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Femmes en armes

 | 
Camille Boutron

Conclusion. L’expérience combattante féminine face au renouvellement des analyses sur la guerre et les conflits armés

Texte intégral

Mise au point sur les données de terrain

  • 1 Selon le World Female Imprisonment List, 4e édition (2017).

1Plusieurs années séparent la publication de cet ouvrage de la défense de la thèse qui en est à l’origine. Ce laps de temps s’est présenté comme une opportunité de prise de distance avec le sujet, et a permis d’en proposer une relecture plus complexe. Un certain nombre de failles persistent cependant dans l’analyse, dues en grande partie au temps écoulé entre la soutenance en décembre 2009 et la préparation de ce livre plusieurs années plus tard. Certains des phénomènes qui y sont décrits ont ainsi évolué vers d’autres scenarii. La répartition des prisonnières politiques dans la prison de Chorrillos II par exemple, est aujourd’hui manifestement différente de celle décrite dans le chapitre iv, alors qu’une nouvelle prison pour femmes à Tarapacá a été inaugurée il y a déjà quelques années. Plusieurs prisonnières politiques ont été transférées depuis au pénitencier d’Ancón dans le nord de Lima, tandis que d’autres ont finalement terminé leur peine et sont sorties de prison. Ces divers facteurs ont sensiblement modifié les modes d’organisation des militantes subversives détenues à Chorrillos II tels qu’ils sont dépeints dans cet ouvrage. À cela s’ajoute l’accroissement continue de la population carcérale féminine au Pérou, qui loin de s’amenuiser avec la libération progressive des prisonnières politiques est en réalité en constante augmentation. Ainsi, alors que le taux de population carcérale féminine était évalué en 2001 à 7,8 femmes pour 100 000, en 2015 il a atteint presque le double en s’élevant à 14,51. On constate que la fin du conflit armé, loin de signifier une baisse du nombre de femmes incarcérées, a vu au contraire se généraliser le recours à l’enfermement pénal comme mesure de répression de la délinquance féminine. Le conflit a bien représenté une rupture dans le système de représentations associées au monde criminel et aux manifestations de déviance sociale, qui s’il n’a pas été traité en profondeur ici mériterait de faire l’objet d’une analyse plus poussée.

2D’autres aspects de cette recherche pourraient être approfondis, plus particulièrement en ce qui concerne les femmes combattantes ayant contribué à la lutte contre-subversive dans les comités d’autodéfense. Que reste-t-il des récits élaborés par ces femmes sur les activités menées par les comités d’autodéfense ? Quels ont été les développements des organisations de femmes comme les clubs de mères et quels ont été les espaces occupés par l’action collective féminine dans le Pérou rural de l’après-conflit ? Qu’en reste-t-il aujourd’hui ? Inclure dans l’analyse les femmes ayant contribué aux comités d’autodéfense pendant le conflit s’est révélé en effet être d’une grande difficulté notamment parce que leur statut de combattantes est resté extrêmement flou, et cela parce qu’elles sont plus volontiers considérées comme des victimes et non comme des actrices du conflit. Les acteurs en charge de la « réconciliation » et de la reconstruction des communautés au début des années 2000 ont en effet rechigné à s’appuyer sur les CAD, dont la contribution à la « pacification » du pays continue de faire l’objet de controverses. Dans un tel contexte, les organisations de femmes représentent des intermédiaires plus légitimes, à condition que leurs discours et revendications correspondent à ce qui est attendu de la part des acteurs du post-conflit. Dans un tel contexte, celles d’entre elles ayant participé aux CAD ne sont guère encouragées à revendiquer leur statut d’ex-combattantes.

3En attendant de pouvoir réactualiser les données et prolonger le travail d’enquête, l’analyse ici présentée a permis de soulever un ensemble de points centraux susceptibles de représenter un apport pour le champ d’études constitué sur la guerre et les conflits armés.

Les femmes combattantes : de la promesse d’une émancipation par les armes à une redomestication par la violence

  • 2 Londoño Luz María, « La corporalidad de las guerreras : una mirada sobre mujeres combatientes desde (...)

4En bousculant l’idée couramment répandue que les femmes seraient plus pacifiques que les hommes, cette recherche a cherché à remettre en question l’idée que la guerre est avant tout une affaire masculine. La reconstitution de trajectoires biographiques de femmes ayant participé au conflit a permis de tisser un « horizon féminin de la guerre2 », capable de réunir l’ensemble des expériences tenues en marge de la mémoire salvatrice hégémonique qui continue de dominer le débat sur les vingt ans de violence politique au Pérou. Dans un tel contexte, parler « d’expérience combattante féminine » est pertinent si l’on cherche à insister sur la façon dont la participation au conflit est produite par et agit sur les relations de pouvoir qui organisent la société en conflit. Une telle approche contribue à remettre en question les analyses classiques sur la question combattante. S’intéresser au genre du combattant en partant de l’hypothèse qu’il influe sur les modes d’accès à la violence, implique non pas tant d’inclure les femmes dans une analyse qui ne remettrait pas en question l’hégémonie du masculin, mais de repenser dans son intégralité les approches théoriques classiques sur l’acteur combattant. Qui fait la guerre et pourquoi ? Que se passe-t-il au niveau individuel et microsociologique lorsqu’elle se termine ? Quel poids l’expérience combattante fait-elle porter sur l’existence d’une femme, d’un homme, d’un enfant ? Si les travaux sur la participation des femmes aux conflits armés se sont multipliés ces dernières années, le champ d’études constitué par la guerre et les conflits armés reste encore fortement défini à partir d’une perspective masculine. Au travers du cas péruvien, cet ouvrage contribue à un renouvellement des perspectives sur le sujet, mais aussi sur les différentes formes de violence politique à l’époque contemporaine.

5L’utilisation du terme « d’expérience combattante féminine » ne doit cependant pas nous faire courir le risque de tomber dans une vision essentialiste de la participation des femmes aux conflits armés, qui serait dès alors motivée par des facteurs propres à leur condition féminine, par exemple pour des raisons sentimentales ou enrôlées de force pour devenir esclaves sexuelles ou bonnes à tout faire. Cette approche, bien qu’elle cherche à rendre visible les femmes dans la guerre, tend malgré tout à faire passer au second plan la dimension politique de leur participation aux combats. En effet, suivre son conjoint ou agir sous l’influence exercée par les proches sont souvent définis comme des modes de participation « typiquement féminins », alors qu’en réalité ces facteurs agissent tout aussi bien sur les hommes. Le travail de terrain au Pérou a en effet montré que l’influence de la sphère intime et des relations amicales ou amoureuses peut être tout aussi forte chez les hommes que chez les femmes, et qu’il n’existe pas réellement de « motivations spécifiquement féminines » qui permettent de comprendre l’engagement des femmes dans la lutte armée. En revanche, il est vrai que cet engagement est historiquement situé dans un contexte d’émergence de mouvements de femmes et du féminisme, et se trouve étroitement lié à un véritable bouleversement de l’institution familiale, dû notamment à la démocratisation de l’éducation et à la féminisation du marché du travail. Ces deux phénomènes ont considérablement favorisé l’engagement des femmes dans les guérillas du PCPSL et du MRTA, qui ont su tirer profit de ce contingent accru de militants. De telles mutations sont également observables en zones rurales, où les structures familiales traditionnelles ont été remises en question par la réorganisation des rapports sociaux dans un monde rural en constante transformation. La perspective de genre a ici permis de souligner l’importance de ces évolutions en montrant de quelles façons elles ont pu intervenir dans le conflit.

  • 3 Mathieu Claude-Nicole, « Sexe et genre », Dictionnaire critique du féminisme, Paris, PUF, p. 199.
  • 4 Butler Judith, Bodies that matter. On the discursive limits of sex, Londres, Routledge, 2011, p. 4.

6La catégorie d’analyse constituée par les « femmes combattantes » présente par ailleurs le risque de constituer une catégorie d’acteurs qui resterait abstraitement fixée à partir de leur genre, sans prendre en compte d’autres facteurs comme la classe ou l’appartenance ethnique. La catégorie « femmes » tend en outre à rester figée sur l’idée qu’il existe généralement une correspondance entre le « sexe biologique » (attribuée à la naissance) et le sexe social (acquis au travers des processus de socialisation). Or la dimension construite et arbitraire du sexe biologique a été maintes fois soulignée par des auteures aussi diverses que Nicole Claude Mathieu3 ou Judith Butler4, ce qui rend quelque peu hasardeuse l’entreprise de construction d’une catégorie d’acteurs à partir du seul genre des individus qui la composent. Le genre en effet est un concept volatile, dont les implications matérielles ne peuvent être comprises qu’au travers des interactions qui le situent, c’est-à-dire dans ce qu’il signifie en termes de positionnement à la fois distinct (différent) et hiérarchisé (subalterne). S’intéresser aux femmes combattantes revient donc à se demander de quelles façons certains acteurs interviennent dans un espace dont ils sont a priori traditionnellement et spontanément exclus. C’est en s’interrogeant sur la façon dont les rapports sociaux de sexe structurent l’économie politique de la violence que l’on parvient à mesurer l’hégémonie masculine qui jusqu’à présent était considérée comme « allant de soi ».

7La posture féministe induit en outre une perspective intersectionnelle classe/sexe/race, encore peu prise en compte par les études classiques sur l’acteur combattant. Ces analyses ne sauraient en effet se contenter de prendre compte exclusivement l’engagement dans la lutte armée et le « faire la guerre », mais aussi s’attacher à comprendre comment cet engagement peut être situé au sein de distinctes trajectoires de vie. Comprendre l’engagement des femmes dans le conflit armé péruvien invite à resituer leur entrée dans la lutte armée par rapport à une trajectoire de vie constituée à partir de la reconfiguration des relations familiales et intimes motivée par le militantisme politique. Cette trajectoire de vie doit être réinsérée à son tour au sein de l’histoire collective, ce qui permet de mettre en évidence les liens de continuité entre-temps de paix et temps de guerre, espace militant et sphère intime, violence politique et violence de genre. Cet exercice permet de défendre l’idée que l’expérience combattante doit être comprise comme étant multiple, et qu’elle se décline à partir des différentes histoires de vie des individus engagés dans les conflits armés. Dans une telle perspective, parler « d’expérience combattante féminine » permet d’établir des points de convergence entre des espaces (sphère privée, organisation armée, arène politique) et temporalités (le temps biographique, le temps court de l’événement, le temps structurel) dont l’articulation est peu prise en compte dans la production des travaux sur la guerre.

8Le travail de terrain réalisé au cours de cette recherche a montré que les femmes combattantes, qu’elles aient été membres des groupes armés subversifs ou intégrées au sein des organisations d’autodéfense, ont été soumises à un ensemble de procédés qui, bien que de différentes nature (symboliques, politiques, institutionnels, culturels, etc.) ont conduit, dès la sortie de conflit, à leur réassigner des rôles considérés comme traditionnellement « féminins ».

9L’analyse a par ailleurs particulièrement insisté sur les violences particulières dont sont victimes les femmes arrêtées et condamnées pour délit de terrorisme. La violence sexuelle plus particulièrement, a représenté une grande part des tortures et humiliations infligées aux détenues, lors de leur garde à vue et incarcération. Ces violences, nous l’avons vu, sont les reflets d’une réaffirmation d’un ordre de domination, et plus particulièrement d’une hégémonie d’un pouvoir colonial qui a pu être, un temps, remis en question par des mobilisations sociales contestataires. Ce constat a montré que les rapports sociaux de sexe se trouvent bien au cœur des enjeux de la reconstruction nationale dans l’après-conflit. La réaffirmation de l’ordre patriarcal que l’on peut observer dans ce contexte signifie ainsi plus largement la restauration des hiérarchies et discriminations sociales fondées non seulement sur le genre, mais aussi sur l’appartenance ethnique, le lieu d’origine, ou encore l’occupation professionnelle.

10La violence racontée par les femmes combattantes du conflit armé péruvien n’est par conséquent pas seulement un problème de genre mais aussi un témoin de l’autoritarisme inscrit dans les rapports sociaux au Pérou. En effet, elle se manifeste bien souvent avant le conflit au sein de la sphère domestique ou intime, et se trouve exacerbée en temps de guerre. Qu’elles soient militantes subversives ou membres d’un comité d’autodéfense, les femmes combattantes doivent se plier à un ensemble de contraintes qui nuancent l’idée d’une émancipation par les armes. Ainsi, alors que la participation des femmes au conflit armé a pu être interprétée comme l’expression d’une certaine émancipation féminine, qui s’est traduite entre autres par une plus grande visibilité des femmes au sein de la sphère militante, les expériences traversées par les ex-combattantes montrent en réalité de quelle manière le conflit, bien plus que de jouer un rôle émancipateur, a contribué à un durcissement des stéréotypes traditionnels construits autour des identités de genre.

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11Cet ouvrage, qui s’intéresse au cas particulier des femmes combattantes du conflit armé au Pérou, n’avait certes pas pour objectif de produire une analyse de l’Amérique latine à partir d’une grille de lecture européo-centrée de l’engagement des femmes dans des organisations armées. Or le relativement récent engouement médiatique envers les combattantes kurdes engagées dans la lutte contre l’État islamique, ou encore l’attention croissante portée à l’implication des femmes dans des organisations djihadistes, ont suscité un intérêt croissant porté à la participation des femmes aux conflits, à leur rôle au sein d’organisations armées ou encore aux moteurs de leur engagement dans la violence politique. Sans nécessairement pouvoir apporter d’éléments de réponses directement transposables à d’autres contextes, ce livre sur la participation des femmes au conflit armé péruvien permet de proposer quelques pistes de réflexion sur un sujet rendu sensible par sa notable instrumentalisation politique. Le cas péruvien permet d’apporter des éléments de réponse à un questionnement qui doit reposer plus largement sur les liens existants entre les différentes économies politiques de la violence et la militarisation du corps dans le cadre d’une reconfiguration des conflits et violences politiques à l’heure où l’Occident a déclaré la « guerre contre le terrorisme ».

  • 5 Michel Andrée, « Militarisation et politique de genre », Recherches féministes, no 1, 1995, p. 15-3 (...)
  • 6 Falquet Jules, De gré ou de force. Femmes dans la mondialisation, Paris, La Dispute, 2008.
  • 7 Enloe Cynthia, Globalization and militarism, op. cit., p. 166.

12Alors que les débats sur la « radicalisation » et la « menace terroriste » font rage dans les sociétés occidentales, il paraît en effet nécessaire de les resituer au sein d’une problématique plus large sur la façon dont la contestation armée, et plus largement la violence politique, se voient réévaluées face au développement de l’économie politique sécuritaire au travers d’un morcellement du monopole étatique de la violence légitime dans un contexte général de privatisation et de mercantilisation de la sécurité. Les études féministes apportent un éclairage pertinent, et des auteures comme Andrée Michel5, Jules Falquet6 ou encore Cynthia Enloe7, pour ne mentionner qu’elles, ont ainsi insisté sur la nécessité de prendre en compte la façon dont la globalisation du marché et le recours à la force militaire reproduisent les logiques de la domination masculine et du pouvoir colonial. Ces dynamiques sont illustrées au travers de nouvelles formes de conflits et de violence armée, de la guerre civile à la guerre entre cartels, en passant par les opérations de paix des Nations unies. En effet, si la fin de la guerre froide signifiait théoriquement un apaisement des relations internationales, jamais autant d’hommes (et de femmes) en armes n’ont été déployés depuis la fin des années 1990.

13Les trajectoires combattantes féminines décrites dans ce livre se présentent comme des précurseurs de ces dynamiques globales, en même temps qu’elles incarnent une illustration très concrète des différents procédés de récupération dont les femmes combattantes sont les objets dans le cadre de politiques sécuritaires. D’autres études de cas permettraient d’aller plus avant vers ces perspectives. On pense notamment à la Colombie, dont la proximité géographique et culturelle avec le Pérou rend la comparaison possible. Ou encore au Sri Lanka, qui connaît une sortie de conflit quelque peu similaire à celle du Pérou avec la défaite militaire du LTTE en 2009. La multiplication des travaux sur les femmes combattantes en effet, loin de remettre en question la gravité des violences spécifiques dont sont victimes les femmes en contexte de conflit armé, ne peut que contribuer au contraire à donner plus de poids encore à la critique féministe pour une meilleure compréhension de la violence, des guerres, et des conflits armés, mais aussi des grands enjeux contemporains liés à la paix et la sécurité.

Notes

1 Selon le World Female Imprisonment List, 4e édition (2017).

2 Londoño Luz María, « La corporalidad de las guerreras : una mirada sobre mujeres combatientes desde el cuerpo y el lenguaje », Revista de Estudios Sociales, 21, 2005, p. 70.

3 Mathieu Claude-Nicole, « Sexe et genre », Dictionnaire critique du féminisme, Paris, PUF, p. 199.

4 Butler Judith, Bodies that matter. On the discursive limits of sex, Londres, Routledge, 2011, p. 4.

5 Michel Andrée, « Militarisation et politique de genre », Recherches féministes, no 1, 1995, p. 15-34.

6 Falquet Jules, De gré ou de force. Femmes dans la mondialisation, Paris, La Dispute, 2008.

7 Enloe Cynthia, Globalization and militarism, op. cit., p. 166.

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