Les mouvements de femmes au Pérou dans les années 1970

Émergence du féminisme et de l’action collective féminine

1Comme dans la plupart des pays latino-américains, l’histoire des féminismes péruviens est marquée par de nombreuses divisions, ainsi que par la difficulté que le mouvement éprouve à se définir dans sa relation aux partis politiques qui tour à tour cherchent à l’instrumentaliser ou à le désavouer. Il convient ainsi de distinguer les organisations qui se forment dans le cadre explicite du féminisme et qui regroupent des femmes issues de classes moyennes urbaines, de celles qui émergent dans les quartiers populaires et qui cherchent avant tout à répondre à la précarisation de leurs habitants, dans un contexte de crise économique. Si les premières élaborent un discours qui remet en question les relations sociales de sexe, touchant à la transition démocratique et à l’égalité1, les secondes se concentrent sur la lutte contre la pauvreté.

2Le mouvement féministe ne commence réellement à s’institutionnaliser au Pérou qu’au début des années 1970. En 1973 est fondée Alimuper (Action pour la libération de la femme péruvienne), organisation composée essentiellement de femmes appartenant aux classes moyennes de la capitale. Au même moment, quatre autres organisations nationales voient le jour : le Centre pour la femme Flora Tristan, le Mouvement Manuela Ramos, « Femmes en lutte » et le Front socialiste des femmes2. Les féministes se mobilisent autour de thèmes tels que les droits sexuels et reproductifs, la participation et la représentation politique des femmes, mais aussi de leur soutien à la révolution sandiniste au Nicaragua. Ce dernier point montre que certains groupes féministes péruviens ont pu, dès leurs premières années d’existence, se montrer en faveur des projets révolutionnaires qui émergent dans d’autres pays de la région. Ceci explique en partie l’importance de la participation féminine dans l’ensemble des guérillas latino-américaines, et le lien entre féminisme et lutte armée qui a pu être observé dans d’autres pays d’Amérique latine3.

3Les organisations féministes latino-américaines naissent en effet dans un contexte d’extrême instabilité politique, alors qu’est remis en question dans un grand nombre de pays le pouvoir oligarchique traditionnel. La révolution cubaine, entre autres, agit comme le déclencheur d’une vague de mobilisations politiques et sociales dont les discours s’articulent pour la plupart autour de l’emploi de la lutte armée. Il existe en outre l’idée que la révolution peut marquer le début d’un processus vers plus d’égalité entre les sexes, éventuellement envisagé comme une condition de justice sociale. En s’associant aux partis dits « révolutionnaires », les mouvements féministes latino-américains ont implicitement accepté l’idée que l’émancipation des femmes passait avant tout par celle du peuple opprimé, espérant ainsi générer un espace de représentation propre, qui leur serait concédé par les partis de gauche. Ce serait l’une des raisons pour lesquelles la plupart des guérillas de la deuxième moitié du xx^e siècle en Amérique latine ont pu compter dans leurs rangs un nombre relativement important de femmes. Ce cas de figure reste cependant relativement exceptionnel : les mouvements féministes latino-américains, et plus encore péruvien, n’ont pas explicitement cherché à justifier la lutte armée et incité leurs militantes à y participer. Le lien existe cependant, établi avant tout par la volonté des féministes qui cherchent à être reconnues par les partis de gauche émergents, capables de recruter dans les rangs des femmes militantes déçues par la politique formelle.

4Au Pérou, le rapport entretenu par les femmes issues des classes moyennes urbaines à la famille, à la religion ou encore au travail, a considérablement évolué entre les années 1960 et 1980. Ainsi, alors que les écoles accueillant les femmes de la classe moyenne liménienne dans les années 1970 avaient avant tout pour mission de les préparer à leurs rôles de mères et d’épouses, les femmes de la génération suivante, de plus en plus scolarisées dans des collèges mixtes, ont montré plus de motivation à intégrer le monde du travail4. D’après Norma Fuller, la crise économique des années 1970-1980 n’a pas été étrangère à cette redéfinition du rôle des femmes dans la société. En effet, comme elle le souligne prenant en exemple le discours de la presse au début des années 1990 : « L’intégration au monde du travail est présentée comme la condition “sine qua non” pour que le Pérou surmonte le sous-développement et pour que la femme se libère de la subordination dont elle fait l’objet5. » Il devient ainsi important de valoriser le travail des femmes, considéré comme une stratégie de lutte contre la crise économique. En ce sens, le travail, et non plus seulement le foyer, devient une condition de réalisation individuelle des femmes en leur permettant de s’affirmer comme des « femmes modernes » et de s’affranchir du modèle traditionnel incarné par l’image de « la femme au foyer ».

5Le féminisme qui émerge au Pérou dans les années 1970 se présente comme le point de rencontre de plusieurs facteurs. Outre les reconfigurations profondes du système éducatif et du marché du travail que l’on peut observer à cette époque, la visibilité croissante des mouvements féministes contribue à inscrire les femmes à l’agenda de la coopération internationale. La première Conférence mondiale sur les femmes organisée par les Nations unies à Mexico en 1975 a ainsi posé les bases d’un ensemble d’actions à mener en faveur de la lutte contre les discriminations dont elles sont les objets. L’intérêt grandissant porté aux femmes par les organisations internationales, tout aussi instrumentaliste qu’il puisse être, a contribué à la transnationalisation et à la reconnaissance des luttes féministes.

6Un autre événement ayant pu influencer la naissance du féminisme militant au Pérou est la diffusion de la théologie de la libération. Née dans les années 1950 et relancée par le prêtre péruvien dominicain Gustavo Gutiérrez au début des années 1970, la théologie de la libération est un mouvement de l’Église catholique, dont les membres sont proches des théories marxistes et proposent une nouvelle lecture de la Bible centrée sur l’émancipation des peuples asservis.

7Selon des auteurs comme Cécilia Blondet, l’ensemble de ces événements coïncide avec une remise en question plus globale de ce qu’elle nomme le « système oligarchique blanc dominant6 » caractérisant la distribution et les rapports de pouvoir dans des sociétés coloniales. Ce questionnement remet en cause les normes hégémoniques organisant la société péruvienne et se présente comme une dynamique qui, bien au-delà de l’émergence du féminisme ou de mouvements contestataires armés, s’inscrit dans une volonté de remise en cause profonde des structures sociales traditionnelles au Pérou, mais aussi dans le reste de la région dans la même période. Ce phénomène s’accompagne en outre de changements démographiques liés notamment à la transition démographique qui voit accroître la proportion de jeunes. Cette évolution a pour conséquence une augmentation de l’action publique destinée à la jeunesse dont les politiques de scolarisation massive de filles et de garçons menées au Pérou à partir des années 1950, ayant pour effet à leur tour de repousser l’âge moyen auquel les femmes se marient. Finalement, les Péruviennes hispanophones obtiennent le droit de vote en 19557, accédant ainsi de plein droit à la citoyenneté. Ces avancées sont cependant limitées en raison de l’échec du modèle économique adopté par le gouvernement du général Velasco, au pouvoir entre 1968 et 1975. Ayant mis en place une dictature militaire à tendance socialiste et corporatiste, Velasco a en effet parié sur le modèle ISI (Industrialisation par substitution des importations) développé par la CEPAL8. Or ce système trouve rapidement ces limites et va très vite devoir être remis en question alors que se profile une crise économique sans précédent dans l’histoire du pays.

Premiers pas de l’action collective féminine populaire

8La crise économique qui s’amorce dans les années 1970 a joué un rôle certain dans l’évolution du rôle et du statut des femmes dans la société péruvienne, et ce pour l’ensemble des catégories sociales. En effet, outre l’émergence du mouvement féministe, qui revendique un militantisme explicite, une grande partie de la visibilité des femmes dans la sphère publique entre les années 1970 et 1980 s’établit au travers de la formation d’organisations populaires mises en place afin de lutter contre la précarité croissante des classes populaires et pauvres. Celles-ci sont généralement composées de familles ayant migré depuis les Andes vers la capitale par vagues successives depuis les années 1950. Les premiers comedores, cantines populaires destinées à fournir des repas aux habitants d’un même quartier ou aux travailleurs d’une même usine, apparaissent ainsi pendant les grandes grèves de 1978, alors que les ouvriers ont perdu plus de 50 % de leur pouvoir d’achat9. Les années 1970 sont une période intense en ce qui concerne les mobilisations sociales, fréquentes et concentrant une grande diversité d’acteurs. En 1969, les étudiants et les mères de familles manifestent ainsi ensemble pour exprimer leur désaccord avec la loi sur des tarifs spéciaux majorés pour les étudiants reprenant leurs études après une période d’absence10. Les mouvements étudiants ont par ailleurs appuyé, à de nombreuses reprises, les mobilisations ouvrières. C’est ce dont témoigne María Elena11, ancienne militante du MRTA qui a intégré le militantisme politique en participant aux luttes étudiantes et ouvrières de cette époque :

« On appuyait la lutte [des mineurs en 1978], moi j’étais dans toutes les luttes. Quand il y a eu celle des mineurs, je suis restée avec eux, je ne rentrais plus chez moi, j’allais avec les mineurs camper à l’université et on a été comme ça pendant un mois. Je travaillais comme secrétaire et donc je sortais du travail et je venais travailler avec eux, pour organiser [le mouvement], les casseroles communes, tout ça, quoi. Alors j’étais tout le temps là avec eux, et j’ai vécu avec les mineurs et avec eux je luttais, et je m’engageais chaque fois un peu plus, chaque fois un peu plus investie dans l’organisation. »

9Les femmes sont présentes dans ces manifestations et prennent en charge l’ensemble des tâches reproductives domestiques permettant au mouvement de se maintenir dans la durée. Dans les zones périphériques de la capitale, elles participent aussi à la construction de leurs quartiers et aux luttes contre les expropriations menées par le gouvernement contre les migrants andins venus s’installer dans ces secteurs périphériques. Les premières cantines populaires permettent ainsi tout à la fois de faire face à une situation de pauvreté qui va en s’aiguisant et de soutenir les mobilisations collectives. Elles représentent un mouvement social important, peut-être le tout premier, à projeter les femmes sur le devant de la scène de façon massive. En les amenant à passer beaucoup de temps hors de leur maison, le comedor pousse les femmes à se retrouver ensemble et partager leurs expériences individuelles, s’échanger des conseils sur leur vie de famille, ou encore établir des stratégies d’action collective, dans une dynamique qui n’est finalement pas si éloignée de celles des clubs de femmes des années 1960 aux États-Unis. Les femmes mobilisées dans les comedores sont devenues des membres actifs de leur communauté, et ce plus particulièrement dans les zones urbaines périphériques de la capitale12.

10Près de la moitié des militantes incarcérées interviewées dans la prison de Chorrillos II avait grandi dans ces quartiers. Ainsi, un certain nombre venait de Villa El Salvador, un bidonville né d’une arrivée massive de migrants andins au début des années 1970 et devenu l’objet d’importantes luttes sociales, avant d’être officiellement considéré comme la première municipalité autogérée de la métropole liménienne13. Micaela14, militante du MRTA détenue à Chorrillos II est l’une d’entre elles. Née à Villa El Salvador alors que le quartier était encore en pleine construction, elle raconte qu’à cette époque ses habitants étaient extrêmement politisés et mobilisés autour de la construction et de la gestion du quartier, ainsi que de la lutte pour sa formalisation. Chaque pâté de maison, manzana, était ainsi identifié comme faisant partie d’un secteur déterminé, et formait la base d’une micro-organisation politique. Micaela évoque sa mère qui participait activement aux mobilisations collectives et l’emmenait partout avec elle en réunion et en manifestation. Elle estime ainsi qu’elle a été très tôt « préparée » à la mobilisation collective et revendique clairement son attachement aux luttes ayant accompagné la formation de son quartier.

11On constate dès lors que la naissance des mouvements de femmes tels qu’ils sont représentés par la mise en place des cantines populaires s’inscrit dans un contexte plus large de revendications sociales et d’action collective qui voit émerger de nouveaux acteurs dans la sphère publique : les femmes, les étudiants, les habitants des quartiers populaires, qui viennent converger avec des mobilisation plus « traditionnelles » menées depuis les secteurs ouvriers et paysans. En incarnant de nouvelles figures de la contestation sociale, ces acteurs se convertissent rapidement en nouvelles cibles du pouvoir politique, dans un rapport incertain, entre répression et dialogue. Dans un tel contexte, les femmes vont représenter un véritable enjeu au sein des rapports de pouvoir entretenus entre le gouvernement et les institutions publiques et l’opposition. Le soutien des femmes devient en effet un gage de légitimité pour les partis et institutions qui cherchent à s’assurer le soutien populaire.

Les femmes comme enjeu politique

12Penser les femmes comme un enjeu politique nous permet de comprendre l’intérêt qu’ont eu le PCPSL ou le MRTA à se constituer une militance féminine. Le PCPSL a explicitement développé une stratégie spécifiquement destinée aux femmes et leur consacre un espace important au sein de sa propagande. Les femmes sont ainsi régulièrement représentées dans les prospectus et pamphlets distribués par les militants sendéristes dans les années 1970 et dans les premières années du conflit. Son organe de diffusion El Diario, publie quant à lui très régulièrement des articles faisant référence à l’héroïsme de ses militantes. Le Mouvement féminin populaire (Movimiento Femenino Popular – MFP, créé vers la fin des années 1960 et dirigé par la première épouse d’Abimael Guzmán, Augusta de la Torre, jusqu’à sa mort en 1988), est par ailleurs l’une des premières structures partisanes du PCPSL à être créée vers la fin des années 196015, alors que le parti est encore en pleine formation et n’a pas encore d’existence officielle. Il va notamment servir de base aux initiatives du PCPSL pour prendre en compte la question féminine au sein de son idéologie. Les membres du MFP quadrillent ainsi le pays afin de récolter des informations sur la condition féminine, qui leur serviront de support pour l’élaboration du « plan politique » destiné à en finir avec le patriarcat bourgeois16.

13Le PCPSL est cependant loin d’être le seul à s’être intéressé aux femmes. En effet, si les partis de gauche entrés officiellement dans le jeu politique depuis la chute du gouvernement militaire en 1979 rechignent à s’intéresser aux revendications féministes, ils n’en considèrent pas moins les cantines populaires comme des espaces stratégiques. Alors que leur nombre est en constante augmentation, les organisations féminines populaires se convertissent en effet progressivement à la fois en adversaires et en interlocutrices du pouvoir politique. Elles se montrent parfois tout aussi puissantes que les partis traditionnels ou que la nouvelle gauche émergente, avançant des revendications qui dépassent le simple cadre pratique pour s’inscrire dans une démarche de lutte sociale et d’opposition vis-à-vis du gouvernement. Ce phénomène n’échappe pas à Alan García lorsqu’il est élu président de la république en 1985. Alors qu’il tente de mettre en place des programmes d’aide alimentaire comme le PAD (Programme d’assistance directe), il décide d’ignorer volontairement les réseaux d’organisations populaires spontanés apparus dès la fin des années 1970 en encourageant la formation de nouvelles associations acquises au pouvoir en place. Naît alors une rivalité entre les femmes de ces nouvelles organisations favorables au gouvernement, qui reçoivent un grand nombre de vivres, une place en crèche pour leurs enfants ou encore un meilleur service dans les centres de santé, et celles qui cherchent à défendre leur autonomie collective face au pouvoir politique. Elles élaborent ainsi tout un ensemble de stratégies de visibilité en fondant leur propre fédération, la Coordinadora Nacional de los Comedores Populares, et rédigent un cahier de doléances qui sera adressé au président17. Leurs efforts seront récompensés puisqu’elles sont reçues en grande pompe au palais présidentiel par le Premier ministre de l’époque, Armando Villanueva, et finissent par être officiellement reconnues par le gouvernement en septembre 1988. Cette rencontre entre des femmes des bidonvilles et de hauts fonctionnaires est historique : non seulement des femmes sont invitées à participer à un débat politique, mais encore, à travers elles, est prise en compte la « voix des pauvres ».

14Cette nouvelle visibilité des femmes dans la sphère publique reste cependant soumise à un certain nombre de conditions. En effet, la rencontre entre dirigeantes des comedores et fonctionnaires publics ne répond pas tant à une volonté politique de promouvoir la participation politique des femmes et de lutter contre la pauvreté qu’à celle de constituer des relations clientélistes afin de s’assurer un électorat parmi les classes populaires. D’un autre côté, la relative reconnaissance octroyée aux organisations populaires féminines ne remet guère en cause la vision traditionnelle telle qu’elle s’impose à l’époque aux femmes dans la société péruvienne. C’est en effet en tant que mères ou épouses que les femmes mobilisées dans les cantines populaires interviennent sur la scène publique. Elles sont ainsi avant tout considérées comme des membres à la figure incertaine d’une catégorie sociale, et non comme de véritables actrices du débat politique, dans un contexte où l’individuation représente un processus fondamental dans la construction de la citoyenneté18. Les réponses de l’État aux mouvements de femmes traduisent donc surtout une volonté de contrôle sur les catégories sociales représentées par les dirigeantes des cantines populaires.

15L’époque représente aussi l’âge d’or des ONG qui se multiplient dans le pays, notamment autour de projets élaborés par des groupes féministes. Leur intervention permet dans un premier temps d’opérer un rapprochement entre les femmes intégrées dans les organisations populaires et les militantes féministes de la classe moyenne, par le biais d’ateliers de formation au leadership et à l’autogestion. Ces initiatives se confrontent à la méfiance des dirigeantes des quartiers populaires vis-à-vis des militantes féministes, et surtout aux premiers effets de la crise économique qui va progressivement mener à l’abandon de ces formations au profit de projets assistancialistes.

16Les années 1990, marquées par l’arrivée d’A. Fujimori au pouvoir, représentent un tournant dans le rapport des femmes au politique. À peine arrivé au pouvoir, le tout nouveau président considère les femmes comme « une appétissante opportunité de vote et la possibilité d’enrichir sa reconnaissance internationale sous la bannière de l’anti-machisme et de l’équité19 ». Or, Fujimori ne se contente pas de capter les mouvements de femmes des quartiers populaires mais réussit aussi à mettre sous son contrôle un nombre important de professionnelles dont les activités se situent dans l’espace public : congressistes, journalistes, avocates, sociologues, fonctionnaires publiques, etc. Il en résulte une émergence significative des femmes dans la sphère du pouvoir pendant son gouvernement. Ainsi, au cours de son premier mandat (1990-1995), pas moins de trois instances nationales destinées à traiter de thèmes spécifiques aux femmes sont mises en place : le ministère de Promotion de la femme et du Développement humain (Promudeh), la création d’un service spécifique de Protection de la femme au sein de l’office du Protecteur du citoyen (Defensoría del Pueblo)20, mais aussi la Commission de la femme au Congrès de la République21. En outre, et pour la première fois dans le pays, une loi contre la violence domestique est promulguée en 1993, tandis que se multiplient les différents organismes chargés d’assister les femmes victimes de violences.

17Le Pérou des années 1990 dispose alors d’une importante « réserve » de femmes formées professionnellement ou rompues aux rouages de la politique locale, qu’il s’agisse des femmes de la classe moyenne entrées massivement à l’université dans les années 1970 ou de celles qui se sont organisées dans les quartiers populaires, développant ainsi une certaine expérience de leadership. Pourtant, la démission en novembre 2000 d’Alberto Fujimori a permis d’ouvrir des débats sur les politiques publiques élaborées au cours de ses mandats, et notamment sur les vagues de stérilisations forcées menées dans les années 1990, dont plus de deux cent mille femmes originaires de communautés indigènes ont été victimes22.

18L’histoire de la participation des femmes à la vie publique au Pérou ne saurait être lue sans prendre en compte les vingt ans de violence politique ayant secoué le pays entre 1980 et 2000. L’insurrection menée par le PCPSL au lendemain du retour à la démocratie après onze ans de dictature militaire se présente en effet comme une rupture majeure dans l’histoire politique du pays. Étendu sur la quasi-totalité du territoire, le conflit armé reste un traumatisme national qui n’en finit pas de susciter de vives controverses.

Le conflit armé péruvien entre radicalisation des gauches révolutionnaires et autoritarisme d’État

À l’origine du conflit : les guérillas du Sentier lumineux et du MRTA

19Alors que l’Amérique latine a été le théâtre de nombreuses guerres de guérillas, le conflit frappant le Pérou revêt un certain nombre de particularités. D’une part, parce qu’il éclate alors que l’ensemble des pays de la région est en voie de pacification et de démocratisation, d’autre part, parce que l’idéologie et la méthode défendues par Sentier lumineux se démarquent très sensiblement des autres mouvements de guérillas de la région, refusant le port de l’uniforme et plaçant l’usage de la violence au centre de son idéologie. Sacralisée au nom du sacrifice exigé par la révolution, la violence du PCPSL s’est érigée en principe, ce qui le distingue du MRTA. De fait, alors que le PCPSL est tenu responsable de près de 54 % des victimes létales par la CVR, le MRTA quant à lui n’en comptabilise « que » 1,5 %23. Cette différenciation ne doit cependant pas amener à sous-estimer l’importance du MRTA, mais bien plutôt à montrer l’aspect polymorphe de l’engagement dans la lutte armée. Le conflit qui débute en 1980 a frappé la société péruvienne dans son ensemble et mis en évidence des enjeux sociaux et politiques très distincts de ceux soulevés par les précédentes guérillas ayant jalonné l’histoire du pays24. La CVR a ainsi décrit le conflit comme incarnant « l’épisode de violence le plus intense, le plus étendu et le plus long de toute l’histoire de la République25 », et estimé le nombre de morts à 69280. Selon cette estimation, le conflit armé aurait causé plus de pertes humaines en vingt ans que l’ensemble des guerres et conflits vécus par le Pérou au cours de ses 182 ans d’indépendance.

20Le 17 mai 1980, un petit groupe se réclamant du Parti communiste péruvien Sentier lumineux (PCPSL) s’introduit dans la commune de Chuschi (bien connue grâce aux fameux travaux de Billie Jean Isbell26), petite ville de la province andine d’Ayacucho, au sud du pays. Son action consiste à brûler les urnes contenant les bulletins de vote des élections générales devant avoir lieu le lendemain. Bien qu’il soit de prime abord passé quasi inaperçu, cet événement est resté significatif dans la mesure où ces élections générales étaient les premières à être organisées après dix ans de régime militaire, et devaient dès lors sceller le processus de transition à la démocratie entamé en 1979. Que le PCPSL ait décidé de se lancer dans la lutte armée en empêchant la tenue d’élections traduit le positionnement distancié qu’il maintient depuis sa création avec les autres partis de gauche, mais aussi avec toute possibilité de faire partie légalement du jeu politique en recomposition depuis la chute de la dictature militaire.

21Le PCPSL est en réalité issu de l’une des nombreuses branches du Parti communiste, fondé au Pérou par José Carlos Mariátegui en 1930, qui commence à se diviser avec l’arrivée au pouvoir de Mao Zedong. Composante de la mouvance maoïste, il élabore une idéologie qui, outre Mao, s’inspire des théories marxistes ainsi que des travaux de Mariátegui. C’est d’ailleurs d’une citation de ce dernier présentant le marxisme-léninisme comme étant « le sentier lumineux de la révolution », que le parti tire son nom. Le leader et fondateur du PCPSL, Abimael Guzmán, s’autoproclame représentant de la « quatrième épée du communisme » et prétend faire du Pérou la scène d’une révolution de grande ampleur, prenant exemple sur la Chine où il a réalisé plusieurs séjours. Le PCPSL cherche donc volontairement à se distancier des autres partis de gauche de l’époque, qu’il considère comme des rivaux voire des ennemis, et adopte un répertoire d’actions relativement inusité au sein des guérillas latino-américaines de la seconde moitié du xx^e siècle, et au sein de laquelle l’apologie de la violence tient une place privilégiée. Lorsqu’il prend les armes en 1980, le PCPSL existe comme organisation politique depuis près de dix ans. Ses dirigeants ont donc eu amplement le temps de recruter de nouveaux militants, même s’il n’est à aucun moment question pour le parti de se constituer en parti de masse. La stratégie des militants sendéristes, d’abord recrutés parmi les intellectuels de province, consiste à s’appuyer sur des organisations directement placées sous le contrôle du parti, et à prendre le contrôle sur les organisations populaires qui pourraient se poser en rivales (coopératives paysannes, mouvements étudiants, syndicats ouvriers).

22C’est à Ayacucho, capitale du département du même nom, qu’est fondé le mouvement par Guzmán, alors professeur de philosophie à l’université d’Ayacucho, et sa femme Augusta de la Torre. En recrutant parmi des étudiants originaires de familles paysannes venus étudier en ville, le PCPSL parvient assez rapidement à se constituer une base militante dynamique et à s’infiltrer peu à peu dans d’autres mouvements sociaux. Contrairement à ce qui a pu en être en dit, il ne s’agit en effet pas d’une guérilla paysanne, même si son théâtre d’opération se concentre avant tout dans les zones rurales. C’est au travers de la captation d’acteurs clefs, comme les instituteurs recrutés pendant leurs études et retournés par la suite dans leurs communautés où ils mettent en place des écoles populaires, que le parti réussit à s’implanter dans les campagnes et se constituer une base militante parmi les populations locales. Ainsi, s’il a pu compter sur certaines figures des mouvements paysans, et s’il se revendique au service des populations pauvres situées en zone rurale, le PCPSL reste avant tout une organisation conçue et dirigée par des intellectuels issus de la classe moyenne urbaine.

23En 1982, le PCPSL est suivi sur la voie de la lutte armée par le Mouvement révolutionnaire Túpac Amaru (MRTA), seconde organisation insurrectionnelle à s’être opposée par les armes à l’État péruvien. D’apparence plus « classique », le MRTA peut plus volontiers être considéré comme un héritier des révolutions cubaine et nicaraguayenne, et bénéficie d’une forme d’insertion au sein d’un vaste réseau régional et transnational de résistance politique que l’on peut observer à l’époque dans l’ensemble des pays de la région. Il se présente comme le rassemblement de plusieurs factions rebelles des partis de gauche ayant fait l’objet d’une reconnaissance formelle lors du retour de la démocratie. Certains de leurs militants, déçus par les conditions de celui-ci, décident alors de se remobiliser autour de la question de la lutte armée après l’avoir, un temps, laissée de côté.

24Contrairement aux membres du PCPSL qui cherchent à se fondre dans le décor et sont difficilement identifiables, les militants du MRTA se distinguent du reste de la population par le port de l’uniforme et privilégient des cibles spécifiques (attaques de commissariats, prises d’otages avec rançon, occupation stratégique de bâtiments publics ou des médias). Ils n’ont ainsi que « relativement » peu recours à la terreur, alors que le but poursuivi n’est pas tant d’en finir avec la lutte des classes mais de renverser le gouvernement afin de changer les règles du jeu démocratique vers ce qu’il considère être plus de justice sociale. Les militants émertéistes sont d’ailleurs formés dans une seule et même « école » politico-militaire tandis que Sentier lumineux établit une distinction entre ceux de ses membres appelés à occuper des fonctions militaires et à combattre au sein de « l’armée de libération populaire », et ceux faisant partie des « bureaux politiques ». Chaque cellule sendériste présente sur le terrain compte en effet à sa tête deux dirigeants. Le premier est en charge de la planification et de la conduite des opérations militaires, tandis que le second élabore la stratégie politique. Le PCPSL fonde l’ensemble de son idéologie sur une exigence sans faille de soumission à son leader et fondateur : Abimael Guzmán. Sa structure repose sur une organisation extrêmement verticale qui, si elle rend le mouvement vulnérable en cas de disparition de son leadership (ce qui arrivera au début des années 1990), offre en revanche l’avantage de favoriser une certaine cohésion et le maintien de la discipline entre ses membres. En se présentant comme le regroupement de plusieurs partis ou mouvements, le MRTA se voit quant à lui davantage exposé à d’éventuelles divisions entre ses membres.

25Les deux groupes armés protagonistes du conflit armé péruvien montrent donc des différences importantes tant dans leur histoire, leur fonctionnement, le nombre de leurs combattants (quelques centaines pour le MRTA, autour de trois mille pour le PCPSL au tournant des années 1980)27, l’idéologie et la stratégie militaire. Les femmes, nous le verrons, ont été bien plus actives et visibles au sein du PCPSL. Si le MRTA a pu compter sur une réelle militance féminine, et que des femmes ont pu prendre part directement aux actions armées, la question de l’émancipation féminine ne fait guère partie de ses préoccupations idéologiques. Ce n’est pas le cas pour le PCPSL qui, très tôt, se rend compte de l’intérêt stratégique à capter des femmes parmi ses militants.

Les comités d’autodéfense

26On l’a vu, le PCPSL et MRTA ne pas les seuls groupes armés informels à avoir pris part au conflit et à avoir compté un certain nombre de femmes dans leurs rangs. Dès les premiers temps du conflit, et devant l’incapacité de la police locale à rétablir l’ordre dans les zones d’insurrection, l’État fait rapidement appel aux forces armées déployées dans les zones déclarées en état d’urgence. Les premières actions armées du PCPSL ont lieu en zone rurale où l’État est peu présent et où les forces de l’ordre ne sont pas préparées à faire face à une telle rébellion. Les militaires déployés massivement dans les régions affectées par le conflit répliquent à la subversion en multipliant les exécutions extrajudiciaires, les arrestations de masse et les disparitions forcées. Ne sachant comment réagir face à cette guérilla invisible qu’est le Sentier lumineux et à sa violence subversive, les forces armées pratiquent un terrorisme d’État qui continue encore aujourd’hui à diviser l’opinion. Le conflit est en effet d’abord considéré comme une lointaine « querelle entre Indiens », et la position adoptée par le gouvernement de Belaunde (président entre 1980 et 1985) est très clairement teintée d’une forme de mépris exprimé par les classes supérieures urbaines blanches et métisses à l’égard des populations rurales. Alors que les premiers militaires déployés à Ayacucho faisaient partie de la Marine, qui se présente comme une élite au sein de l’institution martiale, les brutalités perpétrées contre ces populations sont représentatives du racisme exprimé par les classes moyennes et supérieures urbaines envers les populations andines.

27La Marine est cependant rapidement relayée par des unités de l’armée de Terre, dont les recrues présentent des profils plus populaires. Cela ne les empêche pas de continuer à être tenues en échec face aux actions de plus en plus violentes menées par le PCPSL. Devant leur difficulté à repérer les militants sendéristes, les militaires présents dans les zones de conflit ont donc très vite cherché à s’appuyer sur les populations locales organisées en groupes d’autodéfenses, technique inspirée de celle de l’armée américaine pendant la guerre du Vietnam28.

28Alors qu’ils les avaient accueillis de plus ou moins bon gré, les habitants des communautés andines s’offusquent en réalité très tôt de l’autorité intransigeante des cadres sendéristes et vont rapidement se retourner contre le PCPSL. Cette dynamique est encouragée par la formation des comités d’autodéfense (CAD), qui se présentent comme des milices paysannes assistant les militaires dans la lutte contre-subversive. La structure et les modes de fonctionnement des CAD ont pu varier d’une communauté à une autre, au gré de leurs relations avec les forces armées présentes dans la zone et avec les autres communautés. Dans certains cas en effet, les CAD sont relativement autonomes, tandis que dans d’autres ils ont été constitués sous commandement militaire direct. Leur rôle est ainsi ambigu. En effet, si les CAD ont représenté des acteurs essentiels de la lutte contre le PCPSL, ils sont aussi tenus pour responsables de nombreux abus. Outre la lutte contre-subversive, l’autodéfense s’est en effet révélée une activité stratégique afin de régler les conflits entre communauté et servir des intérêts personnels.

29Si les CAD ont pris des formes très diverses selon les régions, ils ont néanmoins eu pour effet de transformer l’ensemble des rapports de pouvoir établis dans les communautés andines, tout en alimentant la division entre « les terroristes » et les « défenseurs de la patrie ». Leur rôle dans la résolution du conflit a été détaillé par la CVR29, et a fait l’objet d’un certain nombre de travaux, dont ceux de Carlos Iván Degregori30 ou Mario Fumerton31. Nous ne savons en réalité que peu de chose sur le retour de leurs membres à la vie civile, alors que ces organisations n’ont pas fait l’objet de programmes de démobilisation, quand bien même certaines d’entre elles avaient été armées par l’État. Ce dernier point illustre d’une part le malaise qui persiste vis-à-vis de la qualification du conflit péruvien comme conflit armé d’une part, mais aussi le peu d’attention accordée aux populations rurales mobilisées contre les guérillas. On l’a vu, la non-reconnaissance des CAD peut s’expliquer par la volonté de l’État péruvien d’apparaître comme seul vainqueur contre le « terrorisme » et de réaffirmer ainsi la légitimité de son action, mais aussi par l’embarras suscité par le rôle ambigu des CAD parmi les acteurs mobilisés dans le cadre du soutien aux communautés andines au début des années 2000. Cela n’empêche cependant pas ces communautés d’écrire leur propre histoire et de produire, à travers des commémorations et des célébrations publiques, leur propre récit de la violence politique, dans lequel les CAD, et plus largement les habitants des campagnes, tiennent un rôle héroïque32.

30Les conditions de réhabilitation et de réintégration des CAD après le conflit sont encore mal connues et mériteraient de faire l’objet d’analyses plus approfondies. Alors qu’ils sont légalement reconnus depuis 1991, ce qui n’a jamais été remis en question même avec le retour de la paix, on ne sait finalement que peu de chose sur la façon dont ils se sont démantelés ou réorganisés depuis la fin du conflit. Les autodéfenses en effet, semblent avoir suivi différentes voies selon le contexte local : tandis que certaines sont restées mobilisées, notamment dans les régions affectées par le narcotrafic, d’autres se sont reconstituées en « comités locaux de développement », ou se sont reconverties dans le banditisme33.

Périodisation du conflit

31La compréhension du conflit armé interne peut être facilitée par la périodisation proposée par la CVR, qui en distingue cinq étapes successives entre 1980 et 200034. Elle situe la première période de mai 1980 à décembre 1982, entre le moment choisi par le PCPSL pour entrer dans la lutte armée, et la décision officielle prise depuis la présidence de la République de faire appel aux forces armées pour lutter contre la subversion. Au cours de cette période, le conflit armé interne n’attire guère l’attention des populations urbaines blanches et métisses, qui dominent politiquement et économiquement le pays. Le PCPSL, qui est avant tout présent dans les départements andins du centre et du sud du pays, peut alors encore compter sur un appui relatif des communautés paysannes lassées des abus de pouvoir traditionnellement exercés par leurs autorités locales. Cette situation évolue avec l’entrée en scène des forces armées et l’élaboration d’une politique concrète de lutte contre-subversive.

32La seconde période va de janvier 1983 à juin 1986, et est généralement considérée comme ayant marqué l’étape de militarisation du conflit. Elle débute avec l’installation du commandement politico-militaire à Ayacucho sous les ordres du général Noel, et se termine par les exécutions extrajudiciaires perpétrées dans trois prisons de la capitale les 18 et 19 juin 1986. Jusque-là, le conflit était resté localisé dans des zones marginales des Andes péruviennes et n’avait toujours pas atteint Lima. Les journaux continuaient alors de l’évoquer comme s’il se déroulait dans un autre pays. Cette période est aussi marquée par l’entrée du MRTA dans la lutte armée.

33Le conflit devient réellement « national » entre les mois de juin 1986 et de mars 1989, phase qui sera décrite par la CVR comme celle du « déploiement national de la violence », et identifiée comme étant la troisième période du conflit armé. Les massacres perpétrés dans les prisons représentent en effet le point de départ de l’enchaînement d’un très grand nombre d’actes de violence et de barbarie. Par ailleurs, les affrontements ne se concentrent plus seulement dans les zones périphériques du pays mais vont aussi atteindre des zones urbaines importantes, menaçant le centre même de la capitale. Outre l’assassinat de dirigeants populaires et de membres d’autorités locales, le PCPSL pratique des attentats à la bombe et à la voiture piégée de banques, centres commerciaux, et sabote des tours électriques.

34La quatrième période, celle désignée par la CVR comme un moment de « crise extrême », s’étend de mars 1989 à septembre 1992. Les attentats menés par les groupes subversifs se font plus fréquents et Lima est devenue une aire de conflit évidente. Le 9 janvier 1990, un commando du MRTA assassine le général de l’armée et ex-ministre de la Défense Enrique López Albújar, dans le quartier huppé de San Isidro à Lima. Les riches liméniens ne sont plus à l’abri du conflit, comme le prouve l’attentat à la bombe du 16 juillet 1992 rue Tarata à Miraflores, un autre quartier prisé de la capitale. Cette période se conclut par l’arrestation, le 12 septembre 1992, d’Abimael Guzmán, chef suprême de Sentier lumineux, suivie de celle des principaux leaders du parti dans les semaines suivantes, qui marquent un net déclin des actes de violence. Cette désescalade s’accompagne paradoxalement d’un durcissement du régime, qui se traduit par le coup d’État du 5 avril 1992 lorsque le président Fujimori ferme le Congrès et s’arroge les pouvoirs législatif et exécutif.

35La cinquième et dernière période du conflit, la plus longue, se situe entre septembre 1992 et novembre 2000. Au cours de cette période, la plupart des responsables aussi bien du PCPSL que du MRTA sont emprisonnés, tandis que se consolide un régime autoritaire et clientéliste qui ne tombe qu’à la fin de l’an 2000, lorsque la corruption du pouvoir devient trop évidente pour permettre la permanence du régime. Il faudra donc attendre le début du xxi^e siècle avant que puisse s’ouvrir un véritable débat public sur le conflit, par la mise en place d’une Commission vérité et réconciliation.

36Si un consensus existe pour faire débuter le conflit en 1980, il est plus difficile d’en déterminer la fin exacte. Certains considéreront l’arrestation de Guzmán comme ayant marqué la fin du « terrorisme » et un retour à la normale. D’autres considéreront que les nombreuses violations des droits humains perpétrés par le régime de Fujimori ont maintenu l’ensemble du pays dans un état de guerre. L’occupation par quatorze guérilleros du MRTA de la résidence de l’ambassadeur du Japon entre décembre 1996 et avril 1997 peut être néanmoins considérée comme la dernière action armée significative. Or, si la violence subversive décline, s’installe un régime résolument autoritaire, clientéliste et corrompu n’ayant favorisé ni la recherche de vérité sur les crimes perpétrés par les différents acteurs du conflit, ni le rétablissement d’un État de droit nécessaire à la consolidation démocratique. Pour l’ensemble de ces raisons, le choix a été fait dans le cadre de cette recherche de suivre la version proposée par la CVR lorsqu’elle détermine l’année 2000 comme celle marquant la fin de vingt ans de violence politique.

37Le Pérou n’est pas le seul pays latino-américain à expérimenter un conflit armé interne dans le dernier tiers du xx^e siècle. Il est néanmoins le seul de la région à avoir rejeté en bloc la possibilité d’une sortie de conflit négociée en préférant avoir recours à la répression massive par le biais de la criminalisation des groupes subversifs. Cette stratégie qui est restée la même du début à fin du conflit, a conduit à la marginalisation des militants subversifs, devenus alors les figures reconnaissables de « l’ennemi intérieur ». En ce sens, les logiques politiques de résolution de conflit adoptées par les différents gouvernements péruviens engagés dans la lutte contre-subversive se sont davantage rapprochées de celles adoptées dans les années 1970 par les dictatures du cône Sud. On comprend mieux la spécificité que présente le Pérou lorsque l’on s’arrête sur les différents processus de réconciliation et de résolution de conflit : si, comme le soulignent Mouchard et Lefranc, les pays du cône Sud ont procédé à une réhabilitation sociale des « ennemis d’hier », le Pérou n’a pas encore entamé le processus de remise en question des logiques politiques de la répression pendant le conflit armé. Si le débat a bien lieu dans certains milieux (universitaires, intellectuels, artistiques, militants), il continue de faire l’objet d’un rejet massif par l’opinion publique qui illustre la persistance d’une polarisation extrême de la société péruvienne. Le Pérou tend en ce sens plus à s’apparenter à l’Italie des « années de plomb », lorsqu’ont été mis place à partir de la fin des années 1970 des dispositifs juridiques d’exception caractérisés essentiellement par une extension des pouvoirs de police, de justice et une réduction des droits des inculpés35. Nous verrons en effet que de tels dispositifs ont été mis en place par la révision du code pénal ayant permis l’incarcération massive de milliers de personnes au début des années 1990. La voie de résolution du conflit choisie par le gouvernement de Fujimori rappelle en effet le cas italien, notamment dans le cadre des mesures sur le repentir et la dissociation ayant permis de diviser la cohésion militante au sein des prisons36.

38Les discours produits par l’État dans le cadre de la lutte contre-subversive ont mobilisé un certain nombre d’étiquettes identitaires ayant permis une labellisation stéréotypique des acteurs du conflit. Or, parce qu’elle permet d’en observer la fabrique, la grille de lecture offerte par le genre permet de dépasser ces identités construites et dont l’impossible nuance limite la réflexivité collective nécessaire au processus de réconciliation nationale. En s’engageant dans la lutte armée, les femmes ont en effet défié non seulement l’ordre public, mais aussi les normes de genre. Nous verrons néanmoins que cette apparente double rébellion a été somme toute limitée, dans la mesure où les guérillas se sont avant tout souciées du profit qu’elles pouvaient tirer de leur militance féminine, au dépend de la mise en œuvre d’un véritable projet d’émancipation des femmes.

Devenir combattante ou l’idée d’une émancipation féminine sous contrôle

L’appropriation des théories féministes par les guérillas

39La distanciation entre les féministes se déclarant en faveur de l’autonomie de leurs mouvements vis-à-vis de la politique et celles cherchant à gagner une légitimité par le biais de leur participation au sein des partis politiques s’opère au Pérou au tournant des années 1970-1980, alors que débute le conflit armé interne. Cette division, qui s’ajoute à celle, préexistante, entre les militantes féministes des classes moyennes et les femmes organisées des quartiers populaires, peut en partie expliquer pourquoi la propagande de recrutement élaborée par le PCPSL vis-à-vis des femmes a pu rencontrer un certain succès. Mais c’est avant tout la « déception » que représente pour les féministes la militance au sein des partis de gauche qui a pu rendre attractif le projet sendériste. En effet, si les femmes sont admises lors des réunions politiques, c’est avant tout pour préparer les repas et servir de secrétaires, ce qui a amené des féministes péruviennes comme Virginia Vargas ou Maruja Barrig à qualifier les rapports entre la gauche et le mouvement féministe de « mésencontre tragique37 », ou encore de « divorce prématuré d’un mariage non consommé38 ».

40La lutte armée est définie alors comme un moyen de surmonter l’invisibilisation dont elles souffrent au sein d’organisations politiques qui, toutes révolutionnaires qu’elles soient, se montrent finalement très traditionnelles, tant au niveau de leurs structures que de leurs répertoires d’action. Une journaliste du Diario, un hebdomadaire de presse alternative ancré à gauche avant de se convertir explicitement en organe de propagande du PCPSL, évoque ainsi au début des années 1980 :

« Alors que les voix de féministes militantes s’élevaient contre le fait que les femmes n’étaient valorisées à gauche que pour dactylographier les rapports de séances ou préparer les repas après d’épuisantes réunions politiques ; aux premières pages des journaux apparaissaient, timides, quelques visages de femmes, connues pour, devant l’incrédulité de beaucoup, être des commandantes sur le terrain de la guérilla sendériste39. »

41L’article souligne la contradiction entre la timidité des militantes sendéristes et leur statut de combattantes, opposée à des voix de femmes que l’on entend mais que l’on n’écoute pas. Or il s’agit en réalité d’un discours finalement assez conservateur et antiféministe qui, en opposant la discrétion (« devant l’incrédulité de beaucoup ») des combattantes à la revendication tapageuse (« des voix de féministes militantes »), valorise au bout du compte une représentation de la femme docile, douce, et sans égo. Comment des jeunes femmes rendues sensibles aux débats sur le statut des femmes ont-elles alors pu considérer le PCPSL comme un moyen de poursuivre leur militantisme ?

42Le rôle du Mouvement féminin populaire (MFP) fondé à Ayacucho par Augusta de La Torre se révèle ici significatif. En effet, au contraire du MRTA, le PCPSL prend la peine depuis le début de sa formation d’intégrer la question féminine au sein de son idéologie politique : Augusta de la Torre, épouse d’Abimael Guzmán et numéro deux du parti, en est la fondatrice, rejointe par la suite par Elena Iparraguirre, (qui deviendra elle-même la compagne de Guzmán après le décès de La Torre). La ligne idéologique directrice suivie par le MFP s’est par ailleurs constituée à partir d’un texte rédigé et diffusé entre 1973 et 1975 par Elena Iparraguirre, Augusta de la Torre et Catalina Adrianzen40, intitulé « Le marxisme, Mariátegui et le mouvement féminin41 ». Ce texte fondateur, facile à trouver et ce dans plusieurs langues, traduit en grande partie les positions défendues par le PCPSL sur les thèmes liés à l’émancipation des femmes. Le rôle central joué par les femmes pendant la révolution y est clairement reconnu (on ne parle pas encore clairement de lutte armée) : « La mobilisation des femmes [est] nécessaire et fructueuse depuis la position de la classe ouvrière et au service des masses populaires mais, impulsée par et pour le bénéfice des classes exploitantes, elle agit comme un élément de division et de frein à la lutte populaire42. » Elle reste conditionnée à la lutte des classes au risque de tomber dans les mêmes écueils que le « féminisme bourgeois » tel qu’il est rejeté par le PCPSL.

43Le texte fait référence par ailleurs aux divers processus favorisant l’émancipation des femmes, au Pérou et dans le monde, et à différentes époques. La Révolution française revient régulièrement comme élément de référence. Est exprimé en outre le rejet d’une vision essentialiste de « la femme », en s’appuyant sur le fait que « pour le marxisme, l’homme comme la femme représentent un ensemble de relations sociales historiquement construites et évoluant en fonction des changements de la société dans son processus de développement. La femme est alors un produit social et sa transformation exige la transformation de la société ». Cette approche, qui n’est somme toute pas très différente de celle développée par Joan Scott sur le genre en tant que catégorie d’analyse historique quelques années plus tard, est sans nul doute fort novatrice. Dans un contexte culturel et social où la condition féminine est traditionnellement abordée à partir d’une perspective essentialisante qui se fonde sur le « rôle biologique » des femmes, penser la condition féminine comme étant produite au travers d’un vaste système de relations sociales et rapports de domination représente une véritable nouveauté. Cela montre que le MFP a indubitablement fait preuve d’une réelle volonté d’intégrer une réflexion sur l’émancipation des femmes, même si cette dernière, au bout du compte, passe au second plan après la lutte des classes.

44Les entretiens recueillis à Chorrillos II ont montré une certaine invariabilité de la posture des militantes sendéristes sur la question de l’émancipation des femmes et du féminisme. Cette posture rejoint assez clairement les grandes lignes théoriques tracées par les fondatrices du MFP. Certaines militantes sendéristes incarcérées, comme Betty43, expliquent que le nombre important de militantes sendéristes s’expliquerait par le fait que les femmes, plus encore que les hommes, subissent la pauvreté et les injustices, victimes de ce qu’elle nomme « la situation féodale ». Selon elle cependant, l’émancipation de la femme ne doit pas être pensée par rapport à l’homme mais par rapport au système. La position subordonnée des femmes dans la société ne serait ainsi pas tant le fruit du patriarcat que du système capitaliste impérialiste. Elle évoque à ce propos la « double oppression » subies par les femmes, en raison de leur appartenance de classe, mais aussi de leur sexe.

45Deux observations peuvent être tirées du texte écrit par Catalina Adrianzen et ses consœurs. Sa rédaction plusieurs années avant que le PCPSL ne lance sa première action armée, montre en premier lieu que parmi ses cadres se trouvent des femmes suffisamment puissantes pour intégrer une perspective féministe dans l’orientation politique du parti. Or cela représente un véritable précédent dans la région. Une partie de la haute hiérarchie du PCPSL a ainsi véritablement soutenu, ou tout du moins tenté de s’inspirer, de certaines des thèses féministes circulant à l’époque, et essayé de les mettre en pratique. En deuxième lieu, on observe que le PCPSL s’est montré suffisamment stratégique pour adapter ses discours sur le féminisme afin de se rendre attractif pour des femmes issues de différentes catégories sociales (étudiantes et jeunes professionnelles, ouvrières, paysannes, etc.)44.

46Il y a ainsi un nombre significatif de militantes sendéristes ayant intégré le parti par le biais d’un regroupement associatif et/ou politique disposant d’une section spécifiquement féminine. María C.45, affirme ainsi être devenue militante du PCPSL après avoir assisté en septembre 1973 à une conférence sur « la situation de la femme au Pérou », à laquelle participaient plusieurs personnalités politiques de gauche, ainsi que l’épouse du général Velasco, alors très engagée sur la question féminine. Abimael Guzmán y présentait une intervention intitulée « Le marxisme, Mariátegui et le féminisme », préparée probablement à partir du fameux texte rédigé par ses camarades politiques (preuve de l’influence des cadres sendéristes féminins).

47Lors de cette conférence María C. rencontre Augusta de la Torre et prend connaissance de l’existence du Centre féminin populaire (Centro Femenino Popular), fondé à Lima dans la lignée du MFP d’Ayacucho. Elle l’intègre rapidement, ainsi que la Faction féminine du front étudiant révolutionnaire d’Ayacucho où elle se rend régulièrement. María poursuit ainsi sa militance politique aux côtés de ce qu’elle appelle « d’autres types de femmes », faisant référence aux ouvrières et aux paysannes dont elle prend en charge « la formation politique » (comprendre le recrutement et l’endoctrinement) à Ayacucho. Au cours de l’année 1975, elle participe à tous les événements possibles et imaginables organisés sur le thème de la question féminine, des plus conservateurs et politiquement corrects comme la « Commission nationale de la femme péruvienne » (alors présidée par l’épouse du président Velasco), aux plus révolutionnaires comme la « Convention des femmes universitaires » ou encore la « Convention de la femme paysanne46 ». Ces rencontres constituent des espaces au sein desquels se développent les débats et réflexions sur le rôle politique pouvant être tenu par les femmes dans la révolution, un thème alors sur toutes les lèvres dans les mouvements sociaux. Petit à petit, ces événements d’abord organisés au niveau local se transforment en assemblées nationales et se convertissent en organes politiques au travers desquels s’incorporent les femmes de tout le pays, au sein du PCPSL. María montre ici comment la réappropriation et l’instrumentalisation du discours féministe, associées à la mise en place de structures partisanes dédiées spécifiquement à la militance féminine du PCPSL, a pu séduire un certain nombre de jeunes militantes. En créant plusieurs types d’organisations essentiellement composées de femmes et en sachant les adapter aux différentes catégories sociales, le PCPSL parvient à perfectionner ses stratégies de prosélytisme et de formation idéologique en adaptant son discours aux origines économiques et sociales de ces jeunes recrues47.

48María C. reste cependant la seule, parmi les militantes du PCPSL interviewées dans les prisons, à avoir explicitement intégré le parti par le biais de ces organisations féminines, plusieurs années avant que le parti ne se décide à se lancer dans la lutte armée. María C. était étudiante (et l’une des seules femmes de sa promotion à l’université nationale d’ingénierie), et l’université a en effet représenté une voie déterminante de recrutement, tant pour le PCPSL que le MRTA. Effectivement, la grande majorité des femmes rencontrées à Chorrillos II ont intégré les guérillas alors qu’elles étudiaient à l’université. Plus du tiers des témoignages recueillis par la CVR et analysés dans le cadre de cette recherche montrent par ailleurs que les interviewées ont commencé leurs activités politiques alors qu’elles étaient étudiantes.

Un féminisme qui doit néanmoins rester au service du projet révolutionnaire

49L’ouverture manifeste du PCPSL aux théories féministes ne l’a pas empêché de déclarer la guerre aux dirigeantes des comedores et autres organisations populaires ayant émergé dans les années 1970. Dès la fin des années 1980, une âpre lutte s’engage en effet pour le contrôle des districts situés dans la périphérie de la capitale. Les actions menées par les militants sendéristes ont ainsi prioritairement pris pour cible les femmes qui pouvaient éventuellement user de leur popularité contre le parti au sein de leur quartier. Et lorsque plusieurs d’entre elles tentent de se présenter aux élections municipales dans les années 1990, le PCPSL cherche à profiter de la brèche qui commence à s’ouvrir entre les dirigeantes et leur base pour récupérer le contrôle de ces vastes mouvements populaires. Dans les premiers mois de l’année 1992, plus de quarante dirigeants populaires sont assassinés, dont une dizaine de femmes48. L’exécution publique de María Elena Moyano, dirigeante emblématique d’organisations populaires et maire de Villa El Salvador, au cours d’une pollada – sorte de barbecue communautaire dont le but est de soulever des fonds – reste l’un des événements les plus marquants de cette période.

50Le massacre dont sont victimes les dirigeantes populaires est stimulé par plusieurs facteurs. Un désengagement massif des ONG tout d’abord, dont les travailleurs sont soit menacés et assassinés par le PCPSL, soit visés par la répression étatique. Les dirigeantes populaires, de leur côté, doivent faire face à l’abandon de leurs voisins et amis, qui craignent de subir des représailles, ainsi qu’à l’indifférence de l’État face à leur situation49. Le ciblage des personnalités emblématiques que sont les dirigeantes d’organisations populaires féminines rejoint ainsi une stratégie plus large du PCPSL qui est d’éliminer les autorités locales capables d’exercer un contre-pouvoir. Ce type d’exécutions a aussi eu lieu dans la région d’Ayacucho, comme celle d’Elba Barrientos, présidente du club de mères d’Acos-Vinchos, qui est assassinée avec son fils en 1984.

51À Lima, le harcèlement des dirigeantes populaires revêt une dimension idéologique particulièrement marquée dans la mesure où il s’agit non seulement de démanteler des réseaux de solidarité susceptibles de s’opposer au parti, mais aussi de « punir » la trajectoire politique des femmes issues de milieux populaires qui, plutôt que de se tourner vers une alliance avec la guérilla, revendiquent au contraire leur autonomie face aux autres formations politiques. Cette volonté d’indépendance a coûté la vie, tout au long du conflit, à des dizaines de dirigeantes populaires qui se sont retrouvées prises entre deux feux. En effet, le fait de représenter une cible du PCPSL ne les empêchait pas d’être soupçonnées par les forces de l’ordre de « sympathiser » avec les guérillas et la cause révolutionnaire.

52Dans un tel contexte, il est plus facile de comprendre comment le PCPSL a réussi à s’emparer des organisations féminines populaires et à les instrumentaliser au service de ses propres intérêts, profitant de la solitude dans laquelle se trouvaient leurs adhérentes. Si un tel sujet mériterait à lui seul de faire l’objet d’un travail de recherche approfondie, ces exemples reflètent les limites de l’adoption des théories féministes par le PCPSL. En effet, que vaut l’intégration des débats féministes à l’idéologie du parti s’ils sont ensuite détournés de manière à justifier des assassinats de masse ?

53Le MRTA de son côté ne se préoccupe pas explicitement des questions de genre et d’égalité entre les sexes. Cela peut s’expliquer par le fait qu’il n’élabore pas la même stratégie militaire que le PCPSL, privilégiant certaines cibles, généralement en zones urbaines, même s’il est aussi présent dans d’autres régions du pays. Il n’a donc pas besoin d’autant de main-d’œuvre militante et peut se passer de cadres militaires féminins. Ainsi, bien que certaines militantes émertéistes servent dans des opérations militaires, la plupart d’entre elles s’adonnent à des activités plus « conformes » à leur sexe : logistique, renseignement, propagande ou encore service domestique, etc.

54Ces observations ont été confirmées par l’entretien accordé par Lucero Cumpa, cadre du parti, à la CVR :

« Tous ceux qui entraient au MRTA nous venions déjà d’une quelconque organisation, syndicat, corporation, avec un peu d’expérience déjà. Selon notre idée, on pensait que dans le Parti on devait se compléter et que le travail militaire allait de pair avec le travail politique. C’était différent dans le cas de Sentier lumineux qui concevait à part le commandement militaire et le commandement politique. Nous, on le voyait de façon conjointe. Aussi, tu devais avoir des connaissances théoriques, mais tu devais aussi avoir la capacité militaire pour pouvoir être soit dans l’organisation logistique, soit dans la guérilla urbaine, selon là où ils t’envoyaient » (entretien recueilli par Yanet Rogriguez au pénitencier de Huaral, département de Lima, le 14 octobre 2002).

55Ces paroles laissent entendre que la formation des guérilleros du MRTA ne faisait pas de distinction de sexe. Lucero raconte ainsi comment elle a participé à des entraînements d’égal à égal avec ses compagnons d’armes masculins :

« À cette époque nous arrivions à un endroit, à découvert, ce n’est qu’après qu’on se mettait les cagoules, pour s’habituer. On se rassemblait là et ils nous donnaient des armes pour nous entraîner. Des camarades instructeurs venaient pour [nous enseigner] les bases en théories politiques, idéologiques, et tactiques ; et surtout des tactiques urbaines, pour réaliser n’importe quel type d’entraînement, ainsi que de la tactique militaire. Ils nous montraient comment gérer la distribution opérative d’avant-garde, du centre, de l’arrière-garde, le type d’armes qu’on devait avoir, le déplacement silencieux, etc. […] Puis nous allions en centres fermés. Là ça changeait un peu d’être une femme non ? Mais bon, si l’homme le fait, la femme aussi. Bon, cela me paraît bien qu’ils aient voulu rompre avec le schéma [traditionnel], non ? » (entretien recueilli par Yanet Rogriguez au pénitencier de Huaral, département de Lima, le 14 octobre 2002).

56La mixité théorique affichée par le MRTA ne lui permet cependant pas de dépasser le problème posé par l’incongruité que représentait à l’époque la présence d’une femme au sein d’un groupe développant des activités militaires, et à prédominance masculine. Ainsi, Lucero raconte qu’elle a dû faire face au sexisme de ses camarades à plusieurs reprises et prouver qu’elle pouvait se montrer aussi performante que les hommes au niveau physique. Elle évoque ainsi un jour de son entraînement où les militants devaient simuler une attaque de policier. Par groupes de deux, ils devaient tour à tour jouer le guérillero, puis le policier, et elle se retrouve ce jour-là face à un adversaire particulièrement coriace :

« Tout d’abord ils m’ont dit que je serai le policier en premier, et que lui [son binôme dans l’exercice] allait jouer celui qui allait m’attaquer. Comme [les autres] savaient que le compañero était machiste, ils me disent “tu vas te mettre ton arme ici, à la cheville, et à part, celle que tu as à la ceinture. Il va se concentrer juste sur celle de la ceinture, comme ça après tu vas sortir ton autre arme et l’immobiliser, comme ça il se rendra compte qu’il ne doit pas trop avoir confiance”. Alors le gars arrive, sûr de lui, il me donne des coups de pieds, me jette par terre en me criant dessus “du calme, putain, au sol, putain de merde mets-toi par terre”, mais moi à ce moment-là je sors mon arme de la cheville et je le “descends”. Ensuite c’est à moi de l’attaquer, lui. J’y vais et je lui en mets plein la tête, pum, pam, et je lui arrache son arme, le pauvre gars il ne savait plus quoi faire. Et je le fouille jusqu’au dernier recoin, pour lui faire honte, et parce qu’autant y aller à fond, et tous les autres sont morts de rire. Moi entre-temps je lui trouve son arme, je lui arrache, et là il voulait encore m’attaquer pour se venger ! Il n’a jamais oublié » (entretien recueilli par Yanet Rogriguez au pénitencier de Huaral, département de Lima, le 14 octobre 2002).

57Le récit de Lucero montre qu’elle a dû parfois faire face, en tant que femme, à des démonstrations d’agressivité particulières de la part de ses compagnons d’armes. Il indique aussi qu’elle a néanmoins pu compter sur la solidarité des autres qui, en lui prodiguant des conseils et en exprimant leur hilarité devant l’échec du « macho », lui signifient clairement leur soutien. Or, si se moquer de l’homme rossé par une femme reste un classique de l’imaginaire sexiste, le comique de cette situation tient au fait que c’est la femme qui a le dessus physiquement. Le soutien exprimé par les camarades de Lucero au cours de cet exercice est par ailleurs révélateur d’une certaine évolution des valeurs relatives aux rôles pouvant être tenus pas les femmes dans la société. Alors que le MRTA n’a pas mis en place de structure de recrutement particulière pour les femmes, cela ne les a cependant pas empêchées de chercher à jouer des rôles clés au sein du mouvement, dont les effectifs étaient bien inférieurs à ceux du PCPSL.

La lutte armée : un espace d’émancipation ?

58L’engagement des femmes dans la lutte armée s’accompagne-t-il d’une réelle émancipation, compte tenu des codes sociaux généralement associés aux rôle et statut des femmes dans la société péruvienne ? Ainsi que le souligne Laura Balbuena, la violence d’une femme « terroriste » est double en ce sens qu’elle comprend l’acte en lui-même, mais aussi le choc culturel qu’il représente vis-à-vis des systèmes de représentations liés à son genre. Elle cite notamment à cet effet les paroles du président George W. Bush suite à un nouvel attentat-suicide perpétré par une femme en avril 2002 : « Lorsqu’une jeune fille palestinienne de dix-huit ans se fait exploser et tue dans le même temps une autre jeune fille israélienne de dix-sept ans, le futur se meurt50. » Au travers d’une telle déclaration, on constate que la « violence féminine » reste communément peu admise au sein du discours politique international dominant. On se souvient ainsi de l’indignation provoquée en 2003 par la publicisation des tortures infligées par des soldats américains aux détenus incarcérés dans la prison d’Abou Grahib en Irak. La participation de femmes à de telles pratiques avait ainsi largement aggravé le scandale51. D’un autre côté, la fascination croissante pour la violence féminine telle qu’on peut l’observer en Occident tend à montrer qu’elle reste conçue comme un phénomène « marginal » voir « exotique52 ».

59Si le mode opératoire de l’attentat-suicide n’a guère fait partie du répertoire d’actions adopté par les guérillas péruviennes, la violence et la terreur se trouvent néanmoins parmi les fondements de l’idéologie du PCPSL. Elles tiennent donc une place prépondérante au sein des discours et des pratiques révolutionnaires sendéristes53. Elles s’expriment néanmoins de manières différentes. Tout d’abord de façon directe, par la mise en œuvre d’une opération militaire. Mais elles peuvent aussi être indirectes, lorsque les combattants sendéristes poussent les membres de la communauté à participer à des « procès populaires » à l’issue desquels ils font exécuter leurs opposants par la population elle-même. Les pratiques de violence exercées par le PCPSL peuvent aussi être endogènes et sous-tendre l’ensemble des rapports sociaux au sein même du parti. C’est notamment la fonction des séances d’autocritiques au cours desquelles un militant ou une militante doit encaisser les commentaires de ses camarades et se montrer capable de se « remettre en question », c’est-à-dire de nier sa propre individualité afin de se mettre tout entier·e au service de la cause révolutionnaire. S’il n’est pas question ici de violence physique, ces séances pouvaient se révéler extrêmement brutales pour la personne choisie comme cible. Plusieurs auteurs, dont Ricardo Uceda, ont ainsi évoqué la violence avec laquelle les militants sendéristes ont pu être jugés par leurs semblables en cas d’échec à mener à bien une mission, ou dès lors qu’ils faisaient preuve d’un comportement jugé contraire aux idéaux du parti54. Uceda relate que les femmes pouvaient se montrer particulièrement intraitables envers leurs camarades de lutte, de même qu’elles faisaient parfois elles-mêmes l’objet de sévères remontrances et se montraient, pour certaines d’entre elles, particulièrement rompues à l’exercice, comme la « camarade Clara », jugée responsable de l’échec de l’assaut mené contre la prison d’Ayacucho afin de libérer des prisonniers en 198255.

60J’ai eu personnellement l’occasion de débattre de la pratique de l’autocritique à de nombreuses reprises avec Alberto, ancien membre du PCPSL devenu un informateur précieux tout au long de mes années de terrain. À la suite des longues discussions, parfois très animées, que nous avons eues à l’époque, j’ai gardé la conviction qu’une forme de violence morale extrêmement sévère était exercée au sein du PCPSL sur l’ensemble de sa militance. Alors qu’au cours de nos premières rencontres Alberto défendait le concept d’autocritique (il reste encore très attaché aux principes du PCPSL), il finit par m’avouer que certaines séances allaient parfois tout de même « trop loin », en se rappelant notamment à quel point elles pouvaient être particulièrement difficiles pour les femmes, de qui l’on exigeait de se montrer « à la hauteur ». Je n’en ai guère plus appris sur ces séances d’autocritiques, qui restent une pratique encore relativement méconnue. Cependant il semble possible d’affirmer qu’elles représentent une expression du contrôle social exercé par et entre les militants au sein du parti qui aurait largement fait appel à la violence psychologique.

61On peut se demander quels ont été les effets de cette forme de « violence morale » sur les trajectoires militantes des membres du PCPSL, et si elle a affecté de la même façon les femmes et les hommes. Se plier aux normes exigées par le parti supposait en effet des femmes qu’elles abandonnent, ou du moins qu’elles mettent de côté le temps de la lutte armée, leurs responsabilités familiales, pensées comme le symptôme de leur domination, et ce afin de se dédier entièrement à la lutte armée. Ainsi que l’a souligné Ponciano del Pino, le PCPSL affiche en effet une volonté de dissoudre la cellule familiale : « Le discours politique du PCPSL, rationnellement absolutiste dans sa vision classiste, imposait une valorisation des militants et de la “masse” comme un même ensemble de combattants au service de la révolution, sans autre volonté que tuer et mourir pour le parti. Les valeurs de classe et révolutionnaires ont ainsi suppléé les valeurs affectives et les relations familiales traditionnelles du quotidien56. »

62En résulte un strict contrôle de la vie privée. Les femmes n’étaient pas censées fonder de famille, considérée comme une tare de la bourgeoisie (même si en pratique grand nombre d’entre elles ont eu des enfants), tandis que les relations de couples étaient en théorie supervisées par le parti. Elles n’étaient en effet permises qu’à partir du moment où elles respectaient l’idéal révolutionnaire. Les unions entre militants devaient ainsi être « autorisées » par le parti. Le PCPSL s’impose dès lors comme la seule « famille » possible. Le respect de ces normes, qui reposent essentiellement sur un rejet de la sphère privée et de l’individualité, est ainsi obtenu au travers de la mise en place d’un ensemble de pratiques et de représentations pouvant les justifier et les appuyer et dont la pratique de l’autocritique est le fer de lance.

63Cette violence morale est moins présente au sein du MRTA. La violence ne tient en effet pas tout à fait la même place au sein de l’idéologie du parti : elle est envisagée avant tout comme un mode opératoire « collatéral ». On trouve aussi moins de femmes au sein de la haute hiérarchie : elles se voient généralement chargées d’activités plus conformes à la division sexuelle du travail révolutionnaire, comme les militantes du FMLN au Salvador, décrite par Jules Falquet57. Elle a montré comment la division sexuelle du travail telle qu’elle s’applique dans le monde civil en temps de paix est répliquée dans ce qu’elle appelle le « travail révolutionnaire », où les tâches effectuées par les femmes (en grande partie des tâches reproductives) traduisent leur subordination, leur plus grande précarité, et ne sont pas reconnues socialement58.

64Un tel schéma se retrouve facilement chez les femmes engagées dans la lutte armée, dont la plupart sont amenées à appuyer les opérations au travers de tâches logistiques ou domestiques, et ce même si un certain nombre d’entre elles ont effectivement participé à des activités militaires, parfois même contre leur gré. C’est le cas de Micaela, militante émertéiste évoquée plus haut. En effet, si son engagement politique a bien fait l’objet d’un choix personnel réel, son affectation à des opérations militaires lui a néanmoins été imposée par le parti. À l’instar d’autres de ses camarades, tant hommes que femmes, Micaela n’a guère eu le choix des missions qui lui étaient confiées. Elle reconnaît cependant qu’il était plus difficile pour une femme de refuser d’exercer certaines fonctions. Alors que Micaela avait fui une vie de famille difficile, elle n’avait d’autre choix que de se plier aux ordres donnés par ses responsables au risque de perdre l’appui financier et matériel que lui procurait le MRTA, qu’elle avait alors intégré « à plein-temps ». Cette dépendance de Micaela vis-à-vis de l’organisation entre en contradiction avec l’idée d’une « émancipation par les armes ».

65Si le projet révolutionnaire porté par les guérillas peut représenter un facteur d’émancipation pour les femmes, leur engagement dans la lutte armée s’accompagne ainsi d’un certain nombre de contraintes. Qu’elles soient recrutées de force, intégrées à « défaut de mieux » car dans une situation de grande précarité, ou motivées par des convictions politiques profondes, les militantes sendéristes et émertéistes doivent sacrifier leur vie privée au profit de l’organisation qui s’impose dès lors comme un nouveau cadre légitime d’autorité. Alors qu’une grande partie des femmes engagées dans la lutte armée choisissent leur conjoint (qui deviendra dans certains cas le père de leur[s] enfant[s]) parmi leurs camarades de lutte, ce choix, lorsqu’il se révèle volontaire, a pour effet de resserrer les liens permettant aux cadres du parti de réaffirmer le contrôle sur la vie privée, par le biais d’une sorte d’étau affectif.

66Dans d’autres cas, la sexualité et la relation sentimentale peuvent faire partie d’une forme de stratégie de survie dans la lutte armée. Philomena59, aujourd’hui âgée d’une quarantaine d’années, est la seule femme ex-combattante interrogée n’ayant jamais été incarcérée. Elle est originaire d’un village situé au sud du département d’Ayacucho et intègre le PCPSL alors qu’elle est encore adolescente, après avoir été accusée par plusieurs militants d’avoir dénoncé l’un des leurs à la police. Avec l’assurance d’avoir la vie sauve si elle acceptait de prendre part à la révolution, elle se trouve dans l’obligation de partir avec les militants dans la montagne au risque de se faire exécuter. Après plusieurs semaines dans le maquis, elle se rend cependant compte qu’il lui faut un « partenaire » afin d’éviter de subir des pressions sexuelles de la part de ses camarades de lutte. Elle raconte ainsi avoir « choisi » (selon ses propres termes) le responsable de son groupe, avec lequel elle forme un couple jusqu’à ce que ce dernier décide d’abandonner la lutte armée et qu’elle-même prenne la fuite après la découverte de sa grossesse. De retour dans son village, Philomena est arrêtée par les forces de l’ordre et enfermée pendant plusieurs semaines dans une maison où elle est violée plusieurs fois par jour. Elle raconte ainsi comment elle avait fini par négocier avec ses tortionnaires pour pouvoir sortir voir ses parents, en échange de sa docilité : « On a fini par avoir de bonnes relations, on se faisait des blagues, je me suis habituée. » L’évidence de sa grossesse finit par faire cesser les viols et elle est rendue à sa famille.

67Philomena n’est pas un cas isolé. Elle raconte que beaucoup de ses voisines de Villa El Salvador, où elle réside au moment de notre rencontre en 2009, elles aussi originaires de communautés rurales, ont connu des expériences similaires avant de migrer vers les grands centres urbains. L’histoire de Philomena reflète les trajectoires de cette « majorité silencieuse » de femmes qui ont été forcées d’intégrer les groupes armés. D’origine rurale, dotées d’un faible niveau éducatif, ces femmes ne bénéficient d’aucune visibilité, ni en tant que victimes, ni en tant que « coupables », et bien qu’elles aient à un certain moment fait partie du contingent révolutionnaire, il semble bien difficile de considérer qu’elles entrent dans la catégorie des « femmes combattantes ».

68Il est ardu dans un tel contexte d’analyser la participation des femmes à la lutte armée comme l’expression d’une nouvelle forme d’émancipation féminine. Le quotidien des femmes dans la lutte armée s’inscrit dans un système de relations de pouvoir qui tend à reproduire les rapports traditionnels de genre. En réalité, les femmes qui occupent un poste à responsabilité au sein du PCPSL sont celles qui sont dotées d’un niveau éducatif relativement élevé, d’origine urbaine, « blanches » ou « désindigénisées », c’est-à-dire ayant adopté un mode de vie proche du modèle dominant. Ceci révèle le conflit générationnel (amplement commenté par Degregori) qui a poussé un grand nombre de jeunes femmes des provinces à s’enrôler au sein des groupes subversifs60. Ce sont elles qui gagnent une réelle visibilité pendant le conflit armé, lorsque sont arrêtées les dirigeantes les plus importantes dans les années 1990. C’est la raison pour laquelle la plupart des auteurs s’étant intéressés à la participation des femmes au PCPSL se sont ainsi arrêtés à celles qui occupaient des postes de commandement et de prise de décisions.

69Le cadre d’analyse proposé par Maritza Felices Luna peut néanmoins permettre une vision plus inclusive, alors qu’elle identifie trois modes distincts d’implication des femmes dans la lutte armée61. L’engagement par vocation concernerait ainsi les militantes du PCPSL mais aussi du MRTA, l’entrée dans la lutte armée se présentant comme un prolongement de leur mobilisation militante. Ces profils correspondent notamment aux cas des prisonnières politiques interviewées à Chorrillos II, mais aussi à quelques-uns des entretiens réalisés par la CVR auprès de militantes sendéristes. Une autre voie d’entrée dans la lutte armée, que la Commission décrit comme « de circonstance », concerne les femmes ayant intégré un groupe armé afin de faire face à une situation de vulnérabilité. Si pour certaines la conscientisation politique a pu s’affirmer dans un second temps, la plupart de ces femmes est restée dans la lutte armée à défaut d’autres opportunités. Nous verrons que c’est le cas de certaines d’entre celles ayant rejoint la lutte armée en zones rurales. L’engagement sous contrainte se présente finalement comme le troisième mode d’enrôlement. Il concerne les femmes victimes de recrutement forcé ou ayant dû, à l’instar de Philomena, intégrer la lutte armée sous la menace. Nous reviendrons sur ces trois modes d’engagement.