30. Opérationnaliser l’individu « individualisé »
p. 349-357
Texte intégral
1La question à laquelle tente de répondre ce texte est simple : « Comment faire de la sociologie d’enquête dans une société occidentale de seconde modernité1 ? » En effet si une sociologie de l’individu s’est développée, avec notamment Ulrich Beck, Anthony Giddens, elle tend à être « théorique », restant au niveau des principes. Mais pour répondre à cette question, il faut se débarrasser d’une confusion entre le raisonnement en sociologie de l’individu et l’individualisme méthodologique tel qu’il est proposé en économie et importé en sociologie par Boudon notamment. En effet, cet individualisme méthodologique, aussi légitime soit-il, présuppose que l’individu est rationnel, et donc que la variation interindividuelle est secondaire de ce fait. En se servant d’une distinction propre à Durkheim, l’individu de l’individualisme méthodologique est « abstrait et général », ce qui explique que les tableaux statistiques peuvent servir d’appui à cette perspective, indifférente aux individus « concrets ». L’individu de la seconde modernité ne ressemble pas nécessairement à celui de l’individualisme méthodologique ; il se caractérise par un certain niveau de réflexivité, et par le souci de soi. Commençons par définir le « grand récit », en sociologie, de l’individualisme avant d’en tirer des enseignements pour le raisonnement sociologique. Il était donc une fois Tönnies, et non il était une fois Louis Dumont.
Il était une fois l’individu individualisé…
2Dans Communauté et société, publié en 1887, Tönnies oppose deux types de sociétés, la société communautaire et la société sociétaire. Une des caractéristiques principales du passage de la communauté à la société est la transformation du lien. Premier élément à retenir, dans cette version sociologique, Robinson n’est pas au centre du raisonnement. Cet homme ne vit pas dans une communauté, mais il ne vit pas non plus dans une société. Il n’est donc en rien le représentant idéal typique de l’individu de l’individualisme, même s’il a contribué à l’imposition de l’imaginaire individualiste. Dans toute société – qu’elle soit « société » ou « communauté » – il y a des individus empiriques, mais il y a aussi des individus normatifs, c’est-à-dire dotés de caractéristiques socialement définies pour être de « bons » individus. Ainsi avec le passage de la « communauté » à la « société », la conception de l’individu « a », ou individu communautaire, a laissé la place à la conception de l’individu individualisé, « b ».
3Paradoxalement ce qui différencie le plus ces deux types d’individus sont deux conceptions du lien social. Contrairement à une vulgate interne à la sociologie, le clivage entre « communauté » et « société » oppose non une « communauté » de liens à une « société » sans liens (par exemple avec la désaffiliation), mais une « communauté » avec des liens (a) à une « société » avec des liens (b). Provisoirement, les liens (a) seront désignés comme « lourds » et les liens (b) comme « légers » (à ne pas confondre avec des liens post-it). Selon Tönnies, la figure du lien (b) est le contrat, et celle du lien (a), le statut. Pour lui, les deux types de « communauté » idéaux typiques sont le village et la famille. Ce rappel permet de souligner quelque chose d’oublié dans bon nombre de raisonnements sur l’individualisme : la communauté n’est en rien une société où règnent la fusion et l’indifférenciation. Dans une famille communautaire, chacun est à sa place, et doit occuper sa position, dans les rapports de sexe et dans les rapports de génération.
4Dans le village, et encore plus dans la famille (d’une société « communautaire »), les positions sont « héritées » directement. Sur la vitrine du boulanger, il y a inscrit, « Maison Martin. Père et fils ». Ce qui définit le lien communautaire c’est le fait premièrement qu’il préexiste à l’individu et deuxièmement qu’il n’est que faiblement maîtrisable par l’individu. L’individu est « pris » et bien pris, ou tenu. Au contraire ce qui définit le lien sociétaire et donc l’individu individualisé, c’est le fait de privilégier des liens qui ne sont pas hérités, et surtout le fait de pouvoir dénouer les liens antérieurement noués. La possible déliaison est ce qui compte le plus dans le contrat. Avec force théorique, Tönnies écrit : « Dans la communauté, les humains restent liés malgré toute séparation, ils sont dans la société séparés malgré toute liaison. » (Tönnies, 1977, p. 82.) Or si le grand récit du dix-neuvième ne reprend pas le lien de filiation comme idéal-type, il ne rompt pas pour autant avec une conception communautariste, il la change.
La méthodologie sociologique sous la première modernité
5La conception de l’individu à la fin du XIXe siècle est faiblement individualisée, on s’en rend compte avec Durkheim. Si l’auteur des Règles de la méthode sociologique s’affirme « individualiste » (il se définit ainsi en 1898 dans son article « L’individualisme et les intellectuels ») il propose une conception non individualiste de la société moderne. Il renvoie l’individu singulier à la psychologie. Son adhésion idéologique à la perspective individualiste ne parvient pas à déstabiliser sa conception anthropologique de l’individu qui risque d’être perdu s’il n’est pas « pris » par des institutions qui le limitent. Durkheim ne veut pas, pour la stabilité de la société et pour celle des individus, que le lien contractuel soit important dans la « société ». Il rêve d’une « société » au sein de laquelle les liens resteraient « communautaires ». Il défend la corporation pour cette raison, une communauté de positions et de statuts différenciés. Pour la famille, il propose un compromis favorable à la conception communautaire, avec sa condamnation du divorce par consentement mutuel. L’individu entre dans le mariage comme individu « individualisé » mais le mariage en transforme la nature sociale, cet individu devient par la grâce de l’institution pris dans un lien communautaire, et donc lui aussi « communautaire ». Le mariage sans divorce crée de la communauté, le mariage avec divorce (comme au moment de la Révolution française, et après 1975) est surtout un contrat. On notera au passage un malentendu dans la sociologie – entendue ici même – sur le terme d’institution. Là aussi il faudrait différencier les liens noués avec des institutions à dominante communautaire et les liens noués dans une relation à dominante contractuelle. La désinstitutionnalisation est inhérente à l’individualisme dans la mesure où l’individu, idéalement, doit avoir les moyens de se séparer. L’idéal individualiste n’est pas la déliaison, mais une relative désinstitutionnalisation : toute liaison doit pouvoir potentiellement être défaite.
6Dans les années 1980-1990, Peter Wagner dans Liberté et discipline, Ulrich Beck dans La société du risque, font une analyse critique de ce grand récit et de sa mise en œuvre sous la première modernité. Pendant cette période, jusqu’au milieu des années soixante du vingtième siècle, se mettent en place des institutions et des liens modernes paradoxaux : ils ont pour fonction de remplacer les anciens liens communautaires, sans être pour autant des liens contractuels ou individualistes. Au passage il faut remarquer que, contrairement à ce qui a été quelquefois énoncé, l’individualisme – au sens de projet d’un individu individualisé – n’est pas si idéalisé en Occident même (ce qui permettrait de voir que le jugement sur les autres sociétés antérieures ou qui coexistent à celles de l’Occident n’est pas toujours loin de là aussi négatif qu’on le prétend). À ce niveau, les représentations sur la modernité occidentale et les représentations sur le lien au sein de la modernité occidentale ne peuvent pas être confondues : alors que la modernité s’impose positivement, il y a ambiguïté, dès la fin du XIXe siècle, dans le rapport au lien individualiste, et il y a même une certaine nostalgie du lien communautaire (encore aujourd’hui).
7La « société » occidentale de la première modernité est, selon un néologisme, recommunautarisée. Tout devait être fait pour que les individus de la première modernité soient pris dans des liens communautaires. Le premier lien est celui qui unit les individus à la nation. C’est une communauté englobante si importante pendant cette période, avec sa forme extrême qui embarrasse Durkheim, le nationalisme (pour cette raison, il distingue bon et dangereux nationalismes). Une partie de l’éducation a pour fonction de rattacher les enfants à cette communauté, nettement supérieure aux autres. D’autres liens communautaires enserrent les individus, on l’a vu avec le mariage sans divorce par consentement mutuel. La famille continue à être pensée selon cette logique, même si elle est moins communautaire du fait de la dissociation relative du lien de filiation à l’âge adulte. Mais cela est compensé par un accroissement et une formalisation de la division du travail entre les sexes, entre les conjoints. C’est sous la première modernité occidentale que le modèle de la femme au foyer et de l’homme au travail salarié s’impose. Wagner et Beck ajoutent à la nation, au genre, la classe sociale. Sous la première modernité, l’émancipation des liens communautaires traditionnels de la « communauté » va de pair avec la création d’autres liens communautaires. L’individu de la première modernité n’est pas à dominante individualisé, il doit s’émanciper des liens traditionnels communautaires à la condition d’être pris par d’autres liens. On peut parler d’un individu qui prendrait plutôt la forme d’un « personnage social », définie par des positions stables dans l’ordre des sexes, des positions. La stabilité est ainsi assurée et les risques de l’individualisme personnel conjurés !
8On en arrive à la méthodologie sociologique incarnée par Durkheim, et réhabilité dans Le métier de sociologue de Bourdieu, Chamboredon, Passeron, l’objectivation et sa mise en œuvre, la statistique. Il s’agit d’une lecture personnelle des Règles de la méthode sociologique. Durkheim écrit :
« Quand donc le sociologue entreprend d’explorer un ordre quelconque de faits sociaux il doit s’efforcer de les considérer par un côté où ils se présentent isolés de leurs manifestations individuelles. » (Durkheim, 1981, p. 45)
9Deux interprétations de cet énoncé sont possibles :
10La première : l’objectivation de la société, de toute société, nécessite de mettre entre parenthèses les individus empiriques par la médiation des catégories de regroupement, ces individus empiriques qui sont laissés à d’autres disciplines.
11La seconde interprétation complémentaire est, selon moi, que Durkheim veut mettre de côté les individus non seulement « empiriques » ou concrets, mais aussi normatifs, « individualisés ».
12La sociologie « classique » a repris cette clôture des individus en ne considérant les individus qu’à partir de variables renvoyant à la classe, à l’âge, au genre, et donc en ne les considérant que sous la forme d’individus « recommunautarisés ». Le sens que l’individu donne à ces liens, la manière dont il se les approprie a peu d’intérêt pour cette perspective. La sociologie classique, et classiste, sous sa forme quantitative notamment, repose sur une conception de l’individu de la première modernité. L’individu est d’abord défini par des positions qu’il ne maîtrise pas, par des statuts. Nul besoin d’avoir recours au sens que l’individu donne à ces positions, à la manière dont il se les approprie, à l’éventuelle critique qu’il porte sur elles, à la distance aux rôles qui sont associés à ces positions. C’est un agent social qui n’a aucune maîtrise sur son répertoire, ni non plus sur la manière de jouer. C’est donc la négation de la notion même d’acteur.
Les méthodologies de l’individu sous la seconde modernité
13Sous la seconde modernité, les individus ont contesté le grand récit soi-disant individualiste de la première modernité en revendiquant, pour les femmes au moins, le desserrement de l’enfermement dans le genre, pour les enfants et les jeunes le desserrement de l’enfermement dans le statut de l’enfant, pour les individus la possibilité de prendre distance aux rôles. Ce n’est pas le propos dans ce texte de décrire l’ouverture de nouveau du grand récit sur l’individualisme, avec la revendication d’une autre conception de l’individu : pas seulement émancipé des liens communautaires « traditionnels », mais aussi ayant la possibilité d’une certaine expression personnelle. Pour concevoir des méthodologies appropriées aux nouvelles exigences de la période contemporaine, on peut prendre appui sur la distinction de Simmel de deux individualismes : l’individualisme latin qui insiste sur ce qui est commun aux individus et l’individualisme germanique sur ce qui est personnel. Il faudrait parvenir à ce que la sociologie ne conçoive plus seulement les individus selon le mode latin, mais aussi germain. Et au contraire il est nécessaire de rompre avec le présupposé de Durkheim qui ne défend qu’un individu « abstrait » : « L’individualisme ainsi entendu [dans le « bon sens »] c’est la glorification non du moi, mais de l’individu en général. » (Durkheim, 1970, p. 268)
14On veut seulement fournir quelques indications sur les méthodologies de l’individu individualisé.
15Premier élément : Le fait de faire des entretiens, dessiner des portraits, faire des récits de vie ne suffit pas à caractériser une méthodologie de l’individu individualisé. C’est ainsi que l’usage des entretiens chez Bourdieu dans La distinction, et aussi dans La misère du monde est d’ordre illustratif. Les personnages sociaux sont toujours là, mais, progrès par rapport aux recommandations du Métier de sociologue, ils parlent, ils ont le droit de parler. Ils peuvent ainsi s’exprimer. Non à titre personnel, mais en quelque sorte à titre de porte-parole, porte-parole désigné non par la base mais par le sociologue. Idéalement l’individu individualisé est encore et toujours idéalement avant tout un personnage social, avec seulement en prime la conscience propre à la sociologie objectivante.
16Il est donc possible de faire un usage des entretiens, du « qualitatif » qui soit plus proche de l’individu de la première modernité, du personnage social, de l’individu néo-communautarisé que de l’individu individualisé. Le récit d’Annie Ernaux – non un roman – Les années2 – peut faire comprendre comment le personnage social peut prendre des apparences individuelles. Très explicitement, cette romancière veut tenir les deux versions de l’individualisme :
« Au moment de commencer elle achoppe toujours sur les mêmes problèmes,… comment faire coïncider la fresque de quarante-cinq années et la recherche d’un moi hors de l’Histoire… Son souci principal est le choix entre le “je” et “elle”… Mais elle n’a pas découvert les moyens d’y parvenir. » (p. 179)
17Dans ce très beau texte, Annie Ernaux propose sa version personnelle d’une vie de femme de cette génération en utilisant le « on ». Elle justifie à la fin cette option (p. 238-239) :
« … Il lui semble se fondre dans une totalité indistincte, dont elle parvient à arracher par un effort de la conscience critique, un à un, les éléments qui la composent, coutumes, gestes, paroles, etc. Elle retrouve alors dans une satisfaction profonde, quasi éblouissante… une sorte de vaste sensation collective, dans laquelle sa conscience, tout son être est pris (souligné par AE)… Ce que ce monde a imprimé en elle et ses contemporains, elle s’en servira pour reconstituer un temps commun, celui qui a glissé d’il y a si longtemps à aujourd’hui – pour, en retrouvant la mémoire de la mémoire collective dans une mémoire individuelle, rendre la dimension vécue de l’histoire. »
18Annie Ernaux insiste :
« Ce ne sera pas un travail de remémoration… visant à la mise en récit d’une vie, à une explication de soi. Elle ne regardera en elle-même que pour y retrouver le monde… Aucun “je” dans ce qu’elle voit comme une sorte d’autobiographie impersonnelle – mais “on” et “nous”. »
19Il faudrait consacrer plus de temps à une fine analyse de ce projet et de sa réalisation. Pour un sociologue, même individualiste, il est évident que le « je » ne se construit pas hors du social. Mais si la mémoire d’Annie Ernaux contient des éléments collectifs, cela ne signifie pas que toutes les femmes de cette génération ont le même « je », elles ont, à leur manière, mixé certains de ces éléments, rejeté d’autres hors mémoire… L’individu contemporain est un DJ3 qui compose sa musique, personnelle (l’équivalent du « je ») à partir de musiques composées par d’autres. Le « on » n’existe pas, sinon dans l’imaginaire de sociologues, ou de romanciers qui veulent saisir l’air du temps respiré par les individus. Un élément manque dans le passage au « je », c’est la conscience. Avec le « on », c’est un intermédiaire qui décide de la conscience adéquate au personnage social ; avec le « je », c’est l’individu lui-même qui a un (petit) pouvoir sur sa vie, en mixant ce qui est à sa disposition pour faire la petite musique de sa vie. Le sociologue compréhensif ne peut donc pas procéder en décidant a priori quelle est la conscience qui convient à tel ou tel individu, qui correspond aux groupes qui définissent son identité. Il doit faire le recueil de ces consciences de soi, et rendre compte ensuite des formes dans lesquelles l’individu parvient à dire « je » dans une musique qui peut paraître répétitive à ceux et à celles qui n’ont pas l’oreille individualisée.
20Deuxième élément : Le recours aux méthodes quantitatives est toujours possible, même si par construction la méthode quantitative n’appréhende pas aisément l’individu individualisé, au moins sous sa forme la plus concrète. En effet l’enquête statistique peut d’abord appréhender les ratés de l’égalité des chances et mesurer toutes les discriminations. Elle y parvient par une démarche paradoxale puisqu’elle fait disparaître la singularité des individus en réduisant ces derniers à des dimensions statutaires comme le sexe, l’origine sociale, la trajectoire nationale de la famille afin de voir si justement ces éléments identitaires rendent compte pour une large part des différences observées. Un tel raisonnement sociologique permet de mesurer la distance entre la réalité et la société individualiste telle qu’elle serait si elle fonctionnait selon cet idéal. Ainsi l’analyse quantitative est précieuse lorsqu’elle mesure le degré de l’émancipation « réelle » des individus de leurs appartenances sociales. Par exemple des travaux d’orientation féministe cherchent à voir si, au-delà de l’absence officielle de prise en considération du sexe à l’entrée sur le marché du travail, la dimension sexuée de l’identité joue dans les carrières. Tant que « le plafond de verre » persistera, alors son existence devra être démontrée, et elle peut l’être grâce à la méthodologie quantitative.
21La sociologie critique peut prendre sens dans la sociologie de l’individu si elle mesure, par le détour de l’objectivation, le degré de réalisation de l’émancipation des individus. Elle est légitime, comme Bourdieu le reconnaît dans Raisons pratiques :
« Ce travail de dévoilement, de désenchantement, de démystification n’a rien de désenchanteur : il ne peut en effet s’accomplir qu’au nom des valeurs mêmes qui sont au principe de l’efficacité critique du dévoilement d’une réalité en contradiction avec les normes officiellement professées, égalité, fraternité… » (Bourdieu, 1994, p. 244)
22L’existence des effets de l’héritage culturel – mis en évidence dans Les héritiers et La Reproduction de Bourdieu et Passeron – est contraire à l’idéal d’une société individualiste au sein de laquelle chacun pourrait devenir lui-même, sans interférence de ses origines.
23Cependant ce type d’usage des méthodes quantitatives est soumis à condition dans le cadre d’une sociologie de l’individu. Il ne devrait pas impliquer une méfiance généralisée vis-à-vis de la conscience des individus comme celle exprimée dans Le métier de sociologue par Bourdieu, Passeron, Chamborédon. Ces derniers classaient par ordre de mérite sociologique les méthodes en attribuant la première place à l’observation directe et au questionnaire et en reléguant l’entretien en dernière position. Cette hiérarchie mérite d’être révisée à moins de penser que toute subjectivité est une illusion. Elle repose, en effet sur l’idée que la véritable identité des individus est celle avant tout qui comprend les grandes variables classiques.
24La légitimité des méthodes statistiques peut demeurer sous la seconde modernité à la condition de préciser que ce n’est pas seulement au sociologue de définir a priori les appartenances, les héritages qui limitent l’émancipation des individus, c’est aux individus eux-mêmes, aux groupes mobilisés en lutte contre les inégalités de mettre en avant les éléments que l’analyse quantitative transformera en variables. Si la sociologie doit conserver aujourd’hui sa fonction critique, ce n’est pas pour autant à elle de décider ce qui doit être dénoncé comme inégalités et injustices, c’est aux individus et aux groupes mobilisés de le faire. En revanche, la discipline peut chercher à savoir comment les individus se représentent les injustices, les inégalités et à partir de cette vision, elle peut contribuer à mesurer ces inégalités, ces injustices – désignées par les individus eux-mêmes. Quoi qu’il en soit, lorsque des individus et des groupes estiment être victimes de telle ou telle discrimination, la méthodologie quantitative permet, mieux que d’autres méthodes, de rendre visible la résultante de mécanismes producteurs d’inégalités et les limites à la reconnaissance individuelle. En définitive, l’enquête par questionnaire peut cerner certains des manques de ressources qui limitent l’individualisation des individus.
25La sociologie quantitative sert aussi, deuxième contribution, à approcher les conditions sociales dans lesquelles le « je » se construit. Le récit d’Annie Ernaux peut être lu dans cette orientation, il fournit des indications sur ce que pourrait être un questionnaire sur la mémoire commune des femmes de la soixantaine, sur ce qui est retenu du social.
26Troisième élément : La sociologie de l’individu « individualisé » exige d’accorder plus d’attention et de signification aux expériences individuelles, et au travail sur soi que réalise chacun. Cela requiert donc la mise en œuvre d’entretiens caractérisée non seulement par la démarche compréhensive mais aussi par la création de la possibilité réflexive. L’entretien constitue un moment de retour sur soi qui se joue notamment dans l’explicitation, possible ou non, des raisons de l’action (le « c’est comme ça »), des impossibilités d’agir, par la réflexion sur les obstacles rencontrés à la réalisation de soi, sur les « épreuves » sociales au sens de Martuccelli, ou telles qu’elles sont perçues par les individus eux-mêmes. L’important dans l’entretien est de créer les conditions d’une « prise de conscience », pour que le sociologue perçoive comment l’individu fait, sous ses yeux, et avec lui, un retour sur soi, et parvient plus ou moins à dire « je ».
27Il existe au moins deux méthodes pour dessiner des portraits, et non pas une seule. Souvent l’entretien auprès d’un individu singulier est pensé sous la forme du « récit de vie ». Or le récit de vie impose une forme, critiquée par certains sous le terme de « l’illusion biographique ». Cette manière de faire présuppose une certaine conception de l’individu qui met l’accent sur la continuité à partir de l’origine, sur l’authenticité par rapport à cette origine. Bien des sociologues agissent ainsi non seulement parce que c’est la forme dominante du récit de soi, avec la psychanalyse, mais aussi parce qu’elle correspond le mieux à la forme dominante de la socialisation en sociologie, à savoir le primat à la prime socialisation.
28À cette conception chronologique du portrait, il est possible d’opposer une autre manière de dessiner, un portrait nommé « géographique ». Il s’agit là de saisir comment l’individu se construit dans l’ici et maintenant, y compris en mobilisant du passé mais sous la forme de l’actualisation (selon les termes d’Halbwachs pour caractériser la mémoire). Le soi renvoie à ce que l’individu fait aujourd’hui de ce qu’il est, de ce qu’il a été, du récit non pas de sa vie, mais du récit de soi, ce qui n’est en rien équivalent (sauf pour les individus qui choisissent de faire une histoire chronologique). On peut prendre comme exemple un travail sur les militants. Soit l’interprétation de l’engagement et de cette forme d’engagement repose sur une analyse de la trajectoire biographique (ou de la notion de carrière, etc.). C’est une perspective légitime. Mais il est possible de procéder autrement : en se demandant comment un bénévole se construit à travers les multiples dimensions de son identité. La conduite de l’entretien n’est pas du tout la même selon l’une ou l’autre option, la première est davantage centrée sur la socialisation, l’autre sur la manière dont l’individu mixe aujourd’hui la musique pour en faire « sa » musique. Dans un cas, on se demandera surtout si les parents étaient eux-mêmes bénévoles, si dans l’enfance il y avait des engagements comparables, etc., bref comment l’individu a été fabriqué ; dans l’autre, on interrogera surtout la personne pour resituer cet engagement dans l’ensemble de sa vie actuelle, par rapport à ses autres pratiques, quelle place occupe la dimension « bénévole » par rapport aux autres dimensions identitaires. La socialisation est importante seulement dans un second temps : une fois que le DJ a défini sa musique, l’originalité de celle-ci, sa position par rapport à d’autres DJ, on peut lui demander quel est son stock de cd, d’enregistrements dont il dispose, quels ont les premiers écoutés et appréciés, etc. Le passé n’est plus conçu comme éclairant de manière privilégiée le présent. La socialisation secondaire compte tout autant que la socialisation primaire.
29Pour appréhender trop schématiquement ces deux manières de tirer le portrait, prenons une citation d’Olivier Py4 :
Q : Cela vous gêne quand on vous qualifie de « catholique et homosexuel » ?
R : Non je suis catholique et homosexuel. Mais on pourrait dire mélomane, citoyen libre, défenseur de la laïcité, brun, méditerranéen, etc.
30Le sociologue peut faire le récit de l’apparition de cette double dimension. Ou bien il part des différentes dimensions avancées par Olivier Py, en l’interrogeant pour savoir comment il les combine, comment elles entrent en contradiction. Telle ou telle période de sa vie interviendra, mais pas nécessairement dans une chronologie ordonnée, pour justifier sa manière de vivre aujourd’hui. Il n’y a pas alors d’illusion biographique si le récit de soi est ainsi conduit, à moins de considérer une fois pour toutes, dans un bel excès d’objectivisme sociologique, que la conscience de soi est sans intérêt. Mais alors à quoi sert la sociologie ?
Bibliographie
Bibliographie
Bourdieu P., Raisons pratiques. Sur la théorie de l’action, Paris, Le Seuil, 1994.
Durkheim É., « L’individualisme et les intellectuels » (1988), in La science sociale et l’action, Paris, PUF, 1970.
Durkheim É., Les règles de la méthode sociologique (1895), Paris, PUF, coll. « Quadrige », 1981.
Tönnies F., Communauté et société (1887), Paris, Retz, 1977.
Notes de bas de page
1 Ce texte a bénéficié de discussions avec Danilo Martuccelli lors de la rédaction de Les sociologies de l’individu, Paris, Armand Colin, coll. « 128 », 2009.
2 A. Ernaux, Les années, Paris, Gallimard, 2008.
3 Cf. pour cette analogie, F. de Singly, Comment aider l’enfant à devenir lui-même ?, Paris, Armand Colin, 2009.
4 « Le théâtre est le lieu du païen », interview par René Solis, Libération, 12 mai 2007
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