1Les figures d’individualité embarrassent la critique. Elles sont incriminées en raison de maux qui leur sont associés tout en étant louées pour leur contribution à l’émancipation d’autres maux. Une telle duplicité déroute les sciences sociales critiques. Mon propos est d’éclairer, à partir d’une analyse de trois figures d’individualités engagées, la disposition de différents attributs de l’individu : volonté, autonomie, indépendance, responsabilité, choix, consentement, etc. Le cadre d’analyse proposé peut contribuer à redonner contenance à une critique déconcertée en permettant deux extensions de la critique introduites successivement dans les deux parties de l’article1. L’argument sera confronté à des politiques du secteur social, de la santé et de l’éducation, dont les activités ont connu des transformations profondes en raison du déploiement de ces figures d’individualité2.

Trois figures d’individualités engagées Oppression d’un engagement par un autre

2Sociologues et politistes utilisent volontiers le terme pouvoir en entendant un abus et sa critique. La faveur des notions d’empowerment et de capability fait cependant ressortir des pouvoirs bienfaisants. Comment traiter de capacités pour en examiner les bienfaits, autant que les méfaits résultant de leur pression sur d’autres capacités qui, affaiblies ou anéanties, apparaissent alors dans leur vulnérabilité ?

L’individu de grandeur marchande

3Le cadre des Économies de la grandeur, élaboré avec Luc Boltanski (Boltanski et Thévenot, 1991), a traité de qualifications légitimes et de leur critique à partir d’une pluralité de grandeurs comprenant une figure d’individu de grandeur Marchande. Reconnaître la concurrence marchande comme une grandeur de bien commun parmi d’autres permet de la replacer dans un débat critique sur son intégration politique au côté d’autres spécifications du bien commun. On évite ainsi de la traiter comme une technique de coordination neutre et applicable à toute activité, ainsi que le font souvent économistes et politiques pour arguer que la transformation des services sociaux, d’éducation et de santé en services marchands est neutre par rapport aux « valeurs » portées par ces activités.

4Or l’épreuve de qualification pour la concurrence requiert des transformations draconiennes de ces activités et de leurs acteurs. Ces derniers doivent s’accorder sur une forme unique et commune d’évaluation par le prix, aux dépens de tout autre bien commun visé par le service, tel celui de la solidarité égalitaire Civique. L’épreuve de concurrence menace ainsi de rompre les compromis sur lesquels reposent des organisations de soin conjuguant les grandeurs Marchande, Domestique ou Civique (Moursli et Cobbaut, 2006 ; Zuiderent-Jerak, 2009). Comme on le voit dans la politique implantée en Lombardie et influencée par le New Public Management, la relation du bénéficiaire au monde devient celle d’un « consommateur », la conversion de l’aide en « voucher » permettant l’achat d’un service consommable (Bifulco & Centemeri, 2008, Borghi, 2008). L’identité de marchandise aliénable et sans attache, que requiert l’épreuve de concurrence, façonne le service que l’agent de soin dispense dans le cadre d’un contrat. En dépliant les dispositions requises pour la qualification marchande, au lieu d’en rester aux notions vagues de marché et de ses lois, on prend la mesure du sacrifice d’autres dépendances bénéfiques3.

L’individu en public libéral et l’individu en plan

5L’étape suivante, introduite par l’analyse de l’action qui convient (Thévenot, 1990) et déployée dans une sociologie des régimes d’engagement (2006), a permis de mettre au point un cadre théorique qui éclaire des figures d’individualité différant de l’individu marchand, sans en rester aux justifications et critiques destinées au public, lieu de controverses, d’affaires et de scandales4. À la différence de celle d’action, ou même de coordination, la catégorie d’engagement trouve place dans la famille de la promesse et porte sur des façons de se lier pour quelque garantie. L’engagement est défini par les traits suivants. Dans un mouvement vers un certain bien, il assure une correspondance entre des états de la personne, d’un moment à l’autre. Il repose sur le rapport à un environnement approprié qui est disposé en gage. Ainsi conçue, la catégorie d’engagement permet de considérer la personne dans la dynamique d’un fragile rapport de confiance à elle-même et au monde qui l’entoure. Les régimes d’engagements qui nous intéressent font l’objet d’une reconnaissance sociale comme source de confiance. Toutefois l’engagement dans le familier ne permet de communiquer la confiance personnelle qu’au plus proche, une confiance qui n’est donc pas « sociale » au sens courant du terme.

6L’individu en plan. Une architecture élémentaire de trois régimes d’engagement conduit à situer à un niveau intermédiaire celui qui engage la capacité d’individu en plan et donne leur pertinence aux notions d’autonomie, de projet et responsabilité. À la différence d’une approche centrée sur la volonté d’un sujet, sa rationalité instrumentale, voire son calcul optimisateur, l’engagement rend compte des façons d’assurer et de s’assurer de cette capacité volontaire à partir d’un plan individuel. Son accomplissement est le bien recherché. Sa garantie dépend d’un environnement disposé en fonctionnalités qui gagent la capacité à accomplir une volonté individuelle. Ce régime n’est pas soumis aux exigences conventionnelles des régimes publics, telles que celles pesant sur l’individu de grandeur Marchande. En conséquence, il se prête à des mises en commun de moindre ampleur selon des coordinations à plusieurs qui se montrent tolérantes quant à la façon de réaliser le plan, mais impropres à une mise en cause publique5. L’engagement en plan connaît cependant des mises en forme conventionnelle lorsqu’il est mutualisé et formalisé dans la convention d’un contrat. Une telle mise en forme est disposée par le travailleur social pour « offrir à la personne de faire ses propres choix », choix formalisé par le vouvoiement et la signature du contrat dans un bureau (Pattaroni, 2002). Cette individualité, disposée pour une certaine mise en commun grâce au format communicable du plan, doit être distinguée de l’engagement familier dont on pourrait dire qu’il soutient une figure plus personnelle. Son bien est celui de l’aise personnelle et il n’est pas congruent avec les notions d’autonomie individuelle ni de projet. Puisque « le contrat c’est entre un et un », l’éducatrice demande d’écarter les attachements familiers de ceux qui « arrivent avec toute la famille », et de formaliser la « participation financière » de cette dernière (ibid.).

7L’individu en public libéral. L’individu engagé dans un plan ne participe pas au public. C’est le cas en revanche d’une troisième figure d’individualité, l’individu engagé dans le public libéral. La composition du public libéral ne passe pas par une pluralité de biens communs écartés en raison de la menace d’éclatement qu’ils font courir à la communauté6. La composition du pluriel passe par l’expression d’opinions ou d’intérêts qui, quoiqu’individuels, n’en sont pas pour autant des plus personnels puisqu’ils sont préparés pour leur prise en compte en public. La mise en forme des prises de position en fait des options pouvant être reconnues et éventuellement adoptées par les autres participants au public, engagés dans le même état d’individu. À y regarder de près, cette exigence optionnelle est lourde, faisant pression sur des attachements personnels qui ne la satisfont pas (Thévenot, 2008a).

Pressions et oppressions d’un engagement sur un autre

8L’horizon de la critique s’étend par la prise en compte des pressions d’un engagement sur un autre. Elles ne se correspondent pas à des asymétries de pouvoir s’exerçant directement de personne à personne ou par le détour de domination symbolique. Elles ne sont pas non plus toujours ressenties comme conflits de valeurs, de causes ou d’intérêts. L’oppression ne pèse pas immédiatement sur une capacité qui s’en trouve affaiblie, mais sur l’engagement qui l’assure, via l’environnement disposé en gage. Toute atteinte à son égard, notamment pour le disposer autrement afin de ménager d’autres engagements, affecte la capacité gagée sans assujettir pour autant directement la personne.

9L’autonomie de la personne aidée, soignée et enseignée peut être vue comme émancipatrice de pressions – alors tenues pour oppressives – de grandeurs Civique et Industrielle orientant ces activités. À la différence de la grandeur Marchande, ces dernières ne favorisent pas l’individuation puisqu’elles qualifient par la solidarité collective et l’efficacité technique elle-même abstraite dans la mise en série. L’identification de l’engagement familier révèle les pressions et oppressions que fait à son tour subir cette émancipation. Elle pèse sur l’aise familière qui assure le maintien de la personne dans les dépendances de l’habitude, de l’habitat et du proche de l’habitant, dépendances dont est supposé s’affranchir l’individu autonome. La pression de l’autonomie diffère selon les trois figures d’individualité. Nous avons déjà mentionné la pression sur le familier que fait peser l’engagement de l’individu en plan. Pour ce qui est de l’individu marchand, laissons de côté l’absence largement documentée des dispositions attendues chez le « client » du service social à s’informer, comparer, calculer, ainsi que les obstacles au changement de « fournisseur ». Soulignons l’oppression sur l’engagement familier qui tient à l’identité fixée du package de services achetés, non accommodé au familier. Lorsque la personne en attente d’aide personnalisée s’en émeut, le prestataire de service marchand lui répond que sa « situation présente une complication qui n’est pas prévue par les termes du contrat », quand il ne va pas jusqu’à « réprimander » la cliente et lui dire que, si elle continue, elle ne pourra plus recevoir d’aide à domicile et sera placée en institution (de Leonardis, 2009). L’individu en public libéral, dans sa version la plus exigeante (empowerment), est indistinctement la personne aidant et celle aidée confondues dans la même qualité d’individu volunteer (Eliasoph, 2007). Ce même engagement individuel en public fait pression sur des relations de proximité que peuvent chercher à ménager des travailleurs sociaux.

Reconnaître un art de composition méconnu

10Afin de ne pas affecter l’aise primordiale de la personne dans son assise familière, les professionnels qui l’accompagnent vers l’engagement en plan ou la participation à un public libéral, doivent composer avec les dispositions de l’engagement familier. Inversement, le familier fait subir des oppressions symétriques aux engagements conventionnels publics. Ces professionnels sont tenus de se conformer à des normes, y compris juridiques, auxquelles contreviennent souvent les usages du proche et notamment de l’habiter (Breviglieri, 2002, 2005, 2006). Les analyses menées à partir d’enquêtes ethnographiques (Breviglieri et Stavo-Debauge, 2006) font ressortir le délicat travail de composition des travailleurs sociaux qui doivent éviter les risques, pesant notamment sur le jeune, dus aux débordements et désordres (au regard du public) inhérents aux accommodements familiers. Ils échouent s’ils se contentent de rappeler rigidement à l’ordre des engagements les plus publics, ou ne reconnaissent que la responsabilité engagée dans le plan. Ceux et celles qui se sortent de cette complexité doivent faire preuve d’un art de composer avec des engagements multiples qui ne repose souvent que sur l’équipement de leur corps propre, faute de dispositif confectionné pour favoriser une telle composition. Les outils d’organisation du travail, mais aussi ceux de sa critique classique par les sciences sociales, n’offrent pas les catégories propices à l’identification et à la reconnaissance de cet art de composition7.

11Nina Eliasoph a remarquablement analysé l’art d’une travailleuse sociale qui prend soin de « ses » adolescentes Afro-Américaines en aménageant des espaces familiers soustraits au public, et des moments de suspension de ses exigences (Eliasoph, 2007). Cependant, la pression de l’empowerment public sur le dispositif est telle que cet art est condamné à demeurer clandestin. Certains dispositifs italiens d’aide sociale font également appel à cet individu en public libéral, sans se limiter à l’individu marchand et en s’ouvrant aussi à d’autres régimes. À la différence du voucher marchand, le « budget personnalisé de soin » fait place à trois partenaires, l’usager, le fournisseur et l’autorité publique territoriale, qui participent notamment à l’« Unité intégrée d’évaluation ». Le partenaire public veille à la mise en œuvre du contrat, mais il soutient aussi la voix fragile de l’usager (empowerment) qui prend part à la définition et à l’évaluation de son « projet personnalisé » (de Leonardis, 2009). Les trois axes de la personnalisation par l’habitat, la réinsertion dans l’activité et les relations personnelles, font place à l’engagement familier, ménageant même parfois à la famille une part active au processus de réinsertion (Bifulco & Centemeri, 2008).

12L’analyse de ces oppressions permet une extension significative de la critique, qu’elle vienne des personnes concernées ou qu’elle soit systématisée par le sociologue. Peuvent être relevés des gênes et des troubles peu visibles et difficilement formulés, encore loin d’accéder au format public requis par la critique. Les considérations sur l’inégale participation aux arènes critiques s’enrichissent de l’examen des conditions d’acheminement de tels malaises vers l’exposition publique, des transformations requises et des obstacles rencontrés.

La double face de l’engagement Exploitation par réduction substantialiste

13Une deuxième extension de la critique suppose un détour plus long que la précédente au regard du genre de critique qu’exercent les personnes concernées. La nature du détour est d’ailleurs autre. Il ne procède plus d’une explicitation systématique des conditions de la critique et de l’acheminement du trouble vers le public. Un mécanisme est mis au jour, sur lequel ne porte pas ordinairement la critique alors même qu’il se prête à une exploitation productrice d’un genre de domination. En cela, cette nouvelle extension peut être envisagée comme contribution à la théorie critique, pour reprendre la distinction marquée par Luc Boltanski entre théorie de la critique et théorie critique. La deuxième extension concerne encore les figures d’individualité, ce pourquoi il est opportun de la considérer ici.

Le dédoublement de l’engagement : adhésion/hésitation

14Afin de démonter le mécanisme donnant lieu à exploitation, il faut partir d’une analyse de la double face de l’engagement. Dès l’expérience première du codage d’items nécessaire à l’exploitation statistique, j’ai rencontré un paradoxe – ou tout du moins une tension extrême – qui allait m’occuper durablement. Le codage social de la jeunesse, sujet d’un premier article publié dans Actes de la Recherche en Sciences Sociales (Thévenot 1979), introduit déjà la tension entre les deux aspects du codage : (1) l’assurance dans la puissance d’un rapprochement que confère l’équivalence d’une forme codée ; (2) le soupçon sur le code, suscité par sa mise en œuvre (codage de l’item). Dans la sociologie critique de Pierre Bourdieu, le premier aspect de puissance était abordé principalement sous l’angle d’une critique d’un pouvoir d’imposition et de domination, celui du droit et de ses formalités notamment. Était privilégié par le sociologue le second aspect du soupçon critique sur l’arbitraire du code. L’expérience statistique de la puissance coordinatrice du code et de l’équipement qui le consolide, à laquelle s’est ajoutée une réflexion entreprise avec François Eymard-Duvernay sur l’investissement dans l’entreprise, ont conduit à une notion d’investissement de forme caractérisant la forme d’équivalence comme une capacité de coordination et non seulement de domination8.

15La collaboration avec Luc Boltanski s’est nouée autour des catégories sociales, à partir de son travail magistral sur la représentation des cadres (Boltanski 1982). Les expériences de classements sociaux et les jeux que nous avons conçus (Boltanski et Thévenot, 1983) ont donné à observer les tensions de l’expérience double de codage et d’invention du code. Dans notre recherche ultérieure sur la justification et la critique, nous avons distingué deux postures consistant à « fermer » et « ouvrir les yeux ». Les personnes « ferment les yeux » pour « être à ce qu’elles font », « résister à la distraction » et « s’engager dans les épreuves que les situations leur ménagent ». En revanche, elles « ouvrent les yeux » pour « contester la validité de l’épreuve et, en se soustrayant à l’empire de la situation, distinguer les êtres relevant d’autres mondes » (Boltanski et Thévenot, 1991). La première posture est du côté de la justification et la seconde de la critique9.

16Parce qu’elle traite d’une quête qui lie, et de sa dynamique éprouvante, la catégorie de régime d’engagement que j’ai confectionnée dans l’étape suivante conjoint deux faces contrastées mais indissociables : la quiétude confiante de l’engagement et l’inquiétude défiante, l’adhésion et l’hésitation. Le vocabulaire des yeux fermés ou ouverts s’accorde au régime le plus public, aux deux faces d’un engagement justifiable qui donne des cautions pour la justification sans pouvoir échapper à l’ouverture de la critique. La première face est celle de la formalité, de la lettre de la convention. Marquant l’adhésion à l’institution, elle est indispensable à son existence, ce pourquoi les réductions sociologiques des institutions à des pratiques sociales souffrent d’insuffisance chronique. La lettre de la convention se prolonge dans la qualité des êtres qualifiés et de leurs relations qui redondent et confèrent à l’engagement un tour cérémoniel. La seconde face ne se limite pas aux critiques que nous avons examinées dans De la justification. Le doute fait voir la convention sous un nouveau jour, dans son second sens d’inauthentique.

17Comment se manifestent les deux faces de la dynamique d’engagement selon les trois individualités que nous avons identifiées ? Alors que l’individualité marchande se déploie cérémoniellement dans les dispositifs et rites de transaction d’achat-vente, s’insinue un doute qui ne tient pas seulement à la tension critique avec d’autres grandeurs, mais qui ronge le noyau de l’engagement marchand, la convention qui fait tenir la marchandise : « Ce que j’ai entre les mains, est-elle bien ce que je désirais acheter ? » La face confiante de l’individu en public libéral se manifeste dans l’adhésion au public auquel il prend part, dans l’affirmation de ce pour quoi il opte. Du côté du doute il s’inquiète, non d’avoir bien choisi une option mais de retrouver sa conviction dans l’option exposée : « Cette opinion ou cet intérêt disposés en public dans une forme recevable par les autres individus, est-ce bien la conviction que j’avais à faire entendre ? » Dans l’individu engagé en plan, la face de la quiétude est celle de l’adhésion dans le projet, la disposition fonctionnelle du monde environnant redoublant l’affirmation de la volonté individuelle. L’inquiétude ne provient pas nécessairement d’un obstacle frontal au projet, mais d’une hésitation plus insidieuse : « Suis-je bien encore dans ce plan que ma volonté avait formé ? » Le régime d’engagement familier, si personnel et éloigné des formalités de l’institué, connaît lui aussi un semblable dédoublement, entre l’adhésion à la routine et l’hésitation qui finit par faire douter de la confiance même qu’on met dans le familier.

18Ces dédoublements sont courants. Sans s’en tenir à des interprétations psychologiques, il est fécond de les relier à la structure interne d’un régime d’engagement, de sa dynamique et de son cycle. L’inquiétude ne saurait perdurer sans entraîner l’effondrement dépressif de tout élan d’engagement. La sortie du doute éprouvant reconduit à la face confiante en passant par un état intermédiaire qui tient à l’actualisation des garants, selon un mouvement de révision et de découverte inhérent au sens de la réalité10. Les garants révisés ne sont que ponctuels. Mais leur caractère fragmentaire, bien visible dans l’état intermédiaire lucide, s’estompe vite au bénéfice d’une adhésion entière retrouvée.

La réduction substantialiste de l’engagement : le mécanisme et son exploitation

19La compréhension des deux faces de l’engagement permet de démonter un mécanisme qui donne lieu à exploitation, une « réduction substantialiste » consistant en trois opérations :

201 – Les deux faces de l’engagement sont réduites à une seule, dans une fixation sur l’adhésion à la garantie et dans l’oubli de l’inquiétude éprouvante portant à révision.

212 – La face d’adhésion confiante est elle-même réduite par oubli du bien associé à l’engagement et affecté par ses manquements : la quiétude est confondue avec un état de fait.

223 – L’état de fait est à son tour réduit, par oubli des dépendances maintenant l’engagement, en propriétés substantielles attribuées en propre à des entités indépendantes, à l’agent humain comme à d’autres éléments matériels impliqués dans l’engagement.

23Une enquête sur la standardisation m’a permis de mettre en évidence cette réduction11. Les standards se déploient en même temps que les figures d’individualité, dans une conjonction apparemment contradictoire entre uniformisation et individualisation. Une combinaison apparemment si aberrante s’éclaire à partir de la réduction substantialiste.

24Les sociologues du travail ont été durablement animés par la critique de l’organisation du travail, dénonçant l’illusoire de la formalité des méthodes mises en place par les ingénieurs. La réalité des pratiques ouvrières est alors opposée à des prescriptions formelles irréalistes. Quoique richement productive, une telle posture critique à l’égard des mises en forme trouve sa limite en ce qu’elle prend fait et cause pour la seule face du doute. Les ouvriers sont, quant à eux, souvent montrés engagés dans le souci d’un travail bien fait, auquel les consignes font obstacle. C’est alors la face de l’adhésion dans l’engagement qui est la seule prise en compte. Afin de mettre en évidence une asymétrie et son exploitation, il importe d’utiliser un même cadre pour embrasser l’ensemble de l’organisation et de ses acteurs.

25L’organisation hiérarchique a été critiquée pour ne reconnaître aucune place à l’autonomie individuelle. Qu’en est-il d’un management supposé répondre à cette critique et permettre qu’un accord s’établisse horizontalement, mettant en valeur l’autonomie de l’individu employé ? Pour simplifier la réponse introduisant l’exploitation de la réduction substantielle, tenons-nous au régime du plan qui est clairement impliqué dans ce management. La marge d’ouverture laissée dans l’accomplissement du plan auquel l’individu s’engage peut l’inciter à s’y impliquer plus volontiers, ce qu’escomptent les stratèges de ce genre d’organisation. Où se situe alors l’asymétrie dans ce qui se présente comme un engagement mutuel de deux partenaires sur un plan formalisé par quelque contrat d’objectif ? Plutôt que d’introduire d’emblée une asymétrie de pouvoir qui clôt un peu trop vite l’analyse, considérons la réduction substantialiste de l’engagement en plan. Transformé en état de fait, le plan est rapporté à des propriétés objectives. La mesure de l’objectif est mis en rapport causal avec la compétence individuelle de l’employé, réactualisée au vu du résultat. Au lieu de porter sur la dynamique de l’engagement en intégrant son bien et sa face éprouvante, l’accord et le jugement se restreignent à une factualité réduite. L’objectivation passe par une standardisation, et donc par la focalisation sur des repères conventionnels ponctuels. Les asymétries tiennent alors aux inégales possibilités de jeu avec cette réduction substantielle et ses propriétés ponctuelles. Certains acteurs ont plus de latitude que d’autres pour influer sur les repères du standard et anticiper la marge de manœuvre que leur préserve leur caractère fragmentaire. Ils peuvent aussi jouer de standards plus compréhensifs que d’autres qui réduisent des plans plus circonscrits. Les employés impliqués dans ces derniers doivent faire avec les deux faces de l’engagement, dans un mouvement éprouvant les amenant à révision, sans que rien n’en soit reconnu ou rémunéré au regard des repères standards ou, pire, avec à la clé des sanctions pour cause d’écarts repérés faisant suite aux révisions. Dans le différentiel ouvert par le jeu avec les repères conventionnels, dont jouent les uns aux dépens des autres, gît la possibilité d’exploitation.

26Les entreprises de logement social ne sont pas encore de celles qui poussent le plus loin le profit et l’exploitation le générant. Elles fournissent cependant matière à la réflexion précédente. Les instruments d’évaluation de la qualité de service favorisent en effet l’entrée dans le secteur d’entreprises des plus marchandes, alors même qu’ils sont destinés à émanciper l’individu d’une tutelle paternaliste en permettant qu’il se fasse entendre (Bonnet, 2008). L’observation attentive d’entreprises intégrant d’autres biens que celui de la concurrence marchande fait ressortir les risques de réduction substantialiste via l’appareillage standardisé de la qualité. La réduction des engagements des agents de l’entreprise aussi bien que des personnes habitant les logements conduit à l’exploitation des premiers et à un genre d’aliénation des seconds. Elle empêche que soit reconnu et rémunéré le cœur de l’activité des agents. Éprouvante et souvent sapée par le doute, elle consiste à disposer des « préoccupations empêtrées » dans le plan d’une « demande » que l’entreprise peut s’engager à satisfaire, en acheminant précautionneusement les habitants vers ce plan (ibid.).

27L’émancipation associée aux figures d’individualité va de pair avec des pressions, oppressions et exploitations plus subreptices, qui ne s’exercent pas seulement dans un rapport direct de subordination ou dans une domination symbolique, ni ne se laissent saisir à partir des catégories classiques du collectif ou du lien social. Afin de les appréhender dans une approche critique, il convient de rapporter les capacités des personnes aux engagements dont elles tiennent leur assurance.