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L’or des peintres

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Philippe Hamon

Troisième partie. Communautés, autorités

Chapitre VII. Communautés : jeu d’échelles

Texte intégral

1La famille constitue une cellule de base des institutions sociales. L’argent intervient bien évidemment dans son fonctionnement au quotidien, mais il apparaît aussi lors de la création d’une nouvelle cellule et à certaines étapes de son histoire. En toutes circonstances, les femmes, comme épouses, mères ou maîtresses de maison, jouent ici un grand rôle, fort différent de celui qu’on les a vu tenir dans les chapitres précédents. Ce rôle est notable également pour les échanges liés au commerce de proximité. Ce dernier fait l’objet d’une iconographie assez abondante, au sein de laquelle l’argent circule d’une façon très apaisée.

2Cette dimension commerciale introduit à la représentation d’espaces communautaires beaucoup plus larges. La place occupée par l’argent y révèle d’étranges absences, en particulier pour le grand commerce, et des tensions spécifiques, à l’image du marché des céréales. La mise en scène de la prospérité collective s’avère finalement centrale pour mon propos. Le rapport entre argent et abondance, ou du moins satisfaction des besoins, ne saurait d’ailleurs faire l’économie d’une évocation du rôle des autorités publiques.

Autour de la famille

3La peinture de genre néerlandaise fournit ici un support iconique essentiel, mais pas unique, grâce au recours en particulier à la peinture religieuse à travers certains aspects de l’iconographie de la Sainte Famille ou des saints. Sans négliger les enjeux propres au projet de chaque type de mise en image, l’intérêt majeur pour mon propos consiste cependant, par delà la différence des genres, à dégager écarts ou convergences concernant les modes de structuration et de fonctionnement familiaux.

Les grandes étapes

4Le mariage est un moment essentiel dans la circulation conjointe des femmes et des biens. Les épouses jouent en effet un rôle de médiatrices pour faire passer terres et fonds de leur père à leur fils. Cette circulation n’est souvent évoquée qu’indirectement sur les tableaux, car lorsqu’il s’agit de matérialiser à l’image les patrimoines en mouvement, les artistes représentent généralement de l’argent et/ou des objets précieux, et souvent à travers la dot. Son institution est déjà ancienne. Elle impose à la famille de l’épouse une contribution patrimoniale sans laquelle l’union n’aurait pas été acceptée par celle du mari. Pour autant, cette dimension n’est pas toujours présente dans l’iconographie des mariages, comme en témoigne l’union entre Marie et Joseph où la dimension contractuelle est occultée au profit de la cérémonie religieuse.

  • 1 Sur l’utilisation de la rencontre de Salomon et de la reine de Saba comme métaphore possible en It (...)
  • 2 Il s’agit d’une commande de la confrérie de l’Annonciation domiciliée dans cette église, dans le c (...)
  • 3 Klapisch-Zuber, Bourse, p. 83. Parmi les scènes toscanes gravées par J. Callot figure une Distribut (...)
  • 4 Réau, Iconographie, t. III, vol. 2, p. 983.
  • 5 En outre, sur les neuf qui restent, quatre proviennent du Tyrol voisin, Weingartner, Wandmalerei, (...)

5L’importance sociale de la dot n’est cependant pas sans écho dans la peinture religieuse1. Il existe des représentations de la dotation de filles pauvres, qui constitue une des œuvres de miséricorde les plus typiques des cités italiennes des XVe-XVIe siècles. Une bourse est ainsi remise par la Vierge aux pucelles sur une Annonciation d’Antoniazzo Romano (Rome, Santa Maria sopra Minerva, 1500)2. À l’oratoire des Buonomini di San Martino de Florence, le peintre (issu de l’atelier Ghirlandaio) présente un confrère tirant, à l’heure du mariage, des pièces d’une bourse rouge3. Ce thème apparaît surtout dans l’un des miracles de saint Nicolas : la remise de trois boules d’or – ou de trois bourses – à trois jeunes filles à marier d’une famille noble ruinée. Le don du saint leur permet en outre d’éviter la prostitution à laquelle les exposait leur situation financière désespérée. Cela semble constituer une menace réelle dans l’Italie des XVe-XVIe siècles : les legs pour doter les jeunes filles pauvres font souvent allusion au risque que court la vertu de celles qui ne peuvent trouver d’époux. L’importance prise à partir de la fin du Moyen Âge par la représentation de ce miracle de saint Nicolas souligne également cet enjeu, surtout en Italie. Alors que le traitement du thème n’avait rien de spécifiquement italien jusqu’au XIIIe siècle si on suit Louis Réau4, l’Italie concentre plus des troisquarts des images repérées (28 sur 37) entre XIVe et XVIIe siècle5.

  • 6 Anthony Molho et Julius Kirshner, « The Dowry Fund and the Marriage Market in Early Quattrocento F (...)
  • 7 Klapisch-Zuber, Bourse, p. 84-85.
  • 8 Première création à Pérouse, 1462 ; forme définitive due à Bernardin de Feltre, dont la première f (...)
  • 9 Il s’agit d’un élément de la prédelle d’un triptyque commandé par l’évêque Benedetto Guidalotti en (...)

6Coïncidence ou relation causale : en 1425 à Florence, l’année même de la création du Monte delle doti, un Saint Nicolas du à Gentile da Fabriano est installé dans l’église de San Niccolo Oltrarno6. Certes, il faut se garde d’identifier ce Monte, destiné avant tout aux opérations spéculatives liées aux dots des filles de familles aisées, avec les dotations charitables7. Mais le fonctionnement des Monti profanes inspire les franciscains italiens dans la mise sur pied des Monts-de-piété, à partir des années 1460, dans toute la moitié nord de la péninsule8. Or les trois boules d’or de saint Nicolas deviennent l’un des symboles de ces Monts-de-piété. De façon significative, les représentations italiennes du miracle, qui se partageaient jusqu’au milieu du XVe siècle entre boules, lingots (surtout au XIVe siècle) et même bourses (Fra Angelico, Rome, Vatican9), ne retiennent plus désormais que les boules, non sans lien, sans doute, avec le choix emblématique des Monts-de-piété.

7À l’inverse, les images issues d’autres aires géographiques donnent la priorité à la bourse comme chez les néerlandais Gérard David et Otto Venius. Ceci tient au fait que ces artistes continuent à représenter le saint en action, c’est-à-dire en train de donner l’argent. Les nouvelles exigences de vraisemblance rendent bien improbable le don de boules d’or dans ce cadre, alors que cela ne posait aucun problème jusqu’au début du XVe siècle : le saint jetait ainsi de telles boules dans la maison des jeunes filles aussi bien chez Domenico Venezianio (Florence, Palais Pitti) que chez Gentile da Fabriano (Florence, Offices). En Italie les boules d’or sont désormais de simples attributs d’un saint Nicolas qui trône revêtu de ses ornements épiscopaux. Ce miracle, avec ses avatars iconiques, souligne bien les enjeux de la détention d’un capital pour la vertu et le statut des femmes.

  • 10 Greilsammer, Envers du tableau, p. 181 le désigne comme le « maître des cérémonies ». Elle précise (...)
  • 11 Greilsammer évoque une législation néerlandaise visant à limiter le phénomène, qui ne paraît pas a (...)
  • 12 C’est l’original de cette œuvre, aujourd’hui disparu, que Van Mander, Livre de Peinture, p. 104, é (...)

8Quand vient l’heure du mariage, de nombreuses Noces villageoises et autres Danses de noces dues aux pinceaux des ateliers Bruegel, mais aussi à ceux de Maarten Van Cleve et de Pieter Balten, deux peintres flamands de la seconde moitié du XVIe siècle, font place à l’argent parmi les cadeaux. Ceux-ci sont remis à la mariée par les invités. Cet épisode peut constituer, selon les œuvres, un détail, un élément secondaire ou bien l’aspect central de la représentation, en fonction de la profondeur de champ retenue. Les modalités en sont presque toujours identiques : la mariée, absolument passive, encadrée par sa mère et sa belle-mère qui supervisent les opérations, est assise devant une table sur laquelle est placé un grand plateau. Les invités qui font un cadeau en espèce l’y déposent. Sur certains tableaux, ils offrent aussi des objets utilitaires variés (berceau, cruche, soufflet…). Hommes et femmes semblent offrir indifféremment argent ou objets. Un scribe enregistre les sommes versées, sans qu’il soit possible de déterminer s’il note aussi les objets10. La scène se déroule sous l’œil de nombreux curieux qui tentent d’apercevoir la contribution de chacun. D’où une dimension d’émulation, sinon de rivalité entre les donateurs11. Sur une Noce dans un intérieur, l’accent est mis sur le comportement des donateurs, alors que le scribe est absent12.

  • 13 Collection privée, reproduit dans Erz, Bruegel 1600, p. 381.
  • 14 Marché de l’art, reproduit dans De Maere et Wabbes, Dictionnary, p. 208.

9Deux versions parmi les plus tardives se démarquent du schéma général. Sur un tableau de Pierre Bruegel le jeune, postérieur à 161613, la mariée prend l’initiative de mettre les mains dans l’argent du plateau, comme en signe d’appropriation personnelle ; elle esquissait déjà ce geste sur la Noce dans un intérieur qui vient d’être évoquée. La nouveauté est plus forte encore sur un Pierre Bruegel III daté de 162014. Ici, dans une disposition scénique d’ensemble totalement différente du modèle frontal traditionnel, offrandes en nature (du linge et de la vaisselle essentiellement) et en argent (dans deux plats) sont disposées sur une longue table derrière laquelle se tiennent debout non seulement la mariée et plusieurs autres femmes, mais aussi le nouvel époux. Les cadeaux offerts paraissent donc revenir au couple et non à la seule épouse. Auparavant on pouvait peut-être faire le lien entre ces cadeaux et la « cession » d’une fille. Avec cette dernière œuvre, ce modèle ne fonctionnerait plus. Faut-il voir par ailleurs dans ces deux dernières versions un indice des progrès de la monétarisation rurale ? Alors que les peintures de la seconde moitié du XVIe siècle limitaient à quelques unités les pièces sur les plateaux, ces deux-ci y font figurer des dizaines, voire, pour le second, des centaines de monnaies. Malheureusement il est bien délicat, sur ces deux plans, de déterminer ici s’il s’agit d’exception, de hasard ou d’étape dans une évolution. En effet le genre, sous cette forme du moins, paraît s’épuiser alors même que ces modifications se produisent.

  • 15 Sur la dimension satirique de l’œuvre, Westermann, Siècle d’or, p. 121. Sur les dons en argent en (...)

10Si la présence de l’argent dans les représentations du mariage est étroitement associée aux femmes, il n’en va pas de même pour ce qui concerne les enfants. Il faut cependant se contenter ici d’une iconographie réduite. Les dépenses monétaires liées à l’arrivée de la progéniture sont effectuées par le père. Il s’agit tout d’abord de dons, à tel point qu’on peut se demander si, face au « don » féminin constitué par la mise au monde d’un descendant, l’homme ne devrait pas répondre, au moins en certaines circonstances, par des dons monétaires. La chose paraît évidente pour la Fête de la naissance de Jan Steen (Londres, Wallace collection, 1664). Lors de ces réjouissances féminines, le rôle du père de l’enfant se limite en effet à l’octroi de cadeaux monétaires aux diverses actrices de l’accouchement15.

  • 16 Pour Lochner, les chevaliers teutoniques, pour leur église de Cologne ; pour le Maître de la Vie d (...)

11Un autre père, Joseph, est chargé de mettre la main à la bourse, lors de la présentation de Jésus au Temple. Trois des quatre tableaux qui retiennent ce détail sont très proches, à la fois par leurs dispositions formelles, par leur date (entre 1447 et 1480) et par leur provenance, puisque les trois artistes concernés sont actifs à Cologne. La coïncidence paraît troublante. Cette polarisation colonaise sur l’argent, alors que l’épisode est fréquemment mis en image, peut-elle s’expliquer par une simple filiation formelle au sein d’une école picturale ? Il y a cependant une autre hypothèse : la cathédrale de Cologne abrite depuis le XIIe siècle des reliques des Mages et la dévotion aux Trois Rois joue dans la ville un rôle très important. Or l’épisode de l’Adoration est marqué par le don d’argent à Jésus. Cet argent, suivant une légende déjà évoquée, a une longue histoire derrière lui, et il va servir ensuite à payer la trahison de Judas. Selon cette tradition, il revient au trésor du Temple de Jérusalem dans le cadre de l’offrande faite par Joseph lors de la présentation de Jésus. N’est-ce pas en raison d’une sensibilité particulière à cette légende que les peintres colonais (ou plus probablement leurs commanditaires16) ont mis l’accent sur la présence d’argent ?

12Le seul témoignage plus tardif du corpus figure sur une toile de Guillaume Grève, peintre d’origine allemande, réalisée en 1612 à Avignon (aujourd’hui au Grand Séminaire de la ville [planche no 27, p. xix]). Joseph y remet au trésorier du Temple des pièces d’argent que celui-ci examine soigneusement. Ce traitement est exceptionnel car totalement isolé, sous bénéfice d’inventaire. Les deux colombes mentionnées comme offrande par l’Évangile de Luc (2,24) déjà présentes depuis longtemps sur la plupart des peintures, sont en effet désormais seules à y figurer. Puisqu’elles constituent l’offrande des pauvres, est-ce par souci de cohérence que le don d’argent, lié à la légende des Mages, prégnante à Cologne au XVe siècle, se fait ensuite si rare à l’image ?

  • 17 À partir d’un original perdu de Pierre Bruegel l’ancien, Erz, Bruegel 1600, p. 81 et 83.

13Faut-il aller jusqu’à considérer que le paiement de la nourrice relève aussi de la seule compétence paternelle ? Un tableau de l’atelier de Maarten Van Cleve, connu traditionnellement sous le nom de Visite à la ferme, correspond à l’évidence à la venue chez une nourrice d’un couple aisé qui vient observer la situation de sa progéniture. Alors que la mère câline l’enfant qui quitte juste le sein (encore visible) de sa nourrice, le père s’occupe des questions d’argent. Sur certaines versions, il s’apprête à donner directement de l’argent à l’époux de la nourrice. Sur d’autres, il confie les pièces de monnaie à son fils, visiblement chargé de les remettre à son tour. Entre émotion et gestion, les rôles sexués sont clairement répartis. Il en va tout autrement quand il s’agit de cadeaux de naissance en dehors de la famille, comme c’est très vraisemblablement le cas sur les Visites à la ferme dues cette fois à l’atelier Bruegel17. C’est ici la femme qui donne de l’argent alors que son mari offre un pain de sucre. Dans cette relation de simple don, le rapport à la monnaie joue de façon différente.

L’argent au jour le jour

  • 18 Ces deux tableaux ont été longtemps attribués par erreur à Jan Van Scorel. L’identification tradit (...)

14Dans la vie quotidienne, la question de la représentation des usages de l’argent au sein des couples, se pose également. Portons d’abord l’attention sur un milieu assez restreint, celui des élites urbaines aux activités marchandes et financières, dont les « affaires » se faufilent parfois dans les tableaux. Deux modèles idéologiques s’y expriment à travers une iconographie avant tout néerlandaise, constituée de portraits et de scènes de genre. Le premier apparaît nettement sur le double Portrait dit de Pieter Bicker et Anne Codde dû à Maarten Van Heemskerck (Amsterdam, Rijksmuseum, 1529)18. Probables portraits de mariage, ils marquent une opposition nette entre les deux conjoints. L’argent se trouve du côté de l’époux, qui se consacre à ses affaires : il compte de l’argent, tout en tenant un registre ouvert. Il est valorisé à travers son activité professionnelle : même représenté dans son cabinet, il reste ainsi en prise avec le monde extérieur et s’inscrit dans la sphère de la vie active. Sa compagne en revanche est peinte en train de filer. Il s’agit d’une fonction féminine par excellence, comme le souligne une longue série de personnages mythologiques (Pénélope, Ariane, Arachné, les Parques…). Ce type de mise en image la rapproche également de l’iconographie mariale.

  • 19 Un seul exemple connu d’une telle iconographie, dans un tout autre contexte : sur un tableau de So (...)
  • 20 Par exemple les portraits doubles de Joos Van Cleve où l’homme manipule de l’argent : ceux d’Antho (...)
  • 21 Yamey, Art and Accounting, p. 145.
  • 22 Il s’enracine dans l’éducation des enfants. Sur une gravure allemande de 1476, le jeune garçon est (...)

15Pour la femme, c’est donc l’activité domestique qui est valorisée, et la possibilité qu’elle donne de se livrer en même temps à la méditation : sans être nullement une vie oisive, cette existence se situe du côté du contemplatif, de l’intérieur, et à l’opposé de tout ce qui concerne l’argent. Il ne s’agit pas en effet de se livrer à une activité de production textile destinée à fournir un complément de revenu au foyer19. Pour sa part, c’est en une seule toile (La dentellière, Ottawa, National Gallery of Canada, 1655) que Nicolas Maes met en évidence l’écart entre les rôles masculin et féminin qui habite les deux œuvres de Heemskerck ou d’autres du même type20. Chez Maes une jeune femme travaille à son ouvrage avec application. Devant elle, les registres de compte sont repoussés sur un coin de la table. Quant à la grosse bourse accrochée au mur, elle porte des marques de marchand bien visibles : il ne s’agit donc pas d’évoquer l’argent du ménage, mais celui d’activités professionnelles qui, comme les livres de compte, ne sont donc pas du ressort de la jeune femme21. Le contraste ne saurait être plus net22.

  • 23 Suivant Moxey, Criticism, p. 31, note 3, les mentions lisibles sur le registre de la femme pour la (...)
  • 24 Yamey, Art and Accounting, p. 50 et 101. À titre d’exemple, voir le rôle actif des épouses des gran (...)
  • 25 Utzinger, Danses, p. 155 (Denis Catin, 1519).

16Se limiter à ce modèle ne rend cependant pas compte de la totalité de la production picturale. Pour découvrir le deuxième modèle, celui d’une collaboration active en matière de gestion d’argent, il faut se tourner vers certaines scènes de genre comme les deux versions du Changeur et sa femme de l’atelier de Marinus Van Reymerswaele (connues chacune en de nombreux exemplaires), qui datent des années 1520-1550. Alors que le mari vérifie au trébuchet la valeur de certaines espèces, sa femme tient ouvert un registre. C’est très probablement un livre de compte, à moins qu’il ne s’agisse, sur certaines versions, d’un manuscrit définissant nature et valeur des monnaies. L’importance des sommes manipulées montre bien qu’il n’est pas question ici de la gestion quotidienne des affaires domestiques. Les mentions insérées par le peintre sur le registre ou bien sur des papiers ou parchemins visibles à l’image, confirment qu’il s’agit d’affaires, qui concernent en particulier les finances municipales (paiement de taxes, comptes de rentes…), opérations auxquelles l’épouse est donc associée23. De nombreux témoignages confirment la participation effective des conjointes dans les milieux marchands et financiers24. Les Danses macabres des femmes font d’ailleurs place au XVIe siècle non seulement à la marchande, mais à la financière25.

  • 26 Par exemple Puyvelde, Peintres maniéristes, 1960, p. 80.

17Ce dernier type de document souligne, s’il en était besoin, que les représentations ne relèvent pas d’une simple démarche sociologique, d’autant qu’on vient de distinguer, pour les mêmes élites urbaines, deux modes bien différents de mise en image du rapport féminin aux « affaires ». La dimension éthique et normative est toujours présente, et généralement dominante, même quand elle recourt à la mise en scène de comportements effectivement connus par d’autres sources. De nombreux commentateurs des couples de Reymerswaele mettent d’ailleurs avant tout l’accent sur la passion partagée du gain que refléterait l’image, non sur son éventuelle adéquation avec des pratiques sociales26. Cette dénonciation est rendue aisée par le genre pictural de ces tableaux. À la même époque, un autre portrait double, dû à Dirck Jacobs (Amsterdam, Historisch Museum, 1541), montre cependant que les questions éthiques traversent la barrière des genres. Un couple marié (peut-être le bourgmestre Egbert Gerbrantsz et sa femme) y est ainsi confronté à un ensemble d’interrogations morales et religieuses exprimées par des inscriptions sur le tableau, et qui mettent en jeu, entre autres, la présence d’argent. Celui-ci est peint significativement de part et d’autre de la main droite de l’homme, mais il serait bien arbitraire d’exclure pour autant l’épouse des enjeux qu’il mobilise.

18Il convient alors de convoquer le Changeur et sa femme de Metsys (Paris, Louvre, 1514 [planche no 10, p. vii]), d’autant qu’il constitue comme une matrice du « genre » des scènes d’argent. L’attitude de la femme, qui lève les yeux de son livre de prière pour regarder son mari peser des monnaies, est au centre des analyses. La plupart s’accordent à considérer que le tableau pose la question de la tentation de l’argent, en particulier pour l’épouse, à supposer que son attitude ne puisse être interprétée comme une simple approbation du comportement honnête de son mari… Quoi qu’il en soit, la mise en scène se présente sans condamnation définitive et sans interdire d’issue positive, puisque rien n’est joué et que diverses valeurs (les convictions religieuses, la tempérance, la possibilité d’agir justement) sont disponibles pour triompher du mal éventuel. Il est clair que les couples de Reymerswaele se situent, sur ce plan comme sur d’autres, dans la postérité du tableau de Metsys. Mais leur interprétation est délicate. On a déjà noté que certains commentateurs y voient une dénonciation de la passion du gain. Cependant la disparition d’une référence religieuse explicite et le fait que l’épouse soit clairement là pour aider son mari ne permettent-ils pas de voir la scène sous un jour moins négatif, comme une simple illustration des activités partagées du couple ?

  • 27 Le jeune garçon qui apparaît au fond et à droite de la version la moins répandue de l’atelier Reym (...)

19Chez Metsys non plus, la question morale n’est pas clairement tranchée de façon négative. Mais une vision critique ne peut cependant être écartée. On a remarqué ainsi que les femmes de ces différents couples n’ont pas d’enfant, ni aucun des signes de la maternité27. N’est-ce pas la présence de l’or stérile qui, métaphoriquement, les stérilise ? N’oublions pas non plus que ces œuvres font écho à une iconographie fortement négative, celle de l’avarice. Certes, chez Reymerswaele, les précisions fournies par les documents, et chez lui comme chez Metsys, la présence d’une tierce personne, montrent bien qu’il s’agit d’affaires, et non d’une manipulation interne pour la simple jouissance du contact avec des espèces trop aimées. On ne se situe pas ici du côté de cette forme pervertie de contemplation méditative. Il n’empêche que la tentation demeure présente.

  • 28 Sur un croquis préparatoire à sa gravure de la Hausfrau qui constitue le personnage essentiel de M (...)
  • 29 Montaigne cité par Marcou, Or, p. 89.
  • 30 Voir le cas d’Élisabeth, telle qu’elle est parfois représentée lors de la Visitation : sur une pei (...)
  • 31 Voir les conclusions d’Y. Bleyerveld dans un compte-rendu de plusieurs ouvrages sur la représentat (...)

20Pour les opérations domestiques, la femme dispose souvent d’une autonomie de gestion non négligeable. La bourse constitue, avec le trousseau de clefs, un des attributs de la matrone28. Elle figure à la ceinture de plusieurs des femmes peintes par les Bruegel sur leurs tableaux de réjouissances paysannes. Il n’est pas impossible ici que ce petit objet participe à une critique, peut-être amusée, des femmes concernées : la bourse en effet ballote à leur côté alors qu’elles sont emportées par la fête et la danse. Ce tourbillon n’est-il pas l’indice d’un désordre plus large ? Une maîtresse de maison idéale peut difficilement tolérer un tel laisser-aller. Héritière de la « femme forte » du Livre des Proverbes (31,10-31), elle possède la « vertu oeconomique29 ». Certaines saintes en sont sans doute des incarnations30. L’insistance en image sur ce thème croît nettement au XVIIe siècle et se multiplient alors les représentations idéales insérées dans un environnement beaucoup plus quotidien, non sans lien, sans doute, avec les évolutions du marché des tableaux, en particulier en Hollande. Une part appréciable des acheteurs, issue des classes moyennes aisées, y cherche et y trouve l’expression de ses propres normes en la matière31. Et une place plus grande – quoique toujours limitée – peut être ici accordée à la dimension monétaire de l’exercice des vertus domestiques, au sein de milieux aisés.

21L’activité féminine, en ce domaine, se concentre sur des opérations de dépense. Les recettes du ménage en effet, quand elles sont évoquées en image, ce qui n’est guère fréquent, relèvent des hommes. L’argent est valorisé dans son mouvement, et pour la femme c’est un mouvement de sortie, celui des achats nécessaires à la vie de tous les jours, ce qu’on retrouvera ultérieurement pour la charité. On sait en revanche quelle suspicion d’avarice entoure les manipulations privées à domicile. L’iconographie de l’argent du ménage est ainsi largement placée sous les auspices de l’achat, à la porte ou au marché, en milieu essentiellement urbain.

  • 32 Sur l’exaltation de la dimension publique pour l’homme, et sa dévalorisation pour la femme (qu’on (...)
  • 33 Honig, Desire, p. 305.
  • 34 Voir les propos de Jacob Cats analysés par Franits, Parangon, p. 92, et par Honig, Desire, p. 309.
  • 35 Reproduit dans Bernt, Niederlandische Malerei, t. I, p. 141.

22Les opérations au contact entre domicile et rue ne posent guère de problème, car l’épouse reste sur son territoire. En revanche, si le marché et ses multiples espaces peuvent jouer, dans les faits, un rôle dans l’émancipation économique des femmes, l’entrée de la femme vertueuse dans l’espace public n’en comporte pas moins une série de difficultés32. Et ce, même si l’image offre une vision beaucoup plus positive du marché que les textes, écart sur lequel il faudra d’ailleurs revenir33. Sur le plan monétaire, la légitimité de la dépense implique que la ménagère soit attentive au prix et à la qualité des produits, comme à la monnaie qu’on lui rend. Parmi ses tâches figure aussi l’éducation à l’échange de ses filles34. Pour autant, en matière d’argent, aucune œuvre repérée ne met en avant cette dimension. Certes, l’enfant est parfois présent alors que le paiement est en cours, que ce soit à la porte (Jacob Van Ochtervelt, L’achat de raisin, Saint-Pétersbourg, Ermitage, 1669) ou sur le marché (Quirin Van Brekelenkam, La marchande de poisson, marché de l’art35, 1663). Mais il n’est nullement impliqué dans le règlement. Il est vrai qu’il s’agit de fillettes de cinq ou six ans et non d’adolescentes plus aptes à retenir une leçon en ce domaine. Mais parfois les matrones ne se déplacent pas elles-mêmes. On peut alors se demander si la jeune acheteuse de la Marchande de volaille de Gérard Dou (Londres, National Gallery, vers 1670) ne fait pas justement preuve d’une maladroite ingénuité. Elle a déjà donné de l’argent à la vendeuse alors qu’elle en est encore à indiquer de la main le lapin qu’elle paraît vouloir acheter.

  • 36 Smith, Irony, p. 411-414.

23Sur plusieurs tableaux de Gabriel Metsu des années 1660-1662, autant qu’on puisse se fier à une interprétation sociale des costumes, c’est une servante qui vient faire les achats. Ici encore, cela peut poser problème. Ce n’est cependant pas l’action des domestiques sur les marchés, et implicitement les choix des matrones qui les y envoient, qui fait difficulté. Celle-ci apparaît quand, à domicile, la maîtresse de maison remet à sa servante les fonds nécessaires aux emplettes. Ce thème, désigné comme L’argent du marché, est traité, toujours dans les années 1660, par au moins trois peintres néerlandais : Pieter De Hooch, Quirin Van Brekelenkam et Michael Van Musscher. Ce n’est pas l’attitude réservée de la servante, le seau au bras, qui fait question, mais celle de la maîtresse de maison. Il s’agit d’une femme jeune et vêtue à la dernière mode chez De Hooch et Brekelenkam. Chez le premier, elle confie également son enfant à la servante, à tel point qu’on peut se demander si elle ne cherche pas à se débarrasser de l’ensemble de ses tâches domestiques. Au-dessus de la cheminée est exposé un tableau de Vénus et Cupidon : est-ce une indication sur ce qui pourrait attirer la jeune femme36 ? Son attitude chez Brekelenkam semble manifester un certain abandon ; on remarque au mur, derrière elle, une mandoline. L’ambiance exprime peut-être aussi une tendance à négliger les tâches ménagères. Chez Musscher en revanche, la femme est plus âgée ; elle est vêtue d’une façon plus discrète et à ses pieds figure un panier rempli de linge, dont elle va s’occuper pendant que sa domestique assure les courses. Ici, le laisser-aller n’est pas à l’ordre du jour.

  • 37 Schama, Embarras, p. 537.
  • 38 Westermann, Siècle d’or, p. 11.
  • 39 C’est par erreur que Schama, Embarras, p. 514 et 525, croit voir dans La lingerie du même De Hooch (...)
  • 40 Mariët Westerman, The Amusements of Jan Steen : Comic Painting in the Seventeenth Century, Zwolle, (...)

24Le modèle que les Hollandaises du XVIIe siècle sont censées avoir réalisé fait d’elles des femmes averties des questions d’argent, mais ni avares, ni prodigues37. Mais cet équilibre est toujours fragile et la situation peut basculer à la moindre défaillance. À l’heure des réjouissances, le comportement des enfants par rapport à l’argent du ménage constitue un bon indicateur de la santé morale de la famille. Jan Steen s’est fait, dans les années 1660 encore, une spécialité de peindre les troubles familiaux engendrés par des excès festifs. Sur trois toiles au moins, ils ont des implications monétaires. Le préalable en est le sommeil de la maîtresse de maison, clairement dénoncé. Sur deux des tableaux, un jeune garçon en profite pour prendre de l’argent dans la bourse qui est à sa ceinture ; sur l’un des deux, en outre, un second enfant, le sourire aux lèvres, brandit une pièce de monnaie. Sur le troisième, c’est une fillette qui dérobe de l’argent dans une armoire : il s’agit ici de sommes importantes, puisqu’elle a déjà une bourse en main et qu’il s’en devine encore une autre sur une étagère. Ces intérieurs domestiques devenus fous – on y observe maints autres éléments de désordre – sont tellement typiques de l’auteur qu’ils sont surnommés, de façon générique, des « maisons de Jan Steen38 ». Elles s’opposent – ou plutôt servent de contrepoint – aux intérieurs de Pieter De Hooch, embellis et apaisés, où l’argent est d’ailleurs fort rare39. Chez Steen, la mainmise sur l’argent n’est que la conséquence d’une perturbation générale. Comment y répondre ? À côté de la prise de conscience des spectateurs – c’est sans doute pour la susciter que les tableaux sont produits40 –, d’autres institutions ou d’autres modes de fonctionnement peuvent assurer un rôle de garde-fou et d’encadrement.

La communauté et ses échanges

25En changeant d’échelle, apparaissent en effet des modes de régulation qui ne font pas disparaître les menaces sur les familles, mais fournissent des outils précieux pour les contenir, voire les résorber. Pour l’heure, il s’agit de poursuivre dans le domaine des échanges économiques interpersonnels avant d’en venir aux enjeux collectifs.

Produits alimentaires, échanges de proximité

  • 41 Voir chap. vi, p. 136-138.
  • 42 Schama, Embarras, p. 746-747.

26Faute de transactions monétaires, dans la seconde moitié du XVIe siècle, les scènes de marché fondatrices de Pieter Aertsen ou Joachim Beuckelaer aux Pays-Bas comme celles de peintres italiens (Campi, Passarotti…), regardent plutôt du côté des natures mortes ou d’une exaltation générique de l’abondance. Mais l’iconographie des règlements monétaires est bien en place au siècle suivant, comme on l’a déjà vu à propos de la gestuelle liée à l’argent41. Ce sont ici les cadres d’ensemble de cette activité et leur fonctionnement, qui vont nous retenir. La circulation monétaire liée aux échanges de proximité se déroule dans trois espaces commerciaux distincts. Lors des ventes à la porte, l’absence de pénétration des agents économiques manifeste une claire reconnaissance des hiérarchies sociales, avec une barrière symbolique et effective à la fois. Sur cette « frontière » aux significations multiples, l’argent passe de main en main42. Sur le plan économique – car des mendiants ou des musiciens viennent aussi solliciter à la porte – la rencontre met en scène deux femmes. L’irruption de l’homme face à une femme seule pourrait sans doute mettre en danger le bon fonctionnement de cette relation d’échange commercial.

  • 43 Honig, Desire, p. 295 et 303-304.

27Le second espace est bien évidemment celui des marchés et des foires. La domination iconographique des marchés de proximité, en raison même de la nature des échanges, paraît certaine. Quand le cadre fournit des indications utilisables, il concerne parfois des villes importantes. Une Marchande de volaille de Loarte (1626) officie sur fond de plaza major de taille impressionnante, et à la superbe architecture : il pourrait s’agir de celle de Madrid, achevée en 1617. À l’arrière plan du Marché aux légumes de Gabriel Metsu (1661-1662) se profilent les hautes demeures du Prinsengracht d’Amsterdam. Si la place des femmes est valorisée en ces lieux43, les hommes n’en sont pas absents pour autant. Nombreux parmi les vendeurs, issus du monde rural ou du maraîchage des abords de la ville, ils apparaissent également comme acheteurs, mais sur des œuvres d’artistes non hollandais, de l’Italie (Jacopo Bassano, Annibal Carrache) aux Flandres (Frans Snyders et Anton Van Dyck). C’est donc bien aux Provinces-Unies que le modèle de la femme comme maîtresse des achats domestiques s’est le plus nettement imposé.

  • 44 Une fresque du château d’Issogne (Val d’Aoste) qui date de la fin du XVe siècle, fournit un exempl (...)

28C’est là également qu’émerge un troisième espace, l’épicerie, ainsi chez Gérard Dou (L’épicière de village, Paris, Louvre, 1647). L’impact sur la nature des échanges monétaires tient à ce que les courses peuvent y être faites par des enfants, ce qui ne paraissait guère envisageable au marché. Ceci traduit un autre rapport à l’argent, en lien sans doute avec un autre mode de formation et de détermination des prix, qui écarte le marchandage pour lequel l’enfant est mal armé. Tout laisse à penser qu’on lui confie une somme pour un achat précis. Ces établissements nouveaux ne sont que très partiellement les héritiers des apothicaires plus anciens44. Ils offrent de nouveaux produits rendus accessibles par une élévation du niveau de vie et une monétarisation accrue. La richesse – proverbiale – de la Hollande et de ses habitants se manifeste jusque dans ce genre de détail.

29L’iconographie des ventes à la porte, des marchés et des boutiques fait en revanche l’impasse sur les transactions portant sur les céréales et leurs dérivés. Le Soldat achetant du pain de Mattia Preti (Rende, Musée communal, années 1630) constitue ici une exception. Mais il est vrai que la toile se présente sous une forme originale : un hallebardier, seul à l’image, pose quelques pièces sur une table, à côté de deux miches de pain. Il ne semble pas qu’on ait affaire ici à une toile plus grande qui aurait été démembrée. Par delà sa qualité esthétique et plastique (solidité de la construction du personnage, jeu de la lumière sur son uniforme de parade), le tableau de Preti paraît surtout chercher à montrer un soldat digne et honnête : il achète un produit de première nécessité et paye ce qu’il achète. Il se peut d’ailleurs fort bien que la scène se passe chez un particulier que le soldat dédommage, et ne corresponde pas aux formes de l’échange évoquées jusqu’ici.

30L’absence des céréales a sans doute une dimension esthétique : la peinture des natures mortes de volaille, de gibier ou de poisson, de fruits ou de légumes compte beaucoup pour nombre de tableaux mettant en scène des achats. La place prise par le poisson dans les œuvres néerlandaises tient évidemment au fait qu’il joue un rôle important dans l’alimentation des populations du cru. Mais elle s’explique également par l’enjeu que peut représenter le rendu des produits de la mer en terme de performance picturale. Rien d’équivalent ne peut être obtenu avec les sacs de farine ou les pains, même les plus divers, quelle que soit, sur ce plan, la réalité des pratiques commerciales. En outre, on va bientôt montrer que le marché des céréales est traversé de fortes tensions, alors que les lieux d’échanges qui viennent d’être dépeints sont le théâtre d’opérations monétaires parfaitement sereines.

  • 45 Honig, Desire, p. 305.
  • 46 Ibid., p. 297.

31Ces commerces de proximité semblent en effet constituer un marché… qui marche tout seul. À l’image, les tensions sont absentes. Les tableaux de mon corpus ne donnent pas du tout l’impression d’une foule grouillante, qui se presse, voire s’invective dans une indescriptible cohue. Les étals sont richement approvisionnés et les chalands sont au rendez-vous. Il est même remarquable de constater que les vendeuses, souvent décriées dans les textes, sont présentées ici sous un jour tout à fait favorable45. Point de contrôle visible, non plus que de surveillance, de la part des autorités. Il existe bien, au XVIe siècle, un sous-genre de marchés à l’arrière-plan desquels se déroulent des scènes de justice (procès du Christ ou procédures civiques)46. Mais rien de tel ne se retrouve au XVIIe siècle, du moins pour les images où l’argent est présent.

32Les seules perturbations éventuelles viennent de menaces extérieures aux transactions proprement dites. Si celle que représente la mendicité est quasi absente, le vrai danger est constitué par les voleurs à la tire, que l’on voit sévir contre vendeurs ou clients dans toute une série d’œuvres des années 1610-1630 (Frans Snyders, Adriaen Van de Venne, Pensionnaire de Saraceni, Louise Moillon). Mais il est sans doute significatif que ces vols épargnent la Hollande de la grande époque du genre, c’est-à-dire les années 1640-1670, durant lesquelles des œuvres avec argent sont peintes par Dou, Victors, Metsu, Brekelenkam ou Sorgh. Si la vigilance est toujours nécessaire, la sécurité, à l’image, paraît y avoir atteint un degré particulièrement élevé.

  • 47 Ibid., p. 305.

33Ce commerce alimentaire de proximité se présente donc comme un « marché » de l’échange direct, transparent et honnête. Ce type d’économie, avec son ordre et sa rectitude, semble pouvoir être pris, au moins en Hollande, pour emblématique des valeurs des cités : il contribue à asseoir une définition positive de la vie urbaine47. Ce faisant, il souligne tout ce que peut avoir de précieux une « bonne » circulation monétaire, qui fait office d’opérateur de lien social positif et non de facteur dissolvant. Dans cet univers circulent, de façon simple, de simples pièces de monnaie. On choisit, on marchande, on paye et on emporte ; le crédit n’est pas évoqué. Est-il besoin de préciser combien ce tableau idéal peut être éloigné des réalités du temps ?

D’autres échanges

34La production picturale des XVIe et XVIIe siècles néglige presque totalement les échanges monétaires qui concernent d’autres produits. Le silence règne concernant les artisans. La peinture de leurs activités, sous l’angle des relations monétaires, ni plus largement d’ailleurs, ne suscite probablement guère d’achats ou de commandes aux artistes. Cela permet aussi aux peintres de laisser dans l’ombre, en particulier sur le plan financier, un monde avec lequel le risque de rapprochement constitue pour eux une menace statutaire.

  • 48 Plusieurs exemples flamands (Pieter Coeck, Frans Pourbus, David Teniers le jeune…).

35Reste à évoquer un univers original, celui de l’auberge et du cabaret, qui combine une prestation de service avec une vente de produits. Il a une place plus importante à l’image : ce lieu de sociabilité constitue en effet le cadre de scènes de genre variées. Pour autant, les relations économiques directes entre clients et hôtes sont rarement traitées. Les tableaux repérés appartiennent en priorité à deux sous-genres : le paiement de l’écot par des soldats sur le départ et la parabole du bon Samaritain. Le crédit trouve ici sa place : on en observe les signes, à savoir ces « ardoises » aux marques parfois énigmatiques, mais significatives. Dans les tavernes où le Fils prodigue dissipe son héritage, elles figurent fréquemment, même lorsque la monnaie n’est pas directement représentée48. C’est un élément original de plus pour ce lieu qui compte comme usagers, des soldats, des enfants dévoyés et autres entraîneuses et constitue, à l’évidence, un foyer au moins potentiel de tensions. On s’éloigne ici des marchés paisibles où la circulation de l’argent est moralement irréprochable…

36Au-delà des échanges de proximité, s’affirme une nette différence de traitement selon les supports. En peinture en effet, il n’y a, à ma connaissance, pas d’iconographie du grand commerce en lien avec des opérations monétaires. Dans la peinture hollandaise du XVIIe siècle, le thème des échanges lointains n’est pas sans écho. Au sein de l’énorme production de marines, il y a place pour les grands navires de commerce qui sillonnent toutes les mers du globe. Mais cette iconographie valorise le voyage et les moyens de transport, non les échanges eux-mêmes. Sur les natures mortes, on remarque fréquemment des objets, artisanaux ou naturels, de provenance lointaine, associés ainsi à l’intense activité commerciale dont les Provinces-Unies sont un foyer de premier ordre. Mais ces objets sont donnés comme tels, et valorisés en raison de leur exotisme : ici encore les conditions marchandes de leur arrivée sont totalement escamotées. Même le tableau de Job Berckheide représentant la Bourse d’Amsterdam, ce temple des échanges internationaux, évite toute allusion monétaire.

  • 49 Reproduite dans Chong et Kloek, Still-life, p. 18-19.
  • 50 McGrath, Netherlandish, planche 31a et p. 212-213.
  • 51 McGrath, Arch of the Mint, planche 50 et p. 216-217. Voir aussi Alpers, Art, p. 197-198.

37Sur d’autres supports iconiques en revanche, le lien argent-grand commerce parvient plus franchement à se frayer un chemin. Au premier plan du Panorama d’Amsterdam, une gravure de 1611 de Claes Visscher49, se trouve la « Dame Amsterdam » vers laquelle convergent des groupes venant de tous les horizons du globe, et en particulier des indigènes apportant des Indes occidentales de l’or et de l’argent, mais aussi du sucre, du tabac ou… des perroquets. Sur le même mode, et comme en écho, Wtewael est l’auteur d’une gravure qui montre l’hommage des deux Indes à Dame Belgique50. Au-delà des rivalités, de part et d’autre de l’Escaut, pour le commerce du bout du monde, on notera que les relations sont ici dépeintes sous la forme de l’offrande, de l’hommage. Les artistes ne mettent nullement en scène les rapports de production ou les relations d’échange entre les partenaires, même si la forêt de mâts du second plan de la gravure de Visscher (et la maquette de bateau que tient dans sa main droite Dame Amsterdam) renvoient au commerce maritime. Une mise en scène semblable figure au tympan de l’hôtel de ville d’Amsterdam : ici, même les mineurs du Potosi viennent déposer le fruit de leur labeur aux pieds de Dame Amsterdam51.

  • 52 Reproduite dans Yamey, Art and Accounting, p. 116-121.
  • 53 Reproduit dans Bérard et Lemarchand, Miroir, p. 24.

38Il est cependant des gravures plus explicites, comme l’immense Allégorie du commerce de 1585 due à Jost Amman52. Elle donne certes une dimension cosmique à l’activité marchande, mais n’oublie pas, à côté des allégories d’usage, de faire une place à la description plus terre à terre des opérations, depuis le transport jusqu’à la comptabilité en passant par la manipulation des fonds. Un bois gravé encore plus ancien (publié en 1520 dans l’ouvrage de F. Patrizzi, De l’institution et de l’administration de la chose publique) montre le paiement de tonneaux de marchandise. Il offre l’intérêt de distinguer, semble-t-il, dans les mains des acteurs, la bourse qui achète les produits et la pièce supplémentaire correspondant au vin du marché53.

  • 54 Honig, Desire, p. 301 et 303-304.

39Le silence des artistes néerlandais sur un thème si important pour l’économie et la société du temps et si propre, en apparence, à exalter les réussites de l’oligarchie des Provinces-Unies, interroge. Le caractère très incomplet des dépouillements concernant dessins et gravures incite à la prudence pour ce qui touche à ces supports. Il n’en va pas de même, en revanche, pour la peinture : son silence est, si l’on peut dire, solidement documenté. Une réflexion d’Elizabeth Honig offre une piste très intéressante. Selon elle, en Hollande, c’est le marché quotidien, avec ses riches étalages et son ordre économique, qui sert de métaphore aux opérations du grand commerce alors florissant54. La peinture hollandaise présente donc la Hollande comme une économie à marché plutôt que comme une économie de marché et, ce faisant, elle privilégie l’espace moral du marché physique. Ces échanges quotidiens sont aussi dépeints comme un conservatoire des bonnes pratiques en matière d’argent et comme l’expression de liens sociaux sains et forts à la fois. Si on remonte plus haut, ce « marché » idéalisé renvoie donc à une sphère domestique et féminine dont la vertu est exaltée par ailleurs.

  • 55 « Pour les cultures de cour, vouées à la prodigalité organisée, l’inévitable opulence hollandaise (...)

40Ce grand travail d’occultation et de moralisation se rattache, à l’évidence, au regard porté sur la réussite hollandaise et aux débats concernant « l’embarras de richesse » étudié par Simon Schama. Il permet, pour ce qui touche à mon objet, de neutraliser la dimension financière. On sait combien la mise en image de sommes d’argent importantes devient vite problématique. Tout stock considérable fait vite soupçonner son détenteur d’avarice, de cupidité, sinon d’extorsions. Laisser croire, par l’image, et spécialement en peinture, que le commerce international n’est qu’une sorte de simple expansion, à l’identique, des transactions les plus ordinaires, permet de contourner ce risque idéologique. Et la nécessité s’en fait particulièrement sentir dans des Provinces-Unies dénoncées de toutes parts pour leur incroyable avidité et en même temps enviées pour leur insolente richesse, spécialement dans les années 1640-1670, celles du triomphe des peintures du marché ordinaire55. Tout doit être fait pour présenter la prospérité collective sans montrer une accumulation de trésors ou exprimer une volonté de puissance. C’est donc, fort logiquement, dans le pays où l’enjeu pratique et idéologique paraît le plus fort que se développe le modèle idéal du marché local. On est bien ici au cœur d’une lutte d’imposition iconique.

L’enjeu de la prospérité collective

41Les marchés mettent en scène des relations interpersonnelles où l’argent, à un niveau modeste, joue déjà un rôle dans la prospérité collective. Il convient maintenant d’élargir le regard à l’ensemble des manifestations iconiques de cette prospérité, à l’échelle des communautés, suivant deux axes. Le premier concerne le marché céréalier dont le fonctionnement correct fait office de garantie minimale pour la bonne santé de la collectivité. Viendra ensuite la thématique de l’abondance. Elle a déjà été brièvement évoquée à travers l’allusion aux natures mortes de produits alimentaires. Il convient désormais de rendre compte des enjeux de l’abondance monétaire.

Le marché des céréales

  • 56 Reproduit dans Jeannin, Marchands, p. 70.
  • 57 Voir Wilson-Chevalier, Brant, p. 242 et 245.
  • 58 Sur la situation dramatique à cette date, Marcel Lachiver, Les années de misère. La famine au temp (...)

42Pour les sociétés de l’époque moderne, inutile d’insister sur l’importance vitale que représente ce secteur, fréquemment traversé de graves tensions. Elles tiennent aux dysfonctionnements des circuits de production et de distribution et aux comportements des acteurs. Sur ces tensions, la production picturale est muette : seule la gravure se fait l’écho de phénomènes spéculatifs : une œuvre allemande de 1584 met en parallèle le bon marchand de blé, qui vend au peuple à des prix honnêtes, et l’accapareur, inspiré par le diable, qui attend la flambée des cours56. L’opération a parfois une fin morale, ainsi lorsque le spéculateur qui a trop retardé sa vente, se pend au milieu de ses sacs de grain dont les prix ont chuté57. Mais bien souvent ses semblables font de gras profits. Pour leur faire rendre gorge, il n’est guère d’espoir que dans la justice, comme celle du roi de France sur le Vomitif des Marchands de Bled (figure 16, p. 150). Rien n’assure pourtant que cette intervention garantisse réellement une « France abondante », à l’image de celle qui trône aux côtés de la justice : la gravure date en effet de 169358.

  • 59 Tableaux de Bartolomeus Breenbergh [planche no 28, p. xx], Pieter Lastman, Jan Pynas, Claes Moeyae (...)

43C’est par un aspect bien spécifique des rapports entre autorités et marché céréalier que la production picturale aborde le sujet. De nombreux peintres hollandais du XVIIe siècle illustrent en effet l’épisode où le patriarche Joseph assure un approvisionnement en blé59. Deux passages de la Genèse (41,53-57 et 47,13-26) en constituent le fondement scripturaire. Pour les détails, les artistes se sont inspirés, dans des proportions variables, de l’un comme de l’autre. Mais l’argument central reste le même : grâce à sa prévoyance, Joseph, devenu proche conseiller du Pharaon, parvient à alimenter en temps de famine le peuple d’Égypte et même à fournir des céréales à des étrangers.

  • 60 Sur quelques tableaux cependant, c’est l’exercice de la charité privée qui permet à certains de di (...)

44Une fois encore, la peinture des circuits de l’échange se fait apaisante : le pouvoir a su intervenir et remplir son rôle de régulateur des marchés. Il ne s’agit pas de charité publique, car le blé est vendu aux consommateurs et réglé soit en argent, soit en objets précieux, soit en bétail60. Il n’est pas jusqu’à la réduction en servitude comme contrepartie de la fourniture de blé, évoquée par Genèse 47,21, qui ne soit présente au moins chez Jan Van Noordt. Pour autant, le comportement des autorités tel qu’il est mis en scène n’est nullement critiqué. D’ailleurs les victimes de la famine, suivant en cela des conventions de représentation massivement respectées, n’ont rien de squelettes prêts à tout pour une poignée de blé. Les hiérarchies sont d’ailleurs en place : on voit des maîtres confier à leurs serviteurs l’argent des transactions. Si certains acheteurs implorent Joseph et ses agents, la fin heureuse de l’épisode paraît assurée pour chacun. L’irréalisme révélé également par la bonne santé des hommes comme du bétail, souligne que l’image met en scène non pas tant la famine que la sécurité alimentaire offerte à tous, moyennant contrepartie.

  • 61 On en trouve des versions pour d’autres périodes sur d’autres supports en particulier au XVe siècl (...)
  • 62 À l’entrée de la salle des délibérations figure en outre un cartouche avec le songe de Pharaon sur (...)

45Cette iconographie est propre à la peinture hollandaise du XVIIe siècle61. Est-ce parce qu’il s’agit du seul espace en Europe duquel la famine et même la disette grave a alors disparu ? D’une certaine façon, ce serait cette réussite qui rendrait possible une autosatisfaction très officielle : le tableau de Nicolas Van Helt Stockade est d’ailleurs exposé dans l’hôtel de ville d’Amsterdam62. La sécurité alimentaire de la Hollande du Siècle d’or est pourtant fondée bien plus sur les performances de son commerce international privé que sur l’action annonaire des autorités. Sur ce point encore, une comparaison un peu abusive permet de masquer la réalité. En revanche, l’argent a (re) trouvé sa place dans l’opération. Au-delà du respect des textes, on peut juger que, comme les autres moyens de payer l’achat, il évite de situer la fourniture des céréales dans une logique d’assistance. D’autre part, l’action bénéfique de Joseph assurant un fonctionnement apaisé des transactions, l’argent peut désormais jouer un rôle qui se situe dans la continuité de celui des marchés ordinaires. En outre, la figure du patriarche, représentant du Prince, transcende la dualité inhérente au personnage du grand marchand-blatier, qui assure un service utile à la communauté, mais cherche au passage son profit personnel.

Les figures de l’abondance collective

  • 63 Voir par exemple Mirimonde, Allégories, p. 350-352.
  • 64 McGrath, Arch of the Mint, planche 49 b et c et p. 212. Il s’agit d’un élément de décor pour l’ent (...)

46Les nombreux sacs de blé mis à la disposition des affamés, la masse d’argent et d’objets précieux récoltés lors des ventes organisées par Joseph, tous ces signes iconiques annoncent paradoxalement la richesse plus que la misère traditionnellement associée à la famine. Mais l’abondance, en tant que valeur collective, a son iconographie propre, qui fait appel à diverses figures symboliques ou allégoriques. Par leur biais réapparaît le rôle de l’argent dans le grand commerce, mais d’une façon profondément déréalisée. Une statue de Mercure, dieu des échanges, figure ainsi, bourse en main, sur un tableau attribué à Sébastien Vrancke qui représente le port d’Anvers au XVIe siècle. La richesse propre aux « enfants de Mercure » prend sa source avant tout dans le commerce63. Quand les édiles d’Anvers demandent à Rubens et Theodor Van Thulden d’évoquer la crise commerciale que traverse la cité, concurrencée par sa rivale amstellodamoise et asphyxiée par le blocus néerlandais de l’Escaut, ils retiennent le motif du Départ de Mercure, que les supplications de la Dame d’Anvers et les efforts de plusieurs putti tentent vainement de retenir64.

  • 65 Il faudrait d’ailleurs étudier dans quelles conditions cette mutation est apparue.

47Le retour de Mercure entraînerait le triomphe d’Opulence, qui figure sur le décor avec sa corne d’abondance. Ce dernier motif est central pour notre thème. Une des cornes de la chèvre Amalthée qui nourrissait Jupiter, fut brisée accidentellement. Le dieu en fit présent à la nymphe qui le faisait boire le lait de l’animal, en lui promettant qu’elle se remplirait miraculeusement de fleurs et de fruits. C’est ce que contiennent effectivement bien des cornes d’abondance. Cependant, dans de nombreux cas, elles ont été remplacées par des pièces de monnaie, souvent accompagnées de bijoux, médailles et autres chaînes d’or65. Même s’il est souvent impossible, au cas par cas, de déterminer ce qui motive le choix des artistes ou des clients, il n’empêche que la place prise ici par l’argent et les objets qui lui sont associés donne une tonalité nouvelle au vieux mythe de l’abondance et le fait entrer, d’une façon très désocialisée il est vrai, dans l’univers de la monétarisation.

  • 66 Ainsi à Versailles, au plafond du salon de Jupiter, Sabatier, Versailles, p. 134-135.

48Mais celle-ci ne signifie nullement que priorité est donnée en la matière à l’économique. Bien au contraire : l’abondance monétaire n’est généralement que la conséquence, et comme la récompense, du respect de valeurs positives plus importantes, au premier rang desquelles figurent la justice et la piété. C’est d’ailleurs à la justice distributive, et non au commerce, qu’il appartient de répandre et de répartir cette abondance66. Elle est donc du ressort du pouvoir terrestre, sous le regard vigilant du Ciel. Car ce sont ces deux puissances qui, maîtresses de la guerre, peuvent faire advenir la paix, temps de l’abondance.

  • 67 La présence de deux cornes d’abondance pour une seule figure n’est pas un cas unique : on en remar (...)

49Exceptionnels sont les tableaux qui rattachent l’abondance directement aux effets bénéfiques du commerce, comme l’Allégorie de la prospérité d’Amsterdam de Gérard de Lairesse (figure 17). Devant Dame Amsterdam, les contrées lointaines entassent leurs produits : porcelaines, ivoires, perles, soie, tabac… En arrière plan se devinent les mâts des navires. N’est-ce qu’une simple reprise de la gravure de Visscher de 1611 évoquée plus haut ? Deux détails importants infléchissent l’image dans le sens de l’échange commercial et non plus du don. Tout d’abord, la présence de Mercure, qui couronne la jeune femme de lauriers. Ensuite et surtout, aux pieds de Dame Amsterdam, celle d’une corne d’abondance remplie de pièces d’or qui s’écoulent vers le bas, en direction de ceux qui apportent leurs produits. N’est-ce pas l’image de la monnaie que la cité investit dans son commerce ? Dame Amsterdam ne se ruine pas dans l’opération : de façon significative, elle tient sous son bras gauche une seconde corne d’abondance, également pleine de pièces, mais tournée vers le haut : visiblement, celle-ci est signe de la richesse monétaire qu’assure à la cité son commerce international67.

Figure 17. – Lairesse, Gérard de, Allégorie de la prospérité d’Amsterdam, Amsterdam Historisch Museum, vers 1675, 130 x 144.

50Cette peinture est réalisée en pleine guerre de Hollande. Le conflit est loin d’avoir paralysé le commerce maritime batave, mais une telle mise en scène – Dame Amsterdam a posé sa main droite sur le globe, en signe d’évidente domination commerciale – s’inscrit fatalement, à cette date, dans une logique politique. Mais s’agit-il de plaider pour un retour rapide à la paix comme meilleur moyen d’assurer l’abondance monétaire, ou pour un effort guerrier ultime qui assurera plus solidement encore la position batave sur les mers ? Les deux lectures semblent ici possibles.

  • 68 Surnommée Moneta à Rome, pour avoir averti les Romains d’un tremblement de terre ; c’est dans son (...)
  • 69 Sabatier, Versailles, p. 83.
  • 70 Apostolidès, Roi-machine, p. 17-18.

51En peinture, parmi les acteurs privilégiés de l’avènement de l’abondance monétaire (avec ou sans corne) figurent beaucoup de femmes, à commencer par Junon, en raison même du lien étymologique qu’elle entretient avec la monnaie68. Chez Tintoret, elle répand ses dons sur Venise (Palais des doges, salle du Conseil des dix, 1553-1554). Dans la chambre d’Anne d’Autriche, au Louvre, Le Sueur peint Junon qui « commande au génie de la Libéralité de répandre sur la ville [de Carthage] un cornet d’abondance d’où tombe un sceptre, une couronne, de l’or et des fleurs69 ». La Vierge Marie, à la fois reine et mère, est aussi une dispensatrice. Mais les reines terrestres prennent souvent son relais : en France, les exemples sont nombreux au XVIIe siècle. Marie de Médicis assure l’abondance monétaire aussi bien à l’heure de son Couronnement que dans le cadre de la Félicité de la Régence, tous deux peints par Rubens et son atelier (Paris, Louvre, 1622-1625). Dans le même cycle, l’Échange des princesses lors des « mariages espagnols » de 1612, constitue un autre moyen, doublement et spécifiquement féminin d’après le tableau, d’assurer cette prospérité : d’ailleurs les monnaies ne sont déversées, depuis les cornes d’abondance, que sur les deux princesses et non sur leurs conjoints. En 1660, lors de l’entrée de Louis XIV et Marie-Thérèse à Paris, un immense tableau des Beaubrun orne la porte Saint-Antoine. La municipalité parisienne y est représentée à genoux devant le roi assis. La nouvelle reine, figurée en déesse (est-ce Junon ?), répand sur les Parisiens le contenu d’une corne d’abondance : son union avec Louis XIV, signe de paix et promesse de descendance royale, assurera au royaume richesse et prospérité70. Faute de reine ou de déesse, on a vu que les Hollandais faisait cependant place à un personnage féminin emblématique, celui de Dame Amsterdam.

  • 71 Sur la difficulté à exprimer, sans médiation, la richesse marchande, Apostolidès, Roi machine, p.  (...)
  • 72 Reproduit dans Marianne Grivel, Le commerce de l’estampe à Paris au XVIIe siècle, Genève, Droz, 19 (...)

52La peinture de la prospérité ignore elle aussi largement grand commerce et action du grand marchand71. Ce dernier d’ailleurs se garde bien, au XVIIe siècle, de lier son image sociale – à travers le portrait – aux aspects monétaires et financiers de son activité. L’abondance relève donc largement du politique, entre autres à travers ses capacités de domination : sur une gravure, une allégorie de l’Europe comme reine du monde s’appuie sur une corne d’abondance débordant de monnaies, de médailles, de colliers et de couronnes. Europe montre, de la main droite, à l’arrière-plan, un homme qui maîtrise un cheval72. La métaphore est explicite : le monde dompté est la source de l’abondance européenne ; la richesse est ici une conséquence tout à fait admissible de la puissance. Cette abondance légitime constitue un idéal communautaire parfaitement recevable alors que l’iconographie du profit individuel est fondamentalement négative : dans ce cadre en effet l’usure guette derrière l’accumulation et le trésor monétaire est la marque de l’avarice. De même, le Temps porteur de mort (et parfois de damnation) pour les hommes d’argent qui font le mal par cupidité ou se complaisent à des vanités, se fait, pour les communautés, instrument profitable. C’est lui qui tient la corne d’abondance sur l’Allégorie dite de la paix de Westphalie de Jordaens (Oslo, Nasjonalgalleriet, 1654).

53L’abondance collective relève en effet des flux et non du stockage : ici, la circulation est reine, et on sait en ce domaine les aptitudes de la monnaie. Mais la légitimité de la représentation, hors allégories, se concentre sur les marchés de proximité, et donne des échanges monétaires une image totalement biaisée sur le plan commercial. L’entrée des espèces dans ces échanges collectifs leur octroie une valeur positive et éloigne peut-être d’elles la macule de la stérilité. Soumise en permanence, au sein des cornes d’abondance, au même régime iconique que les fleurs et les fruits, qui sont féconds, la monnaie, d’une façon métaphorique, semble accéder à un régime de fécondité par l’intermédiaire de ses fonctions collectives. Fort logiquement, la thématique de la fécondité se nourrit de la présence de la femme, si nette dans tout ce chapitre, depuis la possible stérilité des épouses de changeurs, jusqu’au rôle des déesses et reines dans l’avènement de l’abondance. Fléau stérile pour l’individu qui l’accapare, la monnaie devient source de prospérité pour la collectivité qui la fait circuler, à condition de le faire sur des marchés idéalisés. Souvent descendue du ciel, cette abondance monétaire est également valorisée comme fruit du don et de la libéralité. Une telle largesse entretient donc des rapports directs avec le comportement des autorités politiques.

Notes

1 Sur l’utilisation de la rencontre de Salomon et de la reine de Saba comme métaphore possible en Italie du cortège nuptial et de la dot, Klapisch-Zuber, Bourse, p. 80-81.

2 Il s’agit d’une commande de la confrérie de l’Annonciation domiciliée dans cette église, dans le cadre du jubilé de 1500. Il est possible que la bourse ne contienne pas d’argent, mais une simple attestation de leur droit futur à une dot. Cependant le geste et l’objet n’ont à l’évidence pas seulement une fonction symbolique, mais aussi clairement monétaire.

3 Klapisch-Zuber, Bourse, p. 83. Parmi les scènes toscanes gravées par J. Callot figure une Distribution des dots aux jeunes filles à marier accomplie par la grande duchesse Christine de Lorraine, Sadoul, Callot, p. 65.

4 Réau, Iconographie, t. III, vol. 2, p. 983.

5 En outre, sur les neuf qui restent, quatre proviennent du Tyrol voisin, Weingartner, Wandmalerei, reproductions no 103, 131 et 175 ; Kaftal, Iconography, North-East, p. 766, no 991. À Bolzano, les fresques relèvent de l’école de Bologne-Rimini.

6 Anthony Molho et Julius Kirshner, « The Dowry Fund and the Marriage Market in Early Quattrocento Florence », Journal of Modern History, 1978, no 2, p. 405.

7 Klapisch-Zuber, Bourse, p. 84-85.

8 Première création à Pérouse, 1462 ; forme définitive due à Bernardin de Feltre, dont la première fondation a lieu à Mantoue en 1484 : Dictionnaire de théologie catholique, t. XV/2, colonne 2363.

9 Il s’agit d’un élément de la prédelle d’un triptyque commandé par l’évêque Benedetto Guidalotti en 1437 pour la chapelle Saint Nicolas de l’église San Domenico de Pérouse.

10 Greilsammer, Envers du tableau, p. 181 le désigne comme le « maître des cérémonies ». Elle précise aussi, p. 184, que la pratique des cadeaux n’a rien de spécialement rural : c’est la polarisation sur les milieux campagnards liée au genre de ces œuvres qui expliquerait ici l’absence d’exemples urbains.

11 Greilsammer évoque une législation néerlandaise visant à limiter le phénomène, qui ne paraît pas appliquée : ibid., p. 180-181. À supposer bien sûr que les tableaux rendent ici compte de comportements effectifs.

12 C’est l’original de cette œuvre, aujourd’hui disparu, que Van Mander, Livre de Peinture, p. 104, évoque en faisant allusion au « vieux paysan portant une petite bourse au cou et occupé à compter son argent dans sa main ».

13 Collection privée, reproduit dans Erz, Bruegel 1600, p. 381.

14 Marché de l’art, reproduit dans De Maere et Wabbes, Dictionnary, p. 208.

15 Sur la dimension satirique de l’œuvre, Westermann, Siècle d’or, p. 121. Sur les dons en argent en lien avec une naissance, Davis, Don, p. 45.

16 Pour Lochner, les chevaliers teutoniques, pour leur église de Cologne ; pour le Maître de la Vie de la Vierge, un patricien de la ville, Johannes von Schwartz-Hirtz ; pour le Maître de la Sainte Parenté, un couvent de bénédictines colonais.

17 À partir d’un original perdu de Pierre Bruegel l’ancien, Erz, Bruegel 1600, p. 81 et 83.

18 Ces deux tableaux ont été longtemps attribués par erreur à Jan Van Scorel. L’identification traditionnelle des deux personnages n’est plus admise aujourd’hui.

19 Un seul exemple connu d’une telle iconographie, dans un tout autre contexte : sur un tableau de Sofonisba Anguissola (1531/32-1625), une femme apporte à un marchand un écheveau de soie qu’elle a filé. Elle en attend une rémunération : une bourse est d’ailleurs posée sur la table qui les sépare, Zeri, Mythe, p. 75-76 (qui n’indique pas de localisation). Est-ce un hasard s’il s’agit de l’œuvre d’une femme ?

20 Par exemple les portraits doubles de Joos Van Cleve où l’homme manipule de l’argent : ceux d’Anthonius Hirten et sa femme (Enschede, Rijksmuseum Twenthe, vers 1513) et ceux de deux inconnus (Toledo [Ohio], Museum of Art, vers 1530).

21 Yamey, Art and Accounting, p. 145.

22 Il s’enracine dans l’éducation des enfants. Sur une gravure allemande de 1476, le jeune garçon est placé du côté du père, qui le destine visiblement à apprendre la comptabilité, alors que sa sœur aînée suit les leçons de leur mère, quenouille à la main, Grossinger, Picturing women, p. 48.

23 Suivant Moxey, Criticism, p. 31, note 3, les mentions lisibles sur le registre de la femme pour la version conservée au Statens Museum for Kunst de Copenhague renvoient à des « amounts paid for a variety of commodities ». Moxey en déduit qu’il s’agit d’opérations d’un marchand. Bien d’autres listes de ce type, en particulier sur les Deux hommes d’argent (par exemple la version de Londres, National Gallery [planche no 9, p. vi]) se rapportent en fait aux droits à acquitter pour une série de produits : il en va sans doute de même ici.

24 Yamey, Art and Accounting, p. 50 et 101. À titre d’exemple, voir le rôle actif des épouses des grands officiers de finances dans Hamon, « Messieurs des finances », spécialement p. 195, 277, 329.

25 Utzinger, Danses, p. 155 (Denis Catin, 1519).

26 Par exemple Puyvelde, Peintres maniéristes, 1960, p. 80.

27 Le jeune garçon qui apparaît au fond et à droite de la version la moins répandue de l’atelier Reymerswaele est un coursier ou un jeune serviteur qui apporte une lettre ; sa présence sert au contraire à renforcer l’ouverture de la scène sur l’extérieur.

28 Sur un croquis préparatoire à sa gravure de la Hausfrau qui constitue le personnage essentiel de Melancolia, Dürer précise : « La clef représente le pouvoir, la bourse représente la richesse », Panofsky, Dürer, p. 255-256.

29 Montaigne cité par Marcou, Or, p. 89.

30 Voir le cas d’Élisabeth, telle qu’elle est parfois représentée lors de la Visitation : sur une peinture murale de la chapelle de la Vierge de l’église San Michele al Pozzo Bianco de Bergame, L. Lotto a peint ainsi une Élisabeth en robe verte avec à la ceinture les clefs et la bourse.

31 Voir les conclusions d’Y. Bleyerveld dans un compte-rendu de plusieurs ouvrages sur la représentation des femmes dans Simiolus, volume 23, 1995/2-3, p. 186.

32 Sur l’exaltation de la dimension publique pour l’homme, et sa dévalorisation pour la femme (qu’on songe au sens de l’expression « fille publique »), Hirschman, Bonheur privé, action publique, p. 206-207 ; sur les procédés de neutralisation iconique de cette entrée sur le marché, Honig, Desire, p. 309.

33 Honig, Desire, p. 305.

34 Voir les propos de Jacob Cats analysés par Franits, Parangon, p. 92, et par Honig, Desire, p. 309.

35 Reproduit dans Bernt, Niederlandische Malerei, t. I, p. 141.

36 Smith, Irony, p. 411-414.

37 Schama, Embarras, p. 537.

38 Westermann, Siècle d’or, p. 11.

39 C’est par erreur que Schama, Embarras, p. 514 et 525, croit voir dans La lingerie du même De Hooch (Amsterdam, Rijksmuseum, 1663), une statue de Mercure brandissant une bourse au dessus d’une porte qui communiquerait avec l’extérieur. Selon toute évidence, il s’agit d’un Persée tenant la tête de Méduse. Par ailleurs l’analyse fondée sur la position de l’œuvre, à la frontière entre intérieur et extérieur, est contredite par le fait que la porte que surmonte la statue ne sert qu’à la communication entre deux pièces.

40 Mariët Westerman, The Amusements of Jan Steen : Comic Painting in the Seventeenth Century, Zwolle, 1998, souligne que les commanditaires et le public de l’artiste sont des membres de l’élite urbaine bien éduquée et bien pourvue d’argent.

41 Voir chap. vi, p. 136-138.

42 Schama, Embarras, p. 746-747.

43 Honig, Desire, p. 295 et 303-304.

44 Une fresque du château d’Issogne (Val d’Aoste) qui date de la fin du XVe siècle, fournit un exemple, exceptionnel par sa localisation comme par son ancienneté, de paiement chez un apothicaire.

45 Honig, Desire, p. 305.

46 Ibid., p. 297.

47 Ibid., p. 305.

48 Plusieurs exemples flamands (Pieter Coeck, Frans Pourbus, David Teniers le jeune…).

49 Reproduite dans Chong et Kloek, Still-life, p. 18-19.

50 McGrath, Netherlandish, planche 31a et p. 212-213.

51 McGrath, Arch of the Mint, planche 50 et p. 216-217. Voir aussi Alpers, Art, p. 197-198.

52 Reproduite dans Yamey, Art and Accounting, p. 116-121.

53 Reproduit dans Bérard et Lemarchand, Miroir, p. 24.

54 Honig, Desire, p. 301 et 303-304.

55 « Pour les cultures de cour, vouées à la prodigalité organisée, l’inévitable opulence hollandaise n’était supportable que si on la pouvait rattacher au stéréotype consolateur de la pingrerie et de l’avarice », Schama, Embarras, p. 353.

56 Reproduit dans Jeannin, Marchands, p. 70.

57 Voir Wilson-Chevalier, Brant, p. 242 et 245.

58 Sur la situation dramatique à cette date, Marcel Lachiver, Les années de misère. La famine au temps du Grand Roi, Paris, 1991.

59 Tableaux de Bartolomeus Breenbergh [planche no 28, p. xx], Pieter Lastman, Jan Pynas, Claes Moeyaert, Nicolas Van Helt Stockade, Jan Van Noordt, Jan De Bisshop, Ferdinand Bol… Sur ce thème, voir Richard Verdi, Bartholomeus Breenbergh (1598-1657) Joseph distributing corn in Egypt, catalogue de l’exposition de Birmingham et La Haye, Birmingham, 2004.

60 Sur quelques tableaux cependant, c’est l’exercice de la charité privée qui permet à certains de disposer de moyens de paiement.

61 On en trouve des versions pour d’autres périodes sur d’autres supports en particulier au XVe siècle sur des miniatures : un exemple en BM Amiens, ms 107, f° 13.

62 À l’entrée de la salle des délibérations figure en outre un cartouche avec le songe de Pharaon sur les sept vaches grasses et les sept vaches maigres, Schama, Embarras, p. 175.

63 Voir par exemple Mirimonde, Allégories, p. 350-352.

64 McGrath, Arch of the Mint, planche 49 b et c et p. 212. Il s’agit d’un élément de décor pour l’entrée du Cardinal-infant Ferdinand en 1635.

65 Il faudrait d’ailleurs étudier dans quelles conditions cette mutation est apparue.

66 Ainsi à Versailles, au plafond du salon de Jupiter, Sabatier, Versailles, p. 134-135.

67 La présence de deux cornes d’abondance pour une seule figure n’est pas un cas unique : on en remarque deux par exemple sur la Libéralité dans l’Iconologia de Ripa.

68 Surnommée Moneta à Rome, pour avoir averti les Romains d’un tremblement de terre ; c’est dans son temple que l’on fabrique la « monnaie ».

69 Sabatier, Versailles, p. 83.

70 Apostolidès, Roi-machine, p. 17-18.

71 Sur la difficulté à exprimer, sans médiation, la richesse marchande, Apostolidès, Roi machine, p. 101.

72 Reproduit dans Marianne Grivel, Le commerce de l’estampe à Paris au XVIIe siècle, Genève, Droz, 1986, planche no 48.

Table des illustrations

Légende Figure 17. – Lairesse, Gérard de, Allégorie de la prospérité d’Amsterdam, Amsterdam Historisch Museum, vers 1675, 130 x 144.
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