1Dans cet article, nous proposons de confronter deux versions de l’individualisme contemporain. Quand l’une insiste sur l’avènement d’individus individualisés correspondant à la modernité avancée, à l’extension du domaine de la réflexivité et du choix, l’autre évoque la promotion d’une nouvelle figure : l’adulte travailleur, auquel pourrait correspondre une individualisation des droits sociaux, mais surtout des responsabilités et des obligations.

2Dans l’un et l’autre cas, il est question d’une société d’individus mais aussi de deux récits, l’un et l’autre, ambivalents : le premier insiste sur l’aspiration à l’autodétermination, à l’expression des préférences et à l’accroissement des marges de choix de chacun, mais aussi sur les difficultés à actualiser cette aspiration ; le deuxième privilégie la responsabilité de chacun de créer les conditions de sa propre réussite et de son autonomie par son travail, mais aussi la responsabilité qu’a chacun dans l’échec de ce projet, d’où une culpabilisation des individus écartés de ce modèle de l’adulte travailleur.

3Partout régnerait donc par hypothèse, une « injonction à l’autonomie », pour reprendre l’expression de Nicolas Duvoux (Duvoux, 2008), ou une obligation par excellence : celle d’être soi-même, comme le souligne François Flahault (2007). Ces deux lectures, privée et publique, de la société des individus fonctionnent donc d’abord comme des modèles abstraits, dont les vertus buttent sur les inégalités de condition, et notamment sur les inégalités de genre. En avançant une telle discussion, cette contribution se situe probablement dans ce qu’Alain Caillé proposait récemment de qualifier « d’individualisme démocratique pessimiste », celui « qui accepte sans ambiguïté les valeurs de la démocratie et de l’individualisme mais s’inquiète d’autant plus des difficultés que leur mise en œuvre génère » (Caillé, 2008, p. 72).

Une société d’individus individualisés

4La thèse de l’individualisation est certainement une des théories les plus fécondes et les plus controversées qui aient marqué les sciences sociales au cours des dernières décennies1. Même si l’on trouve déjà des expressions de cette thèse dans les travaux des pères fondateurs, de Tocqueville à Elias en passant par Simmel et Durkheim2, elle a connu au cours des dernières décennies un important regain avec les contributions d’Anthony Giddens au Royaume-Uni, d’Ulrich Beck en Allemagne ou de François de Singly en France. Chacun de ces auteurs récuse la critique qui réduit la question de l’individualisme au principe fondateur d’un monde ultra-libéral : « la guerre de tous contre tous ». Dans leur perspective, l’individualisme peut être « positif », au sens où il représente une conquête en ligne avec le processus de démocratisation (Commaille & Martin, 1998).

5Les tenants de cette thèse défendent l’idée de l’entrée progressive dans une « seconde modernité », marquée par un processus d’émancipation des acteurs sociaux de la tradition et des déterminations qui caractérisaient la société industrielle et par la primauté accordée au choix individuel et à l’autodétermination. La thèse de l’individualisation, ce que Beck ou Giddens qualifient aussi de « modernisation réflexive », propose donc une autre conception du travail sociologique qui s’intéresse moins à la question des sources de détermination, de reproduction, ou à celle des dispositions et opportunités qu’à l’autodéfinition identitaire dans les interactions avec d’autres que l’on a choisis (relations électives et contractuelles) (voir Singly, 2005 ; Smart & Shipman, 2004). Cette thèse doit donc être clairement distinguée du modèle du « libre choix » ou du choix rationnel. Il n’est pas question a priori de limiter la question du choix à l’expression d’une rationalité instrumentale, visant à optimiser ses intérêts. La dimension relationnelle de la formulation et de l’accès au choix est ici primordiale.

6L’analyse que proposent ces auteurs du changement n’est pas pour autant dénuée d’ambivalence. Ainsi, la transition entre première et seconde modernité à laquelle font référence aussi bien Giddens, Beck que de Singly, n’est pas simple. Il ne s’agit pas d’une rupture claire et définitive avec la première modernité, mais d’un changement par brouillage progressif des institutions qui la fondaient. La difficulté réside précisément dans ce tuilage entre passé et présent.

7Beck insiste aussi sur l’obsolescence des catégories et concepts qui permettaient justement de penser les institutions de la société industrielle, comme la notion de classe sociale (elle aussi détraditionnalisée), ou celle de famille nucléaire (qui défend le modèle de Monsieur Gagnepain et de M^me Aufoyer), ou encore celle de pauvreté (Beck, 1992). Il parle de « catégories zombie » pour rendre compte du fait qu’elles sont à la fois mortes et encore vivantes, car elles continuent de structurer nos conduites, en même temps qu’elles sont obsolètes et démenties par les représentations dominantes.

8L’individualisation correspondrait donc à des changements normatifs importants donnant de plus en plus d’espaces ou de marges de manœuvre aux individus pour agir indépendamment des normes et des liens collectifs. La liberté individuelle de choisir serait l’expression de cet individualisme positif dont les mots-clé pourraient être : choix, autodétermination et contrat.

9Ce modèle théorique est appliqué en particulier à l’analyse des transformations en cours dans la sphère familiale. L’évolution d’un certain nombre d’indicateurs socio-démographiques (baisse de la nuptialité, montée de la cohabitation, des contrats d’union civile et des naissances hors mariage, montée du divorce et des « désunions libres ») correspondrait à une vision moins institutionnelle, plus élective, plus contractuelle et égalitariste des liens conjugaux et familiaux ; une conception plus respectueuse des individus, émancipés d’un certain nombre de prescriptions sociales et de normes que véhiculait la tradition. De nouvelles représentations dominantes de ce qui est au fondement du couple et de la relation parentale se diffusent. Ce qui importe désormais est la qualité de la relation émotionnelle, ou ce que Giddens qualifie de « relation pure », basée sur l’amour, la confiance, la communication, tout en privilégiant une relative autonomie des parties (Giddens, 1992). L’important n’est plus la conformité à un modèle dominant de relations conjugales, le respect de traditions, mais la reconnaissance et le respect de l’identité de chacun, conditions sine qua non de la fabrique de l’individu, de sa construction identitaire (Singly, 1996).

10Ce type de relation est bien sûr aussi une source de fragilité, puisqu’on ne peut pas souhaiter rester dans une relation perçue comme destructrice du point de vue de son identité. Cette lecture individualiste de la vie familiale est donc elle aussi ambivalente et peut parfois conduire à des propos inquiets et pessimistes qui évoquent un présent marqué par la perte des engagements, l’affaissement des liens forts, les « serial relationships », et ce parfois jusqu’à défendre des positions pas si différentes de certains conservateurs qui associent ces évolutions de la vie privée avec l’affaissement de la famille traditionnelle, de ses liens forts et structurants et avec le risque du malheur qu’on associe généralement à un futur marqué par la solitude et la précarité des liens.

11Mais le principal problème réside sans doute ailleurs : c’est-à-dire dans le décalage entre les aspirations à plus d’égalité et d’autodétermination et les conditions de possibilité ou de concrétisation de ces aspirations. Ce décalage provoque une tension qui rend d’autant plus critiques et difficiles les inégalités persistantes entre hommes et femmes, entre riches et pauvres. Là réside précisément une des limites du processus d’individualisation. S’il contribue à promouvoir un désir d’égalité, il n’en réunit pas pour autant les conditions de possibilité.

« Ces changements, indique Beck, existent plus dans la conscience des personnes, et sur le papier, que dans les comportements et les conditions sociales. Ce mélange créé historiquement d’une nouvelle conscience et d’anciennes conditions rend plus aigues dans l’esprit des personnes les inégalités persistantes et croissantes entre hommes et femmes, riches et pauvres. » (Beck, 2002, p. 203)

12Il ne s’agit donc pas de dire que la « société sans classes », que suggère Beck dans ses écrits, est une société sans inégalités3. Les inégalités perdurent, voire se renforcent. Elles ont même de ce fait des effets d’autant plus négatifs sur les représentations de soi qu’elles sont elles aussi individualisées. Mais, pour cet auteur, ce n’est plus en référence à la notion « zombie » de classes sociales (au sens de classe en soi et de classe pour soi du marxisme), qu’elles doivent être pensées. Ce qui existe désormais, ce sont moins des écarts entre classes sociales qu’entre des situations de vie collective (collective life situations) pour reprendre l’expression de Beck.

13Et il en est de même concernant les inégalités de genre. Pour Beck, il est impossible de promouvoir l’égalité entre hommes et femmes dans une structure institutionnelle de la famille qui présuppose leur inégalité (la famille nucléaire), et qui perdure dans certaines conduites, en particulier dans les milieux populaires. De là les conflits engendrés par l’écart entre les aspirations et les possibilités de choix réel des acteurs, avec un modèle qui conserve une forte empreinte (variable toutefois selon les pays et les milieux sociaux). En aspirant à décider, à choisir, les personnes deviennent d’autant plus conscientes des contrastes existant entre hommes et femmes, entre aspirations à l’égalité et conditions objectives d’inégalité. Dans cette tension entre aspirations à l’égalité des genres et conditions de possibilités de cette égalité réside peut-être une part non négligeable des tensions et conflits conjugaux, mais aussi un obstacle au bien-être de chacun dans la sphère privée.

14Il nous semble donc essentiel de bien comprendre que cette théorie de l’individualisme positif se présente moins comme un fait établi que comme un projet, une possibilité qui se structure au gré de la succession des générations et dont on ne peut s’approcher que sous certaines conditions ; un processus dont on peut certes percevoir les premiers signes, mais dont on peut tout autant identifier les obstacles. Comme l’écrit François de Singly :

« L’individualisme est un horizon de signification – qui s’éloigne donc au fur et à mesure où l’on semble l’atteindre –, son niveau d’exigence se modifiant selon les conditions historiques et sociales dans lesquelles il s’inscrit… L’individualisme humaniste est un idéal ouvert. » (Singly, 2005, p. 117) ;

15ce que confirme aussi François Dubet en ces termes :

« L’individu est une fiction quand il ignore l’équité de la distribution des ressources sociales et culturelles qui permettent d’être un individu… Il faut donc construire les conditions économiques et sociales permettant aux individus d’être des individus. » (Dubet, 2008, p. 117-118)

16L’important, selon nous, est peut-être moins dès lors de discuter l’hypothèse de l’existence de ce processus que d’analyser plus finement ses conditions de possibilités. Et ces conditions ont à voir avec la réduction de l’écart entre aspirations et possibilités concrètes de choisir. Car l’expression de ses préférences n’est pas également accessible. Les contraintes qui pèsent sur certaines couches sociales ou certains acteurs sociaux sont telles que le choix se résume bien souvent à une rationalisation a posteriori, compte tenu des faibles marges de manœuvre de l’acteur. Telle est bien la limite du projet d’individualisation.

L’emploi comme condition et limite de l’individualisation

17Parmi les conditions de possibilité de cet accès à l’autodétermination, à l’égalisation des conditions, au choix, au contrat et à l’égalité homme/femme, on trouve au premier chef la question de l’emploi. Les évolutions du marché du travail au cours des dernières décennies ont contribué à ce processus de modernisation réflexive, en même temps qu’elles en ont entravé l’avancée ou compromis le projet.

18Ainsi, du côté de l’égalité de genre, l’augmentation de la proportion de femmes impliquées sur le marché du travail salarié a été à la fois le résultat d’une aspiration (le désir des femmes d’accéder à l’autonomie économique et aux protections qui accompagne le statut de salarié4) et d’une transformation de la sphère productive avec l’augmentation de la demande d’emploi dans le tertiaire, secteur fortement féminisé. La plupart des pays développés ont connu ce processus de féminisation du marché du travail. Pour autant, ce processus n’a pas conduit à une véritable égalisation de la condition des hommes et des femmes sur le marché de l’emploi. Malgré l’énoncé de lois, y compris à l’échelle supranationale, prétendant garantir l’égalité salariale (Traité de Rome de 1957), ou l’égal accès au marché du travail (Traité de Maastricht de 1992), il est manifeste que cette aspiration est loin d’être concrétisée dans les faits. L’inégalité homme-femme sur le marché du travail se traduit de multiples manières (inégalité salariale, inégal accès au marché du travail, inégale confrontation au chômage, inégale confrontation aux emplois précaires et flexibles) (Jany-Catrice, 2006).

19Cet accès des femmes, certes encore inégal, au marché du travail est indéniablement un des principaux facteurs qui a contribué à ébranler le modèle de la famille nucléaire dominant durant les Trente Glorieuses ; modèle fondé sur une forte division des rôles des sexes. Le modèle « Monsieur Gagnepain – Madame Aufoyer » a connu un recul certain à l’échelle européenne, à la fois au plan des représentations et des pratiques sociales. Le nombre des ménages composés de deux adultes travailleurs tend à devenir la norme dans une majorité d’États membres. Il est cependant manifeste que cette transformation, même incomplète et limitée, a eu lieu principalement dans la sphère publique du travail et de l’emploi et bien moins dans la sphère privée, c’est-à-dire au niveau du partage du travail domestique et du care. L’affaissement de la société salariale (Castel, 1998) et le développement de la précarité ont compromis ce modèle du travail comme « grand intégrateur », comme le qualifiait Yves Barel, et fragilisé des pans entiers de la société française, notamment.

20Cette nouvelle conception de la citoyenneté politique et sociale fondée sur le travail et l’individualisation est relayée par les pouvoirs publics. L’individualisation dans sa version politique s’appuie sur l’hypothèse d’un individu chargé de s’assumer (économiquement) par son travail et de contribuer ainsi à l’équilibre des marchés dans une économie mondialisée. Telle serait la responsabilité de chacun : assurer son indépendance économique et, ce faisant, épargner la dépense publique. Jane Lewis qualifie cette nouvelle norme collective à l’échelle européenne de modèle de « l’adulte travailleur », autonome et auto-déterminé ; un modèle qui aurait vocation à se substituer à celui du Male breadwinner de la première modernité (Lewis, 2002).

21Ce modèle est cependant encore une fois pour une large part un modèle « sur papier », qui contribue néanmoins à façonner nos représentations, tout comme l’a fait précédemment le modèle de Monsieur Gagnepain. À l’instar de cette conception de la division entre les genres du travail rémunéré et non rémunéré, de production et de reproduction, caractéristique de la société industrielle, ce nouveau modèle n’a pas besoin d’être universellement à l’œuvre pour avoir des effets normatifs puissants. Comme le souligne Jane Lewis :

« Alors qu’en pratique le modèle de Monsieur Gagnepain n’est jamais devenu une réalité sociale que pour les femmes des classes moyennes – et pour une relativement courte période de temps – il a eu un pouvoir prescriptif considérable en termes de division du travail entre les hommes et les femmes… Le problème est qu’un modèle universalisé d’adulte travailleur ne correspond pas plus à la réalité sociale que ne le fit le modèle de Monsieur Gagnepain dans le passé. Il s’agit d’un nouveau “devoir être”, mais bien moins d’une nouvelle réalité. » (ibid., p. 52)

22En somme, un lien peut être établi entre la vision théorique de l’individualisation dans la sphère privée, et une vision politique préoccupée du passage à une société post-industrielle, même si la première vision n’a pas nécessairement pour objectif de justifier la seconde. Le pendant de la version privée de l’individualisation est lisible au niveau des politiques publiques et, notamment, des politiques sociales. En défendant que chaque individu doit être économiquement indépendant, cette vision publique de la société des individus considère le travail comme le « grand intégrateur » et les politiques sociales comme un facteur productif, tout au moins si l’on veille à transformer ces dépenses « passives » en dépenses « actives » (c’est-à-dire promotrices d’emplois). Cette logique peut même conduire à considérer le travail comme une obligation. C’est bien la forme qu’ont prise certaines politiques dites de workfare ou de welfare to work ou encore l’idéologie du makeworkpay, chère aux défenseurs de la troisième voie. On parle donc de « politiques sociales actives » pour signifier l’idée que la réception de subsides de l’État est assortie d’une obligation de travail. Ce modèle est défendu clairement, aussi bien par la commission européenne que par l’OCDE dans leurs diverses publications au cours des années 1990 et 2000.

23Il existe bien sûr différentes versions de ces politiques de workfare : une version hard, si l’on peut dire, ou néo-conservatrice, vise de manière quasi punitive à lutter contre la « dépendance au Welfare », en imposant la mise au travail et en menaçant de la suppression du soutien public5. Cet argument punitif est d’autant plus puissant que l’on se trouve dans des économies où le chômage est relativement rare, et même si les emplois accessibles sont précaires et sous-rémunérés. On peut dans ce cas, semble-t-il, soutenir plus facilement qu’il suffit aux chômeurs de chercher du travail pour en trouver. Mais, comme le souligne Richard Sennett :

« L’offensive contre l’État providence, qui a débuté dans le régime néo-libéral anglo-américain pour se propager maintenant à d’autres économies politiques plus “rhénanes”, regarde avec méfiance tous ceux qui sont tributaires de l’État, y voyant des parasites plutôt que des individus réellement démunis…On leur reproche de se nicher au fond du corps productif… L’idéologie du parasitisme social est un outil disciplinaire puissant sur le lieu de travail. » (Sennett, 2000, p. 198)

24Il existe aussi des versions plus soft et plus respectueuses des difficultés éprouvées par les personnes dépendantes du système redistributif, que l’on trouve en particulier dans les pays scandinaves.

25Mais quoi qu’il en soit, ce mouvement de rejet de la dépendance au Welfare, de suspicion à l’égard des chômeurs ou de ceux qui perçoivent un minima social, de culpabilisation des individus confrontés à ce type de situation gagne beaucoup de terrain aujourd’hui. Cette logique de Welfare to work, voire de Workfare, est ainsi manifestement à l’œuvre en France depuis le tournant de 2000. Une de ses manifestations les plus claires a été l’adoption du revenu minimum d’activité (RMA) dont la logique était précisément celle de l’obligation de travail et même de la sanction (notamment les sanctions de ce qui est présenté comme de la fraude à la protection sociale). Même si cette mesure a été un échec du point de vue du nombre de contrats RMA effectivement signés, elle a clairement signifié le changement de perspective qui s’est manifesté dans le changement de discours politique.

26Ce retour de la thématique de la contrepartie est fondé, comme le soutient Nicolas Duvoux (2008), sur la construction sociale d’un échec des politiques d’insertion. On croît ainsi pouvoir affirmer qu’il y a eu échec sur la base de l’augmentation continue du nombre des RMIstes depuis sa création, et de la faible proportion de ceux qui ont signé un « contrat d’insertion » (44 %), ce qui était pourtant la marque de fabrique du modèle français de régulation de la pauvreté, dont la légitimité résidait dans la dimension universelle et sur l’idée d’engagement mutuel de la collectivité face à ses concitoyens. À y regarder de plus près, cet échec est surtout une rhétorique qui a permis le tournant des années 2000 et le retour d’une logique de la contrepartie. En fait, la flambée du nombre des RMIstes a beaucoup plus à voir avec le durcissement des conditions d’indemnisation du chômage qu’avec un échec des politiques d’insertion en tant que tel, et le faible nombre des contrats d’insertion signés masque en fait des mesures d’accompagnement social qui ont concerné une large majorité des « bénéficiaires » du RMI.

27Ce changement de cap de la régulation des questions de pauvreté et de précarité en France a cependant une spécificité, par rapport à la manière dont ces politiques de workfare se sont déployés dans d’autres pays : le niveau élevé de chômage. Dans un contexte de chômage élevé, il est difficile de prétendre pouvoir obliger des individus à prendre tout emploi, car précisément, ces emplois sont rares, sauf à admettre que l’important est de laisser se développer un deuxième marché : celui de l’emploi précaire, des petits boulots, de l’emploi totalement flexible. C’est manifestement l’objet des critiques formulées à propos des risques que fait courir le nouveau dispositif du Revenu de solidarité active (RSA) de Martin Hirsch, non pas tant d’ailleurs le modèle qu’il proposait en 2005, que celui que l’on met en œuvre actuellement avec des moyens sensiblement réduits (voir Gadrey, 2007 ; Paugam et Martin, 2009).

28Les institutions européennes contribuent aussi largement à promouvoir cette nouvelle norme de l’adulte travailleur dans la perspective d’un objectif de pleinemploi. Mais ces injonctions politiques fonctionnent comme des leurres. Du côté de l’égalité homme/femme, il est loin d’être évident que la finalité principale de cette reconnaissance politique du processus d’individualisation soit principalement l’égalité homme/femme ou une égale capacité d’autodétermination des citoyens des deux genres (Lewis, 2006 ; Le Bihan & Martin, 2008). D’autres enjeux sont en cause : des enjeux économiques tout d’abord, du fait de la contribution de chacun à la production de richesses ; des enjeux démographiques ensuite, avec la question du renouvellement des générations qui n’est plus assuré à l’échelle européenne, entraînant un vieillissement de la population, et potentiellement un coût croissant pour les systèmes de protection sociale.

29Pour autant, cette équation (promouvoir le plein-emploi – concilier travail et vie familiale) masque une profonde contradiction, du fait du recours à l’idéologie de la flexibilité au travail, conçue comme la principale modalité d’accès du plus grand nombre à un marché du travail transformé par les enjeux de la mondialisation des échanges. Différentes formes de flexibilité (du statut, de la rémunération et des horaires de travail) affectent tout particulièrement les femmes (Maruani, 2005) et sont susceptibles de compromettre l’hypothèse libérale consistant à présenter la flexibilité comme une solution pour concilier vie familiale et vie professionnelle. Qu’il s’agisse des cadres soumis à de très longues journées et dont on attend une implication quasi-illimitée, ou plus encore des professionnelles de service à faible niveau de qualification soumises à des horaires variables, fragmentées et à temps partiel non choisi, tous ces travailleurs et travailleuses connaissent de très importantes difficultés quotidiennes, s’ils ont aussi à prendre soin d’autrui (enfants ou personnes malades, invalides ou handicapées). C’est à ce niveau que le modèle de l’adulte travailleur rencontre la question familiale et celle des inégalités de genre, qui redoublent les inégalités sociales.

Conclusion

30Tous ces éléments conduisent à souligner l’enjeu que représente en France actuellement la tension entre travail et vie familiale. À ne pas les prendre en considération, on risque fort de laisser se creuser un peu plus encore le fossé entre ces deux sphères de l’existence et de compromettre les promesses du processus d’individualisation et d’égalisation des conditions de vie. Pour que ces promesses de la seconde modernité soient atteintes, il est nécessaire de créer les conditions de possibilité du choix en matière de place faite au travail dans l’existence (que ce soit pour les femmes, les hommes, les jeunes ou les seniors). En effet, les évolutions en cours sur le marché du travail se répercutent directement dans la sphère familiale en termes de pression, de tension, de stress et donc de mal-être6. Il est donc crucial d’interroger le modèle du « libre choix » que prônent les politiques actuelles. Cette fiction du « libre choix » s’apparente plutôt à une instrumentalisation et à une dualisation de la condition des individus, reportant sur eux les contradictions des politiques publiques.