1« Les dames sont en nombre respectable. Adressons-leur nos sympathiques hommages, et, à tous, nos sentiments affectueux. » Dans cette préface du premier annuaire1 consacré en 1954 aux journalistes professionnels de France et des départements d’Outre-Mer, le président de la Commission supérieure de la carte d’identité des journalistes2 résume d’une phrase courtoise la distance que les commanditaires de l’ouvrage entretenaient avec la variable sexe et la notion de genre. Certes, cet annuaire n’ambitionnait que de constituer « pour la première fois en France, une sorte de manuel de la profession, considéré sous l’angle de son organisation légale3 ». Les cinq enquêtes suivantes4 seront réalisées à partir de dénombrements plus rigoureux et complétées d’analyses sociodémographiques qui s’attacheront à être peu à peu genrées. Cette prise en compte de la variable du genre sur un demi-siècle permet une analyse du processus d’objectivation de la féminisation dans la profession de journaliste, de son invisibilité en 1954, au traitement relativement banalisé de cette variable dans les deux enquêtes sociodémographiques publiées en 1992 et 2001, via des étapes intermédiaires de mise en visibilité inégale dans les trois enquêtes parues en 1967, 1974 et 1986.

2Ces six enquêtes sont liées entre elles par une logique réglementaire routinière qui voit la Commission de la carte de presse des journalistes collecter et traiter, chaque année, les demandes d’attribution ou de renouvellement du document.

3À chacune de ces enquêtes correspondent des conditions de production des données différentes et un mode de questionnement inégal. Ce qui rend les comparaisons sociodémographiques malaisées. Traiter de la variable du genre dans des ouvrages publiés en 1967, 1974, 1986, 1992 et 2001 signifie, pour les chercheurs et auteurs, bénéficier d’un environnement scientifique qui n’interroge pas des transformations de même nature. Qu’il s’agisse de sociologie du travail ou de la famille, d’études de genre5 ou de sociologie des médias. Nous avancerons peu sur ce terrain qui a déjà été en partie commenté6. Sans l’a-historiciser, nous proposons d’observer le travail longitudinal de production et d’interprétation des données de façon à en extraire l’analyse du processus d’objectivation de la féminisation de la profession. Notre méthode vise à percevoir les étapes de la construction de la variable du genre dans les analyses morphologiques de la population des journalistes.

4Dans un premier temps, nous nous attacherons à resituer les données de ces enquêtes disparates et leurs lieux de production, et à nous pencher sur le rôle à la fois central et limité de la Commission de la carte de presse des journalistes dans la conduite de ces études. Nous démontrerons, dans une deuxième partie que, dans les enquêtes, la prise en compte de facteurs significatifs de différenciation7 – comme le diplôme de journalisme, les « zones à prédominance » genrée, les mécanismes de distribution sexuée des postes à responsabilité ou la question de la pérennité dans la profession – traduit cette perception progressive de la féminisation et l’interprétation variée de ses logiques sous-jacentes. Nous consacrerons une troisième partie à la perception imparfaite de la féminisation de la profession. Certaines observations sociodémographiques, bien que recherchées, sont restées gender-blind : la région d’exercice de la profession est ainsi inégalement observée ; le temps partiel, pourtant pris en compte en 2001, n’est pas non plus interrogé à travers la variable du genre ; l’usage du pseudonyme n’a jamais été relevé. Et pourtant, ils sont des facteurs en interaction avec la féminisation. Enfin, constaterons-nous dans un quatrième temps, des données sur l’ensemble du groupe en viennent à ne plus être produites. Dans les deux dernières enquêtes, l’absence d’élément statistique sur les origines sociales et les situations familiales des professionnels des deux sexes limite l’observation des transformations de l’identité des journalistes et, a fortiori, des journalistes femmes. Ce qui n’est pas sans effet sur ce que l’on peut commenter désormais d’un mouvement de féminisation de la profession, et de ses « ambivalences » pour reprendre le terme employé dès l’an 2000 par Érik Neveu8. Il montre que, dans les entreprises de presse, la variable de genre pèse sur la distribution des postes et des sujets entre hommes et femmes tant entre rubriques, qu’au sein même des rubriques. Le constat de l’augmentation relative de la place des femmes journalistes interroge l’utilisation des compétences féminines par les entreprises de presse. Les savoir-faire plus propres aux femmes, notamment caractérisés par un journalisme du « féminin compréhensif9 », s’ils expriment une forme de renouvellement à travers le développement des « soft news » et des « stories10 », semblent aussi captés dans des logiques commerciales de maximisation des audiences par les services de marketing11.

Des enquêtes disparates12 et une source commune

5Cet ensemble d’enquêtes dont nous disposions pour construire notre étude constitue à la fois un corpus d’une densité conséquente et l’illustration même de la difficulté à composer avec l’« émiettement de l’univers des journalistes », dont on peine à savoir, comme l’a écrit Denis Ruellan (2005)13, s’il est, par exemple, en situation d’expansion ou de dilution :

« La Commission de la carte d’identité des journalistes professionnels (CCIJP) tient le compte des actifs agréés par elle, mais ses données sont limitées à l’état civil, au revenu, au média et à la fonction. Les enquêtes réalisées depuis les années 50 à partir de cette source n’ont jamais permis, malgré leur finesse croissante, de mesurer un phénomène d’accroissement des profils des journalistes. À la CCIJP, on fait remarquer que dans les questionnaires remplis par les primo-demandeurs et par les journalistes souhaitant le renouvellement annuel de leur carte, la zone de réponse à la question sur la fonction fait apparaître des mentions de plus en plus hétérogènes (jusqu’à 500)14. »

6La finesse des enquêtes est, certes, croissante. Mais imparfaite. L’annuaire de 1954 n’a, à notre connaissance, jamais été utilisé en détail comme matériau d’observation sociodémographique. Il comporte 6 500 identités de journalistes et journalistes directeurs, collectées à l’occasion de la procédure de renouvellement de la carte de journaliste professionnel en 195315. On y trouve les noms, prénoms, pseudonymes, dates de naissance et lieu de résidence de ces inscrits. En l’absence de traitement statistique propre à l’ouvrage, il nous a fallu en extraire nous-mêmes les données. Nous y avons dénombré un peu plus de 14 % de femmes16.

7Invisible dans ce premier recensement, la variable du genre fait son apparition dans l’enquête de 1967. Elle porte seulement sur les journalistes qui ont sollicité le renouvellement de leur carte en 1964. Un questionnaire destiné à recevoir les renseignements utiles à l’étude a été envoyé à chacun d’eux. Ce qui exclut les nouveaux entrants. 9 231 questionnaires ont été retournés pour un total de journalistes de 9 879 en 1964. Bien que tous n’aient pas été exploités – certains questionnaires étaient incomplets – c’est sur plus de 75 % de l’ensemble des journalistes professionnels que porte l’analyse des résultats17. Outre qu’elle met en exergue des informations relativement nouvelles sur la sociographie professionnelle et quelle traite assez fortement la variable du genre, elle est associée à un discours qui questionne. Cette posture, adoptée par le rapporteur, une étudiante, Mademoiselle Roussel18, de l’Institut Français de Presse, n’est pas invalidée par les commanditaires du travail, notamment Roger Nahon, président de la Commission de la carte à intervalles réguliers pendant vingt ans19. M elle Roussel soulève les limites de production des données :

« On est en droit de se demander si, à âge égal, journalistes hommes et femmes occupent des fonctions égales en responsabilité, prestige et indépendance. Cet aspect du problème n’a pas fait l’objet d’une recherche approfondie dans le cadre de cette étude20. »

8L’enquête de 1974, publiée sous la forme d’un dossier du Centre d’études et de recherches sur les qualifications (Cereq), a été commandée par le ministère du Travail et porte uniquement sur les nouveaux entrants de 1964 à 1971. Elle tire ses données et ses analyses de 5 141 questionnaires spéciaux remplis au moment de la première demande de carte professionnelle par les nouveaux entrants entre 1964 et 1971. Elle est donc segmentée. Le genre y est fortement interrogé. Ce qui, pour l’époque, démontre un volontarisme scientifique certain. Thomas Amossé21 a démontré à quel point la nomenclature statistique a pu être sexuellement discriminée, du fait que la catégorisation de l’emploi féminin était nettement moins détaillée que celle de l’emploi masculin. Contemporaine de la nouvelle enquête du Cereq, en juillet 1974 est adoptée la loi dite Cressard22, qui crée un statut du journaliste pigiste en France23. Il convient de le signaler, tant ce dispositif va bien vite concerner au tout premier plan une partie de la population féminine des journalistes : en 1999, les journalistes femmes restaient encore plus souvent pigistes (21,6 %) que les hommes (16,8 %) par rapport à la population globale des journalistes de même sexe.

9Dans la publication de 1986, l’annuaire est obtenu grâce aux dossiers de renouvellement de l’année 1985 ; l’enquête qui le complète est renseignée par les retours, à la Commission, de 9 000 questionnaires complétés en 1983, sur la base du volontariat. Il y a, à l’époque, près de 20 000 journalistes encartés. 50 ans de Carte de presse, est l’œuvre de la Commission de la carte, avec l’assistance technique du Centre d’études d’opinions24. Nicole du Roy se charge d’en rédiger le contenu. Nicole du Roy représente le syndicat CFDT des journalistes à la Commission de la carte, qu’elle préside en 1981-1982 et 1983-1984. Les analyses sont assez succinctes. Le discours soulève les tendances.

10« Les deux enquêtes suivantes ont été effectuées avec un souci de représentativité plus grand25. » En particulier parce qu’elles ont été menées à partir des fichiers fournis par la Commission de la carte. L’enquête éditée en 1992, la première confiée intégralement à des chercheurs de l’Institut Français de presse (Université Panthéon-Assas-Paris 2), sociologues des médias – Valérie Devillard, Marie-Françoise Lafosse, Christine Leteinturier, Jean-Pierre Marhuenda et Rémy Rieffel – donne d’emblée plus de consistance à l’analyse de cette Radiographie d’une profession, le sous-titre de l’ouvrage. Elle est alimentée par un échantillon représentatif (tirage au 17^e) de la population des journalistes, soit 1 559 dossiers déposés en 1990, sur26 502 dossiers. L’enquête quantitative est associée à une approche qualitative. Les auteurs ont interrogé 36 hommes et 21 femmes journalistes sur six grands axes : les motivations qui président au choix et à l’exercice du métier ; les attentes et les stratégies éventuelles de carrière ; la perception du milieu journalistique lui-même ; la concurrence des métiers de la communication ; l’attitude face aux bouleversements technologiques ; l’évaluation de l’avenir de la profession par rapport au marché européen de 1993. Une analyse de la féminisation émerge au détour du chapitre consacré à la perception du milieu journalistique 26, dans un sous-chapitre intitulé « un milieu concurrentiel ».

11Dans un contexte scientifique plus foisonnant27 paraît l’analyse sociodémographique de 2001, qui se fonde sur la totalité de la population de journalistes. Ses données proviennent des fichiers de la Commission tels qu’ils se présentent au 31 décembre 1999. Une « photographie complète et fidèle », estime le sociologue des médias, Rémy Rieffel. À ses côtés, l’équipe qui traite les données est sensiblement la même qu’en 1992. Le matériau récolté à partir d’un échantillon (tirage au 1/5^e) fondé sur les cohortes de 1990 et 1998, combiné avec une approche de terrain, permet également aux sociologues des médias Denis Ruellan et Dominique Marchetti de publier leur propre analyse des transformations les plus récentes de la population des journalistes.

12La seconde partie de l’ouvrage est ainsi consacrée à l’étude des caractéristiques particulières des nouveaux titulaires de la carte professionnelle, à partir d’un échantillonnage des premières demandes de cartes acceptées sur les cohortes de 1990 et 1998. Dans le même temps, le paysage médiatique français a commencé à connaître un important mouvement de concentration qui n’a cessé depuis. Il est également touché par les difficultés de la presse quotidienne nationale et la baisse des recettes publicitaires, mais porté par la relative stabilité de la diffusion globale, la bonne santé de la presse magazine et la forte augmentation du nombre des entreprises d’audiovisuel. Les auteurs de l’enquête générale classent la variable de genre comme premier « facteur de différenciation » chez les journalistes et confirment, en citant Le genre du journalisme28 (Neveu, 2000) la permanence d’inégalités femmes-hommes encore importantes.

13On le voit, l’hétérogénéité des enquêtes ne permet de percevoir qu’en creux, et pas dans le temps long, l’évolution des préoccupations du champ journalistique, la structuration de la profession, la modification des enjeux patronaux ou syndicaux. Jusqu’à l’enquête publiée en 1992, chacune des analyses morphologiques a, in fine, été menée à l’appréciation de l’équipe retenue par le commanditaire, c’est-à-dire la direction de la Commission de la carte d’identité des journalistes professionnels. Sur la question du genre perçue par la profession elle-même, la sénatrice Gisèle Gautier, au nom de la Délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes, qui publia, en 2007, un rapport d’activités sur la thématique « Femmes et hommes dans les médias », se déclare encore plus démunie :

« La délégation tient tout d’abord à déplorer l’absence de statistiques précises concernant la présence des femmes au sein des professions des médias, qui l’ont conduite à élaborer ses propres évaluations chiffrées à partir du dépouillement des organigrammes des principales entreprises de médias figurant dans l’annuaire “Média SIG29”. Aussi recommande-t-elle la réalisation de statistiques officielles détaillées permettant d’évaluer précisément la présence respective des hommes et des femmes dans les professions des médias, particulièrement au niveau des postes de responsabilité30. »

Le rôle central mais limité de la Commission de la carte

14Les différences notables dans les démarches d’enquête nous confrontent à des questionnements méthodologiques. On peut cependant convenir que cet ensemble est alimenté par l’extraction, sur un demi-siècle, de données primaires relativement homogènes, issues des fichiers de la Commission de la carte ou de questionnaires adressés par son intermédiaire. Elles constituent par conséquent la source essentielle des données sociodémographiques sur la profession des possesseurs de la carte professionnelle et le moyen unique d’accès à des informations genrées. Les annuaires et enquêtes publiés ne le sont pas sans l’imprimatur de la Commission de la carte d’identité des journalistes professionnels, organisme paritaire associant représentants des syndicats de journalistes et des syndicats d’éditeurs. En témoigne le fait que chacun des ouvrages publiés s’ouvre sur un avant-propos et/ou une introduction signés du président en exercice de la CCIJP. On peut supposer qu’à chaque époque, la mise en perspective de la variable du genre et la perception progressive des logiques de la féminisation de la profession, auxquels ces analyses s’intéressent à des degrés divers, se font l’écho des réflexions qui préoccupent les représentants du paritarisme qui siègent à la Commission de la carte.

15Par conséquent, observons de près, avec Denis Ruellan, la fonction et la composition de la CCIJP, créée par la loi de 1935 sur le statut des journalistes et instituée par décret le 17 janvier 1936, et dont la mission essentielle reste d’accorder, ou non, l’attribution ou le renouvellement de la carte d’identité professionnelle :

« L’attribution de la carte professionnelle est un acte juridique, confié par la loi à une commission paritaire (la CCIJP)31 ; en première instance, l’instruction et la décision sont assumées par des représentants de syndicats de journalistes et d’employeurs ; en cas de refus, le demandeur peut s’adresser à une commission supérieure présidée par un magistrat. Les décisions de la CCIJP ne sont pas publiques, et les attendus les accompagnant ne peuvent pas être consultés32. »

16Pour Olivier Da Lage, journaliste, membre de la CCIJP, dont il a présidé la commission de première instance à plusieurs reprises, et auteur de l’un des seuls guides consacrés au sujet, la Commission de la carte s’avère être « un objet juridiquement mal identifié ». En définitive, il s’agit, de son point de vue, d’un « organisme professionnel paritaire sui generis de droit privé, dépourvu de personnalité morale et délégataire d’une mission de service public confiée par la loi de 1935 et le décret de 193633 ».

17Il n’est pas inutile, ici, de distinguer la CCIJP de la Commission paritaire nationale de l’emploi des journalistes (CPNEJ), mise en place en 1976 lors de la réécriture de la convention collective des journalistes. La CPNEJ est, elle aussi, composée et présidée de façon paritaire, avec six représentants des organisations des éditeurs et six journalistes des cinq confédérations de salariés et du SNJ. Elle s’est vu attribuer des missions différentes de la CCIJP : étudier la situation de l’emploi ; procéder ou faire procéder à toutes études lui permettant d’appréhender au mieux la situation des journalistes ; participer à l’étude des moyens de formation (reconnaissance des formations au journalisme) et de perfectionnement ; examiner les conditions de mise en œuvre des moyens de reclassement et de réadaptation, et participer si nécessaire à cette mise en œuvre ; établir un rapport annuel sur la situation de l’emploi et son évolution.

18La Commission de la carte d’identité professionnelle n’exprime que très rarement des prises de position, à l’exception, justement, des écrits publiés par ses présidents en exercice lors de la publication des enquêtes sociodémographiques. Quant à la Commission nationale de l’emploi, elle n’est guère plus loquace. Il est fort probable que le paritarisme qui régit le fonctionnement de ces organisations en limite l’expression, ces commissions peinant, on s’en doute, à se positionner puis à se manifester de façon consensuelle sur les enjeux de la profession. Il est par conséquent difficile, voire impossible compte tenu de ce peu d’expression, de mesurer les effets des enquêtes sur les perceptions de la question du genre dans ces organisations syndicales de journalistes et leurs équivalents patronaux. Nul doute qu’elles pèsent sur les manières d’appréhender la féminisation, qu’elles nourrissent des discours… L’observation de ces effets n’est toutefois pas l’objet central de notre étude.

La disponibilité des données sociodémographiques « genrées »

19À l’exception des données que nous avons obtenues en travaillant le matériau brut de l’annuaire publié en 1954 par la Commission de la carte, l’analyse des dénombrements publiés entre 1967 et 2001 a fait l’objet d’un certain nombre de publications. Il n’est pas dans notre propos de la reprendre en détail à travers le prisme des données genrées. Le tableau ci-après permet de constater que la nature de ces données est apparue ou a disparu à des périodes distinctes. Elle est ainsi significative des niveaux de prise en compte de la variable du genre. Ce tableau met en exergue les fortes disparités de disponibilité des données dans les trajectoires, le lieu de résidence, l’origine sociale et la situation familiale des journalistes des deux sexes, ce qui alimentera la réflexion de notre étude.

20Le tableau proposé permet de croiser la date et le type d’enquête, et donc l’époque de la mise à disposition des données sociodémographiques principales avec le niveau de perception et de traitement du genre (1 : fort ; 2 : moyennement fort ; 3 : faible).

La prise en compte de facteurs significatifs de différenciation

21Nos observations sur un demi-siècle d’études nous conduisent à extraire les étapes majeures de la perception progressive de la féminisation et l’interprétation de ses logiques sous-jacentes. Nous avons pris le parti de nous concentrer sur la prise en compte de facteurs significatifs de différenciation apparus à différentes époques, qui expliquent les évolutions des écarts sexués : le diplôme de journalisme, les « zones à prédominance » genrée, les mécanismes de distribution sexuées des postes à responsabilité et la question de la pérennité dans la profession.

Le diplôme de journalisme comme facilitateur

22La perception progressive de la féminisation se caractérise par des disparités dans les voies d’intégration à la profession. Dans l’enquête publiée en 1967, l’analyse du niveau et du type d’études démontre ainsi que les diplômées issues de formations au journalisme accèdent déjà plus facilement à certaines fonctions. « Le passage par une école de journalisme reconnue par la profession représente un avantage réel pour les femmes journalistes en termes de carrière34 », confirment les chercheurs trente-quatre ans plus tard. Il est une garantie pour les femmes journalistes d’être un peu moins discriminées sur le marché du travail. Ce passage s’inscrit dans un contexte d’augmentation du capital scolaire des femmes journalistes. En 1967, la différence sexuée était ténue après le Bac : 35 % des femmes journalistes et 36,9 % des hommes avaient suivi un parcours dans l’enseignement supérieur. En 1992, près de quatorze points les séparent : 78 % des femmes pour 64,4 % des hommes. Les effets du diplôme spécifique de journalisme s’observent dès 1967. Parmi les titulaires de la carte, 6,2 % de la population ont suivi des études spécialisées dans ce domaine35. Hommes et femmes sont à parité dans ce groupe, ce qui constitue un premier constat de féminisation de cette population spécifique. Leur répartition dans les fonctions retenues par les auteurs de l’enquête démontre par ailleurs qu’elles accèdent plus aisément que les hommes à certains postes. Les diplômées de centres de formation occupent 5,4 % des emplois de chefs de service ou de rubrique (4,8 % pour les hommes issus d’écoles de journalisme), alors que l’ensemble du groupe féminin se situe à 8,5 %. Chez les secrétaires de rédaction, on compte 6,8 % de femmes diplômées en journalisme (7,5 % d’homologues masculins) pour 14,75 % de femmes en tout. C’est encore plus évident chez les reporters, avec 10,3 % de femmes diplômées en journalisme alors que les femmes ne représentent que 7,3 % de l’ensemble des reporters36.

23Le phénomène d’accroissement du nombre de diplômés des centres de formation spécialisés s’enclenche entre 1965 et 1971 et confirme que la formation tend à orienter les fonctions de débuts de carrière. 20 % des 5 141 nouveaux entrants (27 % de femmes et 73 % d’hommes) de cette période sont diplômés de formations spécialisées en journalisme, reconnues ou non37. Ils rejoignent majoritairement des emplois de rédaction, de reportage (environ les deux tiers) ou de secrétariat de rédaction (environ 15 %) ; des métiers qui vont en se féminisant. En 1992, sur la population d’ensemble des journalistes, 9,8 % sont diplômés d’écoles de journalisme reconnues (32,7 % de femmes et 67,3 % d’hommes) et commencent à se trouver surreprésentés en radios nationales, télévisions publiques et privées, ainsi qu’en presse quotidienne nationale. L’enquête de 2001 nous apprend que les femmes journalistes sont légèrement plus diplômées des écoles reconnues que leurs collègues masculins. 12 % des journalistes en activités détenteurs de la carte sont diplômés d’une école reconnue, parmi lesquels 41,7 % de femmes et 58,4 % d’hommes. Les effectifs des huit formations désormais reconnues38 continuent de se féminiser39.

24Plus de trente ans après que le mouvement se fut amorcé, les « fortes spécificités » liées à l’obtention d’un diplôme de journalisme chez les jeunes femmes s’affinent. « Le déséquilibre de la répartition des femmes et des hommes dans les grands médias est moindre pour les diplômés que pour l’ensemble des journalistes40. » La part des femmes est identique à leur part relative dans le groupe des diplômés (40 %) dans l’écrit (42,3 %), la télévision (41,7 %) et les agences (39 %). Il n’y a qu’en radio (28,8 % des diplômés d’écoles de journalisme) que la représentation des hommes est supérieure à leur part relative. Certains types de médias ont continué de se féminiser par surreprésentation des femmes diplômées en journalisme. La presse spécialisée grand public (49,6 % de journalistes femmes diplômées d’écoles reconnues) ou la presse spécialisée technique et professionnelle (49,1 %) l’illustrent. Deux cas s’avèrent particuliers : celui de la presse régionale non quotidienne, où l’on trouve 43,2 % de femmes diplômées d’écoles reconnues alors qu’en presse quotidienne régionale, elles ne sont que 38,2 % ; celui de la télé régionale, avec 43,5 % de femmes d’écoles labellisées pour 38,8 % en télés nationales. Ils démontrent que, dans ces deux types de médias historiquement très dominés par les journalistes masculins, la féminisation est le fait principal des diplômées d’écoles reconnues.

Des « zones à prédominance » genrée persistent

25La distribution sexuée au sein des différents types de presse, de leurs spécialités et de leurs qualifications, s’impose comme un autre facteur significatif de différenciation que la variable du genre contribue à mettre en évidence. Les auteurs de l’enquête de 1974 établissent des « zones à prédominance » genrée dans les spécialités de presse. Nous l’entendrons comme une forme de segmentation double, verticale et horizontale, au sens où Isabelle Lasvergnas l’a définie chez les scientifiques québécois41. La sociologue canadienne postule que, sur le marché du travail particulier des scientifiques universitaires au Québec :

« La segmentation sur le plan vertical correspond à la hiérarchie des postes et des statuts (les hommes sont concentrés au haut de l’échelle professionnelle, c’est-à-dire dans les postes de professeurs agrégés et titulaires ainsi que dans les postes de contrôle administratif ou scientifique), soit ceux des “gate-keepers” de la science ; tandis que les femmes elles, sont concentrées dans le “rank and file”. Quant à la segmentation sur le plan horizontal, elle se marque par une distribution non homogène des deux sexes dans les différentes disciplines et sous-spécialisations. »

26Les rapporteurs de l’enquête sociodémographique de 1967 sur les journalistes qui renouvellent leur carte dénombrent 1 % de femmes chez les reporters photographes et les caméramans, 2 % parmi les rédacteurs détachés, 4 % chez les chefs de service, 6 % parmi les grands reporters… On compte, à l’inverse, 45 % de femmes parmi les rédacteurs « rewriters » ou traducteurs, 88 % chez les sténos de presse, 23 % parmi les maquettistes. La proportion de femmes est alors de 6 % chez les journalistes des quotidiens régionaux, 9 % en radio, télévision ou agences, 15 % en quotidiens nationaux, 28 % dans les hebdomadaires et périodiques, 29 % en presse technique et spécialisée, 40 % en presse jeunesse, 47 % en presse dite « vie pratique », 50 % en presse enfantine et 67 % en presse féminine. Ces quatre derniers types de presse totalisent, certes, de gros tirages42 ; on ne les considère pas, pour autant comme les plus prestigieux. Ils se révèlent en revanche être d’importants employeurs de secrétaires de rédaction, de maquettistes, de rédacteur « rewriters », fonctions exercées massivement par les femmes.

27En trois décennies, la structure relative de ces positions et la distribution des qualifications ne vont que très sensiblement se modifier. La segmentation horizontale perdure, telle que les auteurs de 1974 l’établissent avec trois « zones à prédominance masculine ou féminine ». La zone à « prédominance masculine marquée », qui comprend moins de 30 % de femmes parmi les nouveaux journalistes, regroupe des spécialités comme le sport, l’auto, le nautisme, l’aviation, la presse d’information générale et culturelle, les agences de presse, la radio et la télévision, la presse politique, économique et financière, la presse des associations, et celle du monde agricole. Vient ensuite la zone « médiane » (avec de 30 à 45 % de femmes), laquelle contient deux catégories de spécialités : la presse spécialisée scientifique, culturelle ou technique ; la presse hebdomadaire ou périodique d’information générale. Dans cette zone, les femmes possèdent un niveau de formation en général plus élevé que les hommes et les emplois appartiennent souvent au secrétariat de rédaction, qui comprend un pourcentage important de femmes (48 % des emplois de secrétariat de rédaction occupés par des entrants de 1964 à 1971). La « zone à prédominance féminine » se répartit entre la presse féminine (69 % de femmes), la presse de type vie pratique (57 %), la presse pour enfants (50 % de femmes), pour les adolescents (47 %) et la jeunesse (43 %).

28Les enquêtes de 1986 et 1992 observeront à nouveau ces mécanismes de distribution genrée dans les types de presse, même si les femmes grignotent des « parts d’emploi » dans les agences de presse et les quotidiens nationaux à partir du milieu des années 1980. En nous projetant en 200143, on constate que la part des femmes a grimpé en presse quotidienne nationale, télévision nationale et radio, pour occuper une place presque équivalente à celle de l’ensemble du groupe des actifs (38,8 %). Les hommes journalistes restent surreprésentés dans la presse quotidienne régionale, la télévision régionale, les agences photo avec de 72 % à 74 % d’hommes pour 61,2 % d’hommes parmi les journalistes actifs.

29Leurs collègues féminines sont majoritaires (plus de 51 % des effectifs) dans la presse spécialisée grand public et technique professionnelle, lesquelles emploient plus de 50 % des secrétaires de rédaction et graphistes de la population globale des journalistes. Elles sont relativement nombreuses en presse magazine d’information générale (42,4 %) et en presse institutionnelle (45,3 %)44. Une seule fonction est majoritairement féminine, celle des secrétaires de rédaction (58,7 % d’effectifs féminins). Les femmes sont, aussi, nombreuses dans la catégorie des rédacteurs-reporters, avec 44,2 % du total du groupe. À l’inverse, les métiers de grand reporter (25,2 % femmes), de journaliste reporter d’images (15,5 %) et de photographe (11,4 %) restent à très forte majorité masculine. Si l’on y constate des glissements, les zones à prédominance genrée font preuve de longévité.

Un mécanisme de distribution sexuée des postes à responsabilités

« Chez les chefs, cherchez la femme ! Les hommes chefs de service sont trois fois plus nombreux que les femmes, les rédacteurs en chef presque deux fois plus. Même chose pour les directeurs de rédaction45. »

30En 1986, Nicole du Roy, l’auteure de l’analyse, relève qu’il n’y « a pas de changement depuis 1966 », quand les femmes journalistes n’étaient déjà que 10 % à occuper des postes de chefs46. Rémy Rieffel (2003) situe les premiers frémissements dans les années soixante-dix :

« Nul n’ignore que le milieu journalistique a été pendant très longtemps pour le moins misogyne et relativement fermé aux femmes, souvent cantonnées à des postes subalternes. Cette position dominée des femmes au sein de la profession a commencé à être remise en cause au moment où l’évolution des mœurs est devenue très sensible en France, c’est-à-dire à partir des années 1970 et où s’est produite l’entrée en masse des femmes sur le marché du travail. »

31Dans les trajectoires de carrières et l’accès aux fonctions hiérarchiques, le genre apparaît très directement comme un critère caractérisant : en 1992, la variable appliquée aux trajectoires confirme la segmentation verticale à travers la permanence du mécanisme de distribution sexuée des postes à responsabilités. Elle met en évidence l’amorce d’un changement, puisque, par rapport à leurs populations respectives, 15,8 % des femmes et 28,6 % des hommes sont désormais cadres. Un phénomène agit toutefois comme un levier ascendant sur la donnée féminine et nuance ce changement : la moitié des cadres féminins travaille en presse spécialisée grand public, laquelle est, avec 26 % du total, le premier employeur de cadres. « Il est clair que les femmes accèdent plus difficilement aux fonctions d’encadrement : à âge égal, les femmes sont proportionnellement moins nombreuses que les hommes47. » La presse quotidienne régionale, au second rang des employeurs de cadres (17,3 % de cette catégorie), reste « presque exclusivement encadrée par des hommes », tout comme l’audiovisuel (1,8 % de femmes cadres contre 17,3 % d’hommes). Le mécanisme de distribution sexuée des postes à responsabilités est bien « huilé » par les effets de la jeunesse des impétrantes48 de la carte. En 1992, 68,4 % des femmes titulaires de la carte l’étaient depuis moins de onze ans contre 56 % de l’ensemble des journalistes ; 45,5 % depuis cinq ans ou moins, contre 34,9 % pour le groupe dans son entier.

32La jeunesse n’explique pas tout. Si l’on détaille les trajectoires en différentes étapes (stage, pige, base, cadre), le mécanisme s’observe à travers le niveau de l’emploi. Le parcours le plus simple, « base », domine chez 31,4 % des hommes journalistes et 37,2 % des femmes journalistes. Le parcours enchaînant pige/base intéresse 14,7 % des hommes et 12,7 % des femmes. La distinction devient plus nette sur le parcours base/cadre, où sept points séparent hommes (14,2 % d’entre eux) et femmes (7,3 %), mais aussi stage/base (4,5 % des hommes et 8,3 % des femmes). La segmentation verticale est effective aux deux extrémités : pour obtenir un poste de journaliste, les femmes passent plus nombreuses par le « sas » de la position de stagiaire ; pour entrer dans les fonctions d’encadrement, elles accusent une nette différence avec leurs confrères. Elles se heurtent tôt, dans leur espoir de promotion, au plafond de verre décrit par les sociologues du travail. L’enquête de 2001 confirme cette combinaison de la jeunesse et du plafond de verre. Elles sont 23,9 % à être cadres ; les hommes sont 36,7 %. Elles sont aussi plus nombreuses à être pigistes (21,6 %) que les hommes (16,8 %) : le statut de pigiste et sa durée retardent les entrées dans les logiques de carrières assorties de progression hiérarchique :

« Observée à travers le devenir des titulaires les plus stables49, la carrière divise les hommes et les femmes, plutôt égaux au départ : au bout de huit ans, les premiers gagnent mieux leur vie que les secondes qui, quoique plus diplômées, progressent moins vite ; l’accès aux positions hiérarchiques est aussi plus fréquent chez les hommes50. »

33Denis Ruellan et Dominique Marchetti prolongent le questionnement autour des enjeux de la mobilité dans la gestion des carrières51. Parmi les variables52, celle du sexe est « probablement l’une des plus importantes ». Les perspectives de carrières sont souvent liées à la mobilité possible, géographique ou professionnelle. Pour les femmes, les métiers assez « techniques » et les spécialités de presse (féminin, pratique, jeunesse, vie ordinaire…), considérées comme moins valorisantes et dans laquelle la profession les maintient, s’apparentent à des freins à la mobilité.

Une pérennité féminine moindre dans le métier

34La pérennité dans la pratique du métier de journaliste se vit aussi de manière différenciée suivant le sexe : l’observation, en 2001, des sorties de la profession confirme que les femmes se retirent plus systématiquement du marché du travail que les hommes quand elles ont des enfants ou quand la crise de l’emploi est aiguë.

35Dès 1986, les sorties prématurées des femmes de la profession sont perceptibles. Les femmes, avec 4,6 % de 25 ans et moins et 18,9 % de 26 à 30 ans sont plus nombreuses à entrer tôt dans la profession que les hommes (2,4 % de 25 ans et moins et 14,3 % de 26 à 30 ans). Mais elles cessent aussi plus tôt leur activité professionnelle, puisque leur nombre décline légèrement à partir de 36 ans (28,5 % des femmes contre 30,3 % des hommes) et de façon nette au-delà de 46 ans (21,9 % des femmes journalistes se situent dans cette catégorie d’âge contre 30,1 % des hommes). Cette dernière donnée doit cependant être atténuée au regard de la sous-représentation passée des femmes dans la profession.

36En 2001, l’analyse conclut à son tour que « bien plus que l’âge et que, d’une certaine façon, la formation professionnelle53 », le sexe représente une variable explicative déterminante du parcours des nouveaux journalistes, en particulier quand il est discontinu. Les journalistes qui sont sortis prématurément du métier forment un sous-groupe majoritairement féminin au cours des années 1980 et 1990. Il ne reste plus, en 1998, que 62,2 % de l’effectif féminin de 1990, contre 70 % des hommes. Les femmes représentent 53,3 % des parcours non stables sortis précocement de la profession durant la phase aiguë de récession économique, qui a particulièrement affecté le secteur des médias depuis le début des années 1990. Elles forment 54 % des 22,8 % de journalistes qui ont quitté définitivement la profession entre 1991 et 1995. Elles représentent 55,3 % des 7,5 % de journalistes sortants entre 1996 et 1998 et 45 % des 12,1 % des instables (trajectoires alternant les emplois de journalistes et les périodes de non-emploi dans la profession ou de chômage) entre 1991 et 1998.

37L’arrivée à l’âge de la procréation pèse sur ces sorties prématurées, sans les justifier totalement, surtout dans un contexte d’homogénéisation des comportements d’activités masculins et féminins54. Dans les années 1980 et 1990, de plus en plus de femmes en âge de travailler ont, en effet, des trajectoires professionnelles continues, qui ne s’interrompent pas lors des maternités. Elles s’arrêtent plus fréquemment de travailler seulement à partir du troisième enfant. Dans le cas des femmes journalistes, il n’est pas inconsidéré de corréler l’arrivée des enfants et la forte emprise temporelle du travail de la profession, son « caractère exclusif » disent certaines journalistes, un « rapport presque militant au travail55 » observent les études de genre consacrées aux journalistes, comme celle menée récemment au sein d’un quotidien de presse régionale (Bayer, Onfroy, 2005). Les auteures y font percevoir la concurrence entre contraintes professionnelles et familiales pour les femmes journalistes de presse quotidienne régionale56.

Visibilité imparfaite et invisibilités

38De l’invisibilité à la visibilité partielle, au fil de ces enquêtes, certaines observations sociodémographiques restent gender-blind.

La localisation géographique inégalement observée

39Où exercent les femmes journalistes ? En 1954, nous avons compté que 81,8 % d’entre elles résident à Paris et en proche région parisienne. Aucun changement dans la première enquête statistique de 1967 : 82,5 % des journalistes féminines travaillent en région parisienne (16,3 % en province), quand 50,5 % des hommes sont dans ce cas (46 % en province). L’enquête de 1992 relève que, depuis 1983, on assiste en réalité à un renforcement de la concentration des journalistes en région parisienne : la proportion a progressé, de 1983 à 1992, de 55,2 % à 61,1 % (dont 25,5 % de femmes et 35,6 % d’hommes). Les régions hors de l’Ile-de-France accueillent 36,4 % des journalistes, (7,4 % de femmes et 29 % d’hommes). L’analyse publiée en 2001, non « genrée » sur la localisation géographique, annonce encore 60 % de journalistes installés en Ile-de-France, pour 40 % en régions. Les hommes journalistes y occupent trois emplois sur cinq, du fait de leur domination dans les médias locaux et régionaux57.

40À l’aube de l’an 2000 comme dans les années 1950, les bassins d’emplois géographiques apparaissent eux aussi sexués58 ; le journalisme au féminin semble se pratiquer essentiellement en région parisienne59. Jusque dans les années 1980, cela tenait à la segmentation horizontale des fonctions et des types de presse, qui maintiennent les emplois occupés par les femmes journalistes en région parisienne. Le contraste a été renforcé par le développement du statut de pigiste chez les femmes journalistes. La population des pigistes, dont environ les deux tiers exercent en région parisienne, étant composée, en 2001, de 45 % de femmes.

Les incertitudes sur les effets du temps partiel

41On ne dispose que de très peu de données sur le temps partiel dans la profession de journaliste. Sur la population féminine active dans son ensemble, Margaret Maruani60 a soulevé la question des effets du temps partiel, subi ou choisi, multiforme, contrasté et diversifié, lequel peut parfois apparaître assez proche des formes de précarité apparues dans les années 1970 (travail intérimaire, CDD, stages), fréquentes chez les femmes. En 1998, quatre millions d’actifs travaillent à temps partiel. Si le taux d’activité féminin atteint plus de 48 % (contre 39,2 % en 1980), le développement du temps partiel féminin a bondi de 16,4 % à 30,9 % et touche majoritairement les jeunes qui entrent sur le marché du travail (les moins de 25 ans) et les plus de 50 ans. Ce qui semble contredire l’idée de « choix » du temps partiel61. Les formes d’aménagement du rapport au travail, comme le temps partiel ou le travail à domicile, peuvent cependant apparaître comme des solutions de compromis62 entre l’emprise temporelle de l’engagement professionnel et les charges de la vie familiale. Ceci démontre toutefois le poids de la sphère privée.

42Quels ont été, en plus de tout cela, les éventuels effets des deux lois d’aménagement du temps de travail63 sur le temps partiel, et leur dimension genrée ? En 2001, il est sans doute trop tôt, cinq ans après la promulgation de la première loi, pour en mesurer des effets concrets. On peut supposer que la différenciation liée au temps partiel se croise dans les écarts de revenus nettement marqués chez les salariés (les non-pigistes) : la première tranche de salaire la plus fréquente (15 001/20 000 F par mois) concerne 32 % des femmes mais seulement 28 % des hommes. Dans les tranches inférieures à 15 000 F, les femmes sont constamment plus nombreuses que les hommes : 38,3 % contre 26 %. Dans les tranches supérieures à 20 000 F, les hommes sont constamment plus nombreux : 29,5 % des femmes contre 45,9 % des hommes.

43Par extrapolation, on peut supposer que le travail à temps partiel, en particulier parce qu’il est devenu ces dernières années, l’une des variables des systèmes de sas d’entrée en presse quotidienne ou hebdomadaire régionale, concerne un nombre important de femmes. En regardant du côté des effectifs du ministère de l’Éducation nationale, on constate par exemple que la féminisation s’accompagne d’un temps partiel féminin important. Les femmes représentent 80,7 % des effectifs du premier degré public64 et 57,3 % dans le second degré. Mais dans cet ensemble, cinq fois plus de femmes que d’hommes exercent à temps partiel. L’indice moyen de rémunération féminin ne représente que 86,5 % de l’indice moyen masculin. Chez les journalistes, il est de l’ordre de 82 % si l’on se réfère à la dernière enquête.

L’inconnue de l’usage du pseudonyme

44À trois reprises (1954, 1967 et 1986), les enquêtes sociodémographiques sont accompagnées d’annuaires des journalistes qui disposent de la Carte. Ils indiquent leur état-civil et leur éventuel pseudonyme, lequel peut être porté sur la Carte à la demande de son titulaire.

45Cette donnée du pseudonyme, n’a, à notre connaissance, pas été particulièrement détaillée par les chercheurs en France, qu’elle soit genrée ou non65. Pourtant, le dénombrement que nous avons effectué dans l’annuaire de 1954 fait apparaître que 21 % des femmes journalistes travaillent sous une identité différente que leur état-civil. Soit qu’il s’agisse d’un pseudonyme féminin ou masculinisé, ou bien d’un changement de prénom assez régulièrement androgyne (Claude, Camille, Dominique…) ou d’un nom composé. 90 % de ces journalistes à identité professionnelle modifiée par rapport à celle de l’état-civil exercent à Paris et en région parisienne66. Il conviendrait de poursuivre ce dénombrement pour jauger l’ampleur de l’usage du pseudonyme chez les femmes de la profession, y compris jusqu’à nos jours. Car le sens de cet usage s’est probablement modifié en un demi-siècle. Pendant longtemps, il s’est agi d’un attribut assez régulièrement masculinisant, façon pour les femmes de dissimuler leur identité de genre67, comme c’était souvent le cas pour celles qui voulaient exercer des métiers considérés comme masculins, dans l’art notamment (littérature, peinture, sculpture, musique…). Le pseudonyme des femmes permit aussi à certaines journalistes qui étaient par ailleurs auteures de romans, d’essais ou d’ouvrages spécialisés, de se masquer dans la presse. Elles y exerçaient souvent des fonctions (réécriture, secrétariat de rédaction, chroniques du registre de la vie pratique) à leurs yeux sans doute destinées plus à assurer leur niveau de rémunération qu’à ambitionner une carrière. Il ne serait sans doute pas vain de tenter, aujourd’hui, de vérifier si cette contrainte s’est autrement reportée vers les pigistes femmes, qui, pour garantir de multiples collaborations dans des médias concurrents, souvent de presse écrite, déclinent plusieurs signatures. Cette pratique est répandue en presse féminine et spécialisée et dans les « zones à prédominance » historiquement féminine.

La famille à distance depuis deux enquêtes

46Une double absence est remarquable, ou plutôt à remarquer, dans les travaux les plus récents : celle des informations sur l’origine sociale et la situation familiale des journalistes « qui auraient permis de préciser certaines transformations68 » depuis l’enquête de 1992. Nous ne soulevons pas ici la question de l’absence du genre, mais bien la non-production des données. L’explication technique est connue : l’avant-dernière enquête est menée sur un échantillon et la dernière sur l’ensemble de la population, ce qui signifie que les fichiers de la Commission de la carte sont leur source ; les documents qui les alimentent n’interrogent pas les postulants sur leur origine sociale ou leur situation familiale. Nous nous en tiendrons à la situation établie à l’antépénultième enquête pour l’origine sociale genrée (la profession du père) et pour la situation familiale (non genrée) du journaliste.

47Pour l’origine sociale, on retiendra peu de changements au fil des décennies69. En 1986, les plus nombreuses sont les filles de cadres supérieurs ou professions libérales (27,1 % contre 17,7 % pour les hommes), filles de cadres moyens (9,4 %) et d’industriels (2,4 %). En 1967, chez les enfants de salariés, il apparaissait déjà que les femmes étaient très majoritairement filles de cadres supérieurs (62,2 % contre 45,5 % pour les hommes). La tendance s’inversait un peu chez les cadres moyens (32,1 % pour les femmes et 39,6 % pour les hommes), tandis que les hommes étaient un peu mieux représentés chez les enfants d’employés (8 % d’hommes et 3 % de femmes), les ouvriers qualifiés (5,2 % d’hommes et 2,3 % de femmes) et les ouvriers non qualifiés (1,7 % d’hommes mais 0,4 % de femmes). Chez les nouveaux entrants de 1964 à 1971, l’origine socioprofessionnelle est nettement plus élevée chez les femmes : un peu plus de la moitié des femmes nouvellement titularisées dont l’origine socioprofessionnelle est précisée (contre quatre hommes sur dix) ont pour père un cadre supérieur, un industriel ou un professionnel libéral. En 1992, l’approche qualitative sur 57 journalistes interrogés témoigne de plusieurs éléments non genrés : plus de 50 % proviennent de classes sociales privilégiées.

48Dans « Devenir journaliste70 », les quelques données, non genrées, prélevées à l’ESJ de Lille et au CFJ de Paris, démontrent le poids grandissant des enfants de cadres, de professions libérales et de professeurs-scientifiques : 48,9 % des admis à l’ESJ en 1999 (contre 36 % en 1980) sont fils ou filles de cadres supérieurs et 12,3 % d’enseignants.

49Concernant la situation familiale, et les effets supposés que l’exercice de la profession de journaliste pourrait y provoquer, l’enquête la plus renseignée et la plus genrée dans son discours, reste indéniablement celle de 1974. Les effets de la situation familiale, d’une part, et le pourcentage des célibataires, veufs et divorcés selon l’âge71, appellent des commentaires particuliers. Ainsi, observent les auteurs :

« Dans toutes les tranches d’âge, le pourcentage des hommes augmente lorsque le statut individuel passe du célibat au mariage, puis lorsque le nombre d’enfants croît. Comme on peut s’y attendre dans notre société, le mariage puis la charge d’enfants représentent donc pour les femmes un obstacle supplémentaire à l’entrée dans la profession de journaliste. »

50Il apparaît également que, dans toutes les tranches d’âge, le pourcentage des célibataires, veufs et divorcés est plus important pour les femmes que pour les hommes. Les femmes journalistes devenues titulaires entre 1964 et 1971, âgées de 31 à 35 ans, sont ainsi 52 % à appartenir à la catégorie des célibataires, veufs ou divorcés, contre 24 % des femmes de cette tranche d’âge dans la population active féminine selon le recensement de 1968. Le tableau comparatif avec la population active ne contient que la donnée féminine… Le fait est unique dans l’ensemble de nos observations, ce qui justifie qu’il soit ainsi souligné !

51En 1986, sur la population cartée, on apprend que 61,2 % des journalistes sont mariés, mais 37,5 % sont célibataires, veufs ou divorcés, chiffre plus élevé que dans la population active. « Sans doute les femmes rencontrent-elles plus d’obstacles, surtout lorsqu’elles exercent dans la presse quotidienne ou hebdomadaire, lorsqu’elles occupent des emplois de reporter ou des fonctions de responsabilité72 », note Nicole du Roy.

52En 1992, c’est à nouveau l’approche qualitative des entretiens avec 57 journalistes qui suggère quelques contours non distingués entre hommes et femmes : 51 % de journalistes mariés dans le corpus, 21 % de célibataires, 10,5 % en union libre et 17,5 % de divorcés.

« Avec toutes les réserves qui s’imposent, ces chiffres doivent être proches de la réalité, puisque, dans de nombreux entretiens, les journalistes mettent l’accent sur la difficulté de concilier vie professionnelle et vie privée. Le fort pourcentage de divorces illustre parfaitement cet état de fait73. »

Conclusion

53Le traitement de la variable du genre dans les six premières enquêtes consacrées à l’observation sociodémographique des journalistes mène bien à l’objectivation de la féminisation de la population des journalistes. Au terme de cette analyse de la variable genre dans les six premières enquêtes consacrées à l’observation sociodémographique des journalistes, nous pouvons conclure : la prise en compte de la dimension genrée est croissante dans le temps, et elle fait apparaître des facteurs de différenciation qui persistent et qui, ainsi, semblent structurants de l’univers de travail des journalistes et de leurs organisations.

54Ils mettent notamment en évidence la fonction d’accélération du diplôme spécialisé de journaliste dans l’intégration des femmes à la profession. Ils démontrent la persistance de « zones à prédominance » genrée. Les zones « féminines » restent le secrétariat de rédaction et la réécriture – avant que les rédactrices-reporters ne soient plus nombreuses – et les types de médias demeurent la presse magazine, spécialisée ou non, la presse jeunesse, de vie pratique et, bien entendu, la presse féminine – avant que la presse hebdomadaire ou périodique d’information générale ainsi que la télévision ne s’ouvrent moins timidement aux journalistes féminines. Autre facteur de différenciation remarquablement permanent : la segmentation à la fois horizontale, comme on vient de le rappeler, et verticale, qui distribue de manière sexuée les fonctions et les responsabilités entre hommes et femmes. Les femmes journalistes restent plus longtemps en situation de précarité, stagiaires ou pigistes. Elles sont moins nombreuses que leurs confrères à accéder aux fonctions d’encadrement, ou y parviennent plus tardivement, tout en étant plus exposées aux trajectoires de carrières discontinues, voire interrompues, en période de crise économique et à cause de l’influence des événements de la sphère privée, comme l’arrivée des enfants, sur leur carrière. Des évolutions se mesurent bien, mais dans le temps long, à un rythme qui ne s’est accéléré qu’au tournant des années soixante-dix et quatre-vingt.

55Nous avons pu constater que, de surcroît, elles ne sont pas toutes éclairées par les six enquêtes sur lesquelles nous nous sommes penchés. Comme nous le démontrons, certaines observations sociodémographiques restent « aveugles » au genre. Le journalisme féminin semble se pratiquer majoritairement en région parisienne, si l’on se réfère à la segmentation horizontale et verticale des fonctions et des types de médias, projection a fortiori renforcée par le développement du statut de pigiste (45 % de femmes), dont les deux tiers exerçaient en région parisienne en 1999. Mais la donnée précise de la localisation géographique n’est plus disponible depuis les années quatre-vingt-dix. Sur le développement du temps partiel, phénomène s’amplifiant à l’aube de cette même décennie, nous avons mesuré la même absence de données genrées. Alors même que le croisement des variables des niveaux de rémunération féminins plus faibles, de la précarité en début de carrière plus longue pour les femmes et la comparaison avec d’autres professions, comme celles de l’enseignement, où la féminisation s’appuie sur un fort taux de temps partiel féminin, laissent supposer qu’il existe bien un facteur de différenciation genrée, qu’il faudrait étudier.

56Ce facteur existe-t-il également pour l’origine sociale et la situation familiale des journalistes ? Sans doute, avançons-nous, là encore en nourrissant nos hypothèses – les femmes journalistes sont plutôt d’origine sociale aisée et l’exercice de la profession pèse sur la stabilité de leurs situations familiales – sur des constats anciens car, comme nous l’avons dit dans notre dernière partie, ces données ne sont plus renseignées durant les deux dernières décennies d’observation.

57Alors que la féminisation des effectifs de journalistes s’est désormais ralentie, l’observation de ces processus de différenciation sexuée ne manque pas d’interroger la transformation du champ journalistique, de la profession des journalistes et de leur identité, qui, du point de vue du genre, n’est pas si radicale qu’on a bien voulu le dire parfois trop hâtivement. Ces « dames » sont désormais en nombre « plus que respectable », mais, toutes les enquêtes mènent à conclure qu’elles ne sont pas forcément dans les positions professionnelles les plus enviables.