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L’or des peintres

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Philippe Hamon

Deuxième partie. À corps perdus

Chapitre V. Corps en jeu, corps enjeu : argent et relations sexuelles

Texte intégral

  • 1 Matthews Grieco, Ange ou diablesse, p. 164.

1La « nature » féminine apparaît double. La femme est accessible à la compassion, et donc au geste charitable, mais également susceptible d’un déchaînement du corps. Sur ce point, S. Matthews Grieco estime que « la femme vertueuse doit sa supériorité surtout à la négation de son corps », qu’elle soit « angélique ou androgyne, asexuée ou hommasse1 ». Cela signifie qu’elle se tient à l’écart des relations sexuelles avec un partenaire masculin. Ces dernières ont, en peinture, une importante composante vénale : la mise en scène du corps féminin fait alors une large place à l’argent.

2L’iconographie des relations vénales nous en dit beaucoup sur la conception de la différence des sexes, telle qu’elle prévaut du côté des mâles. La femme, sujet si faiblement représenté au sens social et politique du terme, occupe en effet une place considérable comme objet de représentation, spécialement à partir de la Renaissance. Mais c’est d’un imaginaire avant tout masculin que ces peintures permettent de rendre compte. Et cet imaginaire, malgré des pesanteurs bien réelles, n’est pas immuable : de la Renaissance au XVIIe siècle, il met en scène de façon différente les rapports entre argent, corps de la femme et volontés féminine et masculine.

Préalable : l’amour de l’argent chez la femme

  • 2 Ibid., p. 275.
  • 3 Sur cette œuvre, Wirth, Laïs Corinthiaca.

3Fragile par nature, la femme est susceptible de succomber aux multiples tentations qui la sollicitent. Elle est par exemple avide d’argent pour pouvoir se livrer à l’une de ses passions : l’achat, en particulier pour sa parure. « L’inclination des femmes pour les accoutrements à la mode les amène forcément à la recherche de l’argent2. » Sur le tableau de Holbein intitulé Laïs Corinthiaca (Bâle, Kunstmuseum, 1526), les pièces d’or posées devant la célèbre courtisane grecque renvoient explicitement à la vénalité des relations qu’elle propose3. L’amour supposé du gain chez la femme, en lien avec les opportunités que peut alors lui offrir le commerce de ses charmes, contamine au passage les représentations de toute une série de personnages féminins.

4Il entraîne certaines peintures sur la voie de l’écart au texte, prenant ainsi des libertés même avec la Bible. Il existe deux tableaux étonnants du début du XVIIIe siècle (Paris, Louvre et Bordeaux, MBA) où l’un des deux vieillards qui a surpris la chaste Suzanne lui tend une bourse destinée à l’inciter à accéder à leur désir. L’introduction de la vénalité, totalement absente du livre de Daniel, n’empêche pas finalement le triomphe de la vertu mais elle souligne, de façon assez inattendue ici, qu’aux yeux des hommes, tentation de l’argent et usage de la chair peuvent se combiner de multiples manières chez la femme. Dans l’histoire de Samson, Dalila a effectivement trahi le héros juif sous la promesse d’une forte récompense (Juges, 16,5). Mais rien n’oblige Jan Steen à la peindre comme une courtisane, perspective que la Bible n’envisage nullement : elle précise seulement que Samson s’est épris de Dalila. Dans deux versions de Steen (Anvers, Musée royal des Beaux-Arts ; Cologne, Wallraf-Richartz-Museum, vers 1668), pendant que Samson capturé est la risée de ses adversaires, un homme situé derrière Dalila lui met la main sur la poitrine, pendant qu’une vieille femme surveille le versement de l’argent par les agents des Philistins. Dalila apparaît ici comme une prostituée bien vêtue, chaperonnée par une entremetteuse qui supervise les opérations monétaires.

5Corps féminin et monnaie s’associent également dans l’évocation des choses transitoires, sur lesquelles il est hasardeux pour l’homme de rien fonder. Argent, corps féminin et mort constituent même un trio fréquemment mis en image. Sur une Vanité d’Édouard (ou Evert) Colyer (Budapest, MBA, 1675), à l’angle de la table sur laquelle s’accumulent les objets, un médaillon figurant une femme avec un large décolleté est placé entre des pièces d’or et d’argent et est surmonté par un crâne… Le message est assez limpide.

  • 4 Harrison, Pistoles/paroles, p. 138-139 à propos des comportements comparés de Sganarelle et Ariste (...)

6Pour autant, la charge idéologique anti-féminine des diverses mises en garde ne se révèle pas très violente, d’autant qu’elles font souvent la part belle à l’exaltation du corps féminin. Dans ce contexte, la conquête masculine des femmes passe finalement par la dépense : faite à bon escient, elle relève du bon investissement4. Une dialectique de la circulation se met alors en place, où l’offrande des corps répond, selon des modalités variables, à l’offrande des espèces. Le contact physique est alors moyen et signe de jouissance, comme on a déjà pu le constater pour les avares. Reste à savoir si l’homme est toujours maître du jeu…

Le temps de l’initiative féminine

Les couples de la Renaissance

  • 5 Stewart, Unequal lovers, p. 10 et 169. Selon certains auteurs, l’attribution à Vinci est peu proba (...)

7Dans les représentations des relations vénales entre les années 1470 et les dernières décennies du XVIe siècle, en peinture mais aussi sur gravures et dessins, c’est le plus souvent la femme qui a l’initiative en matière d’argent. Elle agit, donne, prend et vole, face à un mâle généralement beaucoup plus passif. Ce constat s’appuie sur des images issues des sphères néerlandaises et germaniques. L’Italie en effet est absente de cette iconographie, si ce n’est un dessin célèbre attribué par certains à Vinci et connu aujourd’hui par une copie de Jakob Hoefnagel5. Cette initiative féminine se manifeste en premier lieu à travers le comportement de vieilles femmes qui cherchent à s’attirer les faveurs de jeunes hommes. Ce sont elles qui donnent l’argent et leur contribution financière doit leur fournir les moyens d’assouvir leur lubricité. Sur deux panneaux de Lucas Cranach (Budapest, MBA ; Dresde, Gemäldegalerie) une vieille met ainsi une poignée de pièces d’or dans la main entrouverte d’un jeune homme. Avec le Contrat de mariage de l’atelier Metsys (Sao Paulo, Musée d’art), le rejeton d’une famille de haut rang (mais désargentée ?) est même uni à une femme âgée et fort riche.

8L’initiative en matière d’argent, malgré sa logique différente, est tout aussi nette, chez les jeunes femmes. Objet à son tour de la convoitise charnelle des mâles, leur corps est préparé pour la confrontation, comme en témoignent coiffure, costume, toilette, mais également âge et beauté. Elles mobilisent tous les atouts de la séduction et manifestent ensuite de plusieurs façons possibles leur mainmise financière, au sens propre du terme. Il existe au moins dix tableaux de l’atelier de Lucas Cranach sur ce thème, lequel inspire aussi d’autres peintres comme Quentin Metsys ou Wolfgang Krodel. Le geste de mainmise illustre la folie de l’homme : tout à son contact charnel avec sa belle, il perd de vue la surveillance de son argent. Sa luxure risque bel et bien de le ruiner. La jeune femme, hors de toute transaction, de toute négociation, s’empare de l’argent. Que l’homme soit plus ou moins consentant, ou totalement aveugle, importe en définitive assez peu.

  • 6 Pour un exemple au XVIe siècle de l’emploi de la locution « vider les bourses », Jean Jacquart et (...)
  • 7 Gravure d’après un dessin de Dürer, reproduite dans G.B A., juillet-août 1978, p. 47 ; dessin attr (...)

9Le plus souvent, la jeune femme glisse sa main dans la bourse ou l’escarcelle de son partenaire. Celle-ci est généralement située au niveau de l’entrecuisse. Le rapport entre contact sexuel et prélèvement d’argent se veut ici explicite. En français comme en italien, le jeu de mot semble s’imposer entre vider la bourse et vider les bourses, même s’il n’a pas lieu d’être, sauf erreur, pour des œuvres issues de la sphère néerlandaise ou germanique6. Cette gestuelle permet également d’insister sur le caractère non négocié du transfert d’argent. À l’image, il ne prend pas la forme d’un paiement que l’homme assumerait pleinement. L’action de la femme relève de la préhension arbitraire et son geste renvoie alors directement à l’iconographie du vol, telle qu’elle apparaît alors dans d’autres images. Sur certaines œuvres, la prise de contrôle est cependant moins nette : chez Hans Baldung Grien, une jeune femme se contente ainsi de rassembler dans son giron les sommes importantes qu’un vieil homme lui a remises (Karlsruhe, Kunsthalle, 1528 ; Liverpool, Walker Art Gallery, 1527). Mais nulle peinture ne semble reprendre le modèle adopté par quelques gravures, sur lequel la jeune femme se contente de tendre la main7.

  • 8 Comme la chemise et la large escarcelle selon Renaissance Paintings, p. 214 à propos d’un tableau (...)
  • 9 Voir les images vénitiennes analysées par Fortini Brown, Peinture, p. 131, 157 et 159, qui montren (...)
  • 10 Grössinger, Picturing women, p. 129-130. Un dessin d’Altdorfer (v. 1508) représente une scène de p (...)

10Qui sont ces jeunes femmes qui savent utiliser au mieux les convoitises qu’elles suscitent ? Il n’est pas facile de les situer précisément. Certains détails incitent à voir en elles des prostituées8. Cependant leur tenue manifeste presque toujours une relative réserve (pas de seins apparents par exemple). L’imprécision du degré de respectabilité féminine sur les tableaux, de façon générale, complique ici la tâche, au point qu’on peut penser que l’ambiguïté les concernant fait partie intégrante du projet de l’artiste et est admise, voire souhaitée, par les spectateurs9. Quant au cadre des rencontres, généralement très peu mis en valeur, il est bien difficile d’y déceler des éléments rappelant étuves et bordels municipaux, si nombreux alors dans toute l’Europe. La présence de plusieurs jeunes filles qui s’agitent autour d’un vieillard sur deux des tableaux de Cranach peut faire songer à un établissement faisant travailler un certain nombre de pensionnaires. Mais d’une façon générale, il y a dissociation en peinture entre étuves et argent10.

  • 11 Sur ce thème, Christin, Les yeux pour le croire, p. 116.

11Il est significatif de voir que les mises en scène insistant sur l’égarement masculin tirent l’interprétation du côté du vol, voire de la ruine de l’homme, au détriment de la relation « simple » et normalement assez bon marché qui prévaut dans les amours tarifées ordinaires. Dans cette iconographie, la mise entre parenthèse iconique du problème de l’honneur des femmes et des familles, ne permet pas pour autant de conclure que les « femmes vénales » des œuvres de la Renaissance renvoient forcément aux prostituées des bordels urbains. D’une certaine façon, le manque de repères précis, la difficulté à circonscrire le danger, font peser une suspicion bien plus large sur l’ensemble de la gent féminine : pour les mâles – et pour leur argent – la menace est générale. La femme se comporte en effet en prédatrice, grâce à sa capacité même de séductrice11. Elle provoque à la fois la ruine et l’épuisement physique de son partenaire. Cette dimension est d’ailleurs renforcée, sur certains tableaux, par le fait que les sommes en jeu sont considérables.

Les trios : un choix délicat ?

  • 12 Voir les exemples fournis par Grössinger, Picturing women, p. 144 (Urs Graf) ou par Stewart, Unequ (...)
  • 13 Marlier, Érasme, p. 229-230.

12À côté des couples, les trios constituent un type très répandu de mise en image. Le modèle est unique : une jeune femme est face à un vieil homme et à un homme jeune qui paraît être souvent un chevalier, épée au côté. Le mode de représentation est plus codé et encore plus « irréaliste » que pour la mise en scène des couples. Le modèle dominant à la Renaissance est celui où la jeune femme prend l’argent du riche vieillard pour en faire profiter le jeune homme. C’est avant tout la gravure qui le met en scène12. Derrière le sort du vieillard se profile un cocuage à la fois redouté et source de dérision. En effet, comme le souligne Érasme dans l’Éloge de la folie, si la vieille femme est simplement lubrique, les hommes âgés, pour leur part, tombent amoureux : « Un pied dans la tombe, [ils] épousent sans dot une jeune fille qui sera la femme des autres13. »

13La transmission de l’argent au jeune homme sert aussi à exprimer, de façon métaphorique, le don du corps de la femme. Sur les gravures, c’est l’achat du corps par le vieillard qui est explicité : ce dernier met la main sur la poitrine de la femme pendant qu’elle met la main sur son argent. On retrouve ici le schéma précédant des situations de couples avec jeune femme où celle-ci a l’initiative financière. Le jeune amant, légèrement à l’écart, ne reçoit pour l’heure que de l’argent, mais c’est la promesse d’une union charnelle à venir. C’est donc l’homme d’argent qui touche la chair et l’homme dont la chair est désirée qui reçoit l’argent. Entre les deux, la femme est un agent de circulation privilégié, et qui paraît largement maîtresse du jeu.

  • 14 Je suis par ailleurs en désaccord avec l’interprétation de Starobinski, Largesse, p. 29-30 qui sup (...)

14Un nouveau modèle se met pourtant en place à partir de la seconde moitié du XVIe siècle. Il impose à la femme de choisir entre les deux hommes et donc entre l’argent et la chair. En effet la femme repousse ici les avances et l’argent du vieil homme pour se tourner, plus ou moins résolument, vers le plus jeune. Le contact avec l’argent est alors rompu. Un tableau des environs de 1575, peint par un artiste français anonyme (Rennes, MBA), est le premier à manifester cette évolution. Au vieil homme qui fait le geste de lui donner de l’argent (sans que les pièces soient visibles à l’image), la jeune femme tend des lunettes, reprenant ainsi une iconographie déjà ancienne, tout en s’appuyant contre son beau soupirant. Sur trois versions proches de la fin du XVIe siècle dues à Cornelis Cornelisz Van Haarlem, le titre donné – Le choix difficile – exprime probablement plus les préjugés de certains spectateurs qu’il ne découle d’une observation attentive des tableaux. La jeune femme en effet paraît avoir clairement tranché, et rien dans l’image ne permet de lui supposer une hésitation ou des regrets14.

15Dans les deux types de trio, la jeune femme parvient – ou va parvenir – à une union physique avec le jeune homme. Mais de l’un à l’autre, les choses ont beaucoup évolué. Rien ne permet d’exclure totalement, dans le premier modèle, une relation amoureuse. Il n’en reste pas moins qu’elle y achète les faveurs du jeune homme en le faisant bénéficier de l’argent de son vieux soupirant et/ou mari. Le texte qui accompagne l’une des gravures, celle d’un artiste anonyme de Nuremberg (figure 11, p. 124), explicite la mise en image. Autour de ses reins, la femme porte une ceinture de chasteté, métaphore de sa virginité, mais entendue au sens de son potentiel sexuel. Le vieillard affirme pouvoir la libérer avec une clef, qui est l’argent. Ce à quoi la jeune fille répond que la clef qui lui plaît (celle qui est tenue par le jeune homme et qui représente la satisfaction sexuelle, ou plus explicitement le sexe masculin), elle pourra l’acheter (kaüffen) avec l’argent qu’elle recevra. Il est donc bien question pour la femme d’achat, et non de relation amoureuse. Le mode de circulation des espèces entretient donc l’ambiguïté sur tout ce groupe d’images. À l’inverse, dans le second modèle, la femme rompt avec l’argent offert : elle se tourne alors vers celui qui ne peut plus désormais en attendre d’elle.

Figure 11. – Anonyme, Triangle amoureux. Gravure, Nuremberg, vers 1525-1530.

16Ce comportement mutuellement désintéressé prend donc de l’ampleur au tournant des XVIe et XVIIe siècles, et peut être perçu comme valorisant pour la femme. Mais ces œuvres montrent aussi que le vieillard n’est plus fou ou dupe : il ne veut donner son argent qu’avec l’assurance d’un profit charnel effectif et exclusif. Dans ce cas la femme, privilégiant son intérêt pour le jeune homme sur son appât du gain, ferait un choix de rupture. S’agit-il de lubricité ou d’amour ? Les tableaux concernés, par leur mode de représentation des attitudes féminines, laissent penser que ce comportement féminin découle de l’attachement et non de la luxure. L’effort à faire pour trancher, si effort il y a, semble relever de l’exercice d’une vertu plus que du choix entre deux vices. Est-il si surprenant de voir là un succès vertueux de la femme, dans la mesure même où elle s’écarte de l’argent corrupteur ? Mais il faut peut-être faire intervenir encore un autre paramètre, celui du dégoût que lui inspirerait désormais le corps du vieillard. Les jeunes femmes de la Renaissance parvenaient à être maîtresses du jeu de l’argent et des sens parce qu’elles supportaient de remettre leur corps, de temps à autre au moins, entre les mains des vieillards. Est-ce l’évolution d’une sensibilité (masculine avant tout), dans la sphère des représentations évidemment, qui rend ceci moins admissible ?

L’expression d’une crainte masculine

  • 15 Stewart, Unequal lovers, p. 62 et 106. Sur l’ironie de la femme devant un vieillard amoureux impui (...)
  • 16 Ibid., p. 148, avec une lithographie d’après une autre œuvre de l’école de Cranach, qui représente (...)
  • 17 Sur la femme qui n’« aime » que par intérêt, Matthews Grieco, Ange ou diablesse, p. 278.

17Hors du refus de l’argent qu’on découvre dans le second modèle de trio, peintures et gravures de la Renaissance néerlandaise et germanique mettent en avant le pouvoir de la femme sur l’argent, visiblement comme manifestation, dans ce contexte, de son pouvoir sur l’homme. La folie masculine est d’abord celle du vieux barbon qui succombe au charme d’une donzelle, alors que la vieillesse virile devrait être synonyme de sagesse et non de perdition15. Certains d’entre eux ne seraient-ils pas prêts à aller jusqu’au mariage ? D’autres œuvres dénoncent aussi la folie du rustre : sur un tableau de Cranach, c’est un paysan qui étreint une jeune femme laquelle s’emploie pendant ce temps à vider son escarcelle16. Il s’agit ici d’un homme plus jeune, dont l’inconséquence ne relève donc pas de l’âge, mais des origines sociales. Ces mâles se révèlent esclaves de leurs sens, et en conséquence victimes de femmes qui mettent leur propre maîtrise de la sensualité au service de leur quête de l’argent et de leur avidité17. Reste enfin, sur un autre plan, la folie du jeune homme qui se soumet à une vieille femme détentrice d’argent.

18La femme a donc conquis un certain pouvoir, au-delà des rôles féminins jugés légitimes. L’inversion du rapport d’autorité débouche sur une mise en cause des fondements mêmes de la virilité. Ensorcelé, possédé (aux deux sens du mot) par la femme, le mâle voit son statut et son rang remis en cause. En outre, il est conduit à dilapider ses biens. L’argent fait ici figure de facteur de perversion des rapports sociaux et familiaux, thème qui, au Moyen Âge, ne rencontrait encore qu’un très faible écho et dont on aura l’occasion de retrouver d’autres illustrations iconiques aux XVIe et XVIIe siècles.

  • 18 Stewart, Unequal lovers, p. 102, 104 et 114.

19Ce pouvoir de la femme, fantasmé en images, la présente en maîtresse du jeu, utilisant au mieux sa nature imparfaite. L’homme tenté abdique pour sa part ce qu’il doit être : il abandonne maîtrise de soi et sens de la mesure pour devenir esclave. Le message destiné aux hommes s’étend sans doute jusqu’à la négociation matrimoniale : il est toujours dangereux de faire entrer en ligne de compte les appétits charnels dans l’histoire familiale, en particulier pour ce qui relève de la gestion et de la transmission des biens. Et ce d’autant que les unions avec de fortes différences d’âge sont alors une réalité sociale fréquente18. D’où l’importance de la recommandation.

20Il est d’ailleurs possible que cette mise en scène possède une dimension un peu ironique : qui dit fait social fréquent ne garantit pas pour autant qu’il soit toujours observé et vécu sans problème. Les pratiques de charivari soulignent bien la nécessité du recours à un processus rituel pour valider socialement des unions inégales en âge. De même, des tableaux de Cranach mettent-ils en scène des couples d’âges très inégaux (figure 12), où, à gauche un vieillard est tourné en ridicule et dépossédé de son argent par une jeune femme. Au centre, c’est aussi la femme qui a l’initiative : une laide vieille y remet de l’argent à un jeune homme. Les deux scènes se passent sous le regard d’un couple de jeunes d’âge équivalent, placé à droite : il représente apparemment une forme de référence, sinon de norme, en matière d’union des sexes. Entre ces deux-là, l’argent n’a pas de place.

Figure 12. – Cranach, Lucas l’ancien, Couples bien et mal assortis.
Dresde, Gemaldegalerie, sans doute après 1537, 73 x 121.

  • 19 Voir Christin, Dix commandements, p. 24-25 et 115-116.

21Mais c’est en fait d’une façon bien plus générale encore que l’homme doit être vigilant face aux femmes. Il faut les empêcher de parvenir à cette maîtrise qui est agitée comme une menace portée par le spectre de la femme prédatrice19. Le corps de la femme relève de l’appropriation légitime par les mâles et dans le même temps, la culpabilité masculine face aux relations sexuelles hors mariage reste faible. L’iconographie se fait alors avertissement : l’appropriation impose le maintien des valeurs de la virilité et l’attirance sexuelle doit raison garder pour ne pas inverser les rôles de domination. Et la menace ne concerne pas que les plus faibles des hommes, ceux qui sont ridiculisés en image (barbons, paysans, blancsbecs), et qui fournissent un contre-modèle explicite.

  • 20 Daumas, Images et sociétés, p. 112-113.

22Il s’agit ici avant tout, d’une vision portée par des images provenant de l’Europe du Nord-Ouest ; la sexualité y semble un enjeu social plus fort que dans d’autres régions d’Europe20. La mainmise sur l’argent paraît constituer, à l’image, un bon moyen d’exprimer à la fois la folie et la déchéance des mâles et l’élévation impudente des femmes. La promotion de nouvelles valeurs dans les trios (dégoût devant le vieillard et refus de son argent, amour supposé envers le jeune soupirant) marque une première inflexion dans la seconde moitié du XVIe siècle. Mais bientôt la perte de la maîtrise de l’argent ne va plus relever d’un choix féminin. L’initiative financière passe en effet du côté masculin.

Une reprise en main masculine

Un nouveau mode de relation au sein des couples

  • 21 Mirimonde, Jan Massys, p. 558.
  • 22 Ibid., p. 557.

23Dès la seconde moitié du XVIe siècle, des mises en scène et des gestes fournissent, en particulier au sein de la peinture flamande, des signes annonciateurs de cette reprise en main. Un tableau de l’atelier de Jan Massys (Anvers, Musée royal des Beaux-arts) montre un homme et une jeune femme qui se disputent une bourse : « L’homme la tient solidement pendant que la femme tire sur les cordons en regardant en coin son partenaire que ce jeu semble amuser : il faudra des moyens plus persuasifs pour capturer les écus21. » Enfin, dans plusieurs cas, l’homme a sa bourse bien en main. La femme cherche à le séduire, pour détourner son attention ou pour le faire succomber à ses charmes, mais n’est pas (encore ?) parvenue à ses fins. Sur deux autres œuvres de Jan Massys (Douai, Musée de la Chartreuse ; Copenhague, Statens Museum for Kunst, 1561), un fou est peint derrière la femme. Sur la version de Douai, il déclare à propos du vieil homme : « Gy en siet : so oudder, so sotter » [Vous le voyez, plus on est vieux, plus on est sot]. Pour autant sa sottise éclate bien moins ici que dans d’autres tableaux plus anciens : s’il a déposé quelques pièces sur la table, il tient fermement une grosse bourse tout en indiquant à la jeune femme, de l’index droit, la pièce voisine. On a la nette impression qu’« il entend bien ne payer le solde qu’après service fait22 ».

  • 23 Reproduit dans Nicolson, Caravaggism, t. III, no 1598.
  • 24 Reproduit dans Walther, Maîtres, p. 330.

24Au XVIIe siècle, l’initiative financière revient généralement à l’homme. Les exemples abondent dans la peinture néerlandaise : Joos Van Craesbeeck, Philips Koninck, Gabriel Metsu, Gérard Ter Borch [planche no 4, p. iii]… Chez Wouter Crabeth (Les tricheurs, Varsovie, Museum Narodowe), c’est au cours d’une partie de cartes que l’homme, qui commence à caresser sa partenaire, lui fait miroiter une pièce d’or pour aller plus loin. Adam De Coster (Amour mercenaire, marché de l’art23) présente une version un peu adoucie de la scène. Le vieil homme a déposé devant la jeune femme des pièces de monnaie avant de lui prendre la main. Ici la mainmise, au sens propre, porte donc sur le corps, mais sous une forme délicate qui est loin d’être de rigueur dans ce type de peinture. Ainsi sur une Scène galante de Frans Mieris (collection privée), alors qu’il a mis l’argent sur la robe de la femme, l’homme cherche déjà à découvrir sa poitrine24.

25La vieille femme paraît seule à tenter de résister et à essayer de continuer à s’affirmer grâce au contrôle de l’argent. Mais cela devient difficile même pour elle. Sur une toile de Joannes Cordua (Munich, Bayerische Staatsgemäldesammlungen), elle tient encore fermement sa bourse, mais elle n’a guère l’initiative et se contente de faire l’objet des attentions (et des assauts mesurés) du jeune homme qui s’apprête à l’enlacer.

26Sur une dernière toile, l’initiative du deuxième sexe est évidente : une femme d’un certain âge tient de la main gauche une énorme bourse et brandit de la main droite une pièce d’or devant un jeune homme. Sur la table de nombreuses pièces sont éparpillées et un coffre est ouvert, qui laisse deviner d’autres richesses. Il s’agit d’une œuvre de Judith Leyster (L’Amour inégal, Rome, Galleria Nazionale d’Arte Antica). C’est donc l’œuvre de la seule femme peintre concernée par ce thème. Est-ce un hasard si elle seule fait encore un sort clair à une initiative féminine, dont rien n’assure d’ailleurs qu’elle va être couronnée de succès ? On pourra rétorquer qu’avec La Proposition (La Haye, Mauritshuis, 1631 [planche no 25, p. xviii]), Judith Leyster met aussi en image la reprise en main masculine. Mais l’attitude de grande réserve de la femme en face de cette proposition, plus nette encore que celle du garçon sur l’Amour inégal, attitude dont il faudra rendre compte, donne ici à l’échange une tonalité particulière.

  • 25 Voir le Vieillard amoureux de Frans Van Mieris, connu par une copie (le tableau a brûlé en 1864), (...)
  • 26 Son seul écho se trouve, peut-être, dans la présence de papiers et de parchemins sur quelques œuvr (...)

27D’une façon générale, on assiste au reflux de l’ambiance lourdement satirique qui prévalait dans les mises en scène au XVIe siècle, et qui trouvait encore place sur les tableaux de Jan Massys. Désormais les hommes paraissent beaucoup moins caricaturaux, même ceux qui sont fort âgés, et qui sont d’ailleurs moins nombreux. La folie des vieux mâles tend à s’effacer, sans pour autant disparaître complètement25. Quant à l’ambiguïté liée à la possibilité du mariage, qui planait sur bien des œuvres renaissantes, elle a presque disparu26. Les hommes offrent un peu d’argent, mais rien ne laisse présager une promesse d’alliance. Ce lien est d’autant plus nettement dénoué que la relation vénale est désormais clairement placée sous le signe de la prostitution tarifée.

Bordel et entremetteuse

28Les relations de cette nature n’occupaient qu’une place limitée et souvent peu évidente à déceler, au XVIe siècle ; leur mise en image est désormais sans ambiguïté. Elle se combine parfois avec des scènes de jeu, comme chez Wouter Crabeth, déjà cité. L’initiative financière revient toujours à l’homme, et de nombreux exemples pourraient ici venir conforter cette évolution dans la peinture néerlandaise, jusqu’à L’entremetteuse de Vermeer (Dresde, Gemäldegalerie). Parfois, l’argent a déjà été donné, comme chez Jan Van Bijlert (Amour mercenaire, Brunswick, Herzog Anton Ulrich-Museum).

29L’initiative n’exclut cependant pas l’aveuglement, comme en témoigne surtout une toile italienne de Caroselli. Aveuglement au sens propre d’ailleurs puisque l’homme qui tend l’argent à la jeune femme a un bandeau sur les yeux… Mais sa passion amoureuse supposée, qui pourrait le faire sortir du schéma de la prostitution, ne semble pas devoir l’entraîner dans de folles dépenses : dans sa main ouverte ne figurent que quelques pièces de monnaie. La jeune fille se tourne vers une femme plus âgée, et semble lui demander conseil. La vieille a un geste de la main droite qui paraît bien signifier qu’elle lui recommande de demander de l’argent, et peut-être justement plus que ce que l’homme offre.

  • 27 Schama, Embarras, p. 566.

30La présence d’une vieille femme, qui tient le rôle d’entremetteuse, est une nouveauté marquante de cette iconographie. Deux femmes plus âgées d’un Couple mal assorti de Jan Massys (Stockholm, Nationalmuseum, 1566), semblaient annoncer cette émergence, à moins qu’il ne s’agisse encore de servantes simplement complices des deux partenaires. Elle figure désormais sur la plupart des tableaux qui viennent d’être cités et sur d’autres encore. « Dès que fléchit leur propre appétit sensuel, elles déplacent leur démangeaison de la luxure au commerce, du sexe à l’argent27. » Cette approche laisse un peu sceptique, dans la mesure où on a vu la femme tenter de concilier les deux domaines et souvent y parvenir à l’époque précédente. Il n’empêche que cette séparation des tâches semble aller dans le sens du choix entre chair et argent tel qu’il s’exprimait, pour des raisons bien différentes il est vrai, dans le second modèle des trios.

31Quand elle est en scène, l’entremetteuse joue parfois un rôle important dans la circulation de l’argent. C’est elle qui le demande ou qui le reçoit. Souvent aussi, elle facilite le contact, en présentant la jeune fille ou en introduisant l’homme. Quand elle paraît se contenter d’assister à la scène, tout laisse à penser qu’elle a joué auparavant son rôle et qu’elle sait s’effacer quand les choses sont bien engagées.

  • 28 La jeune fille aux cheveux dénoués et au sein apparent, une pièce de monnaie à la main, d’une supp (...)

32Pour autant la prostituée, à l’image, n’est pas totalement coupée de l’argent, ce qui montre bien les réserves que peut susciter l’idée d’une séparation trop nette des tâches entre sexe et argent dans cette iconographie. La jeune femme reçoit directement le prix de ses services par exemple chez Pot, Steen ou Vermeer (même si l’entremetteuse n’est jamais bien loin). Sur un tableau de Honthorst, une femme seule à l’image qui compte des pièces paraît être également une prostituée, avec ses plumes et son décolleté, signes de l’amour vénal28.

33Les clients sont des hommes d’âge variable, mais les vieillards ici ont presque disparu. En outre les sommes en jeu sont peu importantes, voire très réduites : une pièce, quelques pièces. On est loin des fortes sommes et des bourses rebondies en jeu sur de nombreuses images du siècle précédent. Ces montants élevés constituaient une métaphore d’un désir excessif et malsain, et visaient à souligner le danger pour l’ordre social créé par une mise en circulation inconsidérée d’argent. Loin des passions séniles, les clients des prostituées agissent dans un monde de transactions régulées : les sommes en jeu, à de rares exceptions près, sont des sommes « raisonnables », dans le cadre bien délimité d’amours tarifées. Certes, il ne s’agit pas de s’appuyer sur les images pour tenter de déterminer, dans la réalité, le tarif de la passe. Mais l’inflexion iconique n’en est pas moins significative. Dans des structures de prostitution bien mises en évidence, l’entremetteuse peut prendre toute sa place. Elle joue un rôle actif dans les négociations qui sont désormais la règle en image.

  • 29 Grössinger, Picturing women, p. 101 et 129-130.

34Il y avait bien quelques prémices à cet univers du bordel dès le début du XVIe siècle : un dessin de Lucas de Leyde, une scène au second plan d’un tableau de Jan Van Hemessen (Compagnie dissolue, Karlsruhe, Kunsthalle) qui tous deux faisaient d’ailleurs place à de vieilles matrones29. Mais, de façon significative, la relation financière s’y plaçait sous le signe du vol du client et de l’agressivité féminine. Alors que le monde tarifé des étuves existe largement, les relations vénales iconiques de la Renaissance s’expriment à travers le langage du don, du vol et d’un éventuel mariage, quand celles du XVIIe siècle mettent en scène la transaction, plus ou moins négociée, qui est effectivement d’usage lors du recours à la prostitution. Le dédoublement du personnage féminin vise-t-il alors à dissocier circuits de l’argent et du sexe ? Il n’en est rien. C’est justement leur mise en rapport qui fait de la femme une prostituée, ou plutôt qui fait de la prostituée la représentation féminine adaptée à cette conjonction. Mais l’essentiel est que celle-ci ne constitue plus une vraie menace, puisqu’elle agit désormais dans un cadre relationnel et financier largement maîtrisé par l’homme.

Le sens d’une mutation iconique

  • 30 Synthèse de ce mouvement dans Hale, Civilisation, p. 514-519.

35Paradoxalement, cette mutation semble bien se nourrir d’un relatif reflux de la misogynie. L’assurance retrouvée devant la femme s’exprime dans la mise en scène d’une maîtrise masculine, certes encore imparfaite, mais largement reconquise ici dans le domaine financier. Même s’il faut rester prudent sur ce point, la dimension monétaire ne peut-elle servir aussi à évoquer, de façon détournée, ce qui relève de la jouissance sexuelle ? D’autant que les analogies entre la prostitution « maîtrisée » par le mâle et les usages de l’argent ne manquent pas : indifférence, détachement, objectivité du pur moyen… Le temps des bordels municipaux, temps qui s’achève, entre les années 1530 et les années 1630, de l’Allemagne à l’Espagne30, avec la montée des réformes religieuses, avait correspondu à une époque de forte crainte de la femme, à l’image tout au moins, ce qui ne manque pas d’interroger. La prostitution « privatisée » du XVIIe siècle apparaît, en particulier dans la gestion monétaire, comme un mode de fonctionnement bien plus satisfaisant pour les hommes.

36Dans le même temps, l’attitude féminine n’est plus rendue de façon aussi univoque. La femelle renaissante, pétrie de désirs sexuels et/ou financiers, et les utilisant pour s’imposer face à l’homme, était un modèle presque unique dans la peinture des relations vénales. La mise en scène des trios, puis celle des couples, connaît une évolution sensible à partir de la fin du XVIe siècle. Les comportements féminins sont désormais divers. À côté de la prostituée accueillante et presque rassurante, existent des femmes qui hésitent, voire qui refusent les propositions masculines.

  • 31 Le fait que le mot coudre en argot hollandais puisse renvoyer à l’argent des relations sexuelles, (...)
  • 32 La mort vient également rappeler à l’ordre un vieillard dans une gravure de trio amoureux due à Ja (...)

37Dans les trios, le refus de l’argent exprimerait un autre désir, quelle qu’en soit la nature. Mais, seules face à l’offre monétaire de l’homme, bien des femmes paraissent maintenant vouloir se préserver. Le refus de l’une d’elles, face à un des rares vieillards amoureux encore présents dans l’iconographie, est déjà significatif (Willem Van Mieris, Vieil amoureux, Vienne, Kunsthistorisches Museum, 1683). Le comportement de la femme sollicitée dans La proposition de Judith Leyster [planche no 25, p. xviii], est plus intéressant encore. Chez ce peintre féminin, elle se concentre sur son travail de couture, activité par excellence des femmes sérieuses, et veut ignorer la pleine poignée de pièces que le tentateur lui présente. Entre dégoût du vieux fou et défense de sa vertu, la femme conquiert donc une forme de dignité, mais à condition, dans tous les cas, de rompre avec l’argent31. Plutôt que d’exploiter une passion sénile, elle renvoie même parfois le vieil homme aux vrais enjeux : sur un tableau de Simon Vouet (Varsovie, Musée national, 1616-1618), elle montre ainsi une tête de mort à celui qui la courtise32.

38En outre, à ne parler, comme on l’a fait plus haut, que de bordel et d’entremetteuse, on finit par ne pas rendre justice à l’ambiance plus feutrée qui prévaut parfois, sans que ceci remette d’ailleurs en cause la maîtrise masculine. Sur l’Admonition paternelle de Ter Borch [planche no 4, p. iii], scène d’amour vénal, tout se joue avec une extraordinaire retenue. L’offre monétaire de l’homme est discrète ; la femme la plus âgée détourne le regard (elle boit) et la plus jeune, à laquelle la pièce est offerte, tourne la tête du côté opposé à l’homme. Il y a là comme un jeu de la réserve et du refus. Rien à voir cependant avec l’attitude de la femme sur La Proposition de J. Leyster : l’offre publique de l’homme, en présence d’un « chaperon » plus âgé – pour ne pas parler de matrone – montre bien dans quel univers social on se trouve. D’autres toiles qui mettent en scène des propositions vénales sont également marquées par une ambiance réservée : elle renvoie, par rapport à des scènes plus triviales, à un segment différent d’un autre marché, celui de l’art.

  • 33 Reproduit dans Honig, Desire, p. 310, et dans Schama, Embarras, p. 672.

39La femme qui se vend relève en effet d’un marché dont les règles sont données par l’homme, qui a l’initiative. Un emblème dû à Adriaen Van de Venne et destiné à un livre de Jacob Cats, fournit une éloquente illustration de la « mise sur le marché » de la femme33. Au premier plan, une scène anodine : une mère sort de l’argent de sa bourse pour acheter à une marchande une poupée pour sa fille. La morale est simple et tout à l’honneur de la vendeuse : « Schoon voor-doen is half verkocht » (Bien exposé est à moitié vendu). Or au second plan, une jeune fille se tient, fort bien vêtue, sur le bord de la rue, dans une attitude proche de celle de la poupée à l’étal. Et devant elle un homme s’est arrêté, une bourse à la main… Visiblement, les deux « poupées » se répondent, et celle du second plan s’est assurée un client par sa bonne tenue. Elle aussi s’est « bien exposée ». Selon E. Honig, il ne faudrait voir dans ce rapprochement que la possibilité offerte aux jeunes filles de fréquenter les hommes grâce à l’espace public. C’est faire, selon moi, bien peu de cas de ce qu’implique la présence de la bourse et l’allusion à la vente. Il semble bien qu’il faille interpréter ici le parallèle d’une façon bien moins euphémisée… Quant au port d’un costume de qualité, il n’a rien d’exceptionnel dans l’iconographie de la prostituée. Celle-ci soigne en effet son apparence, laquelle peut constituer précisément, du moins pour les « acheteurs » qui en ont les moyens, un excellent « argument de vente ». Bien savoir se vendre paraît être ici la dernière arme féminine.

40Si la femme n’est plus une menace en soi dans le cadre des relations sexuelles vénales, toute menace n’est pas pour autant écartée. Dès que l’amour refait surface, le danger guette de nouveau l’argent des mâles. L’Amour puni (Berlin, Gemäldegalerie), une allégorie de Simon De Vos (1603-1676), paraît bien mettre en scène une prise de conscience masculine. Sous les yeux de Vénus, un gentil-homme fouette avec énergie un jeune Cupidon alors qu’une femme âgée d’allure revêche (une entremetteuse ?) montre au spectateur une bourse vide. Victime de sa passion, notre gentilhomme a dû laisser beaucoup d’argent dans l’affaire. Mais son comportement nouveau montre qu’il est parvenu à se ressaisir. C’est bien nécessaire, d’autant que le danger est partout. Il est en effet d’autres femmes que Vénus qui sont prêtes à user de leur pouvoir de fascination pour mettre la main sur l’argent de leur victime. Ainsi en va-t-il des diseuses de bonne aventure, que l’on retrouvera ultérieurement. L’intérêt que les mâles leur portent ne paraît pas lié qu’à leurs mirifiques annonces. Les jolies « égyptiennes », si fréquentes parmi les devineresses de peinture, retiennent pour elles-mêmes leur attention. Que les hommes se soient finalement assurés en peinture le contrôle financier des relations entre les sexes, après les vicissitudes de la Renaissance, ne signifie donc pas qu’ils soient désormais maîtres d’eux et de leur propre argent dans toutes les confrontations avec des femmes.

Notes

1 Matthews Grieco, Ange ou diablesse, p. 164.

2 Ibid., p. 275.

3 Sur cette œuvre, Wirth, Laïs Corinthiaca.

4 Harrison, Pistoles/paroles, p. 138-139 à propos des comportements comparés de Sganarelle et Ariste dans l’École des maris de Molière.

5 Stewart, Unequal lovers, p. 10 et 169. Selon certains auteurs, l’attribution à Vinci est peu probable et cette image relèverait elle aussi de l’« invention nordique » (Baldass), Marlier, Érasme, p. 247, note 21.

6 Pour un exemple au XVIe siècle de l’emploi de la locution « vider les bourses », Jean Jacquart et Philippe Hamon, Archives de France, t. 3, XVIe siècle, Paris, Fayard, 1997, p. 17. La bourse vidée par la femme est d’ailleurs un attribut reconnu de la luxure, Tervarent, Attributs et symboles, p. 134.

7 Gravure d’après un dessin de Dürer, reproduite dans G.B A., juillet-août 1978, p. 47 ; dessin attribué à Jörg Sweiger, reproduit dans Stewart, Unequal lovers, p. 89.

8 Comme la chemise et la large escarcelle selon Renaissance Paintings, p. 214 à propos d’un tableau de Cranach.

9 Voir les images vénitiennes analysées par Fortini Brown, Peinture, p. 131, 157 et 159, qui montrent la difficulté de distinguer précisément entre prostituées, courtisanes, femmes respectables et patriciennes.

10 Grössinger, Picturing women, p. 129-130. Un dessin d’Altdorfer (v. 1508) représente une scène de prostitution sans ambiguïté : mais il met en scène dans un paysage d’extérieur un soldat, argent en main, qui sollicite une femme de dos, et nullement des étuves, Hale, Civilisation, p. 445.

11 Sur ce thème, Christin, Les yeux pour le croire, p. 116.

12 Voir les exemples fournis par Grössinger, Picturing women, p. 144 (Urs Graf) ou par Stewart, Unequal lovers, p. 71 (eau-forte inspirée de Lucas de Leyde, vers 1520-1530), p. 72 (Ehrard Schön, 1538 et gravure autrefois attribuée au maître Crayfish, vers 1520-1530) et p. 74 (artiste de Nuremberg, vers 1525-1530).

13 Marlier, Érasme, p. 229-230.

14 Je suis par ailleurs en désaccord avec l’interprétation de Starobinski, Largesse, p. 29-30 qui suppose, sur deux dessins de trios dus à Goltzius, datés de 1600 et conservés au Louvre, que les jeunes (respectivement une fille et un garçon) se laissent finalement tenter par l’offre de « froides amours vénales » des vieillards.

15 Stewart, Unequal lovers, p. 62 et 106. Sur l’ironie de la femme devant un vieillard amoureux impuissant et même incontinent, Lammertse, Dutch genre paintings, p. 42, note 4.

16 Ibid., p. 148, avec une lithographie d’après une autre œuvre de l’école de Cranach, qui représente aussi un paysan coiffé de son chapeau à plume.

17 Sur la femme qui n’« aime » que par intérêt, Matthews Grieco, Ange ou diablesse, p. 278.

18 Stewart, Unequal lovers, p. 102, 104 et 114.

19 Voir Christin, Dix commandements, p. 24-25 et 115-116.

20 Daumas, Images et sociétés, p. 112-113.

21 Mirimonde, Jan Massys, p. 558.

22 Ibid., p. 557.

23 Reproduit dans Nicolson, Caravaggism, t. III, no 1598.

24 Reproduit dans Walther, Maîtres, p. 330.

25 Voir le Vieillard amoureux de Frans Van Mieris, connu par une copie (le tableau a brûlé en 1864), Lammertse, Dutch genre paintings, p. 11.

26 Son seul écho se trouve, peut-être, dans la présence de papiers et de parchemins sur quelques œuvres. Ainsi sur une huile sur cuivre inspirée de Godfried Schalcken (Besançon, MBA) : Peintures flamandes et hollandaises, Franche-Comté, p. 242. Mais, de façon significative, le vieil homme qui montre un papier à la courtisane n’appuie son éventuelle proposition matrimoniale d’aucun recours à l’argent.

27 Schama, Embarras, p. 566.

28 La jeune fille aux cheveux dénoués et au sein apparent, une pièce de monnaie à la main, d’une supposée Allégorie du toucher de J.A. Backer (Lisbonne, Museu Nacional de Arte Antiga, vers 1633-1635) ne pourraitelle se rattacher à cette iconographie ? C’est une nouvelle hypothèse pour ce tableau.

29 Grössinger, Picturing women, p. 101 et 129-130.

30 Synthèse de ce mouvement dans Hale, Civilisation, p. 514-519.

31 Le fait que le mot coudre en argot hollandais puisse renvoyer à l’argent des relations sexuelles, ne semble pas opératoire ici, Fegan, Hidden Pleasures, p. 124.

32 La mort vient également rappeler à l’ordre un vieillard dans une gravure de trio amoureux due à Jacques De Gheyn, Hollstein, Dutch and Flemish, t. VII, p. 123.

33 Reproduit dans Honig, Desire, p. 310, et dans Schama, Embarras, p. 672.

Table des illustrations

Légende Figure 11. – Anonyme, Triangle amoureux. Gravure, Nuremberg, vers 1525-1530.
URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/136605/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 197k
Légende Figure 12. – Cranach, Lucas l’ancien, Couples bien et mal assortis.Dresde, Gemaldegalerie, sans doute après 1537, 73 x 121.
URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/136605/img-2.jpg
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