Chapitre IX. De l’acte de décès à une adhésion tempérée, 1955-1959
p. 219-250
Texte intégral
1On considère souvent l’année 1955 comme un tournant important dans la vie de Raymond Aron. L’auteur des Mémoires a, le premier, insisté sur ce moment où, sans abandonner le journalisme, il revint à l’Université. La publication de L’Opium des intellectuels lui aurait permis de se libérer des premières années de la guerre froide, l’élection à la Sorbonne de renouer avec une carrière pour lui naturelle, dont les circonstances l’avaient détourné, mais dans laquelle il voyait un devoir, et même un acte de piété filiale. Ainsi, dans les Mémoires, ce retour à l’Alma Mater succède à « la tentation de la politique1 ».
2Cependant, Aron avait tenté une première fois, sans succès, de revenir à l’Université en 1948. Son élection en 1955 fut remportée de justesse. En réalité, les deux essais de l’après-guerre, Le Grand Schisme et Les Guerres en chaîne, manifestaient bien, parallèlement à l’activité d’éditorialiste, la permanence de l’intention philosophique exprimée dans l’Introduction à la philosophie de l’histoire. Le tournant de 1955 devrait donc être relativisé, s’il ne recoupait d’autres césures.
3La première correspond à l’échec de la CED qu’Aron a littéralement considéré comme « l’acte de décès » de l’idée européenne2. Cette position dépourvue d’ambiguïté l’a conduit, de 1955 à 1957, à multiplier les articles très critiques vis-à-vis de la relance européenne et du projet de Communauté économique européenne. En effet, Aron contestait dans son principe le constructivisme européen de Jean Monnet3, et continuait de penser que l’organisation nationale était le propre de la démocratie libérale européenne. D’où, dans les essais publiés en 1957 dans Espoir et peur du siècle4, une méditation sur la politique européenne par comparaison entre les histoires nationales. La réflexion sur l’Europe n’a pas lieu dans un traité d’histoire ou de politique européenne, puisqu’il n’existe pas, selon lui, d’Europe pour soi, mais dans la méditation sur les différents modèles européens, qui sont les modèles nationaux, enracinés dans leurs histoires respectives. L’histoire européenne authentique, ou l’identité politique de l’Europe, existe dans la mesure où l’on comprend les différents points de vue nationaux et leur influence sur la politique intérieure et étrangère des États européens.
4Mais 1955 fut aussi un tournant dans la pensée stratégique d’Aron : le moment où, à la suite de la nouvelle traduction du Traité par Denise Naville5, et de l’article d’Éric Weil consacré à la pensée du stratège prussien6, Raymond Aron lit pour la première fois in extenso le livre de Clausewitz7. Ce retour sur Clausewitz, qui avait depuis la guerre constamment été à l’arrière-plan des réflexions stratégiques de Raymond Aron, visait à résoudre le problème de la guerre totale qui le hantait depuis les années vingt, problème qui se confond avec la question du destin de l’Europe et de la civilisation européenne. Dans le contexte de 1955, il s’agissait de savoir si la course aux armements atomiques qui s’amorçait renforçait les chances d’équilibre ou, au contraire, accroissait le risque d’un dénouement apocalyptique. Ces questions, prolongeant la réflexion amorcée en 1951 dans « De la paix sans victoire », débouchèrent sur l’essai De la guerre, le troisième et dernier essai d’Espoir et peur du siècle, puis en octobre 1957 sur La société industrielle et la guerre : pourquoi les sociétés industrielles, auxquelles Auguste Comte promettait la paix, avaient-elles abouti à des guerres inexorables8 ? Cette tendance était-elle définitive ? Mais cette entreprise intellectuelle supposait un élargissement, épistémologique et géographique : il fallait en effet resituer le problème nucléaire dans l’évolution des sociétés industrielles qui avait entraîné la dynamique infernale de la guerre totale ; par ailleurs l’Europe avait perdu la suprématie dans les affaires du monde : à l’époque de la décolonisation et des disparités de développement, il fallait tenir compte du contexte mondial, celui d’« une société universelle divisée ».
5D’où l’engagement d’Aron dans ce que l’on peut appeler un dialogue des cultures. Au-delà de la stratégie – la guerre de Corée concernait la défense de l’Europe – se posait aussi la question du rôle de l’Europe dans le monde, par-delà la politique de puissance. Raymond Aron consentait à la décolonisation ; il comprenait les risques, et désormais l’impossibilité, de la Machtpolitik pour l’Europe. Il fallait donc proposer autre chose, et ce fut l’idée d’une Europe enseignante ou médiatrice, utilisant sa puissance économique restaurée pour réduire les inégalités du développement économique. Plusieurs colloques en témoignent : celui de Cerisy, consacré à la philosophie de l’histoire d’Arnold Toynbee en 19589, ceux de Bâle et Rheinfelden, sur l’avenir des sociétés industrielles en 196010 ; enfin celui de Naples, sur les problèmes du développement dans les pays méditerranéens en 196211. Cet engagement, qui se comprend aussi dans la logique de la bataille des propagandes entre l’Occident et l’URSS pour conquérir l’adhésion des peuples du Tiers-Monde, peut apparaître comme en contrepoint à l’Europe des Six, à laquelle Aron reprochait son caractère technique, et ses ambitions restreintes au domaine économique.
6Simultanément, il semble bien que l’irritation d’Aron à l’égard de l’Europe communautaire était liée à sa conviction que le régime de la IVe République était incapable de résoudre les grandes questions d’intérêt national : défense ou décolonisation. Son adhésion au RPF, annoncée dans Le Grand Schisme en 1947, avait été mûrement réfléchie. Même les seuls hommes d’État de la IVe qu’il ait respectés, Robert Schuman et Pierre Mendès France, n’avaient pas échappé à ses critiques. Aussi le retour du général de Gaulle au pouvoir, dans des conditions qui le gênaient – il eût préféré la victoire parlementaire du RPF en 1951 – lui parut la condition de la restauration nationale : un régime qui fût respecté à l’intérieur comme à l’extérieur. D’où aussi le message délivré dans Immuable et changeante en 1959 : la IVe République aurait été incapable de faire fonctionner le marché commun ; la Ve, qui ne l’aurait pas créé, serait capable de le faire vivre12.
7Entre 1955 et 1958, les premières étapes de la construction européenne n’étaient pas au premier plan des écrits de Raymond Aron. Il scrutait bien davantage l’évolution du conflit Est-Ouest, toujours soucieux de l’aspiration des Allemands à la réunification. À ses yeux légitime, elle ne devait pourtant pas compromettre l’intégration à l’Ouest de la République fédérale, amorcée par le chancelier Adenauer. Simultanément, il s’efforçait de contribuer à la compréhension mutuelle des Américains et des Européens, pour favoriser la cohésion de l’Alliance atlantique. En 1953, l’historien américain Crane Brinton avait publié The Temper of Western Europe, un essai fondé sur ses impressions de voyage à travers l’Europe occidentale, RFA exceptée, pendant l’hiver 52-53. Raymond Aron l’introduisit en France, où le livre fut publié au premier trimestre de 195513. L’essai de Brinton y était suivi d’un dialogue entre Raymond Aron et l’auteur, conversation entre hommes de bonne volonté, qui prit l’allure d’une controverse amicale. De fait, Brinton dressait un tableau optimiste de l’Europe occidentale, et récusait les spéculations sur le déclin du Vieux Continent : « Quelque séduisante que soit la tentation d’analyser l’état de l’Europe occidentale en s’appuyant sur Spengler ou Toynbee, je crois qu’il faut y résister14. » Aron était d’accord avec son interlocuteur sur la réalité des progrès économiques à l’issue du Plan Marshall, mais s’inquiétait de l’« hédonisme » des Européens : seraient-ils capables de défendre leur liberté15 ?
8Malgré son relèvement économique, l’Europe occidentale n’était qu’une Rumpf-Europa, une Europe-croupion, habituée à l’existence du rideau de fer. On ne devait pas oublier l’Europe orientale16. Aron retrouvait une formulation quasiment identique à celle de son discours de Francfort :
« Je pense, effectivement, que nous devons accepter provisoirement le fait de la soviétisation de l’Est européen, mais que nous ne devons pas le reconnaître ou le ratifier, moralement ou politiquement. L’opinion européenne, surtout française, penche vers la reconnaissance, dans le vain espoir d’un apaisement. Là me paraît l’essentiel. L’Europe occidentale, en dépit de la puissance soviétique toute proche, a une chance de survivre, mais, à une condition : garder conscience de la menace qui pèse sur elle. Un sentiment de sécurité risquerait d’entraîner la désagrégation de la solidarité occidentale et sa désagrégation, à son tour, de précipiter la soviétisation17. »
9La valeur de la construction européenne dépendait donc de la façon dont elle servait la cohésion occidentale : elle était utile dans la mesure où elle contribuait à la renforcer ; au contraire, si on confondait l’Europe avec la communauté des Six, si on oubliait du même coup la moitié orientale du Vieux Continent, alors l’entreprise communautaire pouvait être dangereuse, puisqu’elle risquait de substituer un but politique à un autre. Cette position était difficile pour trois raisons différentes, mais concourant au même résultat : parce que les Européens de l’Ouest, commençant à découvrir la société de consommation, étaient tout près d’oublier le devoir par excellence du citoyen, le devoir de défense. Ensuite, parce que les Français étaient tentés d’accepter un état de fait qui pérennisait la division de l’Allemagne18. Enfin, parce que le fait nucléaire rendait de plus en plus impensable une modification du statu quo par la force.
10Ainsi est-il compréhensible que la relance européenne à la conférence de Messine n’ait occupé qu’une place modeste dans les préoccupations de l’éditorialiste du Figaro19. Celui-ci s’inquiétait que les Occidentaux ne missent pas à profit l’avantage que représentait la conclusion des accords de Paris pour progresser vers un règlement européen20. Il expliquait à la fois la logique et les risques de l’invitation adressée le 7 juin au chancelier par le Kremlin : une fois la RFA pourvue d’une armée et intégrée à l’Ouest, « la normalisation des rapports entre Moscou et Bonn s’imposait dans toutes les hypothèses, que l’objectif fût simplement de consacrer l’existence de deux Allemagnes ou de préparer l’unité d’une Allemagne ». Mais, comme on ne pouvait pas déceler les véritables intentions des Soviétiques, les Occidentaux devaient avant tout éviter de céder « au vertige de Yalta21 ».
11À la veille de la conférence de Genève qui devait se tenir du 18 au 23 juillet 1955, Aron rappelait qu’« un accord européen sans révision territoriale constituerait une sorte de consécration de la soviétisation de l’Est européen22 ». Au terme de la conférence, dont on pouvait prévoir qu’elle ne changerait rien à la situation, il maintenait son refus du statu quo, en dénonçant l’offre soviétique d’un plan de sécurité européenne. L’esprit de Genève rappelait à Aron les déceptions de sa jeunesse : « L’esprit d’illusion, la méconnaissance des faits, la croyance naïve que les conversations amicales effaçaient les différends et que la paix dépend des paroles plus que du courage des peuples et de l’équilibre des forces23. »
12Avant tout, il reprocha aux Occidentaux de n’avoir pas clairement dit à Genève que le statu quo était incompatible avec la détente : on ne duperait pas longtemps les Allemands si l’on cherchait à leur faire croire que l’on travaillait à la réunification, alors que l’on s’accommodait en réalité très bien de la situation telle qu’elle était. Aron pensait qu’une authentique détente consisterait à « parvenir peu à peu à l’unité allemande et à une sorte d’unité européenne24 ».
13Il semblait qu’on en prît le chemin lorsque, le 8 septembre 1955, Konrad Adenauer s’envola pour Moscou. Il y fut reçu comme un chef d’État. Après les cérémonies protocolaires, marquées par d’abondantes libations au soir du 9 septembre, le chancelier consentit à l’établissement de relations diplomatiques avec l’URSS25. Dans une lettre à Boulganine, Adenauer précisait néanmoins que la RFA ne reconnaissait pas la RDA ni la frontière sur la ligne Oder-Neisse. La libération de 9626 prisonniers de guerre – qualifiés de criminels de guerre par Moscou – garantissait la popularité du chancelier auprès de l’opinion allemande. Cependant, Herbert Blankenhorn, conseiller du chancelier, notait avec tristesse qu’aucun progrès n’avait été réalisé quant à la réunification : « Les Russes – certainement à très long terme – ne laisseront pas la zone orientale sortir de leur empire. Toute leur politique est fondée sur le fait de renforcer le régime de celle-ci et, par là même, leur propre position26. »
14Dans ses commentaires sur le voyage de Moscou, Raymond Aron rendait hommage à Adenauer27. Il n’en constatait pas moins : « Le chancelier a capitulé28. » Cependant, il convenait que le chancelier ne pouvait pas abandonner les prisonniers allemands à leur sort. La faute, selon lui, incombait à l’esprit de Genève, et avant tout à l’attitude des Américains lors de la conférence qui venait d’avoir lieu. Aron reprochait à Eisenhower d’avoir « avec le sourire et en toute inconscience, […] accordé aux Russes ce que ceux-ci réclamaient vainement depuis des années : la reconnaissance du statu quo29 ».
15Les commentaires d’Aron publiés dans Le Figaro montrent que l’enjeu véritable n’était pas à ses yeux la construction européenne – la conférence de Messine l’avait en effet peu inspiré, en comparaison de la conférence de Genève –, mais plutôt l’équilibre européen dépendant du rapport de forces entre l’Est et l’Ouest. Il voyait en Adenauer un grand homme d’État, parce que celui-ci avait été, avec beaucoup de constance et en assumant l’impopularité – ses adversaires l’appelaient « le chancelier des Alliés » –, l’homme clé de l’intégration à l’Ouest et du réarmement de la RFA. Aron ne lui reprochait pas, le réarmement accompli, de faire libérer les derniers prisonniers de la Wehrmacht détenus en Union soviétique. Restait le problème de fond : « L’Occident n’a plus de politique européenne et Moscou en a une30. »
16Précisément pour cette raison, l’idée européenne reprenait tout son intérêt. Moscou allait harceler la RFA dans le but de défaire tout ce qui avait été accompli depuis 1949 : la fondation de la démocratie de Bonn, l’intégration de celle-ci à l’Alliance atlantique. Or, l’idée européenne était la seule susceptible d’avoir valeur de mythe dans le sens où l’entendait Georges Sorel. Elle était la seule capable de compenser la force du nationalisme allemand dont joueraient forcément Moscou et Pankow. Dans les articles de 1955, Aron entérine implicitement, mais systématiquement, comme il le faisait depuis 49, la thèse de l’Alleinvertretungsanspruch : il parle du « gouvernement de Pankow ». La RDA n’a aucune légitimité, puisqu’elle n’est que la zone orientale abusivement soviétisée. Seule la RFA est légitime. Cette manière de dire prenait évidemment toute son importance au moment où Moscou voulait imposer la thèse des deux États allemands. C’était précisément le point sur lequel Aron était convaincu qu’il ne fallait pas céder. L’idée européenne était pour Aron le moyen de garantir l’ancrage de la RFA en Occident, dont dépendait tout l’équilibre européen :
« Quand Bonn sera tenté de céder aux exigences de l’Est, les Occidentaux seront acculés, soit à s’aliéner l’opinion allemande par un veto, soit à accepter un compromis dangereux. La seule méthode qui permette d’atténuer ces risques, c’est d’encourager l’opinion allemande à demeurer fidèle à l’Occident. Or la réconciliation franco-allemande, l’organisation européenne, seraient l’encouragement le plus efficace31. »
17L’intérêt qu’il porte alors aux discussions sur l’Euratom, participe de la même visée stratégique. Dans La querelle de la CED, publié en 1956, il avait constaté, au-delà de l’échec de la CED elle-même, celui du projet fédéraliste :
« À partir de 1951, l’idée européenne était liée à la CED. Le parti européen était le parti favorable à l’Europe des Six et au pouvoir supranational. L’échec de la CED fut la défaite du parti européen : celui-ci ne s’en est pas relevé. Au moment où nous écrivons, beaucoup d’Européens n’acceptent pas ce diagnostic, mettent leur confiance en la relance européenne ou dans l’Euratom. Au risque de les heurter, je n’hésiterai pas à écrire que l’organisation fédérale de l’Europe des Six est une idée morte32. »
18Alors que Jean Monnet voyait dans l’Euratom un moyen de revenir à son idée directrice de la fédération européenne, et souhaitait pour cela mettre de côté les aspects militaires de l’atome, Aron souhaitait au contraire faire de l’Euratom le moyen pour les pays européens d’accéder à l’énergie atomique, notamment aux applications militaires. Dès le lendemain du vote de la motion votée par le Comité d’action pour les États-Unis d’Europe, dont c’était la première réunion33, Aron réagit dans les colonnes du Figaro. Il commençait d’une manière assez cruelle pour les militants européens : « Le nom a été trouvé : il reste à penser d’abord, à organiser ensuite l’institution baptisée avant de naître34. » Mais Aron prenait clairement position pour que les Européens ne renoncent pas à l’arme nucléaire. Si les Européens renoncaient à un armement nucléaire, « ils se résigneraient à l’impuissance totale35 ».
19Comme une telle position risquait de déclencher la querelle de l’armement atomique allemand, et que la décision politique, présupposant une autorité supranationale, aurait soulevé le même genre d’opposition que la CED, Aron suggérait la modestie36. Aron ne visait pas l’unité politique de l’Europe en tant que telle, mais l’accès à l’arme nucléaire pour les États européens, qui risqueraient d’être assujettis s’ils n’en disposaient pas. Par ailleurs, les difficultés britanniques lui suggéraient que le prix d’un système opérationnel dépasserait les moyens d’un État comme la France. L’URSS avait expérimenté un engin thermonucléaire à la fin du mois de novembre 1955. On allait donc vers une situation de dissuasion réciproque, puisque chacun des deux grands pourrait à moyen terme menacer l’autre de représailles apocalyptiques. Aron ne pensait pas que la stratégie des représailles massives annoncées par l’administration Eisenhower depuis 1954 fût à la hauteur de la situation. Une stratégie adéquate devait selon lui intégrer la possibilité d’une guerre limitée, ce qui permettrait d’échapper à l’alternative du suicide ou de la capitulation. C’est ainsi qu’en décembre 1955, il s’acheminait vers l’idée paradoxale, et diamétralement opposée au pacifisme de sa jeunesse, de sauver la guerre :
« Ne peut-on concevoir la limitation des moyens employés ? Les armes atomiques tactiques doivent-elles nécessairement entraîner l’usage des armes thermonucléaires ? N’est-il pas tragique, à la longue, de tout miser sur l’absence de guerre et de ne pas laisser d’intermédiaire entre l’inaction et l’extermination37 ? »
20En effet, le réarmement européen envisagé à partir de la guerre de Corée en 1950, et planifié lors de la conférence de Lisbonne en 1952, n’était plus adéquat. Les divisions lourdes de l’OTAN, imitées des divisions américaines de 1944-1945, étaient à la fois onéreuses et apparemment inutilisables dans une guerre nucléaire. C’est pourquoi Aron plaidait pour une dissuasion européenne :
« Si l’équilibre des forces terrestres est impossible, si la sécurité de l’Europe doit, pendant des années, reposer sur la crainte réciproque de l’horreur totale, n’importe-t-il pas que l’Europe occidentale, elle aussi, possède ce deterrent, l’arme qui prévient l’agression par la peur qu’elle inspire ? L’égalité atomique entre l’Union soviétique et les États-Unis n’impose-telle pas à l’Europe de posséder, elle aussi, les armes que personne n’osera employer38 ? »
21La crise de Suez fut un moment important, puisqu’en l’occurrence Washington désavoua Londres et Paris, ce que l’éditorialiste du Figaro tint sur le moment pour une trahison. La politique de l’administration Eisenhower était « à la fois peu intelligente et contraire aux obligations non écrites de l’Alliance atlantique ». Emporté par sa passion contre le « Führer égyptien », Raymond Aron accusait les Américains d’aveuglement, et proposait, près de trois mois avant l’intervention militaire, que les Français et les Britanniques se substituent à eux comme sauveurs de la communauté atlantique39.
22C’était se faire beaucoup d’illusions. Dans Les Mémoires40, Aron concédait qu’il fut alors « intoxiqué par le climat belliciste », mais affirmait qu’il ne fut « jamais favorable à une action militaire ». C’était inexact. Mais il comprit immédiatement que l’expédition franco-britannique de novembre était vaine – « Nous ne trouverons pas à Suez la solution des problèmes de la Tunisie, du Maroc et de l’Algérie » – et pouvait écrire en 1957, dans « Une révolution totalitaire », qu’il avait été « hostile à l’expédition de Suez ». Cependant, au lendemain de l’intervention militaire franco-britannique, il tenta de tirer la leçon militaire de la crise. L’échec, selon lui, ne tenait pas au fait que ni la France ni la Grande-Bretagne n’avaient alors de force atomique opérationnelle. La menace des fusées, brandie par Boulganine, n’avait pas été à ses yeux l’événement déterminant. La raison pour laquelle il fallait un armement atomique européen était la montée en puissance de l’arsenal soviétique, et le fait que désormais les villes américaines pourraient être frappées. Il s’agissait donc, par un armement atomique européen, de garantir la cohésion de l’Alliance occidentale41.
23Tout en comprenant la décision britannique de produire la bombe H, il en redoutait les conséquences pour la cohésion de l’Alliance atlantique : en réduisant ses forces classiques, le Royaume-Uni pourrait-il continuer d’assumer ses obligations dans l’OTAN ? Ou bien allait-il s’isoler pour ne défendre que la « forteresse Angleterre42 » ? On devait, selon lui, maintenir une sorte de proportionnalité entre la menace et l’enjeu, d’où la nécessité de forces classiques suffisantes. Il s’interrogeait aussi sur la crédibilité de la future force de dissuasion du Royaume-Uni, dont l’emploi éventuel équivaudrait à un suicide43. En fait, Aron comprenait bien que Macmillan, qui avait succédé à Eden après le camouflet de Suez, était à la recherche d’un statut : la bombe H lui permettrait de « parler d’égal à égal aux dirigeants américains44 ».
24Il tenait toujours compte de l’Europe orientale dans ses réflexions stratégiques. À la suite de la déstalinisation, amorcée par le rapport Khrouchtchev au xxe congrès du PCUS, il observait l’agitation dans les démocraties populaires. Ainsi, rappelait-il, après les émeutes de Poznan, « les souvenirs du 17 juin 1953 ». Tandis que Pierre Courtade, dans L’Humanité, comparait les insurgés aux Chouans, Aron faisait le parallèle avec les événements de Berlin-Est, trois ans auparavant, parce que, dans les deux cas, l’insurrection avait été précédée par « une phase de “libéralisation” ». La révolte polonaise ne lui inspirait pas seulement la dénonciation des régimes communistes. Elle lui inspirait aussi de sévères critiques envers les Occidentaux45. L’essentiel était toujours de ne pas entériner la soviétisation de l’Europe orientale. Aron souhaitait l’intensification des échanges entre les deux moitiés de l’Europe, dans les deux sens, afin que les jeunes, les étudiants, fussent à même de comparer les deux systèmes économiques et politiques. Il déplorait la faiblesse des échanges universitaires, et souhaitait qu’on pressât les autorités soviétiques et celles des démocraties populaires de les multiplier, convaincu que l’Occident avait tout à y gagner.
25La révolution hongroise du 23 octobre 1956 lui inspira une comparaison avec les révolutions libérales de 1848 en Europe. Dans les deux cas, « la Russie, restée ou redevenue le foyer de la réaction en Europe », mettait ses troupes à la disposition du gouvernement hongrois pour massacrer le peuple qui réclamait l’indépendance nationale et des élections libres46. La « sublime révolution de Hongrie », simultanée avec la désastreuse expédition de Suez, lui permettait d’espérer en la victoire ultime de la liberté sur les tanks47. C’était une fois de plus dans le cadre national que s’accomplissait la mobilisation pour la liberté ; l’évocation du nationalisme libéral du XIXe siècle, celui de 48, était significative. La leçon du 17-juin, de Poznan et de Budapest, était la faiblesse du bloc soviétique : les révoltes témoignaient, derrière la soviétisation apparente et le régime des démocraties populaires, de la permanence des nations d’Europe centrale et orientale, et de leur aspiration à la liberté.
26La haute signification politique qu’Aron accordait à la révolution hongroise apparaît nettement dans « Une révolution antitotalitaire », publié en 195748. La Hongrie s’était révoltée parce que « le peuple hongrois voulait vivre nationalement ». La révolution antitotalitaire était ainsi l’insurrection nationale des Hongrois contre un régime imposé de l’extérieur :
« Ce que l’on avait cru impossible – un peuple abattant tout seul un État totalitaire – était soudain réalité. Les mots d’ordre de 1848, liberté, nation, justice, retrouvaient, contre la tyrannie bureaucratique et la domination russe, leur éternelle fraîcheur49. »
27L’exemple de la Hongrie montrait que l’histoire allait dans le sens de la liberté, autrement dit, que la philosophie de l’histoire marxiste-léniniste était démentie par les faits, puisqu’un peuple dirigé par un parti communiste voulait revenir à des institutions bourgeoises. Sous la plume d’Aron, l’analyse de la « révolution d’octobre » des Hongrois devenait un éloge du nationalisme libéral :
« Radio Kossuth, statue de Bem, cercle Petöfi, ces noms nous ramènent au temps où nation et liberté avaient partie liée. La nouvelle alliance, conclue en Hongrie, n’est ni anachronique ni accidentelle50. »
28« Une révolution antitotalitaire » est un texte dans lequel transparaît un sentiment passionné : Raymond Aron déplorait évidemment l’issue tragique du soulèvement. Il constatait que, dans les circonstances du conflit Est-Ouest, il n’était pas possible de venir en aide aux insurgés, puisque personne ne souhaitait une guerre totale. La leçon de Budapest était que l’Union soviétique pouvait faire « n’importe quoi » dans sa zone d’influence. Les Européens de l’Ouest, s’ils avaient dû décider eux-mêmes, se seraient également abstenus. Il ne pouvait donc pas critiquer les Américains pour l’avoir fait. Mais l’essentiel était que la nation hongroise avait montré sa vitalité historique. Après la décadence des années trente, Raymond Aron avait vu dans le relèvement de la France à partir de la Libération « une passion nationale ». Y contribuer avait été une des raisons de son adhésion au RPF. L’insurrection hongroise lui rappelait le souvenir des Tchèques et des Polonais qu’il avait fréquentés à Londres durant la guerre : alors que les Tchèques étaient enclins aux concessions à l’égard des Russes, les Polonais entendaient résister, parce qu’ils étaient comme les Hongrois une nation qui avait été une grande puissance : « Longtemps encadrés et animés par une aristocratie », Polonais et Hongrois avaient manifesté, dans leur conduite, « le sens des valeurs nobles et le mépris de la raison bourgeoise51. » Le soulèvement national en Hongrie attestait donc que les nations européennes n’étaient pas vouées à la décadence.
29Dans la logique de la sociologie politique qu’il enseignait alors à la Sorbonne52, Raymond Aron renvoyait le cas des démocraties populaires à la classification des régimes politiques selon Aristote. L’auteur de La Politique avait comparé les régimes politiques en fonction des révolutions qui les finissaient53. Le retour à la philosophie politique d’Aristote permettait, par une rupture radicale avec la représentation unilinéaire de l’histoire, de proposer une autre conception, dans laquelle démocratie bourgeoise et soviétisme ne seraient plus « deux moments successifs », mais « deux superstructures d’une société industrielle54 ». Il ne fallait pas en conclure à une convergence55 entre les démocraties libérales et les démocraties populaires ; cela signifiait au contraire que les régimes communistes mentaient lorsqu’ils prétendaient représenter un type de société fondamentalement autre que les sociétés industrielles capitalistes. Dès lors, on pouvait espérer, écrivait Aron, qu’un jour l’Union soviétique renonce à ses ambitions illimitées. Dans « Une révolution antitotalitaire », Aron insistait sur la contradiction entre le caractère despotique des régimes communistes et le message de libération, hérité des Lumières, dont ils étaient porteurs. À trois reprises, il reprit l’expression « despotisme oriental » empruntée à Montesquieu, afin de mettre en évidence la « fêlure interne » des régimes communistes. Selon Montesquieu, tandis que les régimes de liberté, monarchies et républiques, dépendent respectivement de la vertu – le dévouement des citoyens à la chose publique – et de l’honneur, le despotisme repose sur la crainte. Commentant Montesquieu dans Les Étapes de la pensée sociologique, Aron observait que « dans un despotisme, il ne subsiste plus qu’une seule limite au pouvoir absolu de celui qui règne, c’est la religion ; encore cette protection est-elle précaire56 ». La religion était donc, dans un régime totalitaire, l’ultime recours contre le politique. Dans « Une révolution antitotalitaire », Aron rendait hommage au cardinal József Mindszenty, que les communistes accusaient d’avoir fomenté la contre-révolution : Aron écrivit que le discours du prélat avait été « noble et digne » : la dénonciation du Pacte de Varsovie, que Mindszenty avait approuvée, n’avait pas été la cause de la seconde intervention soviétique, mais « une suprême tentative pour la prévenir ».
30Au lendemain de la répression soviétique en Hongrie, les négociations qui devaient conduire aux traités de Rome n’étaient donc pas au premier plan des préoccupations de Raymond Aron. Il ne voyait de paix possible que par la réunification de l’Europe, celle-ci supposant au préalable l’émancipation des peuples de l’Est. L’important restait en effet de ne pas accepter moralement ou diplomatiquement la soviétisation de l’Europe orientale, « partage contre nature57 ».
31Peu avant la signature des traités de Rome, Raymond Aron eut à plusieurs reprises l’occasion de s’exprimer à propos du marché commun. Le 22 novembre 1956, il prenait la parole à l’université de Bâle dans le cadre d’un colloque sur les problèmes de l’intégration européenne58 : « L’évidence de la coopération nécessaire, disait-il, n’implique pas l’évidence de l’unité nécessaire. »
32Il y reprenait l’idée qui lui était familière depuis la fin de la guerre, selon laquelle l’Europe libérale d’avant 1914 était plus intégrée que celle de 1956, puisque les monnaies étaient alors convertibles et l’exportation des capitaux autorisée, tandis que les droits de douane étaient relativement modérés. Mais les différentiels d’inflation, l’hétérogénéité des politiques budgétaires, salariales, fiscales et monétaires, rendaient désormais une telle intégration économique presque inconcevable, sinon après un accord intergouvernemental décidant de dévaluations ou réévaluations concertées.
33Aron examinait ensuite ce qui avait été fait depuis 45 : la coopération économique à travers l’OECE, à l’échelle de la grande Europe des bénéficiaires du plan Marshall, et le marché commun du charbon et de l’acier via la CECA, qui ne concernait que les Six. L’état de l’économie européenne en 1957 lui inspirait des conclusions nuancées : la libéralisation des échanges avait favorisé le commerce européen, mais les déséquilibres persistaient, notamment la permanence des excédents allemands et des déficits français. Ces déséquilibres affectaient le fonctionnement de l’Union européenne des paiements. Quant au Plan Schuman, Aron rappelait combien il était paradoxal, et même en principe absurde, de créer un marché commun limité à deux produits. Cette quasi-hérésie sur le plan économique était compréhensible, dès lors que l’on tenait compte des intentions qui avaient guidé Jean Monnet et Robert Schuman : « En apparence inspiré par des considérations économiques, le Plan Schuman était, en essence, d’ordre politique. » La Haute Autorité qu’il créait « serait finalement un État fédéral : l’Europe serait faite, en constituant sinon un État comparable aux États nationaux, du moins un État fédéral, superposé aux États nationaux comme l’État suisse aux cantons59 ». Mais, pour plusieurs raisons, l’expérience de la CECA depuis son entrée en vigueur en 1953 ne lui semblait pas probante. Le charbon et l’acier, dans les conditions économiques de l’époque, n’étaient pas soumis à une compétition trop violente, parce que le coût des transports représentait encore une part élevée du coût final des produits pondéreux. Par ailleurs, il s’agissait d’industries anciennes, qui n’étaient pas soumises alors à des transformations accélérées. Le secteur économique choisi, « excellent » s’il s’agissait de démontrer l’innocuité de l’intégration, était donc « mauvais », si l’on voulait par là en démontrer les vertus.
34Dans la partie centrale de son exposé, Raymond Aron revenait sur l’échec de la CED. Il en rappelait d’abord les circonstances : suscité par la guerre de Corée, le débat sur le réarmement allemand avait perdu de son acuité après la mort de Staline, la signature de l’armistice en Corée, l’accession des deux grands aux armes thermonucléaires. Aron voulait faire comprendre à son auditoire que le vote négatif de l’Assemblée française n’avait pas seulement été un vote contre le réarmement allemand mais « contre la communauté européenne » :
« Le sens profond de leur attitude, c’était l’hostilité à l’abandon de la souveraineté militaire de la France. En perdant sa souveraineté, la France cesserait d’exister60. »
35Il est évident que Raymond Aron partageait l’état d’esprit qu’il était en train de décrire. Il avait lui-même, à l’époque du débat, dit quelles réserves lui inspirait la CED. Il reprochait aux cédistes d’avoir, parce que doctrinaires de l’unité européenne, fait courir un risque à la défense de l’Europe occidentale. Le grand reproche que l’on pouvait faire à la CED était le manque de franchise, ou de courage politique : « le traité lui-même dissimulait son objectif ». Les partisans de la CED, précisait-il, espéraient que sa mise en application ferait surgir un gouvernement européen. On avait présenté un projet incohérent, d’autant moins acceptable que la France était alors embourbée dans la guerre d’Indochine.
36Le marché commun, alors que, après l’échec de la CED, « l’idée de l’État fédéral des Six semblait frappée à mort », semblait marquer un retour du plan politique au plan économique. Aron se demandait si la création d’une monnaie commune avec une banque centrale unique n’était pas la meilleure méthode. Mais, pour les raisons qu’il avait indiquées lui-même au début de son exposé, il n’était pas concevable, en 1956, que les banques centrales fussent en mesure d’assurer la coordination des politiques économiques. Donc, on avait choisi « une méthode moins franche ». Aron revenait à l’objection qu’il avait soulevée contre la CED :
« Le marché commun, en dernière analyse, ne va pas sans un gouvernement unique. On présente en termes strictement économiques une entreprise dont le sens et l’objectif sont, au fond, politiques61. C’est, poursuivait-il, pour créer un État européen qu’on se lance dans l’aventure du marché commun, qui, en lui-même, sur le plan économique, ne s’impose pas avec évidence62. »
37Il insistait sur les raisons profondes que la France avait d’hésiter : l’orientation vers une libéralisation contraire à la tradition dirigiste des politiques économiques françaises ; l’abandon de la zone franc, alors que la France avait encore des responsabilités outre-mer, et que le traité de Rome ne prévoyait qu’une contribution limitée des autres États aux investissements dans l’Union française. Décisive à ses yeux restait « l’interprétation de la conjoncture tout entière ».
38L’essentiel n’était pas
« la forme de la coopération entre les pays d’Europe occidentale, mais la réponse donnée à trois défis : la résistance à l’empire soviétique et, demain, la libération pacifique de l’Europe orientale, le ravitaillement en énergie et en matières premières, le maintien des bonnes relations entre l’Europe et ses anciennes colonies ou, plus généralement, avec les pays sous-développés. L’État fédéral des Six ne répond directement à aucun de ces défis. Il est justifié dans la mesure où il accroît les chances d’une réponse positive. Les accroît-il effectivement ? L’État des Six favorise-t-il le refoulement pacifique de l’empire soviétique, le financement des importations européennes, l’organisation de l’Eurafrique ? Il est possible de répondre positivement, mais il suffit de formuler ces interrogations pour que l’hésitation française devienne intelligible63 ».
39Contrairement aux fédéralistes, Aron refusait l’idée que l’unification politique de l’Europe représenterait par elle-même la réponse aux principaux problèmes du moment. Là encore, le propos aronien était celui d’un gaulliste. Cette présentation démystifiait la propagande pour le marché commun. Elle était cohérente avec les prises de position d’Aron sur les étapes précédentes de l’Europe communautaire. Le 14 mai 1957, Alfred Fabre-Luce écrivait à Raymond Aron. Fabre-Luce était un fervent partisan de la cause européenne, puisqu’il en avait épousé sans états d’âme chacune des versions successives, malheureusement sans exception. Dans sa lettre, il adressait à Raymond Aron ce reproche à propos de la construction européenne : « Vous refusez votre enthousiasme64. »
40Aron a approfondi ces réflexions dans Espoir et peur du siècle65, qui réunissait trois essais écrits entre juillet et novembre 1956. Contemporain de la négociation des traités de Rome, ce recueil développe en effet deux idées présentes depuis l’Introduction à la philosophie de l’histoire. La première est celle de l’enracinement de la liberté politique dans les traditions nationales, dans l’essai De la droite ; la seconde, dans l’essai De la guerre, est celle de la limitation de la guerre conformément à la formule de Clausewitz qui subordonne l’acte de guerre à la politique. Les deux idées se rapportent à l’Europe, la première prolonge l’approche amorcée en 1943 dans « Destin des nationalités » : l’Europe ne peut être libre que si elle existe en tant que nations, et l’histoire européenne est ainsi, non juxtaposition, mais comparaison ou dialogue entre les histoires nationales. La seconde idée met en jeu la possibilité même d’une survie de l’Europe ; elle renvoie à l’expérience historique tragique du XXe siècle, dans laquelle le Vieux Continent commit une sorte de suicide. Penser la guerre est ainsi le moyen essentiel pour penser l’Europe.
41Aron a mis en exergue du premier essai, De la droite, le conservatisme dans les sociétés industrielles, la célèbre citation de Burke :
«But the age of chivalry is gone. That of sophisters, economists and calculators has succeeded, and the glory of Europe is extinguished for ever66.»
42Lorsque Aron réfléchit sur l’identité de la droite, il confronte les histoires nationales. La Grande-Bretagne y tient une place de choix : « Depuis deux siècles et demi ont été évitées les proscriptions, injustices, épurations et violences qui laissent les haines inexpiables. Il n’y a pas eu de rupture dans le devenir des institutions et dans le recrutement de la classe dirigeante67. » Le grand mérite d’Edmund Burke, écrit Aron, est d’avoir concilié libéralisme et conservatisme68.
43Raymond Aron attribuait à Edmund Burke une place éminente dans la création d’une tradition politique exemplaire, mais qui n’était, selon la propre pensée de Burke, nullement transférable à d’autres nations. Il semble bien qu’il y ait là l’une des clés pour comprendre la pensée européenne d’Aron. En effet, la politique s’inscrit dans l’histoire, et l’histoire est avant tout celle des nations. Il n’est donc de vitalité historique qu’à l’échelle des nations : la vitalité de l’Europe suppose donc, dans cette perspective, celle des nations. L’interprétation aronienne de Burke n’aboutit pas à l’approbation de la pensée contre-révolutionnaire – Aron se souvenait en effet de ce que les Juifs français devaient à la Révolution –, elle conduisait à limiter les prétentions issues de la Révolution française :
« La polémique d’Edmond Burke contre la Révolution française peut, avec le recul d’un siècle et demi, être lue de deux manières. On y lit une condamnation définitive ou bien du rationalisme politique ou bien du fanatisme idéologique. Défense et illustration de la hiérarchie d’ancien régime dans sa particularité ou démonstration que toute société implique une hiérarchie et ne prospère que dans le respect réciproque des droits et des devoirs. Edmond Burke a plaidé soit contre les idées démocratiques, soit pour la sagesse. Les contre-révolutionnaires du continent, surtout en France, ont voulu retenir à la fois ces deux interprétations : la sagesse politique exigeait la restauration d’une sorte d’Ancien régime69. »
44Aron choisissait donc de voir en Burke un adversaire du fanatisme idéologique. D’une manière comparable à son interprétation de Clausewitz, il enlevait l’auteur des Réflexions sur la révolution de France aux contrerévolutionnaires pour le ramener vers le libéralisme et la modération. Mais l’essentiel n’est pas là : en s’appuyant, même avec des réserves, sur Edmund Burke, Aron mettait bien en cause les prétentions du rationalisme politique que la révolution française avait poussé jusqu’au fanatisme idéologique. Le mérite de Burke avait été d’apercevoir celui-ci sous celui-là. Sans que Raymond Aron s’en soit entièrement expliqué, il semble bien avoir retenu la principale critique que Burke adressait aux constituants de 89 : on ne peut pas prétendre constituer la communauté politique, puisque celle-ci est déjà constituée, ce qui est aussi le sens de l’expression des Guerres en chaîne : « on ne crée pas les patries sur commande ». Dans les Réflexions sur la révolution de France, Burke insistait sur le fait que le parlement de Londres, lors de la Glorieuse Révolution de 1688, avait dissimulé son pouvoir constituant derrière la fiction d’un retour à la tradition de la monarchie parlementaire, usant ainsi, écrivait Burke d’« un voile politique habilement tissé70 ». Dans le contexte de 1956, la référence à Burke permettait de s’opposer à une idéologie qui se présentait comme l’héritière de la Révolution française, mais elle faisait aussi problème au regard de l’idée européenne : si les seules communautés politiques authentiques en Europe étaient les nations, alors il était vain, voire abusif, de prétendre constituer l’unité supranationale de l’Europe.
45L’essai De la droite, contemporain des négociations sur le traité de Rome, représente une quasi-réfutation des thèses européistes selon lesquelles l’unité politique pourrait, à terme, procéder d’un marché commun. En effet, les facteurs politiques y jouent un rôle essentiel, alors que les aspects économiques sont au second plan ; « le miracle allemand » – il ne s’agit pas du Wirtschaftswunder, Aron considère qu’il s’agit avant tout d’un miracle politique –, procède d’une situation historique où le Machtstaat a été brisé par la défaite, la perspective marxiste déconsidérée par la soviétisation en RDA, la République fédérale conservatrice étant alors possible, d’autant plus qu’elle pouvait s’appuyer sur une authentique tradition, celle du fédéralisme allemand71.
46Aron insistait ainsi sur la permanence des nations, et revenait à son idée directrice : parmi les arguments en faveur de l’unité européenne, l’argument politique était plus important que l’économique. Or, s’il ne faisait aucun doute qu’une Europe occidentale unie pourrait accéder au niveau des plus grands, et que, la Grande-Bretagne persévérant dans sa tradition, la seule Europe capable de constituer une unité politique était provisoirement celle des Six, il fallait aussi constater que les conditions n’avaient pas pu être réunies pour que cette unité politique se produisît. On pouvait, écrivait Aron, regretter qu’une puissance européenne ne soit pas née des efforts d’intégration, car elle aurait eu une place de premier plan dans le monde, mais cela aurait supposé l’existence d’un patriotisme européen. Or, poursuivait Aron, « Ce patriotisme européen n’existait pas : aurait-il pu naître, comme tout patriotisme, autrement que par opposition à une réalité extérieure72 ? »
47Aron avait pensé en 1947 que peut-être l’existence d’un ennemi commun pourrait pousser les nations d’Europe occidentale à s’unir. À l’été 56, il constatait que ni la menace soviétique, ni les réactions d’amertume à l’égard de la suprématie américaine ne suffisaient à « répandre le sentiment qui aurait seul donné à l’effort de construction européenne l’élan nécessaire pour soulever le poids de l’histoire73 ».
48Aron était alors raisonnablement optimiste quant à la supériorité des économies d’Europe occidentale sur l’économie soviétique. La situation était de loin préférable à celle de 1945, d’où la distinction entre l’abaissement et la décadence : « L’abaissement de l’Europe est un fait, la décadence est une hypothèse qu’on ne saurait démontrer ou réfuter74. » Mais, à long terme, il faudrait compter avec la loi du nombre : l’avantage démographique, qui avait servi l’Europe au XIXe siècle, jouerait désormais en faveur des masses asiatiques, « le jour où la civilisation industrielle ser[ait] devenue authentiquement mondiale ». On n’en était cependant pas encore là, et, dans l’intervalle, l’Europe jouissait de niveaux de vie parmi les plus élevés du monde. Raymond Aron voyait le paradoxe d’une Europe prospère mais vulnérable, « soumise à la volonté du pays qui règne sur les mers et dans les airs, dont la monnaie est la plus forte et qui, en temps de paix comme en temps de guerre, est maître d’arrêter l’afflux du pétrole, de la laine et du cuivre ». Paraphrasant Tacite, il comparait l’Europe occidentale à la Rome impériale dépendante des convois de l’annone : « La Rome antique attendait le blé d’Afrique, l’Europe attend l’or noir du Golfe Persique75. » Convaincu que la décolonisation était un fait historique irréversible, Raymond Aron se refusait à confondre la perte des empires avec la décadence. La séquence historique commencée avec la défaite de 1870, au moment où Ernest Renan voyait dans la colonisation le moyen de régénérer la nation, était désormais révolue. Aussi la maxime virgilienne reprise par l’auteur de la Réforme intellectuelle et morale de la France, « Regere imperio populos », n’avait-elle plus cours. Pour Aron, la raison fondamentale de ce changement résidait dans le progrès technique de la civilisation industrielle : « Le monde de la science et de la technique est, en tant que tel, indéfini. Nul besoin de planter l’Union Jack sur Port-Saïd ou le drapeau tricolore sur Alger pour que s’élève le niveau de vie pour tous. C’est la croissance économique, non la conquête, qui apaise la lutte des classes76. »
49C’est pourquoi Aron refusait d’adorer les bâtisseurs d’empire. Sans reculer devant la provocation, il écrivait que, s’il avait réussi, Hitler aurait peut-être pu trouver grâce aux yeux des générations européennes futures :
« La conquête de l’Europe par le IIIe Reich était-elle aussi justifiée ou aussi peu justifiée que celle du monde antique par Rome ? Rien n’interdit d’imaginer que nos arrière-neveux, vivant dans une Europe unifiée par le génie pervers d’Hitler, auraient béni, d’ici quelques siècles, celui qui, au prix de dizaines de millions de cadavres, aurait permis à l’Europe, libérée de guerres fratricides, de garder son rang77. »
50La méditation sur le destin des empires conduisait Raymond Aron au constat que ceux-ci étaient transitoires. Aron était un adversaire des empires. Il distinguait les empires coloniaux européens de l’impérialisme nazi dans la mesure où celui-ci était criminel ; le colonialisme européen, écrivait-il, n’était pas criminel en tant que tel, mais il serait vain de le maintenir par la force. L’URSS était aussi à ses yeux un empire susceptible de se désagréger, lorsque cesseraient de s’exercer le régime policier ou la puissance militaire de l’Armée rouge.
51Tout en regrettant le maintien de la soviétisation de l’autre Europe, Raymond Aron comprit que l’équilibre nucléaire, pour peu qu’il fût bien conçu, pourrait prévenir le retour de la guerre totale : le risque de l’apocalypse offrait pour la première fois la chance sérieuse d’une paix durable, mais pas partout ni pour tous les hommes. Pour l’Europe pouvait ainsi s’ouvrir des perspectives au-delà de la politique de puissance ; « libérée des servitudes » de celle-ci, « les nations d’Europe peuvent être historiquement grandes sans redevenir grandes puissances ». Aron considérait donc la culture dans son acception libérale, « le dialogue des hommes libres », comme la vocation de l’Europe78. Le maintien de la liberté en Europe occidentale, pour peu que l’on refusât de reconnaître la soviétisation de l’autre moitié du continent, était une arme terrible contre les démocraties populaires. D’où l’importance qu’occupe dans sa pensée la guerre subordonnée à la politique, comme elle l’était dans le système de Clausewitz ou dans L’Histoire de Delbrück. Aussi le troisième et dernier essai d’Espoir et peur du siècle est-il intitulé De la guerre.
52L’articulation entre cet essai et les deux précédents montre que pour Raymond Aron, penser la guerre est, par excellence, le moyen de penser l’Europe. S’il est resté quelque chose du pacifisme aronien originel, cette trace correspond au fait que, dès le début, le problème européen s’est identifié dans son esprit à celui de la guerre totale. C’est ce qui fait le lien entre les textes d’avant-guerre et Les Guerres en chaîne, puis Espoir et peur du siècle, et qui explique qu’Aron, en 1976, ait consacré son dernier grand livre à Clausewitz. Comme souvent chez les grands auteurs, l’unité de l’œuvre est celle d’une question et, si Raymond Aron a été un grand Européen, c’est à ce titre, pour avoir posé la question existentielle de l’histoire européenne au XXe siècle, tâche immense, qu’il fut le seul à envisager de cette façon, ce qui explique aussi qu’il fut souvent mal compris.
53La citation de Clausewitz en exergue de De la guerre montrait immédiatement l’originalité de l’interprétation aronienne : il s’agissait en effet, non de l’ascension aux extrêmes, mais de la prudence, autrement dit de la limitation de la guerre à travers la préservation d’un équilibre, par définition toujours instable79. D’emblée, Aron expliquait comment l’arme atomique, loin de condamner l’humanité à l’apocalypse, pouvait représenter un moyen inespéré de mettre fin aux guerres en chaîne. La bombe ne modifiait pas la nature de la politique, mais elle permettait d’espérer que, pour la première fois, on ne livrerait pas la guerre que l’on préparait. Cette situation était comparable, selon Aron, à celle de la Royal Navy qui « immobile dans ses bases », « assurait la liberté des mers » à l’apogée de la thalassocratie britannique80. En 1956, Aron constatait donc à la fois l’impossibilité du désarmement nucléaire, et l’échec du réarmement classique, mais il y ajoutait l’idée essentielle que l’arme atomique n’impliquait pas nécessairement la guerre totale, et qu’une guerre nucléaire limitée était donc concevable81. Cette idée allait évidemment à l’encontre de la doctrine des représailles massives. Aron préférait la riposte graduée, en raison même des risques qu’il y aurait à choisir une politique du tout ou rien. Il voyait justement dans le graduated deterrent moins une limitation de la force de dissuasion elle-même que des représailles que l’on exécuterait au cas où la dissuasion n’aurait pas fonctionné. Or, cette question, selon lui, ne se posait qu’en Europe. Ailleurs, en Asie avec la guerre de Corée, au Proche-Orient avec le conflit israélo-arabe, la possibilité de guerres limitées était évidente. Elle avait été démontrée par l’expérience. Il n’en allait pas de même en Europe :
« C’est donc exclusivement par rapport à l’Europe que se pose le problème de la graduation des représailles et de l’action. C’est en Europe que subsiste encore l’alternative du tout ou rien. C’est en Europe aussi que la doctrine est le plus difficile à appliquer82. »
54Ainsi fallait-il que l’Europe eût des armements atomiques, mais il était inutile que la Grande-Bretagne investît des moyens importants pour acquérir la bombe H. Celle-ci, en effet, n’ajoutait rien aux moyens de l’alliance, lesquels auraient été davantage renforcés si les Britanniques avaient investi dans leurs forces classiques ce qu’ils avaient consacré à l’arme thermonucléaire. En revanche, l’intérêt d’un armement atomique européen apparaissait nettement si l’on méditait le précédent de Munich : si les Tchèques avaient résisté, les Occidentaux auraient dû combattre malgré leur répugnance. Or, l’arme atomique renforçait l’autonomie des États de second ordre, position qui était désormais celle de l’Europe83.
55Il semble donc bien que, pour Raymond Aron, la vitalité historique de l’Europe reposait sur des passions nationales. C’étaient elles qui poussaient Français et Britanniques, pour défendre leur prestige, à reconquérir le canal de Suez. De même, le soulèvement hongrois opposait à l’imperium soviétique la volonté d’indépendance d’une vieille nation européenne. Malgré leur échec, toutes ces entreprises contenaient une part de vérité : elles attestaient que l’histoire n’était pas immobile, et que, par leur permanence, les nations européennes restaient des acteurs de l’histoire.
56Dans l’article « Nations et empires », écrit en 1957, Aron mettait en doute l’idée même de la construction européenne. Il allait jusqu’à la dénonciation d’un fanatisme européiste :
« Un État fédéral exige plus qu’un consentement passif. Or, les sentiments nationaux semblent malgré tout plus forts que le sentiment européen.
Les fanatiques de l’idéal européen jugent les nationalismes négatifs parce que ceux-ci contrarient effectivement la réalisation de leur idéal. Ces sentiments sont négatifs aussi par rapport au communisme, dont la diffusion semble équivaloir à l’expansion de l’empire russe. Obstacles à une fédération démocratique des États de l’ouest européen, les sentiments nationaux sont aussi un obstacle au communisme dont l’universalisme verbal dissimule le rôle dirigeant de l’État russe. Ils sont, pour l’instant, conservateurs, donc irritants pour tous ceux qui regardent vers l’avenir84. »
57Ainsi, non seulement Raymond Aron, puisqu’il ne voyait pas naître un patriotisme européen, doutait de la possibilité d’un État fédéral européen, mais il rappelait aussi que les nationalismes restaient le principal ferment de résistance à l’impérialisme soviétique. Cette analyse prolongeait directement les réflexions qu’il avait développées pendant la guerre dans La France libre : de même que les nations avaient mis en échec l’Europe hitlérienne, elles étaient en mesure de faire échouer le soviétisme en Europe. C’est pourquoi Aron se refusait à condamner catégoriquement le nationalisme. On pouvait, tout en écartant les excès du chauvinisme, défendre un nationalisme raisonnable, fondé sur l’existence historique des nations comme communautés politiques. Le nationalisme, vu sous cet angle, est « éducateur de la nation85 ». Ainsi, la pensée de Raymond Aron reposait toujours sur l’idée que la liberté politique s’enracine dans une tradition historique : l’homme vit entouré des restes du passé, dans une communauté politique, et sous des institutions qu’il n’a pas choisies. Ces éléments, qui renvoient à ce qu’Aron appelait dans sa thèse l’esprit objectif, constituent le point de convergence entre sa pensée et le libéralisme conservateur d’Edmund Burke.
58Aron remarquait d’ailleurs que le contenu de l’idée nationale, donc le rapport à la politique, différait sensiblement d’une nation européenne à l’autre. L’expression « construction européenne » est apparue très rarement sous la plume d’Aron, précisément parce que, pour lui, les communautés politiques ne se créent pas sur commande. Dans le cas des nations européennes, elles sont le produit de l’histoire, et la méditation des guerres mondiales du XXe siècle l’a conduit à réhabiliter, dès les années trente, le nationalisme libéral du XIXe siècle. Les nations sont le propre de l’Europe. Aron pense en effet que l’Union soviétique est un empire, et que les États-Unis ne sont ni une nation, ni un empire.
59Le déclassement de l’Europe à l’issue des deux guerres mondiales, puis la perte des empires coloniaux européens qui en avait résulté, n’impliquaient pas une décadence irrémédiable : « Le déclin relatif n’implique plus désormais l’appauvrissement matériel ou la stérilité intellectuelle. Jamais l’Europe n’a été aussi peuplée, aussi prospère qu’aujourd’hui. Jamais il n’y a eu autant de Français ou d’Anglais, jamais ils n’ont, en moyenne, atteint un niveau de vie aussi élevé86. » La situation de l’après-guerre permettait donc, plus que jamais, de séparer puissance et prospérité. L’Europe pourrait jouer un rôle dans le monde, non plus à travers la politique de puissance, désormais inaccessible, mais à travers la culture. Aron imaginait une Europe éducatrice du monde, encore capable, par son avance technique et ses moyens économiques sans précédent, de contribuer à résorber les inégalités de développement87, mais aussi capable d’enseigner aux peuples non occidentaux les leçons de ses propres erreurs. L’Europe pourrait ainsi jouer le rôle de médiateur dans « une société universelle divisée88. L’instauration d’une véritable paix supposait aussi, selon Aron, « la formation de véritables sociétés politiques89 », dont les nations européennes constituaient le type idéal.
60Avec l’avènement de la Ve République, Aron observait que, seule parmi les quatre grands d’Europe occidentale, la France avait hésité sur son destin à la suite de la seconde guerre mondiale. En RFA, le chancelier Adenauer avait lié la République fédérale à l’Occident par des liens indestructibles, organisé l’unité européenne grâce à la réconciliation avec la France. Adenauer est un homme d’État de premier plan parce que sans lui cette politique n’aurait peut-être pas été suivie90. L’Italie, caractérisée par la présence d’un puissant parti communiste, et marquée par le cuisant échec de l’impérialisme mussolinien, avait tout intérêt à rejoindre la communauté atlantique et européenne, puisque toute perspective de puissance nationale avait disparu. Affaibli, le Royaume-Uni avait renoncé à l’empire, mais non à une politique étrangère souveraine. La France du général de Gaulle avait deux possibilités : ou bien la voie de l’Europe des Six, qui pourrait accomplir le développement de l’Eurafrique, objectif qui serait hors de portée des moyens économiques de la France seule ; ou bien une politique souveraine, mais qui ne pourrait pas être celle d’une grande puissance.
61Aron redoutait que, faute de choisir entre ces deux orientations, la France perdît sur les deux tableaux. Depuis 1945, il pensait que la France ne pouvait rester une grande puissance qu’à travers une entité européenne. Simultanément, il voyait tous les obstacles à l’unification politique de l’Europe. Certes, on aurait pu penser que la menace soviétique, ou même le sentiment de ruine économique en 1945, auraient pu susciter le réflexe fédérateur. Tel n’avait pas été le cas. L’échec de la CED montrait bien l’impossibilité de construire une cité commune. Il existait une communauté de destin des nations européennes ; il n’existait pas une vision commune de la politique étrangère, encore moins un sentiment national européen. Cependant, dans certains domaines, comme celui des armes nucléaires, Raymond Aron pensait qu’une force réellement dissuasive était hors de portée de chaque État européen pris isolément. Les difficultés des Britanniques le confortaient dans cette opinion. Aussi était-il convaincu, à l’avènement de la Ve République, qu’une politique purement nationale dans ce domaine serait vaine autant que coûteuse. Il était préférable, au bout du compte, d’envisager une coopération européenne, sur la base des Six, puisque la Grande-Bretagne avait sa propre politique atomique, et ce dans un but qui rejoignait finalement celui des Britanniques, obtenir des Américains, dans ce domaine crucial, que leur leadership soit infléchi dans le sens d’un partnership.
62Commentant La société industrielle et la guerre91, Aron disait à Pierre Desgraupes92 :
« Pour la première fois dans l’histoire, la fameuse formule de Clausewitz, la guerre est la poursuite de la politique par d’autres moyens, une formule évidente d’ailleurs, contre laquelle on avait bien tort de protester, cette formule a cessé d’être vraie. Il n’est plus vrai aujourd’hui que la guerre thermonucléaire soit un instrument rationnel ou raisonnable de politique. »
63De même, ajoutait-il dans la lignée des réflexions de Benjamin Constant93 : « Aujourd’hui la conquête, le butin, le pillage, l’asservissement sont des procédés dérisoires, anachroniques, et presque puérils d’enrichir les peuples. Il n’y a absolument pas besoin de conquérir pour enrichir les peuples : il suffit que le travail soit bien organisé. » Ainsi, la pensée optimiste d’Auguste Comte pouvait redevenir d’actualité dans la mesure où la société industrielle, produisant les armes de destruction massive, avait, par une ruse de la raison, privé la guerre de mobiles raisonnables. Raymond Aron n’avait pas encore abouti à la version définitive de son interprétation de Clausewitz, puisqu’il disait la formule caduque. Par la suite il allait au contraire insister sur l’actualité de la formule, comprise comme un principe de modération et de subordination de l’acte de guerre à la conduite d’une politique, dans le contexte de la dissuasion.
64Ainsi, Raymond Aron a constamment pensé le destin de l’Europe en fonction du phénomène de la guerre. En 1957, la coopération européenne l’intéresse surtout dans la mesure où elle pourrait contribuer à l’existence d’un pôle nucléaire européen, permettant ainsi aux vieilles nations européennes de conserver une certaine autonomie, grâce à un armement qu’aucune d’entre elles ne serait capable d’acquérir seule. Mais après les crises de 1956 en Pologne et en Hongrie, Aron constatait la permanence du statu quo en Europe. Dans un échange de lettres, George Kennan lui avait rappelé les divergences qui les séparaient : Aron pensait que les Soviétiques gagneraient plus que les Occidentaux à un retrait simultané de l’Armée rouge et des forces américaines ; Kennan considérait que la présence des forces américaines en Europe, et le risque que le gouvernement hongrois pût rejoindre l’Alliance atlantique après avoir quitté le pacte de Varsovie avaient amplifié la répression soviétique en Hongrie94. Selon Raymond Aron il ne fallait pas oublier « les vertus modestes, mais indispensables, de la diplomatie95 », mais sans se dissimuler que « les objectifs visés par les Soviétiques et par les Occidentaux [étaient] strictement contradictoires96 ». Le plan Rapacki proposé le 2 octobre 1957, et visant à créer une zone dénucléarisée en Europe centrale, était en effet, rappelait l’éditorialiste du Figaro, pour les Occidentaux le moyen de favoriser une évolution en Allemagne orientale, voire dans l’ensemble de l’Europe orientale, tandis que le but des Soviétiques était de consacrer le statu quo politique à travers la dénucléarisation.
65Lors du retour du général de Gaulle, Aron crut d’abord que sa politique étrangère ne pouvait différer fondamentalement de celle de ses prédécesseurs97. Il se trompait. La politique étrangère du général de Gaulle fut en fin de compte fort différente de celle de la IVe République, précisément parce que la mystique nationale du général différait en nature du pragmatisme qui avait prévalu auparavant. Il était néanmoins convaincu que de Gaulle serait capable de faire avancer l’unification économique de l’Europe.
66Si, concluait-il, la solidité de l’Alliance atlantique et l’unification économique de l’Europe se montraient invulnérables aux péripéties de la politique française, « la preuve serait ainsi apportée que le mouvement européen est historiquement irrésistible98 ». Aron n’entérinait pas le projet des « Européens » en tant que tel, mais présentait le régime de la Ve République comme le plus capable de contribuer à la cohésion du monde occidental, de l’Alliance atlantique comme de la Communauté économique européenne. Le souci de cette cohésion se retrouve dans ses nombreux articles sur la mise en place du marché commun au cours de l’année 1958.
67La politique européenne occupe alors en effet dans ses analyses une place importante, mais qui reste subordonnée à la question primordiale, celle de l’antagonisme Est-Ouest. Il rappelle le caractère offensif du régime soviétique. La bonhomie du nouveau maître du Kremlin ne devait pas faire oublier que « M. Khrouchtchev ne joue pas au golf99 ». Là où les Occidentaux – Aron visait explicitement Eisenhower – pratiquaient la politique comme une activité parmi d’autres, les dirigeants soviétiques considéraient la politique comme « l’essence même de la vie ». Emporté par les critiques que lui avait inspirées l’attitude de Washington lors de la crise de Suez, Aron n’a pas vu en Eisenhower un président qui fut, écrit Georges-Henri Soutou, « d’une incontestable modération dans sa conduite de la Guerre froide », mais peut-être fut-ce précisément cette prudence qui donna à Aron l’impression de la pusillanimité ou, en tout cas, d’un manque d’audace intellectuelle conduisant à ce qu’il ne voulait à aucun prix accepter : la consécration du statu quo en Europe, équivalant à reconnaître la légitimité de l’imperium soviétique100. Or, Khrouchtchev avait exigé dans son ultimatum du 27 novembre 1958 que Berlin-Ouest fût évacué par les Occidentaux, et que Berlin réunifié constituât une ville libre, faute de quoi il signerait unilatéralement un traité de paix avec la RDA. Deux crises menaçaient donc l’Alliance atlantique : celle de Berlin, et celle de l’association économique européenne, liée à la mise en place du marché commun, et au projet contradictoire de la zone de libre-échange suscité par la Grande-Bretagne. Raymond Aron soupçonnait, non sans raison, que le gouvernement de Londres pouvait être tenté par des négociations particulières avec l’Union soviétique, et Paris pouvait éprouver la même tentation101. Raymond Aron redoutait donc que Khrouchtchev ne réussît à diviser les Européens102.
68Dans la même intention, mais sur le plan national, Aron s’efforça de modérer les ardeurs de certains parlementaires gaullistes. Il prit position contre Christian de la Malène, député gaulliste de Paris, qui relayait les arguments antieuropéens de Michel Debré. Comme dans les dernières pages d’Immuable et changeante, Aron exigea dans les colonnes du Figaro que l’on prît position au sommet de l’État. Il fallait en effet choisir entre l’Europe des Six, que ce fût dans une perspective d’intégration ou dans un esprit de simple coopération, et une politique de souveraineté nationale, dont le prix serait l’isolement de la France en Europe et dans le monde occidental103.
69Mais, au-delà du souci légitime de préserver l’alliance de l’Occident, de telles remarques révèlent ce qui sépare le commentateur de l’homme d’État. En effet, il importait justement au général de Gaulle, dans les négociations qu’il devait mener avec les Alliés occidentaux, de cultiver une certaine ambiguïté quant à ses intentions réelles. Cette équivoque le servait aussi auprès de l’opinion publique française, puisque chacun pouvait, le cas échéant, interpréter à sa manière les formules du chef de l’État. En l’occurrence, Aron était irrité par le déploiement d’un art politique dont il admirait la virtuosité mais redoutait les effets.
70La fin de l’année 1958 fut également le moment où fut supprimée l’Union européenne des paiements. La fin du système de compensation impliquait la consolidation des dettes ; en l’occurrence la France, principale débitrice, devait négocier avec l’Allemagne, principale créancière. Avec la disparition de l’Union européenne des paiements, l’Accord monétaire européen entrait en vigueur, et Raymond Aron observait que le nouveau système, imposant une défense rigide du taux légal, offrirait moins de souplesse que l’ancien, notamment par rapport à la livre104. La libre convertibilité des monnaies exigerait une gestion rigoureuse des affaires intérieures. Elle impliquerait de contenir l’inflation, puisque celle-ci ne pourrait être dissimulée. « Les partisans d’une monnaie saine, écrivait Raymond Aron, s’en féliciteront. » En revanche, le prix à payer pouvait être lourd : par exemple, la Grande-Bretagne avait connu trois années de stagnation après l’assainissement de la livre. « Sans formuler de jugement catégorique », ajoutait l’éditorialiste, « une politique qui paralyserait l’expansion serait plus funeste encore qu’une politique d’inflation ». En fait, la question inhérente à tout système monétaire européen était celle de la responsabilité des politiques économiques et monétaires : un système monétaire commun, ou même un marché commun avec des monnaies convertibles, supposait une rigueur de gestion en elle-même souhaitable à l’échelle de chaque nation, mais pouvait-on attendre que l’effort nécessaire pour y parvenir soit plus facilement réalisable dans le cadre européen qu’il ne l’avait été au plan national ? Cette objection, d’ordre politique, était déjà celle que Raymond Aron formulait en 1952. Le commentateur du Figaro constatait que l’UEP avait rempli son rôle et favorisé la croissance exceptionnelle des années 50. Il redoutait que l’abandon de ce système de compensation multilatérale ne compromît la croissance. Alors que dans le cadre français, Aron plaidait d’ordinaire pour une rigueur accrue, et pour des mesures destinées à contenir l’inflation, il craignait les effets d’une discipline financière trop sévère dans le cadre européen :
« J’ai parlé souvent, à cette place, contre l’obsession française d’expansion à tout prix, mais je ne suis pas sans inquiétude à l’égard de l’esprit qui domine actuellement la politique économique de l’Occident, le souci prédominant de la rigueur financière, la subordination de la croissance à la lutte contre l’inflation105. »
71Simultanément, Raymond Aron prolongeait sa critique de la CECA ; la communauté du charbon et de l’acier rencontrait en effet des difficultés qui se manifestaient notamment par l’accumulation des stocks de charbon. Les difficultés de la première communauté européenne confirmaient en fait ce que le Spectateur engagé avait dit depuis le début : un marché commun limité à deux produits « comportait des difficultés intrinsèques ». La crise charbonnière s’amplifia au printemps 1959, en raison à la fois d’une production élevée et de la concurrence des autres sources d’énergie, puisque le pétrole commençait à supplanter le charbon. Aron constatait qu’en dépit de la CECA, la Haute Autorité communautaire était « incapable de donner des ordres » dès lors qu’elle se heurtait « à une opposition ferme d’un gouvernement national ». La politique communautaire lui semblait pourtant « indispensable » pour préserver les « solidarités partielles », que la récession menaçait d’emporter106.
72Raymond Aron soutenait donc le ministre de l’industrie et du commerce, Jean-Marcel Jeanneney, qui souhaitait étendre à l’ensemble de l’énergie l’action des Six. En l’occurrence, Aron pensait que le véritable enjeu de la crise charbonnière dépassait de loin ce secteur, et qu’il y allait en réalité de l’avenir même de l’idée communautaire107. À travers la question de la crise charbonnière, le véritable enjeu était donc bien la capacité des Européens à maintenir leur alliance, malgré leurs intérêts économiques divergents, face à la menace stratégique représentée par l’Union soviétique. Aron renvoyait dos à dos les gaullistes qui, comme Christian de la Malène, proclamaient la faillite de l’Europe communautaire, et les militants de l’unité européenne. En choisissant le député UNR de Paris comme adversaire, Aron exonérait le président de la République et le Premier ministre, dont il espérait une prise de position en faveur de l’entente européenne. Il rappelait d’ailleurs combien Michel Debré, au temps du RPF, avait souhaité la création d’une Europe unie, et comment de Gaulle, dès 1943 à Alger, avait annoncé que la France tendrait la main à l’Allemagne après la guerre et la fin du régime nazi, « afin de forger avec elle une Europe nouvelle ». « Le parti européen, écrivait-il, n’a pas de raison de se tenir pour vaincu : si le marché commun devient une réalité, l’unité de la petite Europe sera faite, qu’il y ait eu ou non une autorité supranationale prévue par les textes. » Aron plaidait pour le pragmatisme. Il tentait de réconcilier gaullistes et Européens :
« L’unité européenne est, par définition, une création continue qui, comme le monde dans la philosophie de Descartes, exige le renouvellement, à chaque instant, de l’acte de volonté créatrice108. »
73Plus qu’un signe d’adhésion envers la démarche gradualiste de Monnet, l’allusion à la création continuée dans la philosophie cartésienne participe donc de l’approche pragmatique que Raymond Aron n’avait cessé de défendre en matière d’affaires européennes depuis 1947, afin de garantir la cohésion de l’alliance occidentale. En effet, la crise ouverte par l’ultimatum de Khrouchtchev se poursuivait. Du 11 mai au 20 juin 1959, les Occidentaux discutèrent à Genève avec les Soviétiques de la question allemande et du statut de Berlin. Là était l’essentiel109. Et pour la même raison, il importait de limiter les frictions avec les Britanniques à l’occasion de la mise en place du marché commun. Aron arguait que la Communauté, « meilleure garantie de résistance à la pression soviétique », servait ipso facto la sécurité du Royaume-Uni110.
74En novembre 1959, Aron contesta la politique du général de Gaulle : « Un deterrent français, si petit soit-il, est une introduction à un deterrent européen qui se substituera quelque jour au deterrent américain111. » Aron ne pensait pas que la force française aurait un effet dissuasif quelconque. Eu égard au conflit algérien, il ne croyait pas en l’assimilation, d’abord parce que les Algériens n’en voulaient pas, mais aussi parce qu’elle bouleverserait l’identité de la nation française : « Si les Musulmans d’Algérie optent pour la francisation, que sera la nation franco-musulmane à la fin du siècle, avec un tiers de Musulmans112 ? » Alors que les temps nouveaux requéraient des coopérations nouvelles, notamment européennes, ainsi que la décolonisation, il reprochait au général de Gaulle de n’en avoir pas montré la nécessité : « II réservait aux conversations privées le libéralisme, il publiait son nationalisme. Ainsi a-t-il contribué, par ses silences sinon par ses propos, à entretenir les illusions et les ignorances de l’opinion française. Il n’a pas été l’éducateur de son peuple113. » Probablement Aron s’est-il laissé emporter : De Gaulle pouvait difficilement réussir sans entretenir les équivoques, sans recourir à la ruse. Aron émettait d’ailleurs l’hypothèse, dans le même article, que Michel Debré fût plutôt l’instrument que le porte-parole du chef de l’État. En fin de compte, De Gaulle est l’homme d’État qui a été capable de mettre un terme au conflit algérien, comme l’espérait d’ailleurs Raymond Aron. Son impatience en 1959 est l’une des manifestations de son rapport difficile au gaullisme, inauguré en 1943 par « L’Ombre des Bonapartes114 », mais peut-être aussi, plus profondément, à la politique. Critique de la politique, Aron s’est distingué par la pertinence de ses analyses, il n’a jamais manifesté d’aptitude particulière pour saisir le moment opportun, du moins en matière de décision politique, certainement pour des raisons d’ordre moral. D’où ce trait de caractère : le Spectateur engagé a été, de manière récurrente, intempestif.
75Cette critique du général de Gaulle, malgré son excès, ramenait Aron vers l’interprétation de l’idée européenne qui lui était propre. Comme en 1945, il rappelait que la France pourrait accomplir sa vocation authentique, « modernisation de l’économie et continuité de la culture », à travers l’unité de l’Europe occidentale. Il opposait ainsi la perspective européenne au nationalisme, mais au moyen d’une formule qui réservait les droits des nations :
« Si [la France] continue de rêver à la domination sans en avoir les moyens, qu’elle consente plutôt à disparaître dans l’unité européenne. L’Europe occidentale unie aurait les ressources nécessaires à la “grande politique”, elle pourrait envoyer des fusées vers la Lune et accumuler les bombes thermonucléaires. Même l’Europe unie, armée pour ne pas avoir à craindre l’agression, jouerait sa partie sur un autre terrain, celui où se rencontrent tous les hommes, de toutes les races, de toutes les religions, pour la première fois condamnés à vivre en une société universelle. Combien ce choix s’impose avec plus d’évidence à la France qui se veut nationale qu’à l’Europe qui aurait surmonté les nations115 ! »
76Les mêmes préoccupations, cohésion euro-atlantique et création d’une capacité de dissuasion en Europe occidentale, éclairent les interventions d’Aron au sujet de la Grande-Bretagne. Dans les premiers mois de 1960, le débat se poursuivait sur deux fronts principaux qui étaient respectivement, d’une part la mise en place du Marché commun et les relations entre les États de l’AELE et la CEE, d’autre part la question de l’armement atomique français, alors que la Grande-Bretagne avait rétabli en 1958 avec les États-Unis une relation privilégiée, mais exclusive, dans le domaine nucléaire. On pouvait envisager soit de freiner et de limiter le plus possible la constitution du Marché commun, en se rapprochant alors du principe d’une zone de libre-échange, ou bien au contraire précipiter la constitution du Marché commun, afin que que les Sept de l’AELE ne pussent douter de la volonté politique des Six. C’est cette deuxième voie que soutenait Raymond Aron116.
77En revanche, Aron aurait souhaité que Londres prît la tête de la constitution d’une force de dissuasion européenne117. L’éditorialiste savait en effet que la force française, fondée au départ sur les bombardiers Mirage IV, ne serait pas réellement dissuasive. Il faudrait, dans le meilleur des cas, attendre les années 70 pour que la France dispose de vecteurs invulnérables, les sous-marins nucléaires lanceurs d’engins, équipés de missiles thermonucléaires. Aron savait aussi que la Grande-Bretagne était dans une impasse, car elle avait beaucoup sacrifié pour produire ses propres bombes H, et pour développer le missile Blue Streak, auquel elle allait finalement renoncer puisque, avant même l’achèvement de sa mise au point, il apparaissait que cette fusée à propergols liquides serait extrêmement vulnérable, en raison de son remplissage lent et délicat118. Le cadre national semblait décidément anachronique à l’ère de la dissuasion atomique. D’où l’espoir que la France et le Royaume-Uni pourraient construire une stratégie commune, qui serait une stratégie européenne. Dès 1944, Aron avait considéré que l’alliance franco-britannique, celle des deux seuls États européens ayant encore, non seulement un statut de puissance, mais aussi la volonté de soutenir cette ambition par un effort de défense, était une condition sine qua non de toute stratégie européenne. La préoccupation qu’il avait de maintenir avec la Grande-Bretagne les meilleures relations possibles apparaît dans la « Lettre à un ami anglais », publiée dans Le Figaro, le 7 avril 1960. Il y reprenait la formule d’Ernest Renan dans La réforme intellectuelle et morale de la France : « L’alliance de la France et de l’Angleterre est fondée pour des siècles. » Mais il y ajoutait une autre citation du même auteur : « La grandeur intellectuelle et morale de l’Europe repose sur une triple alliance dont la rupture est un deuil pour le progrès, l’alliance entre la France, l’Allemagne et l’Angleterre. » La lettre visait à modérer les attaques des conservateurs britanniques à l’encontre du Marché commun. « Nous sommes tous engagés, écrivait-il, dans la même aventure. La solidarité atlantique ne nous paraît pas moins vitale que l’unité européenne. »
78À l’orée des années 60, Raymond Aron apparaissait donc toujours comme un partisan modéré de la Communauté économique européenne, qui n’avait pas soulevé son enthousiasme au moment de sa création. Il restait sceptique sur les chances de succès du Marché commun, mais souhaitait sincèrement que l’entreprise fût menée à bien, parce qu’elle contribuait à la cohésion de l’Occident, et pouvait à terme servir la réunification pacifique du Vieux Continent. Il défendait donc le projet des Six, celui de la CEE, contre le projet des Sept, autrement dit l’AELE, parce que le Marché commun était à ses yeux le projet européen authentique, la zone de libre-échange n’ayant été conçue que comme un moyen de limiter, voire de faire échouer le Marché commun119. Cependant, il suivait avec la plus grande attention les négociations qui allaient donner naissance à l’OCDE, parce que la grande Europe occidentale jouerait un rôle décisif dans le cas où le marché commun échouerait. Aron ne croyait pas que la Grande-Bretagne se convertirait à l’idée européenne :
« Le Royaume-Uni, membre à part entière de l’unité continentale, cesserait d’être une île. Elle devrait mettre l’Europe non au troisième rang après les États-Unis et le Commonwealth, mais au premier. Une telle mutation historique, probablement souhaitable dans l’intérêt même de l’Angleterre et de l’Europe, je doute que nos amis d’outre-Manche s’y décident pour des motifs simplement négatifs, parce qu’ils redoutent que leur économie progresse moins vite que celle des Six. Une nation ne change pas d’âme simplement parce qu’au terme d’un examen objectif elle constate que les inconvénients du statu quo l’emportent sur les risques de l’aventure120. »
79Dans la situation historique de 1960, c’était donc malgré tout le projet des Six qui était le plus susceptible de rassembler. Raymond Aron avait critiqué dès le début la stratégie nucléaire de la Grande-Bretagne qui, pour conserver son statut de grande puissance, avait fait le pari douteux de tout miser sur l’arme thermonucléaire, en faisant le sacrifice de capacités conventionnelles qui restaient encore importantes en 1960. La France, emboîtant le pas à la Grande-Bretagne, risquait de reproduire les mêmes erreurs. Par ailleurs, la posture offensive de Khrouchtchev pouvait à la longue saper la solidarité atlantique. D’où une défense pragmatique de l’Europe, dans laquelle Raymond Aron redoutait à la fois les arrière-pensées de la stratégie gaullienne, dont les fins dernières restaient énigmatiques, et l’attitude du gouvernement Macmillan, prêt à des concessions sur Berlin. Dans la mesure où la Ve République travaillait à résoudre la crise algérienne, elle serait également capable de faire fonctionner le Marché commun. Ainsi, dans l’année qui précéda son départ pour les États-Unis, Raymond Aron fut l’avocat sincère de la communauté des Six. Ce ralliement n’exprimait pas un soudain accès de ferveur, puisque l’éditorialiste gardait ses distances par rapport aux « Européens » ; il était en revanche cohérent avec le souci constant qu’il avait eu depuis la guerre de servir la cohésion du monde occidental.
Notes de bas de page
1 Mémoires, p. 335.
2 Raymond Aron, Daniel Lerner (dir.), La Querelle de la CED, Essais d’analyse sociologique, Cahiers de la Fondation nationale des sciences politiques, Paris, Armand Colin, 1956, 216 p. Voyez p. 209 et 212.
3 Robert Marjolin, proche collaborateur de Jean Monnet, pensait de même. Voyez in Robert Marjolin, Le travail d’une vie, op. cit., p. 263 : « Je pensais également que l’État-nation n’était pas en voie de disparition et que l’on ne pouvait espérer l’apparition d’un État européen dans un avenir prévisible » et p. 265 : « Ma réaction à ces idées “fédéralistes” était d’un scepticisme extrême. Je ne croyais pas à “la théorie de l’engrenage”. »
4 Raymond Aron, Espoir et peur du siècle. Essais non partisans. Paris, Calmann-Lévy, Liberté de l’Esprit, 1957, 367 p.
5 Clausewitz, De la guerre, traduction de Denise Naville, préface de Camille Rougeron, Paris, Les éditions de minuit, 1955, 759 p.
6 Éric Weil, « Guerre et politique selon Clausewitz », Revue française de science politique, 1955, vol. 5, no 2, p. 291-314.
7 Raymond Aron, Penser la guerre. Clausewitz, t. I, L’âge européen, Paris, Gallimard, 1976, p. 10.
8 Raymond Aron, La société industrielle et la guerre, Paris, Plon, 1959, 181 p.
9 EPHE. Sixième section : sciences économiques et sociales, L’Histoire et ses interprétations. Entretiens autour d’Arnold Toynbee sous la direction de Raymond Aron, Paris, Mouton, 1961, 237 p. (Cerisy, 10-19 juillet 1958).
10 Colloques de Rheinfelden, par Raymond Aron, George Kennan, Robert Oppenheimer et autres, Paris, Calmann-Lévy, Liberté de l’Esprit, 1960, 328 p.
11 Raymond Aron, Problèmes du développement économique dans les pays méditerranéens, actes du colloque international de Naples (28 octobre-2 novembre 1962), Paris, Mouton, 1963, 438 p.
12 Raymond Aron, Immuable et changeante. De la IVe à la Ve République, Paris, Calmann-Lévy, Liberté de l’Esprit, 1959, 266 p.
13 Crane Brinton, Visite aux Européens, suivi d’un dialogue entre Raymond Aron et l’auteur, Paris, Calmann-Lévy, Liberté de l’Esprit, 1955, 212 p.
14 Op. cit., p. 97.
15 Op. cit., p. 133.
16 Op. cit., p. 138-139.
17 Ibid., p. 158.
18 Raymond Aron, « Avant Genève, II. Les difficultés d’un règlement européen », Le Figaro, 7 juillet 1955 ».
19 Raymond Aron, « La relance européenne », Le Figaro, 3 juin 1955 ».
20 Raymond Aron, « Faut-il se réjouir ? », Le Figaro, 15 juin 1955.
21 Ibid.
22 Raymond Aron, « Avant Genève, II. les difficultés d’un règlement européen », Le Figaro, 7 juillet 1955.
23 Raymond Aron, « Conférence sans surprise », Le Figaro, 27 juillet 1955.
24 Raymond Aron, « Détente et unité allemande », Le Figaro, 2 août 1955.
25 Voyez Herbert Blankenhorn, Verständnis und Verständigung. Blätter eines politischen Tagebuchs 1949-1979, Francfort, Propyläen, 1980, 624 p. ; p. 224-235.
26 Op. cit., p. 234.
27 Raymond Aron, « Adenauer à Moscou », Le Figaro, 6 septembre 1955.
28 Raymond Aron, « De Genève à Moscou », Le Figaro, 23 septembre 1955.
29 Ibid.
30 Ibid.
31 Raymond Aron, « Dix ans après la fin de la guerre. Tâches de la France, II. La France dans la Détente », Le Figaro, 1er novembre 1955.
32 La Querelle de la CED, p. 209.
33 Voyez Jean Monnet, Mémoires, Paris, Fayard, 1976. Rééd. Le Livre de Poche, 1988, 826 p. ; p. 617 et 620.
34 Raymond Aron, « Euratom », Le Figaro, 19 janvier 1956.
35 Raymond Aron, « Pour faire aboutir l’Euratom », Le Figaro, 23 janvier 1956.
36 Raymond Aron, « À propos de l’Euratom, technique et politique », Le Figaro, 20 juillet 1956.
37 Raymond Aron, « La course à l’arme absolue », Le Figaro, 2 décembre 1955.
38 Raymond Aron, « Crise de l’OTAN ? (I) », Le Figaro, 21 décembre 1955.
39 Ibid.
40 Raymond Aron, Mémoires, p. 357-358.
41 Raymond Aron, « La leçon militaire de la crise », Le Figaro, 11 décembre 1956.
42 Raymond Aron, « Forteresse Angleterre », Le Figaro, 13 avril 1957.
43 Raymond Aron, « À quoi sert l’arme qui ne doit pas servir ? », Le Figaro, 23 mai 1957.
44 Ibid.
45 Raymond Aron, « Après Poznan détente sans reniement », Le Figaro, 3 juillet 1956.
46 Raymond Aron, « L’histoire va dans le sens de la liberté », Le Figaro, 26 octobre 1956.
47 Raymond Aron, « La force n’est qu’un moyen », Le Figaro, 2 novembre 1956.
48 Raymond Aron, « Une Révolution antitotalitaire », in Melvin Lasky et François Bondy, La Révolution hongroise : histoire du soulèvement d’octobre, Paris, Plon, « Les Documents de Tribune Libre », 327 p.
49 Ibid.
50 Ibid.
51 Ibid., n. 2.
52 Raymond Aron, Dix-huit leçons sur la société industrielle, Paris, Gallimard, 1962, 378 p. Voyez en particulier la IIIe leçon : « Marx et Montesquieu ». Ce cours, professé en 1955-1956, précède de peu les événements de Hongrie.
53 Voyez Aristote, Politique, V, 5-7.
54 Raymond Aron, « Une révolution antitotalitaire ».
55 Voyez les explications de Raymond Aron à Pierre Desgraupes dans Lectures pour Tous, sur La société industrielle et la guerre, le 21 octobre 1959 (archives INA) ; voyez aussi Mémoires, p. 402-403 : « La comparaison entre le régime soviétique et les régimes de type occidental n’impliquait nullement leur convergence, pour employer le mot qui résume une théorie qui eut son heure de popularité. En dépit des légendes, je n’ai jamais souscrit à cette thèse. »
56 Raymond Aron, Les Étapes de la pensée sociologique, p. 36.
57 Raymond Aron, « L’Europe en quête de son unité », Le Figaro, 21 décembre 1956.
58 Raymond Aron, « À propos de l’unité de l’Europe : la dialectique du politique et de l’économique », Mitteilungen der List Gesellschaft 11-12, Bâle, 1957, p. 266-284. Voir aussi « L’Union française et l’Europe », in L’unification économique de l’Europe, Neuchâtel, La Baconnière, 1957, p. 9-33.
59 Ibid., p. 271.
60 Ibid., p. 273.
61 Ibid., p. 276.
62 Ibid., p. 279.
63 Ibid., p. 280.
64 NAF 28060, boîte 206.
65 Raymond Aron, Espoir et peur du siècle. Essais non partisans. Paris, Calmann-Lévy, Liberté de l’Esprit, 1957, 367 p.
66 Edmund Burke, Reflections on the Revolution in France, London, Dent, 1951 (1790 pour l’édition originale), p. 73.
67 Raymond Aron, Espoir et peur du siècle, p. 43.
68 Ibid., p. 43-44.
69 Raymond Aron, Espoir et peur du siècle, p. 120.
70 Edmund Burke, op. cit., p. 17: « They threw a politic, well-wrought veil over every circumstance tending to weaken the rights which in the meliorated order of succession they meant to perpetuate, or which might furnish a precedent for any future departure from what they had then settled forever. » Voyez sur ce thème l’article de Philippe Raynaud « Qu’est-ce que le libéralisme ? », Commentaire, no 118, été 2007, p. 331.
71 Raymond Aron, Espoir et peur du siècle, p. 52-59.
72 Ibid., p. 225.
73 Ibid.
74 Ibid., p. 227.
75 Ibid., p. 229. Tacite, Annales, III, 54.
76 Ibid., p. 362.
77 Ibid., p. 209.
78 Ibid., p. 230-231.
79 « Tout l’art militaire se change en simple prudence dont l’objet principal sera d’empêcher l’équilibre instable de pencher soudain à notre désavantage et, de demi-guerre, de devenir une guerre complète. » Clausewitz, De la guerre, VIII, 6A, Paris, Éditions de Minuit, 1955, p. 703.
80 Espoir et peur du siècle, p. 245.
81 Ibid., p. 264.
82 Ibid., p. 310.
83 Ibid., p. 323-324.
84 Raymond Aron, « Nations et empires », L’Encyclopédie française, vol. XI, 11-04-1 à 11-04-6, Paris, 1957, repris dans Dimensions de la conscience historique, Paris, Plon, 1961, 341 p. ; chap. VI, p. 171-259, p. 233-234.
85 Ibid., p. 242.
86 Ibid., p. 255.
87 Raymond Aron à Pierre Desgraupes, Lectures pour tous, à propos de La Société industrielle et la guerre, émission du 21 octobre 1959, archives INA : « Qu’est-ce qu’il faudrait, dans l’abstrait, pour passer de la “non-guerre” à la paix ? […] Je pense que la première condition, la plus simple, c’est d’atténuer l’écart des niveaux de vie. Il y aura des facteurs importants de tension aussi longtemps qu’il y aura une portion d’humanité, enfin un petit tiers, qui vivra dans une sorte de richesse et les deux tiers qui vivront à la limite de la misère. »
88 Ibid.
89 Ibid.
90 Op. cit., p. 251.
91 Raymond Aron, La société industrielle et la guerre. Auguste Comte Memorial Lecture prononcée le 25 octobre 1957 à la London School of Economics and Political Science.
92 Archives INA, Lectures pour tous, émission du 21 octobre 1959 sur La société industrielle et la guerre.
93 Benjamin Constant, De l’esprit de conquête et de l’usurpation dans leurs rapports avec la civilisation européenne, Paris, Flammarion, 1993 (1re édition 1814).
94 NAF 28060, boîte 207, lettre de George F. Kennan à Raymond Aron, Zürich, 20 janvier 1958.
95 Raymond Aron, « Comment négocier ? », Le Figaro, 6 janvier 1958.
96 Raymond Aron, « Propagande ou négociation ? », Le Figaro, 22 janvier 1958.
97 Raymond Aron, « La force des choses », Le Figaro, 14 juillet 1958.
98 Ibid.
99 Raymond Aron, « M. Khrouchtchev ne joue pas au golf », Le Figaro, 8 avril 1958.
100 Voyez G.-H. Soutou, La Guerre de Cinquante Ans, p. 379.
101 Raymond Aron, « Marché commun et communauté occidentale », Le Figaro, 13 décembre 1958.
102 Ibid.
103 Raymond Aron, « Le Marché commun et l’Europe. Hostilité ou ralliement ? », Le Figaro, 22 décembre 1958.
104 Raymond Aron, « La fin de l’UEP », Le Figaro, 23 janvier 1959.
105 Ibid.
106 « La CECA et la crise charbonnière », Le Figaro, 17 avril 1959.
107 « Solutions nationales ou solution communautaire ? », Le Figaro, 24 avril 1959.
108 « La crise de la CECA et l’Europe des patries », Le Figaro, 3 juillet 1959. Jean Monnet utilisait les mêmes termes pour qualifier le plan qui porta son nom : « Le plan est un processus de création continue. » Voyez Jean Monnet, Mémoires, p. 374.
109 Raymond Aron, « La diplomatie sur la place sans public », Le Figaro, 18 juillet 1959.
110 Raymond Aron, « Dialogue franco-britannique par personnes interposées », Le Figaro, 24 juillet 1959 ; « La Grande-Bretagne peut-elle accepter le marché commun ? », Le Figaro, 5 novembre 1959.
111 Raymond Aron, « De la politique de grandeur », Preuves, 105, novembre 1959, p. 3-12.
112 Ibid., p. 8.
113 Ibid.
114 Raymond Aron, « L’Ombre des Bonapartes », La France Libre, VI, 34, 16 août 1943, p. 280-288.
115 Raymond Aron « De la politique de grandeur », p. 12.
116 Raymond Aron, « Après les entretiens franco-britanniques de Rambouillet », Le Figaro, 16 mars 1960 ; « La Conférence des Vingt et un », Le Figaro, 1er avril 1960.
117 Raymond Aron, « Après les entretiens franco-britanniques de Rambouillet ».
118 Raymond Aron, « La France et la bombe », Le Figaro, 14 novembre 1959 ; « Quelle sera la politique atomique française ? », Le Figaro, 8 mars 1960, et « La leçon du “Rayon Bleu” », Le Figaro, 5 mai 1960.
119 Raymond Aron, « L’avenir de l’OECE », Le Figaro, 29 avril 1960.
120 Raymond Aron, « C’est à l’Angleterre de décider », Le Figaro, 24 juin 1960.
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