6. Place et production journalistique des femmes dans les départements sportifs des quotidiens français
p. 169-191
Texte intégral
1L’importante augmentation du nombre de journalistes titulaires de la carte de presse observée lors des trois dernières décennies témoigne de l’expansion de cette activité professionnelle en France (Neveu, 2001). Le développement de cette profession s’accompagne de modifications structurelles et organisationnelles notables. Les travaux menés sur la presse française et les métiers du journalisme mettent en exergue quatre évolutions majeures (Accardo, 1998 ; Marchetti & Ruellan, 2001 ; Neveu, 2000, 2001 ; Ruellan, 1997, 2007) : une densification des titulaires de la carte de presse dans les secteurs de la presse hebdomadaire, magazine et spécialisée au détriment de la presse quotidienne ; un rajeunissement de la population des journalistes ; une élévation du niveau de qualification via l’obtention de titres universitaires ; et enfin, le développement d’un fort climat concurrentiel qui se traduit entre autres par une augmentation importante des emplois précaires (e. g., piges et contrats à durée déterminée). Pour Neveu (2000), la féminisation de l’activité constitue la cinquième évolution fondamentale du champ journalistique. Cependant, l’auteur constate que « la sociologie du journalisme demeure largement gender-blind, insensible aux effets sociaux des différences de sexe » (p. 180). Pourtant, le nombre de femmes titulaires de la carte de presse augmente de manière constante, passant de 11 744 en 1998 à 14 485 en 2002 pour finir à 16 170 l’année dernière (CCIJP, 2008). Ainsi, si les effectifs féminins représentaient 38,49 % des titulaires en 1998, ils atteignent 43,35 % en 2007.
2Malgré cet accroissement régulier des effectifs féminins, il semble que des disparités existent en fonction du genre des journalistes. Les travaux de Neveu (2000, 2001) montrent que la variable « sexe » influence significativement l’attribution des postes, des rubriques et des sujets au sein des rédactions. Ainsi, les femmes journalistes sont sous-représentées dans les postes à responsabilités, mais surreprésentées dans les emplois précaires. On constate par exemple, que 3,98 % des femmes titulaires de la carte de presse sont en recherche d’emploi contre 3,16 % chez leurs homologues masculins. De même, le taux global de journalistes pigistes est de 15,97 % chez les hommes alors qu’il est de 21,56 % chez les femmes. Enfin, seules 15,74 % des femmes occupent un poste de directrice (CCIJP, 2008).
3Neveu (2000) note également que les femmes sont souvent réduites à couvrir des rubriques moins prestigieuses que leurs homologues masculins. Bien qu’il n’existe pas de rubriques dont les femmes soient totalement exclues, celles qui possèdent un fort capital symbolique restent cependant l’apanage quasi-exclusif des hommes (e. g., politique, finance, religion, syndicalisme). La présente étude, de type exploratoire, s’intéresse donc, dans une perspective sexuée, à une spécialité relativement peu étudiée en France : le journalisme sportif.
Une spécialité dominée au sein d’un média dominé
4Les travaux de Marchetti (1997, 2002a) ont montré que l’espace de production journalistique fonctionnait comme un champ. Ainsi, le champ journalistique se structure autour d’une opposition entre un pôle « généraliste » et un pôle « spécialisé », mais également autour des pôles « intellectuel » et « commercial ». Ces oppositions matérialisent les différentes fonctions que les groupes sociaux attribuent à la lecture des différents types de journaux (Bourdieu, 1979). L’espace journalistique fonctionnant comme un champ, le jeu journalistique a par conséquent une logique propre qui fait que la compréhension des actes d’un journaliste est liée à sa position dans le champ et à l’ensemble des relations qui l’unissent à tous les autres journalistes. Pour Bourdieu (1996b), le traitement journalistique de l’information est homogénéisé au sein d’une « circulation circulaire de l’information », conséquence directe d’un « effet de champ » qui se traduit par le fait que les sujets traités par les organes de presse et/ou les agents dominants sont repris par l’ensemble des autres agents du champ. Conjointement à cette homogénéisation du traitement des informations, une des propriétés les plus importantes de ce champ réside dans sa faible autonomie due aux nombreuses contraintes exogènes, directes ou indirectes, prescrites par les sources, les annonceurs et le champ politique (Bourdieu, 1996a).
5L’irruption de la télévision dans le champ journalistique a renforcé le pôle le plus hétéronome d’un champ déjà peu autonome à cause des contraintes externes qu’il subit, en s’imposant comme un agent dominant (Bourdieu, 1996a, 1996b). Le poids de la télévision sur la logique économique du champ se traduit entre autres par sa capacité à fixer le contenu journalistique des quotidiens. Dans ce contexte, on constate que la presse écrite est un média qui occupe désormais une position relativement dominée dans le champ journalistique.
6Le sport-spectacle est aujourd’hui devenu un fait social incontournable pour les différents médias, tous les titres de la presse écrite d’information générale ayant une rédaction sportive. Les effets les plus visibles du renforcement des logiques économiques, dans le champ journalistique et dans le sous-champ du journalisme sportif, portent sur l’économie même du sport-spectacle. On constate une interdépendance forte et croissante entre ces deux économies : les sommes investies deviennent de plus en plus importantes et on relève une augmentation de la concurrence commerciale au sein des univers médiatiques et sportifs (Bourg & Gouguet, 1998). Ainsi, dès le début du vingtième siècle, de nombreux travaux montrent la présence d’une relation symbiotique forte entre le champ sportif et le champ économique : les sports les plus populaires ont contribué au développement de certains médias (d’abord la presse sportive, puis la radio et enfin la télévision) et ceux-ci ont participé à la diffusion des pratiques garantissant le succès populaire de nombreuses disciplines sportives (Smith, 1976). Les médias sont également devenus un espace stratégique pour les différents sports. Marchetti (2002b) montre comment ils ont contribué à l’évolution du statut juridique des clubs, à l’inflation du salaire des sportifs, au développement des investissements des grandes entreprises, voire à des évolutions dans l’organisation des compétitions. Ainsi, cette médiatisation a des effets directs sur les sports eux-mêmes et sur leur logique interne : certaines fédérations ont modifié leurs règlements afin d’augmenter la lisibilité télévisuelle de leur pratique.
7Malgré le développement de ces différentes synergies et des enjeux économiques toujours plus importants, les journalistes sportifs bénéficient cependant d’un faible capital symbolique dans le champ journalistique et se retrouvent par conséquent en situation de dominés (Marchetti, 1998). Marchand (1999, 2004) rapporte les nombreux combats menés par la corporation pour la reconnaissance de la spécialité sportive dans la profession, pour le contrôle des accréditations, pour la défense du droit à l’information et pour l’indépendance de la presse sportive face au pouvoir économique.
8Le champ journalistique est composé de sous-espaces fonctionnant comme des microcosmes qui sont en relation les uns avec les autres. Ces sous-champs, relativement autonomes, doivent leurs propriétés à la position qu’ils occupent dans le champ journalistique ainsi qu’aux contraintes exogènes des univers sociaux qu’ils couvrent. Le sous-champ est donc une forme « de sous-espace relationnel qui fonctionne comme un champ en miniature. S’il est relativement autonome, ce qui s’y passe dépend néanmoins des logiques de fonctionnement du champ journalistique et des relations avec les espaces médiatisés » (Marchetti, 2002a, p. 24).
9Ainsi, au sein d’une rédaction, il existe une hiérarchie interne informelle, en fonction des spécialités journalistiques, qui a des effets très concrets sur la production de l’information (Marchetti, 1997). Pour Marchetti (2002a, p. 33), « tout laisse à penser que moins la rubrique est jugée stratégique sous le rapport de la hiérarchie interne plus elle est autonome par rapport à la rédaction en chef dans ses choix de sujets, ses hiérarchies, ses “angles”, ses modes d’écriture. Il en va ainsi pour les rubriques sportives des quotidiens nationaux d’information générale (Le Monde, Libération par exemple) ». Les sous-champs spécialisés dominés (i. e., considérés comme peu stratégiques) semblent donc jouir d’une autonomie relative plus importante par rapport à ceux qui sont plus prestigieux.
10À l’instar de ce qui se passe dans le champ journalistique, dans le sous-champ spécialisé du journalisme sportif, les journalistes de presse écrite – hormis ceux de L’Équipe – occupent une position dominée (Marchetti, 1998, 2002b). Ceux-ci sont fréquemment relégués au second rang dans les priorités médiatiques, au profit des journalistes des chaînes de télévision (Marchetti & Ruellan, 2001). Dans son étude traitant des transformations du sous-champ du journalisme sportif français et de ses effets sur l’espace du football professionnel, Marchetti (1998) montre qu’au début des années 1980, le journaliste spécialisé dans le sport est assimilé à un sportif passionné, voué à rédiger des comptes-rendus descriptifs présentant seulement les résultats des compétitions sans réelle analyse. En cela il apparaît dominé par ses confrères attachés à un pôle plus intellectuel. Même si cette vision stéréotypée s’est affaiblie au cours du temps, elle demeure néanmoins encore très prégnante. L’auteur montre également qu’il existe une forte corrélation entre la position des journalistes dans le sous-champ spécialisé du journalisme sportif et les sports qu’ils couvrent. Ainsi, les dominants traitent principalement les sports les plus prestigieux d’un point de vue symbolique (e. g., football, cyclisme, tennis) au détriment de leurs confrères dominés qui prennent en charge les disciplines plus confidentielles.
11Enfin, le fonctionnement de ce sous-champ ne peut s’analyser sans prendre en compte les propriétés des producteurs de cette information spécialisée, notamment le volume et la structure du capital culturel. Ainsi, si les trajectoires d’autodidactes étaient particulièrement fréquentes dans les débuts du journalisme sportif, elles tendent aujourd’hui à disparaitre (Marchetti, 2002a). Dargelos & Marchetti (2000) constatent en effet que les évolutions morphologiques du groupe des journalistes sportifs tendent à être proches de celles de leurs confrères travaillant dans d’autres rubriques : élévation du niveau de diplôme, rajeunissement des effectifs et féminisation relative. Or, les analyses concernant ce souschamp spécialisé n’échappent pas à la tendance soulignée par Neveu (2000) en restant globalement « gender blind ».
Sport et médias : deux institutions hégémoniques
12Comme nous l’avons vu plus haut, les sous-champs spécialisés doivent une part de leurs propriétés aux contraintes exogènes des univers sociaux qu’ils couvrent. Il s’agit donc ici de comprendre comment se structure le champ sportif : il est le lieu de luttes qui ont, entre autres choses, pour enjeu le monopole de l’imposition de la définition légitime de la pratique sportive et de la fonction légitime de l’activité sportive (Defrance, 1995). Pour Bourdieu (2002) le champ sportif est également inséré dans le champ des luttes pour la définition du corps légitime et de l’usage légitime du corps.
13En ligne directe avec l’idéologie coubertinienne, le sport est longtemps resté un fief dominé uniquement par les hommes. Pierre de Coubertin précise dans Pédagogie sportive (1922) qu’une « olympiade femelle est impensable : elle est impraticable, inesthétique et incorrecte ». Le corps légitime pour la pratique sportive est donc clairement celui de l’homme. À cause de cette hégémonie masculine, les femmes ont dû faire face à de nombreux obstacles avant de pouvoir prendre part aux épreuves sportives et espérer en retirer quelques avantages, symboliques et financiers, à l’instar de leurs homologues masculins. Les médias ont par ailleurs participé activement à l’établissement de ces barrières par la mise en place d’une couverture biaisée de l’institution sportive.
14Ainsi, de nombreux travaux nord-américains, majoritairement basés sur une perspective pro-féministe, se sont penchés sur la couverture journalistique des informations sportives en fonction du genre des athlètes et ont mis en lumière le traitement biaisé effectué par la presse écrite. On constate que d’un point de vue quantitatif, les athlètes féminines sont largement sous-représentées dans les articles de quotidiens (e. g., Vincent et al., 2002) notamment quand il s’agit de sports traditionnellement masculins (Pirinen, 1997), mais également dans la couverture photographique (e. g., Pedersen, 2002), dans les « unes » (Salwen & Wood, 1994) et dans les publicités sportives (e. g., Renson & Careel, 1986).
15En plus des biais mis au jour par les études quantitatives, d’autres recherches qualitatives ont souligné des différences de traitement dans le discours journalistique. Aussi, on relève l’utilisation d’un langage sexiste dans les articles traitant du sport féminin (Blinde et al., 1991) ainsi qu’une (re) présentation stéréotypée des athlètes féminines (e. g., Daddario, 1997). Eastman & Billings (2000) notent que les femmes sont beaucoup plus critiquées dans les commentaires journalistiques que leurs homologues masculins. Les exploits sportifs des femmes sont également marginalisés et traités trivialement (e. g., Vincent et al., 2007), surtout dans les sports ayant un fort typage sexuel masculin (e. g., Lumpkin & Williams, 1991).
16À la suite de Duncan & Brummett (1993), on constate que le sport et les médias sont deux des institutions sociales les plus proéminentes et les plus hégémoniques dans notre société tout en étant également des pratiques culturelles très répandues et consommées. Ainsi, les médias, au travers de leur travail en tant qu’une des plus saillante et plus puissante institution sociale par laquelle l’idéologie dominante est articulée, concourent à produire, à reproduire et à soutenir une société hégémonique (McGregor, 1989). Daddario (1994) fait le même constat concernant le sport qui, en tant qu’institution sociale hégémonique, naturalise la puissance et les privilèges des hommes sur les femmes, épaulé de surcroît par les mass-médias qui, au travers de leur représentation de la femme sportive, participent au maintien de cette vision hégémonique. L’idéologie du sport comme domaine exclusivement masculin est par conséquent renforcée au travers de la couverture médiatique et des commentaires journalistiques. Fasting & Tangen (1983) pensent que les médias inhibent la participation des femmes dans le monde sportif au travers de l’image véhiculée qui donne l’impression que les femmes participent peu au développement et à la pratique du sport. Le traitement journalistique de l’information sportive contribue donc à l’établissement de barrières qui entravent la progression des femmes, à la fois dans la participation mais également dans la prise de responsabilités institutionnelles, en renforçant la représentation sociale qui fait du sport un domaine exclusivement et légitimement masculin.
Des femmes dans un bastion de la masculinité
17Partant de là, il semble important d’étudier la place occupée par les femmes journalistes dans les départements sportifs, ainsi que les conditions d’exercice de leur profession au sein d’une institution qui contribue à maintenir et à renforcer l’hégémonie masculine. Une fois encore, on trouve de nombreuses analyses nord-américaines qui se sont centrées sur la place des femmes dans le monde du journalisme sportif.
18Ce dernier, longtemps considéré comme un bastion masculin, commence à s’ouvrir aux femmes (e. g., Salwen & Garrison, 1998). Cependant, comme le soulignent Theberge & Cronk (1989), le fonctionnement de ces organisations a été pensé pour ceux qui n’ont que peu, voire pas, de responsabilités familiales. Les femmes journalistes sont donc desservies par cette manière de fonctionner : la plupart sont célibataires sans enfant (Claringbould et al., 2004). Les femmes doivent également faire face à de nombreux obstacles dans l’exercice de leur fonction. Par exemple, Lafky (1993) montre qu’elles ont moins accès aux réseaux professionnels que leurs collègues hommes. Elles doivent également faire face aux fortes réticences des athlètes masculins et des « staffs » qui semblent être incommodés par leur présence (e. g., Miloch et al., 2005).
19Une série de travaux met également en lumière les différents traitements discriminatoires dont sont victimes les femmes journalistes. Ceux-ci vont des rumeurs calomnieuses au harcèlement sexuel et à l’isolement social (e. g., Pedersen et al., 2009 ; Walsh-Childers et al., 1996 ; Staurowsky & DiManno, 2002). Ces discriminations se situent également au niveau de l’embauche et des opportunités de carrière : les femmes ont des salaires plus bas et moins d’avancement que les hommes pour le même travail (e. g., Claringbould et al., 2004). Paradoxalement, les femmes journalistes ne se sentent pas ouvertement discriminées, même si elles trouvent qu’elles sont plus souvent assignées à couvrir le sport féminin que leurs homologues masculins (e. g., Miloch et al., 2005). Enfin, il apparaît que les quelques femmes qui réussissent significativement dans ce milieu n’arrivent jamais à obtenir une reconnaissance professionnelle et un statut aussi important que les hommes (Miloch et al., 2005).
Éléments de méthodologie
20Il existe un important fossé entre la prolixité nord-américaine et la faible production européenne, notamment française, à propos de l’étude sociologique du journalisme sportif et de ses acteurs, dans la presse écrite. C’est pourquoi, nous nous proposons de réaliser une étude exploratoire sur la position et les conditions d’exercice des femmes dans une spécialité journalistique qui contribue à renforcer l’hégémonie masculine.
21Notre analyse est constituée de deux phases distinctes mais complémentaires. Dans un premier temps, des données quantitatives ont été récupérées à partir de questionnaires et d’une analyse de contenu des pages sportives de plusieurs quotidiens. Dans un second temps, suite à l’analyse des premières données, une série d’entretiens semi-directifs a été menée afin d’obtenir des données qualitatives venant éclairer de manière complémentaire les premiers résultats quantitatifs obtenus.
Le questionnaire
22Le questionnaire utilisé pour cette étude se divise en trois parties. La première vise à reconstituer l’itinéraire sportif, scolaire et professionnel du journaliste. La seconde partie, s’inspirant des travaux nord-américains menés précédemment (cf. supra), se compose de vingt-cinq items basés sur une échelle de Likert en sept points1. Les journalistes devaient préciser leur degré d’adhésion à des affirmations portant sur leurs conditions de travail et sur l’existence de différences sexuées ou de comportements discriminatoires. Enfin, la dernière section comporte des questions d’ordre sociodémographique.
23Ce questionnaire a été envoyé par courrier et par courrier électronique aux rédactions de 7 titres de presse quotidienne nationale2 (PQN) et 23 titres de la presse quotidienne régionale3 (PQR). Ces rédactions ont également été jointes par téléphone afin d’obtenir des renseignements sur la composition des effectifs des départements sportifs. Un total de 68 questionnaires exploitables (56 hommes et 12 femmes)4 a été renvoyé aux auteurs.
L’analyse de contenu
24L’analyse de contenu avait pour but de quantifier la contribution des femmes par rapport à celle des hommes, mais également de déterminer la nature et le genre des sports couverts. L’investigation s’est centrée sur L’Équipe, Le Monde et Le Figaro, qui sont les seuls titres de la PQN qui emploient des femmes, titulaires de la carte de presse, en contrat à durée indéterminée. Pour chaque titre, cent-deux numéros de l’année 20075 ont été choisis en utilisant un échantillonnage aléatoire stratifié6. Ainsi, des échantillons de 307 articles pour Le Monde, 463 articles pour Le Figaro et 2984 articles pour L’Équipe, ont été analysés en vue de mesurer les variables suivantes : (a) sexe de l’auteur, (b) sport couvert et (c) sexe des pratiquants auxquels se rapporte l’article. Les articles non-signés et les brèves ont été exclus de l’analyse.
Les entretiens semi-directifs
25Suite à l’analyse quantitative, une série de 8 entretiens semi-directifs a été menée auprès de trois journalistes de la PQN (1 homme et 2 femmes) et de 5 journalistes de la PQR (3 hommes et 2 femmes). Le guide d’entretien, construit a priori en se basant sur les résultats obtenus lors de l’analyse quantitative, abordait neuf thèmes principaux : le parcours scolaire, les conditions de travail, la place du journalisme sportif au sein de la presse et des autres médias, le parcours professionnel, les relations professionnelles, les différences sexuées, la discrimination et le harcèlement, le sport féminin et sa couverture médiatique et les perspectives futures de cette profession.
26Les entretiens ont eu une durée comprise entre une heure et une heure et demie et se déroulaient dans un lieu choisi par l’interviewé (i. e., bureau, café). En complément de ces entretiens in situ, on a également procédé à un entretien téléphonique, avec une journaliste de PQN, d’une durée d’une demi-heure. Avant analyse, chaque entretien a été retranscrit et le prénom des interviewés a été modifié de manière à préserver leur anonymat.
Caractéristiques morphologiques du journalisme sportif français de presse écrite quotidienne
Une féminisation relative
27Comme on peut le constater à la lecture du Tableau 1, le journalisme sportif est une spécialité où la féminisation des effectifs demeure très relative. Si la proportion de femmes journalistes titulaires mensualisées atteint 15,74 % à L’Équipe, elle tombe à 8,89 % pour la PQN et à 9,35 % pour la PQR. Ces chiffres restent très en deçà des 40,72 % relevés au niveau national, toutes spécialités confondues (CCIJP, 2008). Peu de quotidiens possédaient de données fiables en ce qui concerne les journalistes pigistes. Par conséquent, on notera juste, avec toutes les précautions qui s’imposent, une tendance à avoir légèrement plus de femmes (54,16 %) que d’hommes dans ces emplois précaires.
Tableau 1. Distribution des journalistes titulaires mensualisés (janvier 2008)

Des différences sexuées en termes de capital économique et culturel
28En moyenne, les journalistes ayant répondu à notre questionnaire ont 40 ans (Écart-Type = 9.33), sont mariés avec un enfant à charge (ET = 1.19) et gagnent 42 028,81 euros brut par an (ET = 15 000,25). Ils possèdent également un diplôme de niveau Bac + 3 (ET = 1.23), prétendent parler deux langues étrangères (ET = 0.69) et sont titulaires de la carte de presse depuis 15 ans (ET = 9.01). On dénombre 17,42 % de célibataires, alors que 23,39 % vivent en concubinage et que 59,19 % sont pacsés ou mariés. On constate aussi que 68,66 % des répondants travaillent pour la PQR, contre 11,94 % pour la PQN et 19,40 % pour L’Équipe. Enfin, on relèvera que 89,55 % des interrogés ont un contrat à durée indéterminée et que seulement 28,36 % sont passés par une école de journalisme.
29Cependant, une comparaison de l’échantillon en fonction du sexe des journalistes laisse apparaître des différences statistiquement significatives. Ainsi, à la lecture du tableau 2, on constate que les femmes sont plus jeunes et ont moins d’enfants à charge que les hommes. En outre, elles possèdent des titres universitaires plus élevés que leurs homologues masculins. Elles sont également plus souvent diplômées de l’une des grandes écoles de journalisme. Bien que n’atteignant pas le seuil de significativité, on note une forte tendance (p <. 10) qui laisse supposer que les femmes maîtrisent plus de langues étrangères. À l’inverse, on remarque que les hommes ont un revenu annuel brut significativement plus élevé que leurs consœurs. On relève également une forte tendance (p <. 10), proche du seuil de significativité, qui laisse penser que les hommes sont en moyenne titulaires de la carte de presse depuis plus longtemps que les femmes. Enfin, on ne décèle aucune différence significative entre la situation matrimoniale et le type de contrat de travail en fonction du sexe des journalistes.
Tableau 2. Variables sociodémographiques en fonction du sexe des journalistes sportifs

Note : * = p <. 10 ; ** = p <. 05.
30En bref, bien que les femmes possèdent en moyenne un volume de capital culturel – notamment institutionnalisé – supérieur à celui de leurs confrères, on constate qu’elles ne bénéficient cependant pas d’une rémunération indexée sur cette forme de capital qui n’est pas dominant dans ce sous-champ spécialisé : on ne trouve pas de corrélation entre le volume de capital culturel et le salaire perçu (r = 0.06 ; p<.67). De plus, si on relève une corrélation positive entre le salaire et l’ancienneté chez les hommes (r = 0.66 ; p<.0001), ce n’est pas le cas chez les femmes (r = 0.59 ; p<.13).
31Compte-tenu du déséquilibre entre le nombre d’hommes et de femmes ayant répondu au questionnaire, il convient ici de souligner le caractère exploratoire des résultats qui viennent d’être présentés dans ce paragraphe7.
Une production journalistique sexuée
32En plus des disparités relevées dans les variables sociodémographiques et économiques, nos résultats montrent des différences notables dans la production journalistique en fonction du sexe de l’auteur. Ces différences se retrouvent à trois niveaux distincts : dans le nombre d’articles publiés, dans les sports couverts et dans la couverture du sport féminin.
La publication des articles
33Dans L’Équipe, on constate à l’aide d’un test du chi-carré8 que les femmes sont largement sous-représentées dans le nombre d’articles publiés (c 2 = 84.02, p<.0001). Ainsi, bien que représentant 15,74 % de l’effectif du quotidien, elles ne signent que 7,5 % des contributions. À l’inverse, dans Le Monde (c 2 = 5.31, p<.05) ou dans Le Figaro (c 2 = 6.94, p<.01) on note une surreprésentation significative de signatures féminines. En effet, bien que totalisant 14,29 % des effectifs du Monde et du Figaro, elles sont respectivement à l’origine de 18,9 % et 18,6 % des articles publiés. Ces résultats confortent l’analyse de Marchetti (2002a) concernant la corrélation négative entre l’importance stratégique d’une rubrique et l’autonomie relative laissée aux agents qui en sont chargés (cf. supra). Ainsi, pour Le Monde et Le Figaro, deux quotidiens situés au pôle intellectuel du champ journalistique, ce n’est pas la rubrique sportive qui sert à légitimer et à maintenir leur position dans le champ journalistique, mais des rubriques plus « nobles » telles que la politique ou l’économie. Aussi, les femmes travaillant dans le département sportif de ces deux titres semblent être moins sujettes à la domination masculine qui s’exerce dans L’Équipe au niveau de la publication des articles.
34L’analyse du nombre d’articles publiés ayant révélé des déséquilibres en fonction du sexe des auteurs, il s’agit maintenant de voir si cette variable influence également les sports couverts en fonction du capital symbolique qu’ils véhiculent.
Les sports couverts
35Le tableau 3 récapitule les dix sports les plus couverts par les trois quotidiens retenus. Cette répartition confirme la capacité de la télévision à imposer l’hétéronomie à l’ensemble des agents de ce sous-champ spécialisé. En effet, au cours de l’année 2007, les sports les plus médiatisés sur les chaînes nationales furent le football, le rugby, le tennis et le cyclisme9. Le fait que ces sports soient les plus couverts par les trois quotidiens10 conforte l’analyse de Pierre Bourdieu au sujet de la « circulation circulaire de l’information » dans le champ journalistique (cf. supra).
36La couverture journalistique de ces quatre sports dominants à fort capital symbolique reste la propriété quasi-exclusive des hommes. Ainsi, comme on peut le constater à la lecture du tableau 4, les contributions féminines sont plus que marginales, à l’exception de la couverture du tennis dans Le Figaro. Dans les trois quotidiens, on note également l’absence totale de signatures féminines en ce qui concerne le golf, une pratique à fort profit de distinction (Bourdieu, 2002).
37Au niveau des pratiques plus confidentielles, l’analyse de la production journalistique en fonction du sexe de l’auteur laisse globalement apparaître une couverture conforme aux rôles sexués véhiculés par les sports (Fontayne et al., 2001). Dans cette perspective, on constate que les sports perçus comme conformes aux rôles sexués masculins restent l’apanage exclusif ou quasi-exclusif des hommes.
38Ainsi, dans les trois quotidiens étudiés, les femmes sont totalement exclues du traitement des sports de combat (i. e., boxe, judo, taekwondo). A contrario, aucun homme n’a signé de papier concernant le patinage artistique, la gymnastique et la natation synchronisée qui sont des pratiques perçues comme conformes aux rôles sexués féminins.
Tableau 3. Les dix sports les plus médiatisés en 2007

Tableau 4. Proportions des contributions féminines sur la couverture des sports les plus médiatisés

La couverture du sport féminin
39À l’instar des résultats nord-américains, on constate que le sport féminin reste largement sous-représenté dans les quotidiens français. Ainsi, L’Équipe consacre 8,9 % de ses articles aux pratiques féminines, Le Monde 8,8 % et Le Figaro 6,9 %. Les pratiques féminines, dominées dans le champ sportif où le corps légitime est celui de l’homme, le sont également dans le sous-champ du journalisme sportif. Cette homologie structurale contribue à la représentation sociale qui fait du sport un domaine exclusivement et légitimement masculin. La couverture de ces pratiques dominées – à faible pouvoir symbolique – est donc principale- ment le fait d’agents dominés dans le sous-champ. Or, on constate pour chaque quotidien que les femmes sont statistiquement surreprésentées dans la couverture du sport féminin et sous-représentées dans la couverture du sport masculin (cf. tableau 5). Elles sont donc plus souvent assignées à traiter des sujets à plus faible potentiel symbolique que leurs homologues masculins et n’en sont pas conscientes puisqu’elles prétendent ne pas être trop souvent assignées à couvrir le sport féminin (M = 1.32).
Tableau 5. Distribution de la production journalistique en fonction du sexe des auteurs et du sexe des athlètes

Note : Les chiffres entre parenthèse correspondent à la distribution théorique attendue.
L’accès à la profession : des obstacles à surmonter
L’entrée dans un « bastion masculin » : le poids de la doxa
40Quel que soit le type de quotidien et le sexe de la personne interrogée, il est intéressant de constater que toutes ont un rapport particulier au sport, se révélant être ou avoir été des pratiquants et/ou spectateurs assez assidus depuis leur enfance. Être passionné de sport reste pour beaucoup une des conditions, voire la condition préalable pour exercer ce métier. Or le manque d’intérêt des femmes envers l’objet sportif, et plus encore envers le journalisme sportif, est un argument récurrent lors des entretiens pour expliquer la faible féminisation de cette spécialité. De précédents travaux anglophones ont mis en avant la perception stéréotypée des rédacteurs en chef des départements sportifs envers les femmes, perçues comme « naturellement » moins sportives et moins intéressées par cet objet que les hommes (Hardin, 2005). Le témoignage de Paul, rédacteur en chef dans un titre de la PQR, est des plus explicites :
« Je ne pense pas qu’il y ait beaucoup de filles à ma connaissance qui s’intéressent à ce métier-là. […] J’ai toujours été amené à recruter des tas de collaborateurs. Des centaines. Et des candidatures spontanées de filles je n’en ai pas eu beaucoup. […] Visiblement au départ il n’y a pas des tonnes de filles qui s’intéressent, je ne dis pas au journalisme mais au journalisme sportif. »
41En poste dans un titre de la PQN depuis 1995, Fabienne, journaliste de 43 ans, expliquait également avoir vu peu de femmes postuler ne serait-ce que comme stagiaire au sein d’un département dominé qui souffre d’un manque cruel de reconnaissance :
« Elles ne sont pas intéressées ! Elles préfèrent aller dans les services société, politique… les services “vitrines” mais pas le sport ! En plus, elles ont toutes des idées reçues sur le département sportif comme quoi que c’est une rubrique pour les hommes. »
42La vision stéréotypée du département sportif comme « bastion de la masculinité », dans lequel les femmes n’ont pas ou ne sont pas à leur place semble ainsi encore prégnante et être une des explications au manque d’engagement des femmes dans cette spécialité journalistique. Beaucoup soulignent ce « cliché machiste » qui reste accolé au département sportif. Un journaliste de La Voix du Nord parlait même d’un possible complexe des femmes vis-à-vis du journalisme sportif car ce dernier reste perçu comme un « métier de mecs, un milieu de macho » même si ce journaliste mentionne un certain changement d’état d’esprit depuis notamment la Coupe du Monde 1998 qui selon lui aurait permis à certaines femmes de se décomplexer vis-à-vis d’une profession réputée masculine. Cette doxa11 fait-elle que les femmes se considèrent a priori comme illégitimes dans cette spécialité ? Interroger des étudiantes en écoles de journalisme permettrait sans doute d’éclairer ce questionnement.
Quand les femmes doivent faire leurs preuves
43En plus de la prégnance de cette doxa, l’accès des femmes aux rubriques sportives semble être plus fermé que pour leurs homologues masculins. Outre le fait que l’on exige des femmes un volume de capital culturel institutionnalisé supérieur aux hommes pour entrer dans la profession, il semble également subsister des barrières idéologiques. En effet, si tous les journalistes interrogés perçoivent une évolution dans les comportements qui irait dans le sens d’une plus grande acceptation des femmes à l’intérieur des rubriques sportives, certains de leurs propos montrent qu’il existe toujours des réticences, notamment chez les agents dominants du sous-champ, qui peuvent constituer un obstacle à l’accès des femmes à cette spécialité :
« J’en connais toujours au journal, pas tant dans le service, mais au-dessus ou quand j’étais au secrétariat de rédaction pour les sports, des mecs dire “une nana qui s’occupe du foot le soir de permanence, ça n’a rien à foutre là”, et devant moi, sans aucun souci ! À ce moment-là il ne faut surtout pas se braquer, il faut prendre ça en rigolant, dire “je suis là pour rattraper tes conneries”. » (Nicole, 38 ans, PQN.)
44Rentrée à la rubrique sportive à 31 ans, cette femme, qui ne se dit aucunement être victime de discrimination, reconnaît à travers sa propre expérience avoir dû surmonter quelques préjugés et provocations de la part de ses pairs lors de ses débuts :
« Je pense qu’il y a eu une période où il y avait une vraie réticence envers les femmes avec des vieux de la vieille, toute une génération de journalistes à l’ancienne. […] Au début ils vont te chercher un peu et si tu es capable de montrer que tu bosses et qu’ils voient que tu te démerdes bien, que tu es capable de leur répondre, ça se passe bien. Par exemple, quand j’ai commencé à faire de la boxe, c’était un vieux de la vieille qui avait un peu la dent dure et qui m’avait demandé de venir avec lui pour couvrir un Championnat du Monde à Bercy puis avait finit par me dire : “Hé ma cocotte, il faudrait que tu passes à des sports sérieux, tiens la moto.” À un moment donné, ils m’intronisaient presque dans certains sports. »
45Ces constats vont dans le sens des résultats de précédentes études anglophones sur l’intégration des femmes dans les départements sportifs de la presse écrite, montrant la difficile acceptation des femmes par leurs collègues masculins, ces derniers pouvant même ressentir la présence des femmes comme un quota à l’embauche (Kian, 2005). Hardin & Shain (2006) expliquent que les journalistes sportifs femmes étaient considérées comme des « outsiders » (i. e., étrangères) en vertu de leur sexe, devant intégrer des normes et valeurs journalistiques masculines, c’est-à-dire à travailler comme un homme, pour se faire accepter et respecter de leurs collègues masculins. Les auteurs interrogent des journalistes participant à la convention de l’Association for Women in Sports Media qui décrivent le fait d’« avoir le cuir épais », de garder la tête froide et de faire preuve d’agressivité comme des qualités essentielles pour réussir dans ce métier. D’autres travaux menés sur la base d’entretiens (Ross, 2001 ; Melin-Higgins & Djef-Pierre, 1998) montrent que l’incorporation de comportements, valeurs et styles dits « masculins » sont l’une des principales stratégies adoptées par les femmes pour faire leur place dans un champ journalistique décrit comme une « construction masculine » (Melin-Higgins, 2004).
46L’existence d’obstacles dans l’accès à la profession se retrouve également dans les résultats issus des questionnaires. Ainsi, bien que femmes (M = 1.63) et hommes (M = 2.63) pensent qu’il y a actuellement peu d’opportunités pour entrer dans ce métier, les premières sont significativement plus pessimistes que les seconds (F = 5.12, p <. 05).
Un métier contraignant pour des carrières écourtées
47La perception d’un métier contraignant, imposant des sacrifices familiaux, semble également être un frein à l’engagement des femmes. En plus d’être un frein, ces contraintes peuvent aussi précipiter l’arrêt de leur carrière au sein de cette spécialité. En effet, ce métier est vécu avant tout comme une passion, mais qui reste sans doute éphémère car usante, avec des contraintes horaires importantes. À l’instar des résultats avancés par Claringbould et al. (2004), cette profession est ainsi perçue comme difficilement compatible avec une vie de famille :
« On a un métier un peu décalé. Moi je suis célibataire, je n’ai aucune attache donc ça ne me gêne pas de travailler le week-end ou tard le soir, mais après si on a une vie de famille, ça peut être difficile, même s’il y en a qui s’en sortent très bien. Ce n’est quand même pas un métier banal. […] C’est un métier usant […] j’ai bien conscience qu’il faut que j’en profite maintenant car je ne pense pas faire ça toute ma vie, ça pompe beaucoup d’énergie. » (Michelle, 28 ans, PQR.)
48Ces sacrifices sont d’autant plus mal vécus s’ils s’accompagnent d’un manque de reconnaissance. Ainsi, Nicole, 38 ans, journaliste dans la PQN rapporte :
« Pour l’instant je ne le vis pas comme un sacrifice. […] Mais c’est vrai qu’il y a des moments donnés quand même où ça laisse à réfléchir. Avec mon ami, on pense de plus en plus à avoir un enfant, il n’est pas encore là donc on en profite jusqu’au bout. Mais c’est surtout qu’il y a plein d’autres choses qui pourraient me plaire dans lesquelles je voudrais aussi m’investir et à un moment donné, en vieillissant on se dit : “de tout mettre autant dans son travail par rapport à d’autres choses que l’on pourrait faire”. On se pose vraiment la question surtout pour pas beaucoup de reconnaissance. […] C’est peut-être une usure, une fatigue, un âge. J’approche les 40 ans, je voudrais fonder une famille, il y a plein de choses qui sont remises en cause. »
49En les interrogeant sur leur futur, ces femmes ne se voient pas faire toute leur carrière dans le journalisme sportif eu égard à une vie de famille à construire mais aussi à une certaine lassitude. Des propos que l’on ne retrouve pas chez les hommes qui, même s’ils reconnaissent avoir des horaires de travail incompatibles avec une vie de famille classique, n’envisagent pas pour autant de changer de spécialité ou de métier.
Une hiérarchie bien établie
50Peut-on également faire un rapprochement entre des carrières de journalistes sportifs qui seraient plus courtes chez les femmes et le manque de possibilités pour celles-ci d’accéder à des postes plus élevés ? En effet, il ressort de nos divers entretiens la difficulté pour les femmes d’accéder à des postes à responsabilité, qui d’ailleurs se traduit par un constat éloquent : il n’y a qu’une femme à la tête d’une rédaction sportive dans la presse écrite française.
« On a peut-être le problème qui se retrouve à tous les niveaux de la société : celui de monter dans la hiérarchie. Il y a de plus en plus de femmes qui deviennent journalistes de base mais par contre pour avoir après des responsabilités… Je pense qu’il est plus difficile de monter dans nos propres rédactions. » (Nicole, 38 ans, PQN.)
51Les travaux de Neveu (2000) sur les rapports de pouvoir indiquaient déjà que « l’appartenance au genre féminin a pour effet tendanciel de rendre plus difficile l’accès aux postes de responsabilité » (p. 204), les femmes devant notamment manifester plus de compétence pour atteindre un niveau hiérarchique donné. D’autres études plus spécifiques au département sportif rapportaient également la difficulté pour les femmes journalistes sportifs à être promues (Smucker et al., 2003 ; Hardin & Shain, 2005, 2006). Nous pouvons aussi faire un parallèle entre les sports couverts par les journalistes sportives et l’impossibilité pour elles de progresser dans la hiérarchie rédactionnelle. Car, même si les journalistes femmes interrogées ne s’estiment pas lésées par rapport à la répartition des sports à couvrir, à l’instar de celles qui ont répondu au questionnaire (M = 5.12), notre analyse quantitative tend cependant à démontrer que les sports les plus prestigieux, à fort capital symbolique, restent la propriété quasi-exclusive des hommes. Si Nicole, journaliste de PQN, soulignait qu’elle ne désirait pas de poste plus élevé, le fait qu’elle couvre principalement des sports qu’elle-même qualifie de « petits », augmente sans doute la distance qui la sépare des postes à responsabilités en la maintenant dans une situation de dominée. Elle nous dit ainsi devoir « se battre » pour faire passer ses papiers, à l’inverse de ses collègues masculins couvrant le football qui ont l’assurance d’être publiés : « ça ne les intéresse pas de s’occuper de ces sports-là car c’est une bataille de tous les instants ». Cette lutte l’oblige à trouver « des trucs vraiment sexy, glamours, avec un angle super particulier » pour assurer la publication de ses articles, ce qui nous renvoie à l’observation de Neveu (2000) : « Si les femmes écrivent ce qu’elles écrivent, cela peut exprimer une sensibilité ou un habitus féminin, mais aussi le fait qu’elles ne sont pas en situation d’écrire autre chose dans un système de contraintes liés à des postes de travail » (p. 204). Les dispositions de cet habitus féminin, l’existence d’une pratique typiquement féminine dans la façon de travailler ou de faire des interviews, est revenue à plusieurs reprises au cours de nos entretiens que ce soit auprès d’hommes ou de femmes :
« On sera peut-être plus douces dans les questions que l’on va poser, on sera peut-être plus sur le côté psychologique ou sur le côté histoire humaine. […] Et ça, même les collègues hommes le diront. On n’a pas la même façon de poser les questions, de construire une interview, ce qui fait que l’on met en confiance un peu plus, que quelques fois il y a des athlètes qui nous sortent des trucs qu’ils ne diront pas forcément à des journalistes hommes. Il y a vraiment un autre contact et un autre rapport. […] On va peut-être chercher des choses plus humaines, liées à l’histoire, plus psychologiques et pas simplement le technico-tactique. » (Nicole, 38 ans, PQN.)
52Compte-tenu de ces différences, on peut s’interroger sur les attentes de la direction éditoriale à l’égard des femmes et les raisons premières de leur embauche. Des travaux ont mis en avant la perception des journalistes et des directeurs éditoriaux, hommes et femmes confondus, sur les spécificités féminines au niveau du style et des angles choisis. Les femmes seraient plus axées sur le témoignage, l’émotion, ou encore la psychologie des rapports humains en opposition à leurs collègues masculins plus centrés sur l’information brute et la logique (Van Zoonen, 1998 ; Hardin & Shain, 2006). Ainsi, comme le rapporte Saint-Jean (2000), une majorité de journalistes considèrent que « l’impact le plus significatif de l’accroissement du nombre de femmes dans la profession se traduit par une plus grande variété des sujets abordés et des angles de traitement ».
53Partant de là, le recrutement de femmes dans les départements sportifs correspond-il à une stratégie de diversification des sujets abordés et des angles de traitement en vue d’élargir le lectorat ? Le témoignage des femmes interviewées semble corroborer cette hypothèse :
« Mais il est vrai qu’on me dit souvent que ce qui motivait le fait d’avoir une femme dans le service des sports, c’était qu’elle ne rendait pas compte des choses de la même manière. » (Michelle, 28 ans, PQR.)
Un rapport sexué aux sources
54Bien que confrontées à des obstacles au sein du champ journalistique et du sous-champ du journalisme sportif, les femmes n’éprouvent pas le sentiment d’avoir plus de difficultés que leurs homologues masculins quant à l’accès aux sources d’information (M = 2.12). De même, elles ne s’estiment pas personnellement avoir été victimes de discrimination de la part d’athlètes (M = 2.36), d’entraîneurs (M = 2.81) ou de dirigeants (M = 2.93). Elles relatent cependant les « malheurs » de quelques collègues femmes :
« Moi j’ai déjà couvert des sports comme le foot et le rugby mais cela n’a été que des expériences positives car les mecs étaient contents de voir un peu des femmes : ils me portaient même le sac ! Par contre je crois savoir qu’une collègue de presse écrite a eu des expériences malheureuses et n’aura sans doute pas le même point de vue… » (Fabienne, 43 ans, PQN.)
55Nicole, journaliste de PQN, raconte avoir à plusieurs reprises eu affaire à des remarques ou des traits « d’humour » déplacés de la part de l’entourage d’athlètes. Elle souligne la nécessité de ne pas entrer dans ce qu’elle appelle le « jeu de séduction » en adoptant des attitudes distanciées, qu’elle qualifie de « professionnelles », à l’inverse de certaines de ses consœurs à qui il est parfois reproché une trop grande proximité avec leurs sources :
« J’ai rencontré des journalistes femmes qui jouaient vachement sur ce côté de rapport de séduction avec des athlètes et des entraîneurs, ce qui est insupportable. On était d’accord à plusieurs à se dire : “elles ne nous aident pas dans le boulot”. […] Elles laissent place dans cette façon de se comporter à des gestes déplacés, à des remarques. […] Du côté des entraîneurs et des athlètes, ce qu’il faut c’est de ne pas se la jouer du côté de la séduction, du côté : “on est une femme, on séduit” mais de rester professionnelle. Si on montre aux athlètes et entraîneurs qu’on est là pour bosser, qu’on a fait son boulot, qu’on ne pose pas des questions idiotes, ça se passe super bien. »
56Ainsi, il semble exister au moins deux types de stratégies différentes pour obtenir des informations auprès de sources masculines. D’un côté, des journalistes, à l’instar de Nicole, qui prônent une distanciation et une attitude « professionnelle » notamment en (dé) montrant la maîtrise des sujets abordés. De l’autre, des journalistes utilisant les stéréotypes masculins à l’égard des femmes et entrant dans une relation sexuée dans le but d’obtenir des informations. L’enquête menée auprès de journalistes sportifs femmes par Hardin & Shain (2006) vient renforcer cette hypothèse, certaines se plaignant également de leurs collègues féminines jouant de leurs atouts sexuels et mettant de ce fait à mal la crédibilité journalistique de l’ensemble des femmes de la profession. Ces relations sexuées basées sur l’exploitation d’attitudes stéréotypées ont également été observées dans d’autres spécialités (Lachover, 2005).
Perspectives de recherche
57Cette étude exploratoire avait pour objectif d’examiner la position et les conditions d’exercice des femmes dans une spécialité journalistique qui contribue à renforcer l’hégémonie masculine. Les résultats – au demeurant provisoires – laissent apparaître que les femmes sont dominées à la fois au sein des structures, mais également dans le processus de production journalistique. Cette domination reste cependant à nuancer en fonction de la place du quotidien dans le champ journalistique. Ainsi, au Monde, quotidien situé au pôle intellectuel du champ journalistique, qui juge le sport comme moins stratégique12, on constate que cette domination est moins prégnante : les signatures féminines d’articles sont surreprésentées et le biais associé à la couverture du sport féminin y est moins important que dans les deux autres quotidiens étudiés. Il semble donc que moins un quotidien juge le sport comme stratégique pour maintenir sa position dans le champ journalistique, plus les femmes semblent bénéficier d’une autonomie relative quant à la domination masculine dans le sous-champ spécialisé du journalisme sportif. Les résultats inverses obtenus pour L’Équipe, quotidien dominant de ce sous-champ, confirment cette hypothèse.
58Le modeste sondage réalisé par cette étude exploratoire laisse entrevoir, entre autres, trois pistes de recherches futures. Tout d’abord, il conviendrait de vérifier si la doxa qui fait du journalisme sportif un bastion masculin est un réel frein à l’entrée des femmes dans ce sous-champ spécialisé. Interroger les futures entrantes dans le champ journalistique sur leur perception du journalisme sportif, pourrait être intéressant à cet égard. À la suite des travaux de Strong (2007), on peut également penser que c’est le manque d’attractivité de ce département, jugé comme peu professionnel (Rowe, 2006), qui expliquerait la faible représentativité des femmes. Ces dernières préféreraient davantage postuler dans des départements plus prestigieux (e. g., politique, économie) que le département sportif, quitte à se satisfaire d’un statut précaire (i. e., pigiste). En second lieu, il faudrait déterminer de manière fine quels sont les différents mécanismes, autres que la couverture journalistique de sports relativement confidentiels, qui contribuent à maintenir la position dominée des femmes dans ce sous-champ. Dans cette perspective, et compte tenu des préjugés envers les femmes (i. e., moins intéressées, moins de connaissance dans le domaine sportif), il semble utile de s’intéresser à la vision qu’on les journalistes décideurs/recruteurs de leurs consœurs et comment celle-ci influence les différentes décisions de promotion au sein de la rédaction. Enfin, à la suite des travaux de Lachover (2005), il serait intéressant de questionner les rapports sexués entre les femmes journalistes et leurs sources masculines. Nos entretiens semblent indiquer au moins deux stratégies caractérisant les rapports entre ces femmes et leurs sources, les unes jouant sur la monstration d’une plus grande professionnalité, les autres entrant dans une relation sexuée en se servant à leur avantage des stéréotypes sexués qu’elles véhiculent. Il s’agirait donc de savoir s’il existe des stratégies spécifiques aux journalistes femmes pour obtenir des informations auprès des sources, principalement masculines, du champ sportif.
59Pour finir, et même si ce n’était pas le but premier de la présente étude, à l’instar des nombreux résultats nord-américains (cf. supra), on constate une couverture biaisée du sport féminin. Ainsi, on relève que les pratiques sportives féminines représentent moins de 9 % des articles dans les différents quotidiens étudiés. Ceci contribue à affirmer et renforcer l’hégémonie sportive masculine présente dans le champ sportif.
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10.1504/IJSMM.2007.012406 :Vincent J., Pedersen P. M., Whisenant W. A. & Massey D., « Analysing the Print Media Coverage of Professional Tennis Players : British Newspaper Narratives About Female Competitors in the Wimbledon Championships », International Journal of Sport Management & Marketing, n° 2, 2007, p. 281-300.
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Notes de bas de page
1 Il s’agit d’une échelle où la personne interrogée exprime son degré d’accord ou de désaccord avec une affirmation donnée (e g, « Je suis satisfait(e) des tâches qui me sont assignées ») Le continuum allant de 1 pour « pas du tout d’accord » à 7 pour « fortement d’accord »
2 L’Équipe, L’Humanité, Le Figaro, Libération, Le Monde, Aujourd’hui en France/Le Parisien, et La Croix
3 Ouest-France, L’Est Républicain, Sud Ouest, La Provence, Le Dauphiné Libéré, Le Télégramme, La Dépêche du Midi, L’Yonne Républicaine, Le Midi Libre, Le Républicain Lorrain, Le Bien Public, Le Progrès, Dernières Nouvelles d’Alsace, L’Alsace, La Voix du Nord, La République des Pyrénées, La Nouvelle République du Centre, La Charente Libre, Paris Normandie, Nice Matin, Nord Éclair, Le Maine Libre, et Le Journal du Centre
4 Soit 46 questionnaires pour la PQR (39 hommes et 7 femmes) et 22 (17 hommes et 5 femmes) pour la PQN
5 L’absence de Jeux Olympiques et de Coupe du Monde de Football a guidé le choix de cette année Ainsi, on évite tout biais de surreprésentation du football, mais surtout des nombreuses disciplines qui demeurent confidentielles en dehors des années olympiques Cependant, il convient de noter qu’en 2007 la France organisait la Coupe du Monde de Rugby et que ce sport sera donc surreprésenté dans les résultats de l’analyse
6 Ainsi, 8 numéros étaient choisis aléatoirement pour les mois pairs et 9 pour les mois impaires
7 En effet, compte tenu de la faible représentativité des femmes par rapport aux hommes dans notre échantillon, on ne peut faire ni une analyse de covariance (ANCOVA) où l’on contrôlerait l’effet de l’âge et/ou de la durée de détention de la carte de presse ; ni d’analyses de régressions
8 Le chi-carré est un test statistique non paramétrique qui permet de savoir si la différence entre deux distributions est attribuable au hasard (i e, l’erreur d’échantillonnage) ou suffisamment importante pour être statistiquement significative
9 Si le « palmarès » est correct, le Conseil Supérieur de l’Audiovisuel n’a cependant pu nous fournir le volume horaire total exact car la compilation des données n’était pas achevée lors de notre demande
10 La présence de la voile en quatrième position dans Le Figaro s’explique par le fait que ce quotidien organise une course (La Solitaire du Figaro) qui lui sert de « vitrine », à l’instar du Tour de France pour L’Équipe En plus de la surexposition associée à cet événement, Le Figaro s’attache à couvrir l’ensemble des courses de voile de manière à asseoir sa légitimité dans l’expertise de ce sport
11 Pour Bourdieu (1997), la doxa est un « ensemble de croyances fondamentales qui n’ont même pas besoin de s’affirmer sous la forme d’un dogme explicite et conscient de lui-même » (p 30) Ainsi, suivant cet auteur, il s’agit donc d’un ensemble de présupposés cognitifs et évaluatifs dont l’acceptation est impliquée par l’appartenance même à un champ
12 À titre de comparaison, le quotidien emploie deux fois moins de journalistes sportifs que Le Figaro Son espace rédactionnel consacré au sport est également plus réduit puisque sur la même période, Le Figaro a publié 1,5 fois plus d’articles
Auteurs
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