisée à obtenir. Les réunions peuvent même être passablement mouvementées. À Preore (Trentin), dans les premières années du xive siècle, un consort se rend à une assemblée de la regola bassinet en tête, épée et bouclier à la main car, dit-il, « je crains pour ma personne84 ». Dans le cas de communautés profondément divisées par des intérêts contraires, un moyen de débloquer les institutions est de solliciter l’arbitrage seigneurial. Les 12 prud’hommes qui rédigent en 1346 les premiers statuts écrits des alpages de Cogne ont été nommés par l’évêque d’Aoste. Celui-ci en a reçu la faculté par « les hommes de la communauté », qui pensaient qu’il les choisirait impartialement85. Mais un tel recours ne peut pas être une solution satisfaisante pour des consortages qui ne craignent rien tant que les ingérences extérieures. C’est pourquoi le principe du vote à la majo-rité se répand depuis le commencement du xve siècle. Il est adopté, par exemple, par les consorts chamoniards de Péclerey en 1409. Sa diffusion est à mettre en parallèle avec celle des montagnes indivises. On conçoit en effet qu’il est plus facile de déterminer où se trouve la majorité quand on sait précisément combien de droits comporte le consortage, et ce que chacun en possède. Dans ces sortes de montagnes, c’est donc à la majorité des consorts que sont prises les décisions concernant l’effectif total du troupeau inalpé, et notamment le nombre de bêtes en location qu’on acceptera sur la montagne. Pourtant, les montagnes heureuses n’ont guère besoin de se structurer, et certains alpages en restent jusqu’à la fin du Moyen Âge à un degré zéro d’organisation. En 1471, le consortage des montagnes de Merlet et Coupeaux, dans la vallée de Chamonix, n’a encore ni personnalité juridique, ni représentation permanente, ni procédure de décision autre que l’accord unanime. Mais voici que les consorts doivent soutenir un procès contre les Bottolier, nobles chamoniards déjà cités. Il leur faut se donner mutuellement procuration les uns aux autres, et particulièrement à quatre d’entre eux qui iront les représenter devant le juge. Ils s’engagent par avance à ratifier toutes les décisions de ces quatre procureurs86.
59La regola cadorine de Lareto, dont le fonctionnement est connu par un long laudo édicté en 1420, donne au contraire l’exemple d’une communauté pastorale extrêmement structurée87. À sa tête se trouve un maire élu annuellement et assermenté, qui ne peut se refuser à la charge qu’on lui confie. Il est entouré d’un conseil de quatre laudatores, d’un crieur chargé de porter ses ordres, d’un trésorier qui rend des comptes chaque année après la désalpe, d’un administrateur de l’hôpital dépendant de la montagne, et de sautiers à qui l’on confie la garde des prairies. Chaque année, dans l’octave de Pâques, se tient l’assemblée générale, qui élit le maire et tout l’encadrement de la montagne, et prend les grandes décisions. La présence de chaque regoliere y est obligatoire. Le maire énonce les suggestions individuelles qui lui sont parvenues. Il doit prendre garde que le ton de sa voix ne trahisse pas ses préférences. Chacun peut les discuter librement. Il est interdit, sous peine d’amende, de chahuter les orateurs. Les propositions adoptées « par les deux tiers de toute la regola ou au moins la majorité » sont acquises, et ceux qui ne les respecteront pas sont passibles d’une amende, de la confiscation de leur bétail, voire d’une exclusion. Les recettes de la montagne proviennent de taxes levées sur les consorts, de la vente du bétail saisi, et de la moitié du montant des amendes perçues, le reste allant au vicaire vénitien. Les regolieri peuvent être en outre appelés à des travaux communs, éventuellement rachetables. La principale dépense est le salaire des bergers. Mais il y a aussi des achats divers, de sel pour le bétail, de présure pour la confection du fromage, etc. Le maire a des pouvoirs de police. Si quelqu’un clôt une portion de la pâture communale en vue de la privatiser, il devra lui imposer des amendes croissantes tant qu’il ne l’aura pas quittée. Si cela ne suffit pas à le faire obtempérer, il s’adjoindra un homme par feu de la regola, et ira détruire lui-même les clôtures. Le maire exerce aussi la justice sur les regolieri pour tout ce qui regarde la montagne. Un consort peut requérir contre un autre qu’il estime lui avoir causé des dommages. Il lui faut produire un témoin, sans quoi le défendeur peut se purger par un simple serment. Si sa plainte s’avère justifiée, l’accusateur a le tiers de l’amende qui sera levée.
60Sans être aussi organisés, beaucoup de consortages du xve siècle ont au moins une représentation permanente, maire, syndics ou procureurs, et des gardes des prairies, qu’on appelle sautiers, champiers ou missiliers. Ceux-ci sont chargés de faire respecter les règlements de pâture, et sont en conséquence habilités à lever des amendes sur les contrevenants ou à saisir leur bétail. Dans le massif des Écrins par exemple, les gardes champêtres d’Orcièresconfisquent les brebis qui se trouvent là où elles ne devraient pas, à raison d’une par troupeau et par jour de pâture indue, et de deux par nuit. Les bêtes confisquées peuvent être rachetées par les contrevenants avant le 15 août. Ce jour-là, elles sont rassemblées devant l’église paroissiale, tuées et partagées entre les habitants88. Le droit de lever des gages et des amendes suppose partout une délégation du seigneur banal, c’est pourquoi il empoche généralement une moitié des profits.
61Les règlements des montagnes fixent les dates d’inalpage et de désalpe et mettent en défens temporaires certaines prairies au gré de la croissance de l’herbe. Ils établissent donc le parcours de pâture du troupeau de la communauté, de prairie en prairie ou, comme on dit, de remue en remue. Ils attribuent telle pâture à tel type de bétail, les bovins ayant toujours la meilleure herbe. La date de l’inalpage à la montagne de Menouve est proclamée dans l’église paroissiale d’Étroubles. Aux termes du règlement de 1460, les consorts de l’Alpe Vieille peuvent monter avec leurs vaches à la remue des Chaux dans l’octave de la Sainte-Marie-Madeleine (22 juillet), et à Molline dans celle de la Saint-Pierre (1er août). Les vaches des autres alpages de la montagne vont à La Blexta. Elles doivent en être redescendues à la Saint-Barthélemy (24 août), date à laquelle le menu bétail peut y monter, etc.
Grande et petite montagne
62Les pionniers de la géographie alpine ont établi une distinction classique, et adéquate à l’activité pastorale telle qu’elle existait à l’époque contemporaine, entre « grande » et « petite montagne ». Dans le premier modèle, les exploitants n’inalpent pas tous avec leurs bêtes, mais les confient à des alpagistes qui s’en chargent pour l’estive. Le troupeau du village est gardé en commun, et le lait rassemblé pour confectionner de grosses meules de fromage dans un chalet communal. Débarrassés du soin de leur troupeau, les paysans peuvent rester en vallée pour s’occuper à plein temps des moissons et des fenaisons. Dans le cas de la petite montagne au contraire, les paysans inalpent en masse dans des chalets privatifs, paissent leur bétail et fabriquent le fromage dans un cadre familial. Ce modèle correspond à des techniques fromagères qui privilégient les petites pièces, et également à un type d’alpage où l’on trouve des prés de fauche sur l’alpe. Il n’empêche qu’une partie de la famille doit rester sur le plan pour récolter les produits des prés et des champs qui s’y trouvent. L’un et l’autre modèle sont attestés au Moyen Âge, et aussi des types intermédiaires, avec une grande variété d’une vallée à l’autre.
63La petite montagne est une pratique, non une manière de posséder la terre. Elle est parfaitement compatible avec la propriété indivise du sol et la soumission à des règlements communautaires. En Oisans, c’est chose commune que d’inalper en famille. Le 21 mai 1488, l’évêque de Grenoble arrive à la paroisse de La Grave, dans le cadre d’une visite pastorale. Il voit les paroissiens, désireux de recevoir sa bénédiction, redescendre en foule des montagnes où ils gardaient leurs bêtes. À cette date, la population ne se trouvait pas sur les alpages proprement dits, où l’herbe n’avait pas encore mûri, mais dans des « muandes », ces habitations temporaires dévolues à la pâture printanière du bétail. En effet, à la sortie de l’étable où elles ont hiverné, les bêtes passent d’abord quelques semaines dans les prés et les champs de fond de vallée, où elles peuvent brouter librement en vertu du privilège de vaine pâture. Mais dès le mois de mai, les prés du plan sont clos et interdits au bétail, afin de permettre la croissance du foin. C’est alors que les familles et leurs troupeaux gagnent les muandes, terme que l’on retrouve dans tout le Briançonnais et l’Embrunais. Connus en Suisse sous le nom de mayens, en Savoie sous celui de « montagnettes », en Lombardie sous celui de tesie, ces habitats intermédiaires peuvent être regroupés en hameaux, et former de véritables doublets de ceux du fond de vallée. C’est ainsi que le village de Ludrigno, situé à 557 m d’altitude dans le fond de la Valseriana (Lombardie), est doublé par celui de Colarete, où les habitants ont leurs tesie. Ce hameau ne se trouve qu’à 750 m, mais des pâturages communs en dépendent, qui montent jusqu’à 1 200 m. C’est une station intermédiaire où les bêtes stationnent un moment avant de gagner l’alpe de Pagherola, située entre 1 300 et 1 800 m89. Il est bien rare qu’à ces habitats intermédiaires ne soient pas également adjoints des prés de fauche. Le foin qu’on y récolte est conservé sur place dans des granges où l’on ira le chercher en hiver.
64Sur l’alpe proprement dite, on trouve encore des chalets familiaux. Les habitants des villages de Puy-Chalvin et Puy-Saint-André, en Briançonnais, inalpent traditionnellement leurs troupeaux dans la montagne des Combes, encore qu’elle soit située dans les limites de la paroisse de Saint-Martin-de-Queyrières, de l’autre côté de la Durance. En 1468, les gens de Saint-Martin la leur disputent. Ceux des Puys gagnent le procès qui leur est intenté, en arguant notamment qu’ils y possèdent leurs habitats d’été depuis des temps immémoriaux :
« Il y a, et il y a toujours eu, en aval et près de ladite montagne des Combes, de nombreuses maisons ou granges appartenant auxdits hommes des Puys, c’est-à-dire environ une quarantaine. Ils y vont résider au temps de l’estive. En sorte que quand ils conduisent leurs animaux dans ces maisons ou granges, ils sont à pied d’œuvre pour se rendre dans les bois et les pâturages de ladite montagne90. »
65Si les chalets des petites montagnes sont situés sur la partie inférieure des prairies communes, c’est que l’herbe y pousse encore assez haute pour qu’on la fauche. Car à ces habitations aussi sont communément adjoints des prés privatifs, préservés du bétail jusqu’à la fauche par des clôture amovibles. Les bêtes à lait sont traites tous les soirs et le fromage est fait dans un cadre familial. Mais les chalets sont tout proches les uns des autres, les pâtures sont communes et la garde du troupeau l’est souvent aussi. Lors même qu’elle serait particulière, elle doit se soumettre au parcours de pâture de la communauté. Ce point est commun à la petite et à la grande montagne.
66Les origines du système pastoral de la grande montagne se perdent dans la nuit des temps. Sur les alpages qui dépendent de l’abbaye argovienne de Muri, en Suisse alémanique, il était connu au xiie siècle sous le nom de sistir, terme que le rédacteur du cartulaire-chronique de l’abbaye explique à son lecteur de la manière suivante :
« Si tu veux savoir ce que veut dire sistir, c’est pour ainsi dire une constitution ou une organisation durable. En fait, ce sont les bergers eux-mêmes qui inventent des noms et s’en servent selon leur coutume [...]. Quand douze hommes réunissent leur bétail en un troupeau, on appelle cela un office (officium), parce qu’ils le rassemblent sous la direction d’un seul maître (magister). [...] Autour des calendes de juillet, on voit tous ceux qui possèdent du bétail dans les environs le regrouper là-haut dans les montagnes et mettre leur lait en commun, afin de le recevoir à l’automne du maître du bétail91. »
67À la fin du Moyen Âge, des textes bien plus explicites nous renseignent sur le fonctionnement concret des grandes montagnes. Voici par exemple, dans les pièces d’un procès de 1454, les trois maîtres bergers de la montagne d’Orcières (Écrins) faisant la tournée des huit paroisses y possédant des droits, afin de rassembler le troupeau communal :
« Ils parcouraient le mandement du Mont d’Orcières, pour y percevoir les bêtes des hommes dudit mandement, aussi bien les moutons que les vaches, les génisses que les béliers, toutes celles qu’ils pouvaient avoir. Ils les menaient paître sur la montagne d’Orcières, où ils les gardaient de la Saint-Jean-Baptiste à la Saint-Julien suivante. Et ils recevaient des propriétaires un quart de gros par bête à laine. Et pour chaque bœuf, vache, veau, génisseou cheval, ils touchaient deux gros92. »
68Dans les grandes montagnes, on collecte l’argent sur des consorts car on met en commun les dépenses. Les bergers sont payés en argent ou en nature. Le maître d’alpage, encore appelé capitaine, est le chef des bergers, qui jurent de lui obéir fidèlement. Jeunes, d’humble origine, parfois forains, les bergers ne paraissent pas avoir en général une excellente réputation, et ce n’est pas sans inquiétude qu’on leur confie son aver, même si on a pris soin de lui apposer sa marque. Les statuts d’Ormea (Piémont) se préoccupent de prévenir leurs vols, en limitant leur consommation personnelle pendant l’estive à un fromage par troupeau, en leur interdisant de manger de la viande, de vendre des bêtes, de la laine et des peaux93. À Lareto, le laudo de 1420 leur consacre plusieurs articles. Ils sont recrutés par les plus gros propriétaires de bétail au profit de toute la communauté, dont ils gardent les bêtes en deux troupeaux séparés : les brebis allaitantes et les autres. Très communément, ils ont en propre quelques têtes de petit bétail qu’ils joignent au troupeau commun. Tout berger qui perd un animal à lui confié doit dédommager le propriétaire, à moins que sa responsabilité ne soit vraiment pas engagée. Ce que la regola semble craindre par-dessus tout, c’est la désertion des bergers, dont beaucoup n’ont pas d’attaches au pays. Il leur est interdit de quitter la montagne avant la fin de l’estive. On considère qu’ils ont déserté du moment qu’ils ne sont pas présents au repas du soir. Absents un jour, le capitaine leur tue une brebis, et ainsi le second et le troisième jour. Au- delà de trois jours, il doit commettre au maire le soin de faire justice. Le laudo de 1363 prévoyait même qu’en guise d’accusation publique, on jette à la tête du berger défaillant les chefs décapités de ses bêtes tuées, un article que celui de 1420 ne reprend pas.
69Les attaques des loups et des ours sont toujours à craindre, et les archives en signalent parfois94. Pour les prévenir, les pâtres sont assistés de chiens. Ce sont de véritables molosses, qui ne sont eux-mêmes pas sans danger pour le bétail et les hommes. En 1328, deux habitants de la vallée de Bagnes (Valais) manquent d’en venir aux mains parce que l’un accuse l’autre d’avoir laissé un de ses chiens lui tuer et dévorer un agneau. C’est normal, ajoute-t-il, puisque « tu l’as dressé à poursuivre les animaux et à les occire95 ». Les bergers ne s’occupent pas seulement de garder les animaux, mais aident à la naissance des petits, en prennent le plus grand soin, les marquent du signe de leur propriétaire. Ce sont eux, également, qui soignent les bêtes blessées ou malades. Les statuts d’Andrate (Piémont) prévoient qu’ils leur appliquent un emplâtre d’herbes appelé viridum. Ils luttent contre les épizooties avec des moyens point toujours très catholiques : en 1386, les 32 chefs de feux du village savoyard de Saint-Saturnin (Bauges) sont condamnés collectivement à une amende de 100 florins pour avoir recouru à un incantator qui leur avait promis de guérir le troupeau communal par le moyen de ses sortilèges96. Ils assurent enfin la traite des bêtes à lait, opération qui suppose qu’elles reviennent à proximité des bâtiments d’alpage, à la différence du bétail à l’engrais, qui passe plus facilement la nuit sur la prairie.
Au chalet
70Les constructions qu’on trouve sur l’alpe servent à abriter les hommes, à protéger les bêtes des prédateurs, à fabriquer le fromage et à le conserver dans les meilleures conditions. Les sources écrites parlent « d’arcelle » ou de « celle » en Dauphiné et dans les Alpes du sud, de chalet ou de chavanne en Savoie, de Hütte dans les Alpes alémaniques, de cascina dans les Alpes italiennes, etc.
71Dans les textes médiévaux, la celle du Dauphiné et des Alpes du sud apparaît comme un ensemble de cabanes de bergers jointes à un enclos pour le bétail, appelé « jas ». Des fouilles archéologiques récemment menées dans le massif des Écrins en ont mis au jour et identifié sur le plateau de la Grande Cabane de Faravel, entre 2 100 et 2 500 m d’altitude. Elles ont été occupées au Moyen Âge central et au bas Moyen Âge. C’étaient des cabanes de construction sommaire, souvent groupées par deux ou trois et associées à un enclos de pierre. Elles étaient édifiées en blocs de schistes non équarris et sans liant, charpentées de bois et couvertes de lauses. L’une d’elle, qui avait une surface interne de 14 m2, semble avoir été clairement partagée entre un espace destiné aux hommes et un autre réservé aux bêtes97. Mais ce sont dans les Alpes de la Suisse centrale que les recherches archéologiques sur les établissements pastoraux d’altitude sont, et de loin, le plus avancées. Les fouilles sont maintenant assez nombreuses pour qu’on puisse avoir une vue d’ensemble des techniques de construction et de leurs progrès. Dans l’actuel canton de Schwyz, le site abandonné de Spilblätz, sur la Charetalp, était une bergerie qui fut établie autour de l’an Mil, et abandonnée à la fin du xive siècle. À l’intérieur d’une longue clôture de pierre subdivisée en plusieurs enclos, on y trouvait quatre édifices d’une seule pièce, dont deux étaient voûtés en coupole et dotés d’un foyer. Aucun vestige n’atteste le travail du lait. Le site de Bergeten, situé au-dessus de Braumwald, dans le canton de Glaris, a été occupé entre le xiie et le xve siècle. On y inalpait des moutons, des chèvres et des vaches. Il était formé de onze petits bâtiments de pierres sèches, intégrés à des blocs de rocher brut, dont six possédaient un foyer. Dans plusieurs on a retrouvé ce qui semble être la base d’une presse à sérac. Dans l’un d’eux on a même mis au jour une chambre à lait refroidie par le passage d’un ruisseau, et doté d’une vasque de pierre. En effet, la construction d’une chambre fraîche spécifiquement consacrée à la conservation du lait et du fromage, que les sources écrites appellent frederius, paraît une innovation du xve siècle. On utilise volontiers les espaces naturels propices : l’alpage de Blumenhütte, sur le col du Saint-Gothard, était spécifiquement consacré à l’élevage bovin. Outre quatre chalets, on y trouvait deux grottes artificielles aménagées sous de gros blocs, qui devaient servir de frédier.
72Le Moyen Âge alpin n’a guère légué de vestiges de bois, en dehors des poutres réemployées dans les maisons aux siècles ultérieurs. Mais ce matériau était sans doute beaucoup plus utilisé que les trouvailles archéologiques le laisseraient penser. Les règlements pastoraux montrent qu’à chaque alpage est associée une forêt, dans laquelle les consorts ont un droit d’affouage pour le bois de chauffage, mais aussi de construction. Les comptes de la châtellenie de Charousse (Faucigny) ont conservé la trace des dépenses engagées au xve siècle par le duc de Savoie pour les réparations de la toiture du chalet de Villy et de son frédier, qui étaient couverts de bardeaux de bois. Le plus ancien frédier de bois aujourd’hui conservé se trouve dans l’Oberland bernois. Daté de 1588, il était construit en rondins horizontaux assemblés à mi-bois dans les angles et non jointoyés, afin de faciliter l’aération. Cette technique, dite du blockbau, était connue au Moyen Âge98.
73Les sources seigneuriales et réglementaires ne se prêtent pas à établir une typologie des fromages qu’on fabrique sur l’alpe. Elles distinguent surtout le fromage proprement dit, issu d’une première coagulation du lait (caseus), et le produit de la recuite du petit-lait (sirus), qu’on appelle sérac dans les régions francophones, ricotta dans les Alpes italienne, ou Ziger dans les Alpes alémaniques. Déjà formulée au xiie siècle dans le cartulaire-chronique de l’abbaye de Muri, cette distinction se retrouve ensuite dans tous les documents qui énumèrent des redevances en fromages. Par exemple, selon un censier établi entre 1217 et 1222, les Schwyzois devaient annuellement à l’abbaye d’Einsiedeln 127 Ziger et 44,5 fromages. Dans les documents médiévaux, le sérac n’est nullement considéré comme un produit de second choix. On le donne en salaire aux bergers, mais on le trouve aussi à la table des grands. En 1270 par exemple, le châtelain d’Évian fait livrer au comte de Savoie, qui séjourne en son château de Ripaille, deux séracs putrefacti, terme qu’on traduira pudiquement par « bien faits ». L’étonnant est que la documentation seigneuriale ne donne jamais d’indication sur le lait dont les fromages sont faits, comme si cette précision n’avait pas d’importance. En 1346, l’abbesse du Fraumünster de Zurich afferme à Peter der Frowen et à ses fils un alpage dans le Schächental (Uri), dans lequel ils devront inalper au moins quatre vaches et un taureau, ainsi que quarante brebis laitières, leurs agneaux et leur bélier. La ferme, stipulée en nature, est de huit béliers à livrer chaque année après la désalpe, et 200 fromages à verser à la Saint-Martin. Le poids de ces derniers est très précisément fixé : ils devront faire au total 40 rubs, soit environ 350 kg, sans compter leur emballage. Mais seront-ils faits de lait de vache ou de brebis, c’est ce qu’on ignore.
74Même pour ce qui est du poids d’ailleurs, il est bien rare qu’on ait autant de précisions. Selon un terrier de 1310, le monastère de Säckingen, coseigneur de Glaris avec les Habsbourg, doit y percevoir 340 « gros fromages » en septembre, et 1 140 « petits fromages » en novembre99. Parvi casei et magni casei, ces expressions se retrouvent si souvent pour spécifier les redevances en fromage, qu’il faut supposer qu’elles renvoyaient à quelque-chose de bien connu. Peut-être s’agit-il simplement de distinguer les productions des grandes et des petites montagnes. Dans ces dernières, les fromages, fabriqués avec le lait du troupeau familial, sont forcément de plus petite taille que dans les grandes montagnes, où l’on rassemble le lait d’un grand nombre de bêtes. Dans celles-ci toutefois, si le troupeau paît en commun, la fabrication du fromage ou, comme on dit souvent, du « fruit », peut être répartie en plusieurs chalets. Au xve siècle, les consorts de Loriaz, dans la vallée de Vallorcine (Faucigny), « ont coustume avoir leur montagne commune de tous leur besteal pour pasquerir ensemble le temps de lhesté et autre temps accoustumé », mais ils « sont en coustume dict faire quelques fois ung fruict et quelques fois deux fruicts, sellon leur volonté100 ». Dans les grandes montagnes, le fromage est fait par un spécialiste, dont la qualification particulière est attestée par le titre de maître. L’instrument et le symbole à la fois du fruit commun, c’est la « chaudière » où l’on cuit le fromage. Elle est souvent fournie par le seigneur, en échange d’une pension acquittée par les consorts. Au xive siècle, la regola de Lareto paie à l’évêque d’Aquilée un chauderage annuel de 45 livres de fromage. Durant l’hiver 1340, le maire conserve la chaudière à son domicile. Sa maison brûle et la voilà détruite. L’administrateur de la curie épiscopale rechigne à en payer une nouvelle, arguant qu’elle aurait normalement dû être remisée dans l’église paroissiale. Il finit pourtant par verser la somme considérable de 27 livres, prix de la fabrication et du transport de cet énorme chaudron de cuivre101. Les consorts des grandes montagnes se disent parfois « associés du chauderage », ou « comparsonniers de l’auciège ». Ces mots, en effet, avant de qualifier des redevances, désignent la production fromagère totale de la montagne, ou d’un de ses chalets lorsqu’on fait plusieurs fruits. Après la désalpe, le fruit est divisé entre les consorts au prorata de la production laitière des bêtes qu’ils ont inalpées. Elle est mesurée une ou deux fois dans l’estive, à date coutumière. Dans la montagne des Chéserys (Mont-Blanc), on « fait les chauderages » le dimanche avant la Sainte-Madeleine (22 juillet)102. Le frédier du chalet d’alpage est vidé à la fin de l’estive, et les fromages descendus dans les vallées où ils seront consommés sur place, mais aussi commercialisés ; en sorte que par des circuits qu’on verra bientôt, ils se retrouvent parfois à la table des gourmets des villes.
75C’est pourquoi, pour connaître les fromages alpins de la fin du Moyen Âge, il vaut mieux aller chercher des informations chez un consommateur averti des plaines que chez les producteurs des montagnes. C’est tout l’intérêt historique de l’œuvre de Pantaleone da Confienza103. Originaire des environs de Verceil, il fit ses études de médecine et obtint le grade de docteur de l’université de Pavie en 1440. Devenu médecin des grands, mais aussi courtisan et gastronome, il est l’auteur d’une Somme sur les produits laitiers imprimée à Turin aux environs de 1477. C’est un plaidoyer médical pour le fromage, que l’École, depuis les maîtres arabes, ne recommandait guère. C’est aussi l’ouvrage d’un gourmet et d’un fin connaisseur, qui a observé paysans et maîtres fromagers au travail et les a interrogés sur leurs pratiques. Il considère d’ailleurs un bon fromager comme un véritable artiste : celui-ci doit être expertissimus dans l’art d’extraire du lait la juste proportion de crème, de doser la bonne quantité de présure − caillette de veau ou d’agneau − de mesurer exactement le temps de coagulation et de doser la température de cuisson. Trop crémeux, son fromage sera filosus ; trop chauffé ou trop aqueux, il deviendra cavernosus. Œuvrant à éduquer des estomacs et des palais piémontais, Pantaleone s’intéresse surtout aux productions régionales, faisant même preuve d’un vrai chauvinisme. Il a voyagé en effet dans une grande partie de la Suisse actuelle, faisant étape à Bâle, Lucerne, Zurich, ou Einsiedeln. Partout, à l’en croire, il n’a observé « que peu de bétail, et donc de lait », ce qui ne peut s’expliquer que par un aveuglement volontaire. Les productions de la région lémanique n’ont pas trouvé grâce à ses yeux :
« Dans tout ce voyage, dit-il, je ne me souviens pas d’avoir goûté une seule pièce de choix. Leurs fromages ne sont pas gras. Ils deviendront secs et friables en prenant de l’âge. La raison en est vraisemblablement que les habitants aiment trop le beurre. Aussi ne fais-je guère de cas de leurs fromages. »
76En revanche, il est plus objectif et mieux informé sur les productions savoyardes et piémontaises. Il observe qu’elles viennent en majorité des hautes vallées. À propos du Val de Suse, il note que les villages de montagne ont une production plus abondante et de meilleure qualité que ceux du fond de la vallée. Il vante particulièrement les fromages que l’on produit sur le Mont-Cenis. Il y a vu fonctionner des grandes montagnes, observant que les montagnards constituent des « sociétés » et mettent leur lait en commun, se répartissant ensuite la production à proportion des vaches de chacun.
77À la lecture de Pantaleone, on parvient à reconstituer un commencement de typologie des productions alpines du xve siècle, du moins de celles qui étaient disponibles sur les marchés du Piémont. Selon lui, le lait de chèvre étant plutôt consommé frais, l’essentiel de la production fromagère est réalisée à partir de lait de brebis ou de vache. Très communs sont les fromages aigres à base de lait de brebis, qu’il appelle fromages « mordants » (caseus mordativus).Il signale notamment les productions de la vallée de Locana et de Ceresole, ou celle des vallées de Lanzo (Val di Viù, Val Grande, Val di Ala). À cette qualité se rattache probablement le bruss (brocius) qu’il signale comme typique du haut Canavese (Val di Stura), et dont le nom s’est conservé dans le Piémont méridional. Ces fromages, dit-il, ne doivent pas être consommés trop jeunes. Ceux des vallées de Lanzo sont à point au bout de six mois d’affinage. Pour cet objet, les femmes les placent sur un lit de paille ou de foin, le temps que la croûte se fasse. Puis elles les recouvrent de grains de seigle ou d’avoine. Quand on leur demande pourquoi, dit Pantaleone, elles répondent que c’est la tradition : elles font comme elles ont vu faire leur mère. Les gourmets ne renâclent pas devant l’aigreur de ces fromages. Ils les aiment même, eux aussi, putrefacti. Mais on les appelle également les « fromages des pauvres ». C’est, pourrait-on penser, parce que la brebis est un animal de peu de prix. Mais Pantaleone propose une autre explication. Ces fromages, dit-il, « sont utiles aux pauvres, d’abord parce qu’on en mange peu à cause de leur aigreur. En effet, ils tireraient des larmes à qui en mettrait en bouche une trop grande quantité, à cause de leur aigreur et de leur mordant ». En outre, « quand ils en mettent dans les plats, surtout dans les tourtes, ils économisent le sel et les autres épices ». Parmi les fromages à base de lait de vache, Pantaleone évoque notamment le « lombe » (caseus lombus), dont le nom vient de ce que sa forme rappelle celle du jambon. Il contient un petit cylindre de bois de la grosseur d’un doigt, autour duquel la pâte se coagule. C’est, dit-il, une spécialité de la Maurienne. Cependant, dans les années 1380, la cour du comte de Savoie consommait à Ripaille de grandes quantités de « nombles » de Tarentaise. Il s’agit sans doute du même fromage. Mais le roi des fromages au lait de vache, c’est le vacherin. À son propos, Pantaleone ne tarit pas d’éloges. D’une couleur tirant sur le jaune, il se présente en meules fines. Il est assez gras mais pas trop visqueux, d’une saveur aussi exquise que son parfum. En hiver, Tarins et Mauriennais le font fondre au feu et l’étendent sur du pain. Produit notamment dans toute la Savoie, c’est un fromage qu’on trouve fréquemment à la table des grands, et jusque sur celle du pape. Le sérac, enfin, est un mets de choix. On en produit partout, car nulle part on ne laisse perdre le sérum du lait. Mais à en croire Pantaleone, le sérac vieux qu’on fait à Nus, en Val d’Aoste, est inégalable. Il se consomme frais ou affiné, alors salé et épicé de toutes manières. Quelques quarante ans après que Pantaeone da Confienza eût publié son ouvrage, Jean Lesage, pèlerin originaire de Douai que nous avons déjà cité à plusieurs reprises, fit étape à Saint-Jean-de-Maurienne, où son hôte lui fit manger du sérac. Peu habitué aux productions locales, il en eut le palais un peu surpris : « Et apres le deuxieme assiette eusmes des trencq de bien magre fromaige que nomment audit païs seret a cause que se fait apres le bon fromaige. Et notre dit hoste le mangeoit avec de la moutarde104. »
L’or vert
78Rares sont les massifs où l’estive peut se prolonger bien au-delà de la Saint-Michel (29 septembre). Les bêtes redescendues, elles bénéficient encore souvent de la vaine pâture sur les prés fauchés, les champs moissonnés, et même parfois les vignes vendangées. Mais la neige venue les oblige soit à transhumer vers la plaine, soit à rentrer à l’étable. Dans tous les massifs alpins, la question de la confection des réserves de foin hivernales est un problème dont les enjeux, économiques et sociaux à la fois, sont considérables. C’est particulièrement vrai dans les communautés, qui sont les plus nombreuses comme on sait, où on n’a le droit d’estiver que les bêtes qu’on peut hiverner sur ses biens. Dans ce cas, les plus gros éleveurs sont aussi les plus gros propriétaires de prairies.
La culture de l’herbe
79Comme nous l’avons vu, on fait les fenaisons aussi haut en altitude qu’on le peut. La révision de feux de Saint-Christophe-en-Oisans donne une idée de cette quête effrénée du moindre brin d’herbe :
« Dans toute la paroisse, il n’y a pas deux ou trois sétérées de pré qui soient fauchables. Mais au milieu des montagnes et des rochers, nous allons chercher l’herbe entre les pierres et nous la récoltons dans des draps et des sacs, à la manière dont on moissonne les blés » [c’est-à-dire à la faucille]105.
80Un peu partout d’ailleurs, on cueille les feuilles des arbres, qu’on donne à manger au petit bétail. Mais rien ne remplace l’herbe haute qu’on fauche dans les prés qui se trouvent sur le plan. Dans le cadastre de Saint-Martin en Vésubie (1490), les champs, les jardins et les vignes occupent les trois quarts du cultum et les prés de fauche un quart. C’est une proportion du même ordre que celle qu’on trouve en basse Provence, preuve que sous un certain aspect, la Vésubie a bien une économie provençale. Mais comme à surface égale, un pré de fauche y vaut le triple d’un champ, la valeur cadastrale totale des prés équivaut à celle des terres cultivées, preuve de l’importance de l’élevage pour l’équilibre économique de la vallée106. On ne peut aucunement considérer les prés de fauche comme faisant partie du saltus, tant les soins qu’on leur donne évoquent une véritable culture de l’herbe. Cultivatio pratorum est d’ailleurs l’expression qui vient sous la plume des cellériers de l’hospice du Grand-Saint-Bernard quand ils notent dans leurs comptes les salaires versés aux ouvriers qui ont travaillé sur leurs prés. À la fonte des neiges, on enlève les feuilles mortes, on détruit les taupinières qui empêchent la fauche, on enlève les pierres remontées à la surface durant l’hiver. Un peu plus avant dans le printemps, on arrache les plantes nocives aux animaux, telles que le vératre. Une autre preuve de l’importance que les montagnards accordent aux prés, c’est qu’ils reçoivent la totalité ou du moins l’essentiel de la fumure, au détriment des champs. Parfois, le fumier, entreposé devant les étables, est transporté à dos d’homme, puis disposé dans chaque pré en petits tas, et ensuite étendu107. Ailleurs, on a des techniques plus élaborées : les consorts des alpages du haut de la vallée de Chamonix vendent l’engrais que leurs vaches ont produit durant l’estive à des particuliers possessionnés en aval de leur montagne. Une part du fumier d’un alpage est un bien immeuble qu’on achète définitivement, qu’on tient en censive, qu’on transmet à ses héritiers. À la fin de la saison, les détenteurs de ces parts ont à charge de détourner l’eau d’une source ou d’un glacier, de la faire passer à proximité des étables de l’alpage et de délayer le précieux engrais, qui va se répandre dans leurs prés par des canaux aménagés à cet effet108.
Les consortages d’irrigation
81Mais dans des régions moins bien arrosées que le massif du Mont- Blanc, l’irrigation des prairies est avantageuse en elle-même, et peut aller jusqu’à doubler leur rendement. C’est pourquoi, en bien des vallées, des réseaux d’arrosage ont été créés, dont la gestion a été confiée à des associations non moins structurées que celles des alpages109. Au Moyen Âge, le bief destiné à mener l’eau des torrents et des glaciers vers les parcelles à irriguer est appelé « béal » en Dauphiné, « ru » en Val d’Aoste, « bisse » en Valais roman, « Wuor »,« Wasserleite »ou encore « Suon » dans les régions alémaniques. C’est parfois un simple canal creusé dans la terre, dont les dimensions canoniques sont d’un pied de profondeur et de trois de large. Mais le franchissement de certains obstacles a supposé la construction de véritables ouvrages d’art qui, utilisés et entretenus jusqu’au xxe siècle, ont laissé parfois d’impressionnants vestiges. Ce sont des conduites creusées dans le rocher, des ponts maçonnés destinés à franchir les torrents, d’audacieuses charpentes soutenant des conduites de bois grâce auxquelles l’eau passe à flanc de falaise, etc. En Suisse, une certaine historiographie romantique a magnifié ces admirables « réalisations populaires », dont elle attribuait le mérite aux seuls travaux collectifs (Gemeinwerk) des communautés paysannes. Non sans fondement documentaire d’ailleurs : n’a-t-on pas conservé par exemple, dans les archives communautaires d’Ausserberg (Valais alémanique), la liste des paysans devant participer aux travaux d’un aqueduc construit en 1381 ? L’histoire critique récente a un peu ébranlé le mythe, en exhumant plusieurs contrats passés entre des consortages d’irrigation et des entrepreneurs spécialisés. Ainsi est-ce à maître Arnold Leukiner qu’on doit, dans les premières décennies du xve siècle, le Chänilwasser qui amenait l’eau du Baltschiedertal jusqu’aux prés d’Ausserberg, de même que le célèbre bisse valaisan de Savièse, si souvent photographié, grâce auquel l’eau de la vallée de la Morge franchissait le grand précipice du Prabé. Il n’empêche que les communautés ont fourni la main-d’œuvre des travaux techniquement moins difficiles, et ont creusé elles-mêmes les rigoles distribuant l’eau de parcelle en parcelle110.
82Les vestiges subsistant des biefs n’ont pas fait l’objet d’une exploitation archéologique, laquelle serait d’ailleurs malaisée, car ils ont été continuellement entretenus jusqu’au xxe siècle, en sorte que les éléments proprement médiévaux n’y sont plus très nombreux. En l’état actuel des recherches, les plus anciens témoignages écrits conservés datent de la fin du xiie siècle en Val d’Aoste, de la mi-xiiie en Valais. Ce sont alors des biefs évoqués comme limite d’une terre ou d’une juridiction, ou des pièces de terres vendues avec le droit d’arrosage afférent. Dès ces premiers témoignages, l’irrigation paraît une pratique commune, et les aqueducs semblent depuis longtemps faire partie du paysage. La tradition fort répandue qui veut que les plus anciens aient été édifiés par les Sarrasins n’est assurément guère digne de créance, tant on a prêté à ces mythiques envahisseurs. Mais elle trouve ses origines au Moyen Âge : le bisse connu aujourd’hui à Visperterminen sous le nom de Heido-Wasserleita, c’est-à-dire « bisse des païens », portait déjà ce nom en 1305 ; et en 1489, un témoin cité par les communautés de Salquenen et Varone pour témoigner de l’antiquité de leurs droits d’exploiter leurs aqueducs affirme que « déjà, les Sarrasins en bâtirent111 ». Les origines du réseau d’irrigation se perdent en tout cas dans la nuit des temps. Il n’empêche qu’entre la mi-xiiie siècle et la fin du Moyen Âge, on a sans cesse continué de l’augmenter. Il s’agit parfois, comme dans la communauté valaisanne d’Orsières en 1471, de refaire sur un nouveau parcours un canal délabré, mais bien souvent, on a clairement affaire à des créations nouvelles. Les mentions de « nouveau bisse » et de « bisse ancien » se multiplient d’ailleurs dans la seconde moitié du xive siècle. De cette époque sont également conservés les premiers règlements des consortages d’irrigation, ainsi que les plus anciennes listes nominatives de répartition des droits d’eau, qu’on appelle « égances » ou « ratements ». Ces textes se multiplient au xve siècle. Cela s’explique en partie par les progrès de l’écrit dans les sociétés alpines et la tendance générale à la rédaction des coutumes, mais comme le xve siècle voit également se multiplier les conflits relatifs au contrôle des eaux, soit entre particuliers, soit entre communautés, l’impression qui domine est que l’enjeu représenté par l’irrigation ne cesse de croître.
83La documentation écrite en témoigne sans ambiguïté : ce qu’on arrose, ce sont presque exclusivement les prairies de fauche. C’est à peine si le règlement du bisse de Savièse (1447) tolère que les consorts y puisent de l’eau pour leurs jardins potagers. En Val d’Aoste, les égances des rus du coteau de Sarre, fort propice à la viticulture, autorisent trois arrosages par été pour les vignes, et douze pour les prairies. À la fin du Moyen Âge, les nouveaux aqueducs sont d’ailleurs souvent édifiés à l’initiative des plus gros détenteurs de prairies. Ainsi, en Val d’Aoste, sont-ce les nobles Henri et Jacques de Quart qui font construire les rus Baudin et Prévôt à la fin du xiiie siècle. Le « grand bisse » de Lens (Valais) est édifié en 1448 par le prieur de la maison religieuse du lieu, en accord toutefois avec la communauté villageoise et avec sa collaboration. Lors même que ce sont directement les communautés qui sont à l’origine de l’édification d’un bief, elles sont souvent emmenées par leurs notables : en 1423, les habitants de la seigneurie de Cly (Val d’Aoste) édifient le ru de Marcillier à l’initiative de Jean Saluard, notaire et officier savoyard. Il arrive parfois qu’une communauté s’oppose au contraire au projet de construction d’un particulier. En 1331 par exemple, celle d’Étroubles demande au bailli du comte de Savoie de faire détruire un ru édifié par le métral du lieu sur les pâturages communs : c’est que ce dernier a manifestement entrepris de privatiser une partie des communaux pour en faire des prés cultivés.
84L’irrigation, en effet, comme l’élevage auquel elle a partie liée, suppose un complexe jeu dialectique entre intérêts communautaires et profits particuliers. Et d’ailleurs l’organisation des consortages d’irrigation présente la même diversité de solutions que celle des alpages. Les plus nombreux consortages sont communaux, soit qu’ils s’étendent à une paroisse tout entière, comme celui du bisse de Savièse, soit qu’ils soient restreints à un ou plusieurs quartiers. Ainsi un nouvel aqueduc est-il construit sur le territoire de la paroisse valaisanne d’Ayent en 1448, par les habitants des deux « tiers » de Luc et de Botyre et pour leur usage exclusif. Dans l’un et l’autre cas, le droit de puiser de l’eau est lié à la résidence. Mais on trouve aussi des bisses tenus en indivision par des consortages plus restreints. Ils sont dus à l’initiative de quelques particuliers qui se sont associés pour irriguer des prairies voisines. Les consortsdu nouveau bisse construit à Vollèges en 1434 ont ainsi participé aux frais de sa construction à raison d’une livre mauriçoise par sétérée de pré qu’ils avaient à irriguer, et l’usage leur en est réservé. Dans le domaine de l’irrigation plus encore qu’ailleurs, la prospérité de la communauté dépend de la discipline de chacun. Les mauvais consorts sont ceux qui consomment plus d’eau que le strict nécessaire, et ceux qui, par défaut d’entretien de la conduite, en laissent perdre, gâtant au surplus les terrains où elle ruissellerait indûment. Les consortages élisent des prud’hommes, encore appelés « précepteurs », « prieurs », « recteurs » ou « arroseurs », qui vérifient l’état de la conduite en commencement de saison, ordonnent les travaux d’entretien nécessaires, autorisent la mise en eau et établissent règlements et égances, que des « gardes » (custodes) seront ensuite chargés de faire appliquer tout au long de la saison d’irrigation. Selon un règlement de 1346, les deux prayers qui gèrent le béal des Crottes (Embrunais) sont choisis par les coseigneurs sur une liste proposée par les pariers. De même en 1455 les consorts du ru Bourgeois (Aoste) font enregistrer leur règlement par le « vibailli » ; il prévoit notamment qu’on nommera quatre recteurs pour examiner l’état du canal et fixer les travaux nécessaires, et qu’ensuite chacun des ayant-part devra contribuer aux réparations sous peine d’une amende de trois gros par journée de travail non faite112.
85User de son droit d’eau, pour un particulier, c’est fermer momentanément le bisse par un destournyour de bois ou de pierre, et diriger l’eau dans une conduite privative afin de la faire ruisseler dans ses prés situés en aval, ou éventuellement de la stocker dans un réservoir. Les ayant-droit se succèdent donc les uns après les autres. Si bien que les égances prévoient d’abord le « tour d’eau » (turnus ou girus), c’est-à-dire l’ordre de passage des bénéficiaires, qui est loin d’être indifférent, car en période de sécheresse il s’en faut parfois de quelques jours que l’herbe ne grille sur pied. Le tour de chacun revient régulièrement, à intervalles plus ou moins longs selon le nombre d’ayant-droit et l’eau disponible : tous les douze jours pour le nouveau bisse construit à Leytron (Valais) en 1420 ; tous les seize jours pour le bisse de la Rioutaz, édifié à Lens en 1457, chacun des quatre quartiers de la paroisse ayant droit à quatre jours et quatre nuits. En bien des endroits en effet, on irrigue vingt-quatre heures sur vingt-quatre et sept jours sur sept. De l’obligation du repos dominical ne subsiste souvent que l’habitude de réserver l’arrosage du dimanche aux établissements religieux.
86Les quantités d’eau attribuées sont proportionnelles aux surfaces à irriguer, ce qui suppose une évaluation des besoins de chacun, appelée « taxation » dans le règlement d’Ayent (1448). Dans les égances et ratements, les droits d’eau sont souvent définis en unité de surface à irriguer, ce qui suppose une équivalence non écrite entre surface et durée d’arrosage. D’autres égances indiquent le temps d’irrigation accordé à chacun. En 1303 par exemple, un droit d’eau à Stalden (Valais alémanique) est défini ainsi qu’il suit : « L’eau le lundi, tous les quinze jours, tirée du cours d’eau appelé der Toerbierrobak par l’aqueduc inférieur, à partir de l’heure ou le soleil, le matin, touche die Blattun ze der Wissumflue au-dessus de Törbel jusqu’à ce que l’ombre touche l’eau113 ». Les égances du ru de Sarre se réfèrent quant à elles aux sonneries des églises environnantes : tel ayant-droit pourra arroser « de la fin de la sonnerie de None à l’église Saint-Étienne jusqu’à la sonnerie des Vêpres114 ». Enfin, il est aussi des consortages qui, à l’imitation des alpages par droits, ont défini un nombre fixe de droits (jura, dreis) que les particuliers ayant de forts besoins d’arrosage peuvent cumuler. Ainsi, pour le consortage de la Rioutaz, le quartier de la « ville » de Lens est-il divisé en 51 droits d’eau. Les particuliers en possèdent de un à quatre. Le quartier bénéficiant tous les seize jours de quatre jours et quatre nuits, soit 96 heures d’irrigation, chaque droit correspond à un peu moins de deux heures, à condition d’arroser jour et nuit. Pour le même nombre d’heures, le quartier de Champagnol est divisé en quarante droits, ce qui correspond à un peu moins de 2h30 par droit.
87Les plus gros arroseurs sont les plus gros propriétaires de prairies, et donc les plus gros éleveurs. On devine que la structure sociale des consortages d’irrigation ressemblera fort à celle des éleveurs. Celle de Savièse est connue par le ratement de 1450. 96 particuliers irriguent ensemble 732 sétérées de pré. Un petit tiers des consorts détiennent des droits d’eau pour une à quatre sétérées ; un gros tiers, pour cinq à huit sétérées ; un quart pour neuf à quatorze sétérées. Le reste, soit 8 %, irriguent de 15 à 31 sétérées. Ce dernier groupe détient 20 % des droits d’eau. On y trouve sans surprise des notaires et des officiers publics. On peut donc faire la même constatation que pour les alpages : une hiérarchisation assez poussée, mais pas de concentration excessive ni d’exclusion des plus pauvres ; car le nombre des propriétaires irriguant correspond à peu près à celui de tous les communiers de Savièse115.
88Il en va donc de l’eau comme des prairies et du bétail : chacun en a au moins un peu, quelques-uns en ont beaucoup. Ce qui reste à la fin du Moyen Âge de l’idéal communal que nous avons vu encore professé par l’assemblée de Lareto en 1505, c’est que nul ne soit exclu des ressources pastorales qui sont indispensables, en montagne, à l’équilibre économique d’une famille. Il semble bien que ce ne soit pas seulement un principe, mais une réalité. Moyennant quoi les consortages reflètent la hiérarchie sociale dans son ensemble, et ne sont pas organisés en vue de l’égalité de leurs membres, mais de manière à ce que à ce que chacun puisse vaille que vaille tenir son rang grâce à l’élevage.
89L’idéal des montagnards, c’est la stabilité. Pourtant, les Alpes ne sont pas à l’écart des grands changements conjoncturels de la fin du Moyen Âge. C’est que les communautés montagnardes sont insérées dans l’économie européenne.
Notes de bas de page
1 Ces pages sont de Jean-François Bergier, par ailleurs remarquable historien des foires de Genève, dans Guichonnet, 1980, t. 1, p. 234-235, 253-254.
2 Allix, 1929, p. 80.
3 Arch. dép. Isère, B 2736, fol. 273-273 v°.
4 Falconnet, 1882, doc. 1.
5 Mouthon, 2001/a, p. 47.
6 Boyer, 1990/a, p. 159.
7 Carrier, 2001/a, p. 185.
8 Boyer, 1990/a, p. 159-168.
9 0. Ibid.,p. 171-172. Sur le Dauphiné, Falque-Vert, 1997, p. 102. Sur le Valais, Dubuis, 1990, t. 1, p. 229-231.
10 Boyer, 1990/a, p. 117-122.
11 Dubuis, 1990, t. 1, p. 227-229.
12 Cf. supra, p. 185.
13 Arch. dép. Isère, B 2744, fol. 125. Cf. Allix, 1929, p. 186.
14 Duparc, 1963, p. 316-317.
15 Rotelli, 1973, p. 83.
16 Entremont : Dubuis, 1990, t. 1, p. 237. Carrier, 2001/a, p. 267-269.
17 Sur le développement qui suit : Glauser, 1988, p. 149. Castagneti et Varanini, 2004, p. 476- 477. Storia, 2000, t. 1, p. 224. Rotelli, 1973, p. 174-285. Zanotto, 1968, p. 68. Dubuis, 1990, t. 1, p. 186-189. Falque-Vert, 1997, p. 54-59.
18 Sclafert, 1926, p. 218.
19 Menant, 1993, p. 242-243.
20 Mathieu, 1998, p. 72.
21 Dubuis, 1990, t. 1, p. 232-233. Baudot, 1985, p. 147. Abry et alii, 1979, p. 159-163.
22 Dubuis, 1990, t. 1, p. 235.
23 Glauser, 1988, p. 121-122. Carrier, 2001/a, p. 262-265.Allix, 1929, p. 75. Falque-Vert, 1997, p. 59.
24 Carrier, 2001/a, p. 277-278.
25 Falque-Vert, 1997, p. 64-66.
26 Duby, 1961.
27 Dubuis, 1990, t. 1, p. 241-242.
28 Boyer, 1990/a, p. 144-147.
29 Falque-Vert, 1997, p. 127-128.
30 Storia, 2000, t. 1, p. 226. Bessat et Germi, 2004, p. 134-141.
31 Carrier, 2001/a, p. 279-286.
32 Sclafert, 1926, p. 461, 520.
33 Boyer, 1990/a, p. 182.
34 Carrier, 2001/a, p. 186.
35 Tillier, 1965, p. 76.
36 Carrier et La Corbière, 2005, p. 323-327.
37 Sclafert, 1926, p. 525-526. Allix, 1929, p. 65-66.
38 Boyer, 1990/b. Sclafert, 1926, p. 607.
39 Castagneti et Varanini, 2004, p. 487-489.
40 Boyer, 1990/b, p. 284-289.
41 Sclafert, 1926, p. 190-207, 532-534.
42 Boyer, 1990/b.
43 Gerbore, 1982 et 1994.
44 Storia, 2000, t. 1, p. 230. Allix, 1929, p. 61-65. Falque-Vert, 1997, p. 143. Sclafert, 1926, p. 580. Carrier, 2001/a, p. 289-291. Dubuis, 1997/a.
45 Meyer, 1998/b.
46 Coulet, 1990, p. 258-259, 263. Sclafert, 1959, p. 141-140.
47 Carrier, 2001/a, p. 352-353.
48 Cf. supra, p. 186.
49 Devos, 1977. Viallet, 1993, p. 90-92. Mouthon, 1998.
50 Glauser, 1988, p. 13-14.
51 Dubuis, 1990, t. 1, p. 202-203.
52 Glauser, 1988, p. 83, 154-156.
53 Mouthon, 2007/c.
54 Dubuis, 1990, t. 1, p. 202-205.
55 Allix, 1929, p. 81.
56 Sclafert, 1926, p. 485.
57 Boyer, 1990/a, p. 82-109.
58 Carrier, 2001/a, p. 361-363.
59 Viallet, 1993, p. 92.
60 Falque-Vert, 1997, p. 69, 80.
61 Duparc, 1944. Carrier, 2001/a, P. J. 1, p. 545-546.
62 Carrier, 2004, p. 237-238.
63 Morard, 1971, p. 268-269.
64 Castelnuovo, 2005, p. 774.
65 Carrier, 2001/a, p. 343-345.
66 Dubuis, 1990, t. 1, p. 205-207.
67 Carrier, 2006, p. 206.
68 Carrier, 2004, p. 235-236.
69 Sclafert, 1926, p. 239-240.
70 Reynard, 2003, p. 108.
71 Richebuono, 2001, p. 33-35.
72 Duparc, 1963, doc. 2, 3, 6 et 7.
73 Morard, 1971, p. 262-263.
74 Kuonen, 1992, p. 74-78.
75 Carrier, 2001/a, p. 319-330, 345-350.
76 Gerbore, 1996, p. 36.
77 Nous empruntons la notion de communautés à plusieurs étages à Charbonnier, 1984.
78 Gerbore, 1994, p. 32-34.
79 Richebuono, 2001, p. 17-18.
80 Kuonen, 1992, p. 115-122.
81 Duparc, 1963, doc. 5.
82 Duparc, 1984, P. J. p. 179-181.
83 Richebuono, 2001, p. 23-26.
84 Castagneti et Varanini, 2004, p. 482.
85 Gerbore, 1996, p. 36.
86 Carrier, 2001/a, p. 346.
87 Richebuono, 2001, p. 81-89.
88 Sclafert, 1926, p. 487.
89 Menant, 1993, p. 144-147.
90 Sclafert, 1926, p. 589-591.
91 Acta murensia, 83 (avant 1160) cité par Glauser, 1988, p. 39.
92 Sclafert, 1926,p. 485.
93 Comba, 1984/b, p. 9.
94 Carrier, 2001/a, p. 334.
95 Dubuis, 1997/a, p. 112.
96 Comba, 1981, p. 220.
97 Walsh et Mocci, 2003. Sur le témoignage des archives, Falque-Vert, 1997, p. 71-72.
98 Meyer, 1998/a et b. Obrecht, 1998. Bitterli-Waldvogel, 1998. Villy : Carrier, 2001/a, p. 361.
99 Glauser, 1988, p. 80-81, 95, 107.
100 Carrier, 2001/a, p. 328.
101 Richebuono, 2001, p. 33.
102 Carrier, 2001/a, p. 339-340.
103 Naso, 1990. Id., 1996. Nada Patrone, 1981, p. 347-369. Olivier, 1962, p. 704-713.
104 Chaubet, 1995, p. 31.
105 Sclafert, 1926, p. 552.
106 Boyer, 1990/a, p. 137-139.
107 Dubuis, 1990, t. 1, p. 246-248.
108 Carrier, 2001/a, p. 338-339.
109 Sur le développement qui suit : Fels, 1961-1962. Les bisses,1995. Reynard, 2002.
110 Kaiser, 1995.
111 Ammann, 1995, p. 279.
112 Sclafert, 1926, p. 697.Gerbore, 1995, p. 248.
113 Ammann, 1995, n. 78 p. 278.
114 Gerbore, 1995, n. 68 p. 261.
115 Reynard, 2002, p. 86-89, 113.
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