Conclusion
p. 385-393
Texte intégral
1Le fait dominant que l’on peut tirer de l’observation de l’alimentation populaire est le maintien, malgré l’éloignement du spectre de la famine sauf encore en Irlande et dans les Flandres à la moitié du XIXe siècle, d’une alimentation insuffisante, pauvre, peu variée, incertaine, insalubre. Une grande partie de la population ne mange pas à sa faim, doit limiter et restreindre la nourriture des enfants, anémiés, victimes de la malnutrition : de ce fait, ils meurent en bas âge ou abandonnés faute de moyens pour les nourrir. Dans les villes, à l’époque des grands restaurants, on meurt encore faute d’une alimentation suffisante. Les grandes enquêtes sociales (Villermé, Buret, Blanqui) ont décrit en termes saisissants ces situations dramatiques. Ces familles consacrent plus de 70 % de leurs recettes à leur alimentation et le pain représente plus de la moitié des dépenses. Certaines pratiques culinaires sont spécifiques à l’alimentation des pauvres : conservation de la graisse fondue pour en faire usage dans de nombreuses préparations ; réutilisation de l’eau de cuisson des légumes pour la confection de la soupe ; recours aux féculents. Pour se nourrir, le pauvre des villes a encore largement recours à des expédients. Il fait preuve de compétences spécifiques dans l’art de la débrouille, qui lui permettent de survivre. Pour les familles les plus pauvres, les circuits d’approvisionnement sont courts et dominés par les achats journaliers de proximité ; les techniques culinaires sont sommaires et accordent une place importante au bouilli, d’autant plus que les ustensiles de cuisine et les modes de cuisson sont rudimentaires. Parallèlement, il n’y a pas de distinction entre cuisine et salle à manger. Souvent, d’ailleurs, les familles les plus pauvres habitent une seule pièce où l’on fait la cuisine, l’on mange et l’on dort, ce qui entraîne une certaine forme de vie dans la rue. Les conditions matérielles ne commencent à s’améliorer que dans la seconde moitié du XIXe siècle, mais l’espace alimentaire reste pendant longtemps à la fois celui de la production et celui de la consommation. Le progrès se manifeste dans le fait que s’individualise une pièce à dormir séparée. En revanche, même si cet espace alimentaire est inconfortable, petit, le temps alimentaire, au moins le soir, est un temps de sociabilité qui rassemble toute la famille, d’autant plus que l’on accorde une place importante à l’acte de manger et aux produits consommés dont on n’ignore pas le prix et la chance que l’on a d’échapper à la faim. L’alimentation ne peut se comprendre que dans le contexte de la vie populaire, des manières d’habiter et de vivre, des rythmes de travail, des modes de rémunération et des moments de la paye.
2La misère qui conditionne une alimentation insuffisante est étroitement corrélée à la taille de la famille et à la présence de nombreux enfants en bas âge qui est cause de dépenses. Lorsqu’ils sont plus âgés, à partir de 12-14 ans, ils peuvent être placés en apprentissage ou contribuer à l’amélioration des ressources familiales. C’est à ce moment-là de la vie ouvrière que la situation est la plus favorable. L’âge venant, l’efficacité au travail étant plus faible, les ressources diminuent de nouveau et le régime alimentaire s’en ressent. Il est possible de parler d’un cycle alimentaire.
3La survie des classes populaires les plus humbles n’a été possible que par un sens aigu de l’adaptabilité alimentaire et de l’économie. Celle-ci a pu revêtir des formes diverses incluant le recours à l’aide publique et privée, à des formes de restauration à bon marché et en faisant largement appel au crédit et au mont-de-piété. Cette dernière forme d’adaptation a permis de maintenir et renforcer le petit commerce alimentaire au détriment des coopératives où il fallait payer comptant. L’adaptabilité a tenu également à d’autres comportements comme l’achat de denrées au moment où ces dernières sont moins coûteuses et la mise en œuvre de nombreux procédés de conservation (fumage, salage, dessèchement…) et de conserve, l’art d’accommoder les restes et de ne jamais jeter, traduisant un grand respect pour la nourriture ou celui de la récupération comme celle qu’évoque Lise du plat pays qui ramasse les pelures de légumes, navets, choux, pommes de terre, jetées par les restaurants dans les décharges des remparts de Lille. Toutes les fois que l’on peut échapper à l’octroi, on ne manque pas de se procurer des denrées et du vin, à meilleur marché. Les stratégies de survie sont nombreuses et variées. Certaines reposent sur la polyactivité qui vise à multiplier les sources de revenus. Les monographies de Frédéric Le Play ne manquent pas d’exemples. Au sein d’une même famille, tous les membres développent des activités qui utilisent le marché comme ressource (vente de légumes issus du jardin, location d’un lit, petit commerce de rue ou de proximité…).
4Il faut insister sur l’importance des formes d’aide que représente la présence dans les grandes entreprises et les grandes villes industrielles des structures collectives qui permettent de se procurer denrées alimentaires et objets quotidiens à des prix moins élevés que dans les magasins ordinaires.
5L’alimentation entretient avec les structures sociales des relations complexes. La période considérée est marquée par une forte permanence du poids des classes sociales. Elle différencie nettement les classes supérieures de l’aristocratie et de la bourgeoisie, des classes populaires car il existe une hiérarchie sociale des aliments qui n’exclut pas une certaine évolution, les classes populaires consommant progressivement des aliments réservés aux riches comme les asperges ou les huîtres. Parallèlement, des distinctions existent aussi au sein même des classes populaires, entre le régime alimentaire des plus pauvres à base de soupe, de pain, de pommes de terre, de fromage, de sel, de vinaigre et celui des classes populaires plus aisées qui consomment régulièrement de la viande, des fruits, du poisson, boivent du vin ; ces différences ne sont pas seulement économiques. Des différences importantes sont également dues à la localisation des familles en zone rurale ou semi urbaine qui permet de favoriser l’autoconsommation, ainsi qu’à la permanence de facteurs culturels, de tradition familiale et de savoir-faire. De même, il est possible de parler d’un régime alimentaire des grandes villes, notamment Paris, distinct de celui des autres villes et de la province. Il est fait plus fréquemment usage du restaurant, du vin, de l’alcool, des plats préparés achetés chez le traiteur. Toutefois, la diversité des consommations alimentaires est telle au sein même des classes populaires que les structures sociales n’expliquent pas tout, les goûts et l’ensemble des comportements. Les comportements alimentaires collectifs doivent être interprétés comme l’effet de comportements individuels influencés par les conditions économiques et sociales autant que culturelles, et par le sens que les individus attribuent à leur comportement.
6Les circuits commerciaux pour la vente au détail sont déjà très développés et variés. Les classes populaires ne se limitent pas aux boutiques de proximité. Ils ont également à leur disposition les marchandes de rues, les marchés et à partir du milieu du XIXe siècle, le réseau des coopératives et des magasins sociétaires. Dans la deuxième moitié du siècle apparaîtront les magasins à succursales pour l’épicerie. À ce système commercial s’ajoutent toutes les formes d’autoconsommation encore très vivaces et pas seulement parmi les plus pauvres. La production de légumes, de pommes de terre, de fruits, la présence d’une basse-cour et même d’un petit élevage notamment d’engraissement d’un porc sont des données essentielles pour comprendre l’alimentation populaire. Cette autoconsommation ne se limite pas aux ouvriers qui résident à la campagne ou en banlieue. À l’intérieur des villes, il reste suffisamment d’espaces disponibles pour permettre certaines formes de production domestique. Les statistiques fournissent peu de renseignements sur ces comportements mais les monographies de familles de Frédéric Le Play montrent que ces pratiques sont bien réelles.
7Le XIXe siècle a vu se renforcer le rôle des restaurants, sous toutes leurs formes, des plus simples aux plus sophistiqués, et leur ouverture aux classes populaires. Dans les grandes villes, manger en dehors de chez soi le midi était une nécessité en raison de l’éloignement entre le domicile et le travail. Certes, on pouvait emporter son déjeuner et manger sur le lieu de travail, mais outre que cela n’était pas toujours possible, l’attrait pour le changement d’ambiance et la convivialité, hors les murs de l’usine ou du bureau, était très fort. Dans ces conditions, la pratique du restaurant a joué un rôle essentiel dans la diffusion des innovations alimentaires aussi bien dans les plats consommés que dans les manières de table (usage des serviettes de table, des couverts, de la nappe, des verres…). Cette diffusion est d’autant plus importante et rapide que les restaurants rassemblent des clients d’origine diverse (employés, ouvriers, étudiants, bourgeoisie…) et permettent des transferts culturels.
8Tout au long du XIXe siècle et jusqu’en 1950, le système culturel qui détermine les pratiques alimentaires paraît puissant : certains mets sont réputés n’être pas faits pour le monde ouvrier mais réservés à la bourgeoisie alors que l’on en privilégie d’autres, considérés comme nourrissants et fortifiants comme la viande rouge ou le vin. Ces choix ne sont pas seulement économiques. Ils tiennent aussi à des goûts spécifiques et distincts propres aux classes populaires qui ont développé une certaine autonomie de leurs goûts alimentaires, par exemple dans l’usage du vinaigre, de la viande de porc, ou dans la grande diversité des modes de consommation des pommes de terre. Une culture du goût a pu se développer, même en période de pénurie alimentaire, qui se manifeste notamment dans le cadre des repas festifs.
9On a souvent souligné l’imprévoyance des ménages ouvriers vivant au jour le jour, sans souci, pendant les bonnes périodes, d’économiser pour le lendemain en perspective des jours difficiles. Ce trait de caractère ne doit cependant pas être généralisé. Frédéric Le Play a montré que cette absence d’économie avait des origines complexes.
10Le rôle des femmes est essentiel quelle que soit la place qu’elles occupent au sein de la famille. Pour compléter les revenus familiaux, la femme exerce une activité rémunérée à l’extérieur (à la fabrique, chez les particuliers…) ou à domicile (travail pour le compte d’un fabricant…) en plus des charges ménagères. Dans ces conditions, elle a peu de temps à consacrer à la préparation des repas et le régime alimentaire s’en ressent. Priorité est donnée aux plats qui ne nécessitent pas une grande préparation (soupe, pot-au-feu…) ou aux plats achetés tout préparés chez le traiteur ou le charcutier. Dans le cas des ménagères habitant la campagne, et sans activité rémunérée, la situation est la même car c’est sur la femme que reposent les activités annexes (entretien du jardin, du champ, de la basse-cour ; corvées du transport de bois de chauffage ; cueillette de l’herbe…). Seules celles qui, en ville, n’ont d’autres activités que l’entretien du ménage peuvent se consacrer aux préparations culinaires. Bien souvent, l’exiguïté du logement, la pauvreté des ustensiles de cuisine, le manque de moyens, l’ignorance limitent ces préparations. La ménagère passe beaucoup plus de temps à se procurer des denrées qu’à les préparer pour les repas.
11Dans les milieux populaires, les repas de fête, s’ils sont peu nombreux, jouent un grand rôle. On s’y prépare longtemps à l’avance en réalisant quelques économies ou en empruntant. Ces repas de fête sont très liés à des évènements locaux (fêtes de la paroisse), familiaux (baptêmes, mariages, communions solennelles…) ou professionnels (fête du saint patron). Ces jours-là, on mange de la viande, on boit du vin. Ces repas s’accompagnent d’autres manifestations comme le remplacement des habits ou le lessivage complet de la maison. Comme le souligne Rolande Bonnain-Moerdijk, ayant repris les trois cent cinquante-neuf réponses au questionnaire sur « L’alimentation populaire quotidienne » envoyé par Lucien Febvre et André Varagnac, la fête est une rupture du cours normal de l’économie alimentaire puisque le gaspillage y est de rigueur. Sont obligatoirement utilisées les denrées qui connotent l’abondance, la vie facile, la liesse. La communauté se donne ainsi périodiquement représentation de ses forces et de ses richesses, représentation qui anticipe sur l’avenir et nie une situation présente. Le repas de fête symbolise les liens de parenté, de voisinage, d’amitié qui unissent les membres d’un groupe social restreint1. En dehors de ces manifestations, on s’invite peu et on prend rarement des repas en dehors du domicile, sauf chez les parents, lorsqu’ils ne sont pas trop éloignés du domicile. En revanche, les hommes en profitent pour aller au cabaret, et boire parfois au-delà des quantités habituelles. Les fêtes religieuses sont assez scrupuleusement observées et donnent lieu à des réjouissances même si la pratique religieuse est faible. On respecte encore le jeûne du vendredi en consommant du poisson, mais l’observance des règles ne va guère au-delà sauf chez les ouvriers de l’Orient qui appartiennent au culte orthodoxe et qui respectent étroitement les règles religieuses en matière d’alimentation.
12L’alimentation est un support de l’identité des groupes sociaux dans les villes industrielles en forte croissance. Les natifs, les émigrés anciens ou récents, les étrangers (Belges, Allemands…) ne se distinguent pas seulement par leur langue ou leurs vêtements, ils le font aussi par leur nourriture, leurs manières de table, leurs goûts. Certains aliments sont des marqueurs alimentaires (la bière, le chou, l’huile d’olive…). Les émigrés venant du massif central continuent à consommer des châtaignes bouillies dans l’eau, à tremper la soupe au pain avec de la châtaigne mélangée à du lait, alors même que la châtaigne est le symbole de l’alimentation du pauvre. Les particularismes alimentaires sont ceux qui subsistent le plus longtemps. Toutefois, on peut noter des formes d’intégration qui tendent à uniformiser certaines pratiques alimentaires (consommation de viande rouge, du vin et de la bière), particulièrement parmi les ouvriers les plus qualifiés. En outre ils fréquentent les mêmes lieux, partagent les mêmes conditions de vie, doivent s’adapter au même mode de vie urbain. Enfin, ils mangent souvent ensemble aux mêmes heures et dans les mêmes conditions, sur le lieu de travail ou dans les restaurants.
13Le développement du temps industriel, le travail salarié de la femme et des enfants, les horaires élargis, les temps de transport n’ont pas entraîné une déstructuration de la vie familiale. Le repas familial, notamment celui du soir et parfois du midi lorsque l’ouvrier revient à la maison pour manger, n’a pas disparu. Bien au contraire, le repas familial qui regroupe autour de la même table et des mêmes mets toute la famille est demeuré le modèle à suivre. L’alimentation est considérée comme une activité structurante de la famille, organisatrice de la vie sociale.
14L’augmentation des revenus des classes populaires sur la longue durée, au XIXe siècle et dans la première moitié du XXe siècle, n’a pas toujours entraîné automatiquement une hausse de la consommation de produits alimentaires et une amélioration de leur qualité comme la part plus grande prise par la viande de boucherie. Jeanne Gaillard2 a montré que sous le Second Empire, l’augmentation de la consommation de viande à certaines périodes était surtout la conséquence de l’augmentation du prix du pain, et que la consommation accrue des légumes et des fruits en particulier n’était pas pour les contemporains une preuve du mieux-être. Une fois les habitudes prises, le goût suivra, mais à l’origine le parisien moyen ne choisit pas sa nourriture. Celle-ci lui est dictée par les prix. Si des modifications incontestables se sont produites, elles ont été modulées par de nombreux autres facteurs comme les stratifications internes à ces milieux, l’ancienneté de la migration vers la ville, le maintien de liens avec les campagnes, la taille de la ville de résidence, les moyens de transport et les prix… L’environnement urbain joue un rôle important et entraîne des modifications de comportement : il y a les ouvriers, artisans, petits boutiquiers qui habitent les grandes villes comme Paris et Lyon, bénéficient des facilités de l’offre alimentaire, de la concurrence entre les boutiques et les marchés, d’un dense réseau de restaurants aux offres variées ; il y a également les ouvriers des grandes entreprises textiles, métallurgiques, minières, mécaniques qui sont insérés dans un tissu dense de relations sociales et de services (écoles, économats, logements, associations diverses) et vivent presque en vase clos dans les cités ; il y a ceux qui habitent des centres industriels d’importance moyenne où les différences professionnelles et les pratiques sont peu marquées ; enfin, le monde des ouvriers qui vivent à la campagne bénéficie, outre de conditions de vie meilleure, de l’apport des produits du jardin et des champs qu’il a pu conserver, des bienfaits alimentaires d’un petit élevage et des ressources non négligeables des champs ou de la forêt.
15Au sein des milieux populaires, il n’y a pas un seul modèle alimentaire. La structure des dépenses par grandes familles de produits n’est pas suffisante pour appréhender la complexité alimentaire. Ainsi, derrière la même valeur relative pour les dépenses de céréales, on peut mettre des choses différentes (pains de ménage, pains fantaisie, farine pour pâtisserie, pâtes d’Italie, macaroni ou vermicelle…)
16De plus, on peut faire le choix de manger modestement et de consacrer une partie de ses revenus à d’autres dépenses. C’est notamment le cas des tâcherons à domicile de la fabrique collective de Genève. Il s’agit d’ouvriers à domicile habitant la banlieue de Genève, pratiquant la religion réformée de Calvin, instruits, louant des livres dans diverses bibliothèques, se rendant au théâtre. Ils ont peu d’enfants et investissent dans leur éducation. Ces familles tendent à imiter la bourgeoisie pour le mobilier, le logement et surtout le vêtement. Leurs revenus étant toutefois modestes et sujets à d’importantes variations en raison des fluctuations économiques, ils mangent modestement. La famille de l’horloger de la fabrique collective de Genève, étudiée par Le Play en 1848, ne consacre que 33 % de ses recettes à sa nourriture (500 F sur 1 510 F par an), mais ses vêtements sont « tenus avec recherche et propreté », le linge est « abondant et bien entretenu » et les ustensiles indiquent une « tendance au luxe ». Les dépenses annuelles de vêtement représentent 20,5 % du budget, le seul loyer compte pour 15 % de ces mêmes dépenses et 14 % sont consacrés aux « récréations et solennités » (cadeaux, fleurs, repas à la campagne, spectacles etc.). En revanche, la nourriture demeure simple et frugale même si elle est suffisante. Le déjeuner de sept heures repose sur le café au lait, le pain, la cassonade ; le dîner de midi est composé de soupe au lait, aux légumes avec gruau ou pain, de viande bouillie et de légumes assaisonnés au bouillon. On ne consomme que très rarement du beurre ou du poisson. Le soir, à huit heures et demie, on se contente d’une soupe qui peut varier (soupe aux légumes et au pain, soupe au riz, bouillie de farine de maïs), de pain et de fromage. Louis Reybaud a étudié les ouvriers à domicile du Santerre :
« Tant qu’il n’a pas de métier à lui, l’ouvrier reste en pension chez le logeur. […] A-t-il fait quelques économies, il achète un métier, choisit une femme et monte un ménage. […] Il prend de l’ouvrage pour son compte. […] Si l’épargne s’accroît, ils achètent un métier de plus, ajoutent une pièce à leur logement et augmentent leur travail3. »
17En dépit des difficultés rencontrées pour se nourrir, de la pauvreté et de la faim toujours présente, il y a dans cette période, des éléments de modernité et des innovations parmi lesquels on peut noter l’emploi de nouveaux produits comme la viande congelée, le lait en boîte, les conserves de viande, de légumes…, les sauces, l’usage de plus en plus important de desserts sucrés, du chocolat consommé au petit-déjeuner ou avec le goûter. En revanche, le sucre reste une denrée chère, dont la consommation est surveillée dans les familles populaires. La famille du charron des forges et fonderies de Montataire le mesure rigoureusement : deux morceaux pour le père et le fils, un morceau pour la mère et la fille. On achète toujours du sucre cassé en morceaux réguliers afin de faire équitablement les partages. Le dimanche et les jours de fête, on ajoute fréquemment au repas, une pâtisserie faite à la maison. Grâce au progrès des transports, notamment du chemin de fer, à l’utilisation de nouvelles sources d’énergie et de moyens de cuisson, l’approvisionnement alimentaire devient plus régulier, abondant et diversifié. L’essor de l’enseignement ménager à la fin du XIXe siècle, la vulgarisation grâce à la presse populaire et au progrès de l’instruction, des techniques culinaires et du souci de menus variés et plus équilibrés, des produits coloniaux, font que dans l’ensemble les classes populaires se nourrissent mieux. L’inventaire des ustensiles de cuisine montre le rôle grandissant de cette pratique (moule à gâteau, tourtière…). Le matériel de cuisine s’enrichit et se diversifie (cloche à fromage, plat à radis, panier à salade, casseroles de diverses grandeurs). De nouvelles recettes apparaissent moins marquées par le souci d’économie, au détriment des recettes locales. L’invention de nouveaux styles de restaurants comme le « milk bar » ouvert par les laitiers nourrisseurs des grandes villes avec un souci de diététique, ou la cafétéria dont on peut trouver l’origine dans les formes collectives de restauration inventées par les grands magasins ou les grandes entreprises industrielles. Le petit-déjeuner lui-même a basculé dans la modernité. Pour beaucoup de familles ouvrières, le petit-déjeuner traditionnel à base de soupe a été largement remplacé par le trio pain plus ou moins beurré-café-lait et le repas de midi qui ne rassemble pas toute la famille se simplifie.
18Par ailleurs, se développe l’alimentation prise sur le lieu de travail, pas seulement celle que l’on prend au réfectoire de la fabrique ou du grand magasin, mais aussi celle que l’on prend au sein même de l’atelier ou du bureau. Les plats sont emportés de la maison ou achetés sur place dans les magasins de proximité. Parfois quelqu’un est plus particulièrement chargé de procéder aux achats.
19On assiste parallèlement à une rationalisation des rythmes alimentaires qui privilégie le type ternaire, des trois repas par jour. Les horaires tendent à se fixer à l’exception de celui du matin très lié à l’horaire de travail et qui peut varier entre cinq et neuf heures. En revanche, s’imposent les heures de midi pour le déjeuner et sept heures pour le souper, même si des différences peuvent encore exister selon les saisons et selon le type de travail, à domicile ou à l’extérieur.
20Le XIXe siècle voit apparaître des préoccupations des pouvoirs publics d’État et municipaux pour le contrôle de la qualité des aliments mis sur le marché et l’hygiène alimentaire. Les moyens sont encore limités pour lutter contre les fraudes et les falsifications, mais la publicité qui commence à être donnée de ces malversations dans la presse témoigne de préoccupations nouvelles de la part des consommateurs. Moins préoccupés de se nourrir à tout prix, ces derniers sont plus soucieux de la qualité et de l’origine des aliments qu’ils consomment.
21Toute cette période, surtout après 1850, est marquée à la fois par une certaine uniformisation qui n’exclut pas le maintien des différenciations. Il y a uniformisation en raison de l’évolution des produits consommés, les horaires des repas, les manières de table, les recettes popularisées par la presse, l’usage de desserts. Toutefois, des différenciations se maintiennent liées aux diffusions inégales des innovations, aux résistances psychologiques, aux difficultés d’approvisionnement des régions isolées et mal desservies en moyens de transport, aux rythmes et origines de l’immigration.
22Entre la première moitié du XIXe siècle et la première moitié du XXe siècle, la pauvreté a reculé et l’alimentation populaire s’est améliorée et diversifiée. La pauvreté n’avait toutefois plus les mêmes fondements. Au début, les raisons en étaient des salaires bas et irréguliers et un coût élevé des denrées alimentaires. Au début du XXe siècle, la cause principale en était le chômage de masse. Tout au long de la période qui couvre plus d’un siècle, une lente évolution s’est produite, accélérée à partir de 1880, en raison de l’accroissement des ressources des ouvriers, entraînant une diminution de la consommation des céréales au profit de celle de boissons et de la viande. Cette amélioration a également été rendue possible par l’importation de viandes du Nouveau-Monde et l’amélioration des conditions de transport liée au chemin de fer.
23Les temps actuels sont marqués par l’émergence d’une nouvelle pauvreté et d’une nouvelle culture de la faim que l’on ne pensait pas revoir. Dès lors, on voit réapparaître des comportements qui s’étaient affirmés au XIXe siècle : œuvres caritatives alimentaires, récupération des déchets, renforcement du rôle du pain et des céréales (pâtes, riz…) dans des régimes alimentaires où la viande a presque disparu, fortes inégalités dans les taux de mortalité et dans la durée de l’espérance-vie, résurgence de certaines maladies comme la tuberculose. Olivier Schwartz4 qui a étudié le monde ouvrier du Nord de la France entre 1980 et 1985 souligne la réapparition de pratiques de pauvreté dans les moments difficiles et notamment à la fin du mois : on se contente le soir d’une tartine beurrée et d’une tasse de café au lait. Réapparaissent aussi les mêmes discours qui font appel à un sursaut de la charité pour réduire les inégalités. Aujourd’hui, comme au XIXe siècle, environ 15 % de la population relèvent de l’assistance et peuvent être considérés comme exclus des modes de vie de la majorité de ses compatriotes du pays dans lequel elle vit.
Notes de bas de page
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Un constructeur de la France du xxe siècle
La Société Auxiliaire d'Entreprises (SAE) et la naissance de la grande entreprise française de bâtiment (1924-1974)
Pierre Jambard
2008
Ouvriers bretons
Conflits d'usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968
Vincent Porhel
2008
L'intrusion balnéaire
Les populations littorales bretonnes et vendéennes face au tourisme (1800-1945)
Johan Vincent
2008
L'individu dans la famille à Rome au ive siècle
D'après l'œuvre d'Ambroise de Milan
Dominique Lhuillier-Martinetti
2008
L'éveil politique de la Savoie
Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853)
Sylvain Milbach
2008
L'évangélisation des Indiens du Mexique
Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvie siècle)
Éric Roulet
2008
Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008
