26. Militer pour soi : les techniques de fidélisation au sein de Greenpeace
p. 307-316
Texte intégral
1En collaboration avec Sylvain Lefevre1, nous avons choisi comme objets d’étude les organisations non gouvernementales (ONG) dites transnationales qui ont créé des groupes locaux dans les grandes villes européennes. Au moment de la naissance de ces groupes, dans la seconde moitié des années 1990, la littérature sociologique et celle des relations internationales foisonnaient de considérations prophétiques sur l’émergence d’une société civile transnationale qui mettait les acteurs en réseau et transformerait radicalement les modes de militance. Les auteurs2 étaient enclins à questionner ces nouvelles formes d’engagement, à parler d’un rapport distancié des acteurs y compris aux causes qu’ils soutenaient. L’individu, fin du XXe siècle, serait prêt à s’investir pour des causes souvent ponctuelles et serait plus versatile dans ses choix. Il est vrai que des phénomènes comme les coordinations, les réseaux, les lanceurs d’alerte semblaient suggérer que des formes inédites apparaissaient. En soulignant les « nouvelles » caractéristiques des individus (goût de l’autonomie, capacité d’expertise, engouement pour des formes renouvelées de collectif), ces études sous-estimaient que les nouvelles formes d’action dans l’espace public participaient autant à la socialisation de l’individu en tant qu’individu « individualisé » qu’elles n’accueillaient des militants « individualistes ». L’individu existait autant, autrement dit, comme produit de ces organisations militantes que comme partenaire avec lequel il leur fallait composer.
2Nous essaierons de comprendre comment les groupes locaux de Greenpeace convertissent des individus en militants sans pour autant obliger ces derniers à renoncer à être des individus, comment, en d’autres termes, ils séduisent des individus ayant leurs propres préoccupations d’individus. Les groupes de Greenpeace représentent une instance de socialisation à un collectif et nous émettons l’hypothèse qu’ils constituent en même temps un lieu qui renforce le phénomène d’individualisation du militantisme.
3À Greenpeace, la création des groupes locaux répond à l’exigence de construction d’un maillage plus proche des citoyens, de l’opinion publique et des donateurs. À la fin des années 1990, l’ONG apparaissait lointaine et le siège a souhaité qu’elle soit plus proche d’une opinion publique qui, potentiellement, pouvait soutenir l’association transnationale dans ses combats par le biais de pétitions, de dons ou d’adhésions. Les groupes locaux reposaient à l’origine sur les bonnes volontés de quelques individus au profil de jeunes activistes, c’est-à-dire ayant participé aux coups de force organisés par Greenpeace (abordage de navires, occupations de sites). Le bénévole n’était alors pas particulièrement recherché à Greenpeace. Mais il devint rapidement nécessaire que ces groupes locaux s’étoffent en nombre pour s’insérer localement dans le réseau associatif, et surtout pour être capables de relayer localement un certain nombre de priorités reflétant les campagnes internationales (biodiversité, forêt, climat, toxiques, océans…). D’où l’appel aux bénévoles.
4En recueillant les récits de vie des bénévoles qui acceptaient de parler de Greenpeace et d’eux-mêmes, nous avons été confrontés à une population, méthode oblige, particulièrement prompte à l’auto-analyse, à la réflexivité. De manière relativement homogène, cette population se sentait en accord avec Greenpeace, quelles que soient les trajectoires personnelles (professionnelles, amicales, conjugales). C’est cette articulation entre engagement collectif et trajectoire individuelle qu’il faut étudier pour éclairer le fait que la gamme d’engagements proposés à Greenpeace est particulièrement adaptée à chaque militant dans sa singularité.
5Greenpeace serait-elle une organisation typiquement ajustée au militantisme « post-it3 » ? En même temps, cette ONG n’est-elle pas une instance de socialisation à l’individualisme ? En d’autres termes, les organisations militantes, en intégrant un discours qui s’adresse à chaque individualité, ne deviennent-elles pas des instances qui renforcent les capacités d’autonomie des individus ? Et n’opèrent-elles pas un tri en retenant les militants les plus « individualisés » ?
La prise en charge individualisée des bénévoles
6Au sein des groupes locaux, le principe veut qu’il y ait un responsable par campagne et qu’il puisse lui-même stabiliser un groupe (deux à cinq-six personnes) développant le lobbying au niveau local (exemple : l’envoi d’une lettre-type à tous les maires de l’agglomération de Rennes avait pour objectif de les faire renoncer à tout achat de bois tropicaux dans le cadre des marchés publics). En observant les moments où se constituent les groupes, deux phénomènes apparaissent : une relative autonomie des individus dans le choix de leur groupe de travail, une insistance sur leur capacité à être curieux intellectuellement. L’invitation à rejoindre un groupe (formulée au moment des réunions mensuelles) est une manière d’intégrer les arrivants et aussi de repérer des profils singuliers. Sans que cela soit systématique, le bénévole doté d’un diplôme d’ingénieur rejoint par exemple plus volontiers les questions de réchauffement climatique ou de lutte contre les toxiques. Les formations universitaires préexistantes ne sont pas entendues seulement comme une ressource d’expertise que l’on recyclerait ; le bénévole conçoit son militantisme comme un moyen d’offrir ses compétences à une association à laquelle il croit.
7Les bénévoles qui n’auraient pas un profil a priori facilement employable dans cet espace militant (comme une infirmière ou un professeur de français) se forment aux compétences attendues de l’organisation grâce à l’abondante documentation Greenpeace. Sans être réguliers, desweek-end de formation sont organisés au domicile d’un militant qui projette des films didactiques. L’engagement sollicite l’autonomie des bénévoles qui peuvent nourrir leurs réflexions (ou leur sentiment d’injustice) par la lecture d’ouvrages, de dossiers, ou par le visionnage de documentaires. Au moment de l’enquête, Le cauchemar de Darwin4 était par exemple une référence incontournable. Aucune de ces activités n’est imposée : toutefois, l’émulation au sein du groupe est tel que l’individu (sous peine d’être exclu des conversations informelles) se sent obligé de s’y conformer.
8Le discours du responsable de groupe et de l’ONG, comme le montre le site Internet de Greenpeace, interpelle constamment l’individu en insistant sur sa prise de conscience, sa responsabilité à l’égard de la planète ou des générations futures. L’ONG, tout en encadrant strictement les formes de l’action collective, sait redonner à l’individu suffisamment d’autonomie. L’individu peut ainsi rapidement s’approprier une partie de l’image de Greenpeace et accomplir son baptême du feu militant.
9Être bénévole à Greenpeace ne donne en revanche aucune légitimité pour parler au nom de l’ONG. Greenpeace n’offre qu’une identité militante restreinte, ce qui pourrait désespérer le bénévole. Il semble malgré tout qu’au moment de l’adhésion, cet aspect ne pose aucun problème. Comme si l’engagement, au demeurant souvent provisoire, voire ponctuel, n’était pas prioritairement recherché pour ses implications identitaires. L’individu préexiste à celui-ci. Les bénévoles ne cherchent pas à s’identifier totalement à l’organisation. Il existe avant elle, après elle, au-delà d’elle.
10À Rennes, le responsable du groupe local Greenpeace est à la tête d’un réseau de jeunes militants étudiants ou récemment diplômés, souvent apolitiques, qui ont en commun de se méfier de tout discours politique. Lui-même est âgé d’à peine la trentaine. Ces données permettent de comprendre en partie que les actions proposées, ces mobilisations spectaculaires ayant fait la célébrité de Greenpeace, sont présentées sous une forme ludique. Les bénévoles ont rarement traversé des lieux de socialisation politique forts (partisan ou syndical). En revanche, ces jeunes souvent sortis des écoles d’ingénieurs développent une forte réflexivité à l’égard de leurs pratiques professionnelles (refus par exemple d’être employé comme ingénieur pour des contrats avec l’Armée). Greenpeace puise dans leurs ressources de connaissances, y compris professionnelles, pour les mettre au service d’un engagement contre la mondialisation. La critique technicienne se nourrit d’expériences individuelles. L’organisation en hérite.
11Si donc les bénévoles de Greenpeace n’ont pas eu besoin de cette dernière pour construire leur vision du monde et pour nourrir leur réflexivité, seul en revanche l’engagement est à même de leur procurer les gratifications individuelles qu’ils recherchent. Les ONG transnationales de type Greenpeace, Médecins sans Frontières, Handicap International, ont un capital d’image médiatique qui est loin d’être négligeable et qui participe de leur attractivité. Elles savent jouer de ce capital pour diffuser une image héroïque du militant. Dans nos entretiens avec les militants de Greenpeace, la référence à « David et Goliath » (le zodiac contre les gros navires) est revenue à de nombreuses reprises, de manière spontanée, en particulier quand ces derniers parlaient des raisons qui les avaient fait choisir cette association environnementale.
12Pour eux, s’engager aux côtés de Greenpeace, c’est se donner l’occasion d’affronter des « ennemis de taille ». Tout se passe comme si le cadrage global des actions locales leur garantissait de pouvoir participer concrètement à des campagnes internationales et donc à une forme de contestation des excès de la mondialisation, en touchant des adversaires habituellement hors d’atteinte (trop lointains et trop puissants). Il faut souligner à cet égard l’importance d’un travail politique, largement pris en charge par l’institution, pour faire « tenir ensemble » d’une part, thématiquement, les différentes campagnes, via la construction de chaînes de causalité entre des phénomènes épars – la dégradation du marché du travail, les catastrophes climatiques, l’impunité des grandes multinationales (Union Carbide [Bhopal], Shell [Brent Spar], Total [Erika], Monsanto…), mais également, d’autre part, des actions ciblées, isolées, voire microscopiques (poser une étiquette «OGM » sur une boite de conserve dans un supermarché, tenir un stand durant un festival…). Ce travail politique et symbolique oriente la communication du siège à l’égard des groupes locaux de la sorte enrôlés dans les réussites de l’ONG au niveau mondial, à travers les récits qui sont faits dans les magazines de l’association, les réunions de coordination (« Si on a pu faire ça, c’est grâce à vous… »), ou lors des projections des films dans les groupes locaux. L’action du militant de Greenpeace dans la forêt amazonienne est ainsi vécue comme celle d’un membre du groupe, d’un autre soi-même. Choisir Greenpeace c’est alors s’inscrire dans une histoire collective de redresseurs de torts, histoire éternelle du « pot de terre contre le pot de fer ».
13Les discours et les pratiques montrent que les représentations que ces individus développent du collectif et de leur individualité « militante » baignent dans une atmosphère d’érosion du militantisme (« fin du militantisme », « c’est l’heure du chacun pour soi »). Aussi n’est-il pas étonnant d’observer que de nouvelles rhétoriques apparaissent pour organiser le travail militant, s’inspirant d’un discours managérial puisant dans un idéal d’autonomie de l’individu, d’épanouissement personnel et de psychologisme. Les responsables de groupe sont convaincus que dans une société travaillée par l’individualisme, seule l’intimité de l’individu peut être mobilisée.
14L’autonomie et le libre-choix dans l’action font dès lors partie de l’identité militante : « ici, on milite comme on veut » ; « rien n’est obligatoire ». Cet aspect est d’autant plus au cœur de l’engagement que les individus sont en attente d’insertion professionnelle, ou bien à la retraite, ou bien encore disposent d’un temps serré entre leurs activités. Les plus actifs dans l’ONG sont évidemment les moins insérés professionnellement et Greenpeace peut être pour ceux-là un lieu d’appropriation personnelle de nouvelles compétences monnayables sur le marché du travail : apprendre à argumenter, progresser sur un sujet technique ou encore changer de spécialisation. Si le militantisme peut être lieu de recyclage d’aptitudes et d’apprentissage, il offre également la possibilité d’entrer dans un réseau mi-professionnel, mi-militant (comme l’agriculture biologique) ou encore de se projeter dans une carrière au sein-même de Greenpeace (« Je réponds aux annonces du siège. »)
15Il n’est donc pas étonnant que les individus répondant aux critères de l’autonomie, de la prise de risques personnels, de l’aptitude à instruire des dossiers techniques, soient les plus enclins à s’investir dans ce type de groupe local ; Greenpeace, par son mode de fonctionnement et son idéologie, renforce en retour le processus d’individualisation de l’engagement collectif. Ce phénomène en cache un autre, la quasi-inexistence, dans ces groupes, de populations disposant de trop peu de ressources cognitives, culturelles ou techniques, pour suivre les débats internes5. L’autre aspect le plus paradoxal est que le niveau culturel élevé des membres n’empêche aucunement le cloisonnement des tâches, une certaine remise de soi6 et une soumission docile aux discours et pratiques de Greenpeace. En réalité, pour la plupart des militants, l’engagement dans l’ONG verte ne représente qu’une partie de leur vie. La taylorisation de l’action collective ne semble pas leur peser, d’autant qu’ils présentent leurs actions au niveau local comme participant à un militantisme de dimension internationale. Ils ont foi dans la fiabilité du label « Greenpeace », organisation qui ne vit que grâce aux dons et qui est indépendante de tout groupe financier.
La valorisation de l’action, entre réalisation de soi et remise de soi
16Le fait que de nombreux bénévoles s’investissent dans le groupe local ou bien très ponctuellement (un jour de signatures de pétition sur le marché) ou bien fortement mais sur un laps de temps assez bref, peut nous amener à penser que ce militantisme de faible intensité correspond à l’idéal-type des nouvelles formes d’engagement. Cet engagement résulte de l’ajustement entre une offre de militantisme relâché (pétition en ligne, envoi de courrier électronique sur une liste ou récupération de matériaux militants disponibles sur Internet) et le profil de militants dotés d’une forte disposition à la réflexivité. L’adhésion insuffle pourtant dans tous les cas un peu d’héroïsme à leur vie. Une arrestation même peu prolongée reste un moment marquant dans leur existence. Ils « vivent » ces événements sur un mode romanesque.
17Confronté à des bénévoles ayant souvent un fort capital culturel et social, Greenpeace s’efforce de les capter en jouant d’un registre rhétorique mettant en valeur leur personnalité. Le coût du militantisme se dilue dans des considérations sur l’épanouissement, le ludique, le plaisir de militer. L’épanouissement résulte cependant davantage de l’action partagée que de la discussion en commun. La cause écologiste étant perçue une fois pour toutes comme essentielle, indiscutable, la priorité est de galvaniser les groupes pour promouvoir localement l’image ainsi que les actions de Greenpeace. Lors des réunions avec les bénévoles, il s’agit moins de débattre que d’agir. Ce militantisme d’action séduit les bénévoles qui ont adhéré essentiellement dans cette optique. Le sentiment d’injustice préexiste à l’engagement ; les jeunes militants trouvent alors dans le groupe (par l’échange d’informations et par l’action) une manière de se réassurer dans leurs convictions. Cette forte réflexivité individuelle trouve un écho par la chaleur d’un groupe au sein duquel, peu ou prou, les mêmes impressions sont partagées.
18Le caractère récréatif de l’action collective a rarement été analysé de manière précise mais les individus prennent du plaisir à « partir pour l’action ». Se retrouver entre soi de manière festive est central y compris à l’occasion des mobilisations les plus routinières. Ayant intégré dans son discours d’organisation l’entrée par les individus, Greenpeace sait offrir à l’individu une large palette d’actions possibles, ce qui permet à ce dernier de moduler son implication (signature de pétitions, manifestations, participation à une campagne de lobbying, instruction de dossiers techniques etc.). Face à l’action, l’individu a l’embarras du choix.
19L’opération « détectives OGM » ouvre en particulier à chaque adhérent, éco-citoyen, la possibilité de devenir redresseur de torts au nom de Greenpeace tout en jouant habilement sur les deux identités de l’acteur. En tant qu’écocitoyen, l’individu peut poser des étiquettes « stop OGM » sur des produits où la présence d’OGM est fortement soupçonnée ; mais il prendra soin de ne pas se recommander de Greenpeace en cas d’arrestation dans le magasin. Le militant sait qu’il devra assumer seul ses actes. On aurait pu présager que ce type d’action risquait de démotiver les adhérents renvoyés à leur engagement sans le soutien de l’organisation ; elles sensibilisent en fait à une forme de responsabilité individuelle qui séduit les jeunes éco-citoyens. La formation au droit est d’ailleurs appréciée au moment des réunions puisqu’elle permet d’expliquer ce qu’un vigile peut légalement faire en cas d’opération menée dans un supermarché, ou si des actes non-violents présentent ou non un caractère répréhensible. Ce jeu entre l’interdit et l’autorisé, entre illégalité et légalité, nourri de l’impression que Greenpeace protège ses militants en les informant, permet à ces derniers de recourir à l’illégalité en réduisant le coût de la répression puisqu’ils peuvent argumenter face aux forces de l’ordre privées (vigiles) ou publiques (police). Les moments où le responsable expose les manœuvres à employer et les réponses à opposer aux vigiles représentent des moments d’excitation collective pendant lesquels les adhérents expriment leur plaisir de connaître les « ficelles » pour ne pas être pris. Le responsable rappelle parfois qu’il faut avoir sa carte d’identité sur soi en raison du risque d’interpellation ou d’arrestation, un risque lui-même moins perçu comme un coût que comme une forme d’initiation : « Tu n’as pas encore été interpellé toi ! » : une apostrophe qui fait rire les uns et rougir le néophyte.
20L’invasion par surprise d’un supermarché, le fait de se travestir en se déguisant en « vache folle » sur les Champs Élysée, le fait de rejoindre une mobilisation antinucléaire ou anti-OGM ne sont jamais expliqués sous un angle idéologique. Le responsable met en relief le caractère insolite, récréatif de l’action, le fait que l’on perturbe l’ordre public de manière festive, bon enfant. Le discours mêle étroitement le souci d’efficacité de l’action, qui doit attirer les médias, l’opinion publique (« vous voyez, on va travailler le visuel »), et le refus de toute posture sacrificielle (« On va s’amuser ! » ; « Je pense que cela va être fun »).
21L’engagement perturbateur dans l’espace public est davantage justifié en référence au plaisir individuel associé à la transgression qu’en référence à l’efficacité de l’action ou à sa teneur idéologique. Les militants présents semblent convaincus de la justesse de la cause, et les adversaires à stigmatiser (entreprises, produits réputés néfastes) sont clairement identifiés. L’organisateur fait baisser au maximum le coût individuel de l’engagement en insistant sur le caractère théâtralisé de l’action, sur le plaisir que chacun peut avoir à « créer l’événement ». L’objectif est de s’amuser pour une bonne cause. Le discours est peu collectif puisqu’il invite chaque individu à éprouver du plaisir à l’action et à capter les autres militants qui peuvent eux aussi, pendant le temps de la mobilisation, jouer aux perturbateurs, rompre avec leurs rôles habituels, et endosser celui de redresseur de torts.
22On pourrait dès lors s’étonner que des individus aux discours critiques très construits et aux trajectoires sociales plutôt ascendantes se retrouvent en position d’obéir docilement aux exigences de l’organisation (il n’y a par exemple aucun débat sur les orientations des principales campagnes). Mais le groupe est constitué de telle manière que le plaisir éprouvé à être ensemble, le plaisir de simplement militer, est central dans les discours de mobilisation7. C’est à partir des destinées individuelles que l’ONG essaie de produire un collectif.
23Les observateurs qui chercheraient de la part de ces bénévoles une réflexion d’ordre intellectuel sur les modalités de l’action ou encore une réflexion critique sur le choix des registres d’action seraient déçus ; les bénévoles qui offrent du temps et de l’argent savent distinguer le travail en sous-commissions, dans lesquelles il s’agit de formuler des réflexions, des arguments sur un dossier, d’élaborer des procédures de lobbying, et les temps de mise en scène du mécontentement. Celui-ci est strictement orchestré par Greenpeace.
24La littérature traitant de l’action collective a souvent tendance à expliquer les processus de remise de soi et de repli de l’esprit critique par la faiblesse des capitaux culturels dont seraient dotés les militants. Cette hypothèse est ici invalidée puisque la population militante rassemble des jeunes diplômés plutôt dotés d’esprit critique et qui ne sont pas liés au groupe local par des réseaux forts. La plupart ne se connaissaient pas avant leur arrivée à Greenpeace, et ne se côtoient que rarement en dehors des moments de mobilisations. Certains protègent presque leur militantisme comme un secret (la famille n’est pas forcément informée ; l’entourage ne comprend pas). Militer à Greenpeace s’apparente à un choix personnel et les moments collectifs, labellisés Greenpeace, sont perçus comme un temps dans la vie du bénévole, temps à l’occasion duquel il endosse la marque de l’ONG (matérialisé par le port du T-shirt) et un rôle précis.
25L’efficacité de l’action collective repose sur un discours qui parle à chaque individu. L’organisation joue de toute la palette de l’individualisation de l’action collective, offre des modalités d’engagement à la carte qui renforcent par conséquent le pilotage « idéologique » depuis le siège. Loin d’être critiqué, ce mode de fonctionnement convient à ces types d’individus capables de se former de leur propre initiative dans les domaines scientifiques et politiques. Ils donnent du « sens » à leur engagement en endossant, même de manière épisodique, le label « Greenpeace ».
26Pour comprendre comment Greenpeace participe à la diffusion de normes militantes valorisant l’autonomie, il faut rappeler que l’organisation attire des individus capables à la fois de prise de conscience critique et d’une forme de remise de soi. Il faut étudier l’articulation entre l’offre « idéologique » de l’organisation et les aspirations des militants. Trop souvent, on se contente d’affirmer que les ONG attirent les jeunes diplômés, en oubliant d’étudier l’offre idéologique de ces organisations et la façon dont elles concurrencent les syndicats ou les partis politiques. C’est en rappelant les fondements idéologiques de l’ONG que l’on peut comprendre que ce militantisme valorise l’individu doué de raison,8 égal à tout autre individu, et altruiste. En étudiant les trajectoires des bénévoles dans leurs différentes dimensions (militante, professionnelle), un certain profil d’acteurs se dégage. Le militant est autant un individu papillonnant d’un engagement à l’autre que le produit d’une socialisation qui valorise l’autonomie de l’individu.
27Le plaisir de se mettre en danger constitue aussi une gratification symbolique particulièrement valorisée pour des militants ayant connu une trajectoire individuelle qui peut apparaître lisse, en particulier les jeunes ingénieurs. Faut-il conclure que l’ONG manipule les individus pour les faire accomplir des actions collectives rôdées, tout en sachant utiliser l’autonomie des citoyens à des moments cruciaux pour se protéger des poursuites légales ? Il faut aussi comprendre que la remise de soi des individus est justifiée par l’expertise de Greenpeace en matière de mobilisation. L’individu a l’impression d’avoir accompli le choix conforme à sa conscience, d’être utile tout en s’épanouissant.
28Cet engagement contestataire et apolitique répond à une forme de pragmatisme qui se veut désidéologisé. Le lobbying apparaît comme un moyen pour « faire avancer » plus rapidement les questions écologiques, plus rapidement en tous cas que le soutien à un parti politique obligé de réaliser des alliances, enfermé dans des logiques d’appareil face auxquelles l’individu se sent dépossédé. En adhérant à Greenpeace, les bénévoles pensent que les dossiers défendus le seront réellement, sans perte de temps en palabres politiciennes. Certains sont prêts à faire des va-et-vient entre leurs pratiques professionnelles de cadres et leurs pratiques militantes. Ces dernières peuvent être référées aux valeurs d’« efficacité » et à la culture du « management ».
29On parle de militantisme fragmenté, hyper individualisé, en oubliant souvent combien ce sont les organisations militantes qui offrent une gamme de plus en plus large de registres d’action collective, ainsi que des rétributions symboliques étonnamment individualisées. Les associations ne s’adressent-elles plus qu’à des individualités ? Ne sélectionnent-elles pas leurs militants selon des modalités entrepreneuriales : recrutement sur curriculum vitae, enquête au sein des groupes pour évaluer les aptitudes, les envies ? Ces associations renvoient de plus en plus le bénévole à son propre vécu, son épanouissement personnel. Soutenir une bonne cause signifie se faire du bien.
30Il semblerait que l’offre militante actuelle entretienne cet individualisme, et même renforce la socialisation des acteurs dans ce sens, en retenant les plus autonomes, en les formant au contrôle de soi, aux interactions avec les médias, en insistant sur les capacités personnelles tout en donnant à l’action collective un aspect ludique, léger, au plus loin du quotidien très managérial des tâches. De manière plus générale, ne devrait-on pas observer le militantisme contemporain comme une des formes possibles (et rarement unique) de réalisation de soi offertes aux individus à un moment donné de leur existence ?
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Notes de bas de page
1 S. Ollitrault, S.Lefevre, « Les militants face aux contraintes managériales : le cas des groupes locaux de Handicap International », Sociologies Pratiques, n ° 15/2007, p. 97-110.
2 S. Tarrow, D. Porta della, Transnational Protest and Global Activism, Oxford, Rowman & Littlefield Publishers, 2005.
3 J. Ion, La fin des militants ?, Paris, Les éditions de l’atelier/éditions Ouvrières, 1997.
4 Film documentaire dénonçant l’exploitation humaine de la nature et les effets de la mondialisation.
5 B. Lahire, « Fabriquer un type d’homme « autonome » : analyser des dispositifs scolaires », in L’esprit sociologique, Paris, La Découverte, 2005, p. 322-346 : sur les modalités de socialisation à l’autonomie des enfants.
6 Ce qui invalide en partie les analyses pour lesquelles les remises de soi seraient l’apanage des classes peu dotées en capitaux culturels. Reconnaissons que bien que les processus de croyances et d’illusion varient selon les ressources cognitives des individus, ils existent bel et bien parmi des catégories dites « intellectuelles ».
7 P. Braud, L’émotion en politique, Paris, Presses de Sciences Po, 1996.
8 Rappelons les origines quakers des fondateurs de l’ONG qui influèrent sur l’idéologie non-violente et apolitique de Greenpeace : Th. Haskell, « Capitalism and the origins of the Humanitarian sensibility », parts 1-2, American historical review, 90 (2), 1985, p. 339-361 et 90 (3), 1985, p. 547-566.
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