Annexe II. Les données sur la féminisation du journalisme en France
p. 266-272
Texte intégral
1Les principaux travaux sur la profession de journaliste, menés à travers de grandes enquêtes sur les titulaires de la carte d’identité des journalistes professionnels, se sont attachés à analyser précisément la place des femmes dans la profession, croisant de plus en plus systématiquement la variable sexe avec l’ensemble des variables étudiées1.
2La synthèse collective sur les journalistes français à l’aube de l’an 20002, s’appuyant sur une enquête auprès de l’ensemble des titulaires de la carte de presse en 1999, avait ainsi déjà montré que les femmes représentaient alors 39 % des journalistes, avec un âge moyen de 40 ans, contre 43 ans pour les hommes, traduisant à la fois une proportion importante de jeunes entrantes, mais aussi une éviction plus fréquente des femmes au cours de leur carrière. L’ouvrage montrait également la sur-représentation des femmes chez les pigistes (45 % de femmes), les demandeurs d’emploi, les secrétaires de rédaction, et dans une moindre mesure, les reporters-rédacteurs (respectivement 59 % et 44 % de femmes, contre 25 % pour les grands reporters, 15 % pour les JRI et 11 % pour les reporters photographes3). Les femmes journalistes sont aussi moins souvent cadres que leurs homologues masculins, 25 % contre 38 %, et a fortiori responsables dirigeants (6,3 % des femmes contre 12,9 % des hommes sont directeurs ou rédacteurs en chef). En ce qui concerne la répartition par média, l’ouvrage souligne que les femmes sont majoritaires dans la presse périodique ou non quotidienne (presse spécialisée grand public ou spécialisée, technique et professionnelle, avec 52 % de femmes, presse institutionnelle, 45 %), mais minoritaires dans la PQR, la télévision régionale et les agences photographiques (74 à 72 % d’hommes4). Enfin, il est indiqué que les salaires des femmes journalistes sont inférieurs à ceux des hommes, le revenu médian des unes étant de 15 000 francs environ, contre 18 250 francs pour les autres. Cependant, pour chaque variable, les auteurs soulignent les facteurs susceptibles d’expliquer ces écarts sexués, l’âge moyen plus jeune des femmes, leur plus faible ancienneté, la part plus importante des temps partiels etc., tendant ainsi à naturaliser les écarts et inégalités de genre.
3Le rapport de Gisèle Gautier sur la place des Femmes et hommes dans les médias présente pour sa part des données originales sur la présence des femmes aux postes de responsabilité dans les entreprises de médias, à partir du dépouillement des organigrammes des principaux titres figurant dans l’annuaire « Média SIG 2006 » (48 médias nationaux parmi les plus importants)5. Pour résumer ses conclusions, les femmes occupent en moyenne 27,8 % des postes à responsabilité6, mais plus on monte dans la hiérarchie, plus leur nombre se réduit, avec des écarts sensibles selon les secteurs. Ainsi, les femmes représentent en moyenne, sur l’ensemble des organisations étudiées, en progressant dans la hiérarchie : 41,2 % des responsables des services publicité, 28,6 % des responsables de bureaux à l’étranger, 31,4 % des présentateurs, 25,6 % des rédacteurs en chef (ou adjoint), 30,8 % des directeurs ou chefs de service, mais seulement 8,8 % des dirigeants de publication ou de chaîne et même, parmi ces derniers, 0 % des PDG ou présidents, des vice-présidents (et 14,3 % des directeurs généraux en titre, adjoints ou délégués). Dans cette configuration, même si l’encadrement intermédiaire s’est partiellement féminisé (autour d’un tiers de femmes), la direction des médias reste très massivement masculine, à plus de 90 %. Dans les grands médias nationaux, ces écarts sexués sont donc encore plus marqués que pour l’ensemble de la presse, qui comprend les magazines féminins et de nombreuses publications spécialisées, les femmes représentant 16,3 % des directeurs-journalistes7. Par ailleurs, les femmes sont – relativement – plus nombreuses aux postes de responsabilité à la télévision (32,0 %) et dans la presse magazine d’information générale (30,2 %) que dans les quotidiens nationaux d’information générale (25,8 %), les radios généralistes (23,2 %), et surtout les agences de presse (16,9 %).
4Par ailleurs, dans Devenir journalistes, ouvrage spécifiquement consacré aux nouveaux entrants dans la profession8, qui ont obtenu pour la première fois leur carte de presse en 1990 et 1998, les différentes variables, et prioritairement le sexe, sont quasi-systématiquement croisées entre elles. La féminisation de la profession est la première tendance signalée en introduction. Elle est corrélée à l’élévation du niveau de diplôme, les nouvelles entrantes étant encore plus diplômées en moyenne que leurs homologues masculins, avec un niveau d’études moyen en 1998 de Bac + 3,31 contre Bac + 2,53 pour les hommes et par exemple 70 % de Bac + 3 contre 52 % chez les seconds9. En ce qui concerne les spécialisations liées aux fonctions occupées, les résultats par sexe sont conformes aux tendances générales observées pour l’ensemble de la profession. Pour la répartition par type de médias, les résultats sont généralement convergents, mais on peut constater, sans que cela soit explicitement relevé par les auteurs, que certaines inversions sont en train de se produire10. Ainsi, la presse quotidienne régionale et les télévisions régionales, qui étaient très majoritairement masculines, sont des lieux de recrutement importants pour les jeunes entrantes, la part des femmes parmi les nouveaux recrutés étant de 46 % pour la PQR (contre 26 % sur l’ensemble de la profession), de 68 % pour les TV régionales (contre 27 %) et de 41 % pour la télévision nationale (contre 30 %). En revanche, la presse institutionnelle ne recrute que peu de jeunes femmes, bien qu’elle soit globalement assez féminisée (29 % de jeunes entrantes, contre 45 % de femmes dans l’ensemble de la profession). Cela tendrait donc à redessiner le paysage des spécialisations sexuées par type de médias et laisse présager une féminisation progressive des premiers médias cités, ce qui amènerait à s’interroger sur les explications, non nécessairement univoques, de la féminisation de certains secteurs.
5Par ailleurs, paradoxalement, il s’avère que les jeunes entrantes sont proportionnellement moins souvent pigistes que leurs homologues masculins, contrairement au constat qui prévaut pour l’ensemble de la profession : parmi les nouveaux titulaires de la carte, 29,7 % des femmes et 32,6 % des hommes sont pigistes11, alors que parmi l’ensemble des journalistes, 20,6 % des femmes et 16,1 % des hommes le sont12. Les auteurs repèrent ce paradoxe et signalent que les jeunes femmes sont plus souvent concernées par la précarité et l’instabilité des débuts de carrière, mais cela ne suffit pas expliquer le phénomène. Au contraire, cela tend à montrer que la précarité des statuts constituerait une situation durable voire structurelle pour une part importante des femmes journalistes, alors qu’il s’agirait d’une situation plus transitoire, permettant plus souvent l’intégration dans la profession, pour les hommes. C’est probablement dans la répartition par type de médias qu’il convient de rechercher l’explication, les femmes étant souvent concentrées dans des secteurs où l’activité de pigiste est généralisée – même si l’on ne dispose pas tableau croisant ces trois variables. Une autre explication pourrait être la persistance de formes d’entrée « sur le tas » dans la profession chez des jeunes hommes ayant un niveau de diplôme peu élevé, induisant une précarité plus importante au départ, alors que ce mode de recrutement serait plus rare chez les jeunes femmes, plus diplômées. Enfin, en ce qui concerne les revenus, ici aussi, les écarts à l’entrée dans la profession sont faibles voire nuls, avec un salaire mensuel brut moyen de 10 722 francs pour les femmes et de 10 757 francs pour les hommes, le spectre des revenus masculins étant plus étalé que celui des femmes13. C’est donc par la suite, dans les déroulements de carrières différenciés des hommes et des femmes que se joue pour l’essentiel la reproduction de spécialisations sexuées, de formes de ségrégation horizontales et verticales.
6Si on peut tirer ces différents enseignements et questionnements de la lecture des ouvrages sur la profession de journaliste et ses évolutions, une telle mise en perspective générale au prisme du genre n’a pas encore été pleinement effectuée et systématisée, et l’articulation entre les différentes évolutions morphologiques de la profession est à poursuivre. Ainsi, les formes et les enjeux de la professionnalisation du métier de journaliste demeurent à réinterroger14, en précisant sa périodisation (sous des formes différentes selon les époques, depuis l’invention du journalisme au XIXe siècle jusqu’à l’intensification de type industriel actuelle), ses modalités et ses enjeux, liés notamment à l’élévation du niveau de diplôme et aux transformations du fonctionnement des entreprises de presse, et enfin, en étudiant sa dimension sexuée. Les femmes, notamment jeunes et surdiplômées, ont ainsi souvent été les vecteurs de cette transformation15. Se pose alors la question de savoir « ce que cela change », et dans quelle mesure les pratiques et les conventions journalistiques, ainsi que les rapports de sexe en sont transformés ou non. De même, l’analyse des relations entre féminisation de la profession et élévation du niveau de diplôme, diversification des supports, des activités et des conditions de travail, précarisation des statuts16, dévaluation et perte d’autonomie dans l’exercice du métier, doit être approfondie, en croisant les différentes variables pour repérer à la fois les effets propres de chacune et les corrélations entre elles, sans isoler la variable sexe par rapport aux autres, ni à l’inverse la réduire ou la diluer.
7La féminisation du journalisme en France doit par ailleurs être inscrite davantage dans le temps long, comparée à d’autres pays, et éclairée à l’aune de la féminisation de l’ensemble du monde du travail, des « cadres et catégories intellectuelles supérieures » ou des métiers de la culture.
8Sur le premier point, il est difficile de réunir des séries statistiques complètes, mais les données qui ont pu être réunies montrent que les femmes étaient très marginales dans la profession jusqu’à la fin des années 1960 (14 % en 1960, 17 % en 1968 et 1970), qu’elles ont progressé de manière régulière dans les années 1970 (20 % en 1975, 23 % en 1980), puis de manière plus rapide dans les années 1980 (25 % en 1983, 30 % en 1987, 34 % en 1990), et enfin à un rythme un peu ralenti dans les années 1990 (37 % en 1995, 39,7 % en 2000, 42,4 % en 2005, pour atteindre 43,9 % en 2008). La féminisation du journalisme a donc été relativement tardive et lente dans les années 1970, puis elle s’est accélérée dans les années 1980 (+1 point de pourcentage par an environ), la progression se poursuivant dans les années 1990 et 2000, mais à un rythme plus lent (+0,5 points par an environ).
9Cependant, on peut considérer cette féminisation comme relativement limitée voire enrayée, par rapport aux entrées dans la profession (54,2 % de femmes parmi les nouvelles demandes). Malgré le contexte démographique de renouvellement important de la profession, la part majoritaire des femmes dans le flux des nouveaux entrants, et leur niveau de diplôme plus élevé, leur part dans le stock des journalistes en poste n’augmente que faiblement. Comment l’expliquer ? Le phénomène de sortie de la profession, plus forte chez les femmes, s’est-il accentué ? Une étude spécifique sur cette question mériterait d’être menée et serait essentielle pour comprendre aussi les difficultés rencontrées par les femmes dans la profession.
10Pour affiner l’analyse en France, on peut remarquer qu’en 2007, la part des femmes chez les journalistes, 43,4 %, était inférieure au taux de féminisation de la population active (47,2 %) mais supérieure à celui de la catégorie plus générale des cadres et professionnels intellectuelles supérieures (37,7 %), et très légèrement inférieure la moyenne des professions de l’information, des arts et du spectacle (44,5 %17). La proportion de femmes chez les journalistes est équivalente à celle des cadres de la fonction publique (43,7 %) mais nettement inférieure à celle des professeurs et professions scientifiques (54,4 %)18. Tous ces éléments invitent à relativiser la féminisation du journalisme, qui est certes avérée, mais demeure limitée voire inférieure à celle de professions comparables.
11Ces évolutions de la profession de journaliste et sa féminisation, méritent d’être mises en relation avec des phénomènes sociaux plus larges, car le champ journalistique est travaillé par des logiques englobantes, même s’il dispose d’une autonomie relative – qui semble cependant de plus en plus faible. Il serait ainsi intéressant d’approfondir les liens entre la féminisation du journalisme et les évolutions de la place des femmes sur le marché du travail et dans l’espace public, ou encore les évolutions du marché des médias et des conditions de production de l’information, ou enfin le contexte économique et social plus large et l’évolution des rapports de force sociaux et des méthodes de management au sein des organisations en général.
Notes de bas de page
1 Sur la prise en compte de cette variable dans les enquêtes sociodémographiques sur la profession, voir la contribution de Christophe Gimbert.
2 IFP, Les journalistes français à l’aube de l’an 2000 : profils et parcours, Paris, Éd. Panthéon Assas-LGDJ, 2001.
3 Ibid., p. 46-48.
4 Ibid., p. 56-57.
5 Gautier G., Femmes et hommes dans les médias, Rapport d’activité de la délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre hommes et femmes au Sénat, 11 juillet 2007.
6 Les données publiées par l’IFP donnent une proportion de femmes parmi l’ensemble des « cadres », de 29,4 % en 1999.
7 Données statistiques de la CCIJP (www.ccijp.net).
8 Marchetti D. et Ruellan D., Devenir journalistes. Sociologie de l’entrée sur le marché du travail, Paris, La Documentation française, 2001.
9 Cependant, la fréquence du passage par les écoles de journalisme agréées, croisée avec d’autres critères, n’est pas étudiée pour les hommes et pour les femmes.
10 Ibid., p. 26.
11 Ibid., p. 53.
12 IFP, Les journalistes français à l’aube de l’an 2000, op. cit., p. 42.
13 La part plus importante de jeunes hommes ayant des revenus faibles confirmerait d’ailleurs l’hypothèse précédente.
14 Cette question étant récurrente et fondatrice dans l’histoire de la profession (Ruellan D., Le professionnalisme du flou. Identité et savoir-faire des journalistes français, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 1993).
15 De la même manière, qu’à la fin du XIXe siècle, des femmes comme Marguerite Durand et les rédactrices de La Fronde, s’étaient revendiquées d’une nouvelle forme de professionnalisme (voir la contribution de Sandrine Lévêque).
16 Sur l’extension de la précarité dans la profession, ses ressorts et ses effets sur le travail et l’identité des journalistes, voir le désormais classique Accardo et al., Journalistes précaires, Bordeaux, Le Mascaret, 1998. Les formes et l’ampleur différenciées de cette précarité selon les secteurs en lien avec leur féminisation, demeurent à étudier.
17 Les premiers chiffres concernent l’ensemble de la population active, le dernier uniquement la population active occupée (c’est-à-dire en excluant les demandeurs d’emploi). De manière surprenante, les premiers tableaux ne détaillent pas les professions de l’information des arts et du spectacles, et les incluent dans les « cadres de la fonction publique, professions intellectuelles et artistiques », où la proportion de femmes est de 49,4 % (« Population active selon le sexe, la catégorie socioprofessionnelle intermédiaire et le diplôme », www.insee.fr - travail emploi – emploi-population active).
18 Pour compléter la présentation, la part des femmes au sein des professions libérales est de 38,9 %, chez les cadres administratifs et commerciaux de 41,2 % et chez les ingénieurs et cadres techniques de 17,8 %.
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