Aux confins de l’ancien monde romain
p. 395-396
Texte intégral
1Le concept de principat a-t-il été admis au-delà du monde romain et L des royaumes romano-barbares issus du démembrement de la partie occidentale de l’Empire ? C’est la question à laquelle cette partie se propose d’apporter quelques éléments de réponse.
2Il faut rappeler que le terme de princeps appartient à la langue latine ; c’est un mot de sens « en soi vague, mais à l’emploi précis [désignant] le chef de l’État romain sous la forme que lui a donnée Auguste1 ». Or Auguste lui-même a défini son principat non comme un pouvoir de nature exceptionnelle, supérieur à celui de tout autre dignitaire romain, mais comme une sorte de prééminence fondée sur le prestige public, désigné auctoritas, qui lui fut reconnu à cause de ses mérites et de ses vertus. Bien qu’il n’ait jamais été intégré à la titulature officielle, le terme de princeps a continûment été utilisé après le temps d’Auguste pour désigner les empereurs romains ses successeurs. Il est remarquable que les rois d’origine germanique qui ont régné sur les territoires de l’Occident romain après 476 aient été considérés comme détenteurs d’un principatus, ainsi par exemple le roi goth Théodoric Ier au tournant du Ve et du VIe siècle2, mais aussi les rois francs descendants de Clovis3, comme les rois vandales4. Le gouvernement de certains de ces rois germaniques a précisément pu être loué comme celui d’un prince vertueux conforme au modèle du bon prince romain5. Ce trait illustre que ces rois, quelle que soit leur origine, étaient dans une certaine mesure tenus pour des successeurs des empereurs romains6. On notera que les ordonnances et autres ordres écrits des rois mérovingiens furent désignées auctoritates7. Ce trait reflète que ces rois étaient tenus pour des princes pleins d’auctoritas.
3Il est par ailleurs significatif qu’à la fin du IVe siècle, certains évêques, ainsi saint Martin de Tours, aient assumé leur fonction d’une manière si pleine de vertus chrétiennes qu’il leur fut reconnu un prestige et une autorité comparables à l’auctoritas des apôtres8 ; la dignité épiscopale fut donc tenue dès le Ve siècle pour un principat9.
4Il ressort de tout cela que la notion de principat est liée organiquement à la langue latine et à une conception proprement romaine de la souveraineté ; il est donc légitime de se demander si cette conception spécifique du pouvoir suprême a été reçue au Moyen Âge en dehors de l’aire qu’avait occupée l’Empire, c’est-à-dire hors des royaumes romano-barbares implantés sur cette aire, ainsi en Irlande et en Scandinavie.
Notes de bas de page
1 Béranger J., « L’expression du pouvoir suprême chez Tacite », in Nicollet C. (dir.), Du pouvoir dans l’Antiquité : mots et réalités, Paris, 1990 (Publications de l’École pratique des hautes études, IVe section, III ; Hautes études du monde gréco-romain, 16 ; Cahiers du Centre Glotz, I), p. 198.
2 Wolfram H., Histoire des Goths, traduit de l’anglais par Straschitz F. et Mély J., Paris, 1990 (L’évolution de l’humanité), p. 303 ; Jordanès, De summa temporum uel origine actibusque gentis Romanorum, 349, éd. Mommsen Th., M.G.H., Auctores Antiquissimi, V, 1, Berlin, 1882, p. 45, l. 14-15 : regnum gentis sui et Romani populi principatum prudenter et pacifice per triginta annos continuit.
3 Grégoire de Tours, Libri historiarum X, VII, 13, éd. Krusch B. et Levison W., M.G.H., S.R.M., I, 1, nouvelle édition, Hanovre, 1951, p. 334, l. 6-7, écrit en effet du roi franc Gontran qu’il « tenait le principat du regnum [principatum regni] comme son père feu le roi Clotaire l’avait tenu ».
4 Ibidem, II, 3, p. 45, l. 8-9, écrit du roi Gelimer vaincu par les troupes byzantines : Ipse quoque a republica superatus, uitam principatumque finiuit.
5 Ennode, « Panégyrique dit au très clément roi Theodoric », Magni Felicis Ennodi opera, éd. Vogel F., M.G.H., Auctores Antiquissimi, VII, Berlin, 1885, p. 203, l. 4, s’adresse d’emblée à ce roi en le désignant princeps uenerabilis, avant de louer, p. 204, l. 2-3, les vertus dont ce dernier a toujours fait preuve face à ses ennemis, la uirtus et la pietas, deux des vertus officiellement reconnues à Auguste : nam semper aut pietati tuae peperit subiectus gloriam aut qui praesumpsit tela uirtuti ; Venance Fortunat, « Sur Monseigneur le roi Sigebert », Poèmes, éd. Reydellet M., t. II (Livres V-VIII), Paris, 1998 (Collection des Universités de France), VI, 1, v. 93-94, loue ce roi descendant de Clovis de savoir que la première vertu d’un prince est de faire preuve de pitié : Doctus enim quoniam prima est in principe uirtus / esse pium.
6 Wolfram H., Histoire des Goths, op. cit., p. 303.
7 Niermeyer J. F. et Van de Kieft C., Mediae latinitatis lexicon minus, édition remaniée par Burgers J. W. J., Leyde/Boston, 2002, s. u. auctoritas, 1-3.
8 Sulpice Sévère, Vie de saint Martin, éd. Fontaine J., Paris, 1967 (Sources Chrétiennes, 133), 20, 1, p. 295 : in solo Martino apostolica auctoritas permanebat.
9 Sur ce point on pourra voir dans ce volume Jarousseau G., « Sola auctoritate, le principat épiscopal à la manière de l’ermite saint Martin de Tours (fin IVe-Ve siècle) ».
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