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Le prince, son peuple et le bien commun

 | 
Joëlle Quaghebeur
, 
Hervé Oudart
, 
Jean-Michel Picard

Troisième partie. Le prince contesté

Les paradoxes du Prince : l’Italie de la première Renaissance

Élisabeth Crouzet-Pavan

Texte intégral

  • 1 Plus encore bien sûr quand elle reconstitue les bases de sa puissance après le choc des défaites d (...)
  • 2 Voir également bien sûr les Discours de Machiavel : Skinner Q., Machiavel, trad. fr., Paris 2001, (...)
  • 3 Machiavel, Œuvres, éd. Bec C., Paris, 1996, p. 175 sqq.
  • 4 Ibidem, p. 98.

1En 1513, Nicolas Machiavel ouvre le De principatibus – son œuvre appelée sans doute à devenir la plus célèbre – par un bref et dense premier chapitre : « Combien il y a de genres de monarchies et comment on les acquiert. » Il écrit alors : « Tous les États, tous les pouvoirs qui ont eu et ont autorité sur les hommes ont été et sont ou des républiques ou des monarchies. Les monarchies sont ou héréditaires […] ou bien elles sont nouvelles » et c’est aux monarchies, surtout aux monarchies nouvelles, que Machiavel consacre l’essentiel de sa réflexion et de son traité. Il faut dire qu’à cette date, le régime républicain survit malaisément dans le paysage politique italien. Il se maintient bien sûr à Venise, sans jamais avoir été dans ses formes institutionnelles particulières, menacé et, en ce début du XVIe siècle, à l’heure où les régimes italiens vacillent ou sont emportés, la république des Vénitiens offre un modèle à comprendre et à méditer1. Il résiste aussi, restauré après avoir été un temps défait, à Lucques ou à Sienne. Mais ailleurs les princes s’imposent et Machiavel, quel que soit son attachement à l’idéologie républicaine2, le sait, lui qui donne pour tâche au prince nouveau de guérir les maux de l’Italie3. À Florence d’ailleurs, après la courte parenthèse de la restauration républicaine, les Médicis ont réaffirmé leur pouvoir et c’est à Laurent II que Machiavel, l’ancien secrétaire à la recherche d’un emploi, dédicace son ouvrage4.

2Ainsi a été transformée l’ancienne Italie des communes à mesure que triomphait le processus entamé au XIIIe siècle quand à Ferrare, à Milan, ou à Vérone, la formation de la seigneurie s’était enclenchée. Le gouvernement des princes s’est diffusé et il a détruit, ou transformé jusqu’à les rendre méconnaissables, les anciennes formes politiques. Moins quelques enclaves en Italie centrale, et malgré la puissance de l’état vénitien, la république dans l’Italie du XVe siècle paraît surtout survivre comme une idée politique, un modèle que les écrits théoriques contemporains analysent à moins qu’elle ne soit, à Milan ou à Florence, l’espoir et l’alibi qui légitiment, contre Galeazzo Maria Sforza ou Laurent le Magnifique, l’action des tyrannicides. Les étrangers de passage à Venise à la fin du XVe siècle ont donc souvent bien du mal à déchiffrer la grammaire des institutions locales. Ils s’interrogent sur la nature des pouvoirs du doge, ce prince pour eux paradoxal, montré dans le spectacle de sa toute puissance mais soumis à la surveillance des conseils qui peuvent le déposer. L’Italie, en effet, semble être désormais devenue la terre des princes. Des princes à la tête d’états territoriaux qui paraissent contribuer à une sorte de « normalisation » politique de l’Italie à mesure que le morcellement précédent recule avec les anciennes formes politiques communales. Des princes qui peuvent continuer à apparaître sur le devant de la scène en se taillant des principautés. Même si depuis la paix de Lodi, les équilibres territoriaux italiens ont été assez largement stabilisés, la fortune peut être toujours favorable aux seigneurs de la guerre. Les succès de César Borgia, duc de Valentinois, prouvent par exemple avec éclat cette persistante malléabilité, au sein de la péninsule, des frontières et des formes du politique. Des princes enfin qui occupent l’espace culturel… Il n’est pas que le livre de Machiavel à prendre acte des nouvelles réalités politiques. Une large part de la production artistique et intellectuelle du temps est commandée par les princes. Sans réduire bien sûr à la seule munificence princière les complexes réalités d’un mécénat qui soutint la formidable floraison artistique italienne, il faut relever qu’à Rimini, à Ferrare, à Urbino ou Mantoue, les princes font bâtir, peindre, sculpter, décorer, copier, traduire, écrire et commenter. Leurs palais, leurs bibliothèques, leurs collections focalisent donc l’attention des historiens tandis que leurs images sur les médailles, les miniatures, les fresques, les portraits en pieds ou de trois-quarts composent une galerie envahissante.

3Or l’idée du bien commun paraît s’être étiolée, puis avoir sombré, à mesure que les anciennes institutions communales étaient perverties. De cet idéal politique, théorisé par les générations d’intellectuels au service des régimes communaux jusqu’à atteindre, sous les communes populaires, sa véritable plénitude systémique, avant d’être glorieusement mis en images dans la fresque du Bon Gouvernement de Sienne, il semble bien difficile, en première analyse, de trouver des traces dans l’Italie des princes.

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4À suivre les mots des contemporains, ceux qui bien sûr défendent les vertus des régimes républicains et l’antique liberté italienne, les principautés italiennes seraient toutes entachées par une même macule originelle : leur légitimité première est contestable.

  • 5 Durant la guerre de 1452-1454, les Vénitiens soutenaient précisément que Sforza était un tyrannus (...)

5Un exemple éclaire le propos, celui de la querelle de préséance qui éclate à Rome entre l’ambassadeur de Venise et celui du duc Sforza, à l’occasion de la visite de l’empereur Frédéric III. La meilleure place a été réservée au représentant de la République. Le Milanais proteste, dénonçant comme des marques d’infériorité, les caractéristiques de la république lagunaire : le doge de Venise est choisi par les marchands, il tient son pouvoir du peuple et, ce pouvoir, il ne peut le transmettre puisque le dogat n’est pas héréditaire. La réponse des Vénitiens ne se fait pas attendre, pleine de sûreté de soi et d’une arrogance qui prend appui sur une histoire longue, des institutions stables et une force redoutable. Contre les prétentions d’un duché qui est une nouveauté, d’un duc « dont le père étrillait les mules », la république a pour elle la durée d’un ordre légitime et d’une puissance qui rayonne depuis neuf cents ans sur terre et sur mer. Son représentant doit donc avoir le pas sur celui de Sforza, l’homme nouveau qui a eu la présomption de s’emparer du pouvoir, de se faire duc, au mépris des lois et des mœurs, avec l’appui d’un mouvement populaire5.

6Les Vénitiens ne font ici que redire ce que des théoriciens du politique écrivent. Toutes les principautés, contre l’ancienneté des républiques, sont plus ou moins récentes. Mais pas seulement. Quand les plus anciennes résultent d’un processus de manipulation et de défiguration des institutions en place, les plus récentes, souvent plus fragiles, sont nées avec fréquence d’un coup de force. Prenons d’abord le cas des principautés anciennes, à l’instar de celle de Ferrare que Machiavel place dans la catégorie des monarchies héréditaires. Les premiers seigneurs – les Este de Ferrare avant les Visconti de Milan – ont accaparé au cours du XIIIe siècle une ou plusieurs des principales magistratures communales. Ils ont vidé de sa substance le système institutionnel en exerçant un pouvoir renforcé, bientôt tenu à vie, avant d’être transmis aux héritiers. La reconnaissance formelle de la seigneurie a suivi, avant, dernière étape, avec l’obtention d’un vicariat impérial, une forme de légitimation supérieure. Partout donc où la seigneurie a été mise en place, les institutions communales, au cours d’un processus plus ou moins rapide et violent, ont été dénaturées et la légitimation du nouveau régime n’est advenu qu’au terme d’une séquence plus ou moins longue et tourmentée selon les cas. Examinons maintenant les princes nouveaux, à l’exemple du plus chanceux d’entre eux, Francesco Sforza. C’est à la fortune des armes qu’ils doivent leur pouvoir. L’adhésion du peuple ou des conseils, que ces conquérants recherchent activement, là encore, vient ensuite. Quant à Laurent le Magnifique, le paradigme du prince renaissant, il est prince sans l’être vraiment puisque fonctionna à Florence un principat enkysté dans une république vivante mais dont les institutions étaient profondément subverties.

  • 6 Il paye 100 000 florins. Mais les électeurs impériaux contestent cette investiture et ces contesta (...)
  • 7 Borso d’Este avait été fait marquis en 1450, puis duc de Modène et de Reggio en 1452. En 1471, les (...)
  • 8 Simeoni L., Le Signorie, Storia politica d’Italia, 4e éd., Milan, 1960, vol. 1, t. 1, p. 379.
  • 9 Dans tous les cas, les adversaires de Sforza pouvaient exploiter cette faiblesse et les Vénitiens (...)
  • 10 Cusin F., « Impero, Borgogna e politica italiana (L’incontro di Treviri del 1473) », Nuova Rivista (...)

7En outre, et l’histoire des premières seigneuries a déjà conduit à mettre l’accent sur cette donnée importante, ces princes, malgré leurs prétentions, ne jouissent pas de la souveraineté. Dans les frontières du Regnum, comme dans celles des états de l’Église, ils dépendent d’une autorité supérieure et il revient à l’empereur, ou au pape, de leur conférer le vicariat. L’exemple du Regnum éclaire le propos. Nul doute que la souveraineté impériale en Italie se soit peu à peu évaporée à mesure que les communes montaient en puissance, que les seigneurs affermissaient leur pouvoir et que l’empire s’affaiblissait. Il reste que lors de son couronnement à Rome, Frédéric III le rappelle aux ambassadeurs milanais : « Milan è terra d’imperio » et les Milanais ne peuvent, comme ils l’ont fait, prendre « signor a suo modo ». Nos seigneurs ne s’y trompent pas. Ils sollicitent le titre de vicaire impérial qui permet à chacun, dans son territoire, d’être considéré comme le représentant de l’autorité souveraine. Une telle délégation à des puissants locaux n’était pas nouvelle puisque Frédéric II, aux premiers seigneurs, ses fidèles, tel Ezzelino da Romano, l’avait déjà octroyée. Mais elle se généralise à partir du XIVe siècle pour tous les seigneurs en quête d’une légitimation supérieure. Une difficulté, toutefois, demeurait. Le vicariat n’était pas héréditaire. Un seigneur après l’autre, il fallait l’obtenir. Pour fortifier leur pouvoir, favoriser leur succession, tenter d’assurer une durée, car il ne faut pas perdre de vue la fragilité de ces organisations politiques, les princes italiens s’efforcent donc désormais d’obtenir des titres héréditaires au moyen d’une investiture féodale. Dans le royaume d’Italie, les exemples sont au XVe siècle nombreux et offrent le spectacle d’une belle émulation. Giangaleazzo Visconti ouvre la voie et obtient le titre de duc en 13956. Il est vite imité par les autres dynasties. Les Gonzague deviennent marquis de Mantoue en 1433, les Este ducs de Modène en 14527. C’est un cens annuel de 4 000 ducats, augmenté d’un don de 30 000 ducats, qui persuade l’empereur d’élever Borso d’Este à la dignité de duc8. Mais tous les princes ne parviennent pas à une telle investiture. La commune de Milan avait concédé à Francesco Sforza, entrant en vainqueur dans Milan le 22 mars 1450, le titre de duc mais la reconnaissance impériale lui est refusée9. Les efforts de Galeazzo Maria, son successeur, n’ont pas plus de succès10. Le succès, Ludovic le More l’obtient enfin en 1493 ; il lui en coûte la somme énorme de 400 000 ducats. De tant de persévérance, on retiendra que l’arrogante déclaration qu’avaient faite à l’empereur en 1468 des envoyés milanais n’était que partiellement juste. À les entendre, puisque les Sforza avaient acquis leur duché par l’épée, seule l’épée pourrait le leur enlever. Dans cette histoire qui est celle d’une recherche de toutes les formes de légitimation, puisque sur la conservation du pouvoir pèsent de multiples menaces, les titres héréditaires valent comme des garanties en même temps qu’ils servent dans la course aux honneurs et à la préséance. L’empereur, dans l’agrégat complexe des influences qui pèsent en Italie, peut donc encore compter. Il lui appartient en effet de conférer l’un des biens les plus précieux, un bien dont le politique italien pourtant riche d’inventions et d’évolutions, ne disposait pas si aisément : la légitimité.

  • 11 Bartolo da Sassoferrato, Tractatus de Tyranno, éd. Quaglioni D., Politica e diritto nel Trecento i (...)
  • 12 Du fait même de ce que certains penseurs jugent une contagion tyrannique – la diffusion du régime (...)
  • 13 L’opinion des juristes était au XVe siècle partagée quant à savoir si le consentement populaire co (...)
  • 14 Mémoires d’un pape de la Renaissance. Les commentaires de Pie II présentés et annotés par Cloulas (...)

8Le défaut de légitimité fait en effet du prince un tyran. Bartolo da Sassoferrato11, au milieu du XIVe siècle12, l’avait déjà clairement énoncé. Le tyran est d’abord d’usurpation (ex defectu tituli)13. Mais, selon Bartole, la tyrannie peut aussi prendre vie dans les modalités d’exercice du pouvoir (ex parte exercitii) et les tyrans ex parte exercitii paraissent ne pas manquer dans l’Italie du XVe siècle. Les portraits qui peuvent ici être sollicités forment une galerie bien différente de celle des princes héroïsés, plus haut évoqués et l’idée du bien commun semble singulièrement lointaine quand on lit la description célèbre que dresse le pape Pie II de Sigismond Malatesta, seigneur de Rimini : « Quoi qu’il entreprît, il semblait né pour le faire. Mais en lui le mal eut toujours le dessus : il s’abandonnait à la cupidité au point que non content de piller, il n’hésitait pas à voler ; il était tellement porté à la débauche qu’il fit violence à ses filles et à ses gendres14. » Les forfaits, inouïs, monstrueux, sont énumérés par la plume vengeresse du pape Pie II puisque ce texte a pour but de faire s’animer une figure du mal, de peindre dans toute son horreur « l’homme qui surpassa en cruauté tous les barbares », le « déshonneur de l’Italie », « la honte de notre siècle ».

  • 15 Corio B., Storia di Milano, éd. Morisi Guerra A., 2 vol. , Turin, 1978.
  • 16 Je rejoins les belles analyses de Villard R., Du bien commun au mal nécessaire : tyrannies, assass (...)

9Mais les lignes saisissantes que le chroniqueur milanais Bernardino Corio réserve au deuxième Sforza, Galeazzo Maria, peuvent être aussi citées. Celui qui avait reçu une éducation humaniste destiné à façonner un homme dans la plénitude de sa valeur éthique et qui, à sa mort, selon un chroniqueur ferrarais, était le deuxième prince et seigneur d’Italie derrière Ferrante, roi de Naples, est dépeint comme un tyran, monstre abominable, ami des vices et des cruautés. Il était par-dessus tout attaché à son apparence et sont cités les raffinements dont il usait, des bains à l’épilation ou aux soins portés à la coupe des cheveux, pour faire apparaître la figure du tyran efféminé, du tyran sodomite. Il était tellement soumis à ses désirs libidineux qu’il y eut là une source de souffrance pour ses sujets. Ce goût pour la luxure se combinait avec une passion pour la chasse, les chiens, particulièrement féroces, les faucons et les chevaux15 … La chronique semble alors se répéter, en une véritable continuité d’une dynastie à l’autre des formes d’un pouvoir dévoyé, quand ce portrait vient faire écho à ceux plus tôt établis des Visconti, libidineux et jouisseurs, entourés pour la postérité de leur meute de chiens, instruments au service de leur cruauté quand ils les utilisent contre leurs ennemis. La scélératesse de Galeazzo Maria est à la mesure, par exemple, de celle de Giovanni Maria Visconti. Sa cruauté est exemplaire et une série d’évocations tragiques l’atteste. Dans la série des horreurs perpétrées et des victimes sacrifiées, nous trouvons le prêtre qu’il fait mourir de faim, l’homme dont il ordonne de trancher les deux mains, celui qui est cloué dans une caisse puis enterré, l’ancien favori, à qui on coupe un testicule ou le paysan à qui il fait manger un lièvre avec la peau et les viscères et qui en meurt… Il y a là un prince avide de gloire et soucieux d’être craint, un prince avare qui accumule les richesses mais qui les dispense avec l’espoir que sa cour soit la plus resplendissante de l’univers. La condamnation pèse sur ce tyran jouisseur et libidineux, efféminé mais avide de femmes, sur celui qui est l’homme de toutes les cruautés. Une image du tyran est ainsi arrivée à maturation dont les premières élaborations sont à chercher au début du XIVe siècle. Une représentation du tyran qui lie inextricablement la cruauté à la luxure et qui ajoute l’avarice comme troisième vice ontologique16. Une image du tyran qui en appelle à des définitions morales du tyran puisque les définitions politiques et juridiques semblent insuffisantes.

  • 17 On citera ici Burckhardt J., La Civilisation de la Renaissance en Italie, Paris, trad. fr., 1958, (...)
  • 18 J. Law analyse ainsi brièvement comment la réputation de violence et de cruauté de Cabrino Fondulo (...)
  • 19 Burckhardt J., op. cit., p. 7.
  • 20 Voir ici l’introduction de Najemy J. M, « Political ideas », inRuggiero G. (dir.), A Companion to (...)
  • 21 Sur la fortune, et les infortunes, de la réception des écrits de Machiavel : Bec C., Préface à Mac (...)
  • 22 Lefort C., op. cit., p. 151, p. 154, p. 155.

10Il est inutile de multiplier les exemples. Il y aurait pour beaucoup des familles italiennes, Visconti de Milan, da Carrara de Padoue, Trinci de Foligno ou Baglioni de Pérouse17, une recherche à conduire qui montrerait comment les chroniqueurs, grâce à un ensemble de récits et d’anecdotes, largement repris ensuite, multiplièrent les descriptions similaires18. On sait la longue fortune qu’eurent ces images de la cruauté des princes. Il y eut, au cours des siècles, une véritable fascination pour les grandes figures de l’Italie des princes et le théâtre de leurs cruautés. Les auteurs de fiction ou les romantiques ne furent pas les seuls à y succomber. Les historiens eurent aussi leur part qu’ils aient pris le parti, à l’instar du libéral Sismondi, de défendre les antiques libertés italiennes et la démocratie que les communes auraient instaurée, ou qu’ils aient été au contraire fascinés par les « méfaits monstrueux » des « grands et des petits tyrans » puisque, à suivre J. Burckhardt, cette violence en action aurait été le moteur de la construction de l’État. Malgré l’énormité des crimes commis, l’étude des États italiens présenterait, selon ce dernier auteur, un intérêt supérieur du fait du « calcul raisonné de tous les moyens » mis en œuvre, du fait du « pouvoir presque absolu que les souverains de la Péninsule exerçaient19 ». Ces lignes se suffisent à elles-mêmes. Elles ont créé des schèmes analytiques, qui même rejetés avec énergie, continuent à hanter l’historiographie, sans doute parce qu’ils avaient le mérite de fermement périodiser l’histoire et qu’ils plantaient des repères clairs dans l’histoire du politique occidental20. Sans compter que des lectures un peu réductrices de Machiavel, et principalement du Prince, contribuèrent à alimenter, une telle tradition historiographique21. Les chapitres xv à xix du Prince, à bon droit les plus fameux, s’attachent contre les « choses que l’on a imaginées » à la « vérité effective des choses ». Ils exposent les vrais moyens d’un gouvernement réel. La violence du pouvoir est alors théorisée. « Ainsi un prince ne doit-il pas se soucier du mauvais renom de cruel, pour maintenir ses sujets dans l’union et la confiance. » Comme sont soulignées les vertus de la simulation dissimulation. « Mais il est nécessaire de savoir bien farder cette nature et d’être grand simulateur et dissimulateur. » La conclusion s’impose. « Qu’un prince donc s’efforce de vaincre et de conserver son pouvoir, les moyens seront toujours jugés honorables et loués de tous car le vulgaire est convaincu par les apparences et par l’issue des choses22. » Un seul idéal semble donc proposé au prince, celui la conservation de l’état.

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11Assurément. Il faut toutefois, à ce point de la réflexion, proposer deux séries de remarques qui viennent rééquilibrer l’analyse.

  • 23 On peut retrouver des scènes similaires lors des affrontements civils.
  • 24 Les conjurés mettent en œuvre une violence qui a pour fin de prévenir la colère de Dieu, à moins q (...)
  • 25 « Et quand il n’en reste plus à manger à ses ennemis, c’est un ducat d’or que l’on aurait donné po (...)

12La première, rapide, concerne la violence qui serait inhérente au pouvoir du prince. Il est clair que la violence, bien commun, bien de tous dans l’Italie communale, tend à la fin du Moyen Âge à être contrôlée par le seigneur, puis par le prince, jusqu’à devenir un outil politique. Cet outil, le pouvoir – les Médicis à Florence, les Sforza à Milan – l’utilise. Il n’est qu’à songer aux raffinements des rituels punitifs – corps dépecés, membres exposés – qui châtient à Milan les conjurés, assassins de Galeazzo Maria Sforza, ou à la boucherie d’« avril sanglant » ordonnée, après la conspiration des Pazzi, par un Laurent de Médicis qui affermit, son frère mort, ses ennemis défaits, son emprise sur Florence. Mais le pouvoir princier n’a pas le monopole de la vengeance et de la cruauté. La république de Venise, à l’encontre de ses ennemis da Carrara, les seigneurs de Padoue, n’agit pas autrement. Surtout, contre le mauvais prince, le tyran injuste23, les conjurés mettent de la même façon en œuvre, une violence purificatrice24 – et c’est la séquence de violences politiques qui marquent l’Italie des princes dans les dernières décennies du XVe siècle –, à moins que ce ne soit le peuple qui ait recours à une même violence éradicatrice, telle celle qui est déployée, en 1500, contre le tyran déchu de Todi, Altobello dei Chiaravalle. Dans le récit du chroniqueur, tous, comme chiens et porcs, se jettent sur son corps pour arracher des morceaux de sa chair et la manger crue25. Au cœur de la lutte politique, dans les principautés et les républiques, contre le tyran ou la faction adverse, recours est donc fait aux mêmes rituels, animalisant le corps de l’ennemi, le condamnant au plus radical des anéantissements, preuve de l’existence de normes et de pratiques partagées au sein d’un système culturel complexe.

  • 26 Pour l’abondante bibliographie : Crouzet-Pavan E., Enfers et Paradis. L’Italie de Dante et de Giot (...)
  • 27 Frugoni C., Una lontana città. Sentimenti e immagini nel Medievo, Turin, 1983, p. 136 sqq.

13Mais il faut encore ajouter, et c’est une deuxième série d’observations, que sur notre réflexion sur le prince pèse encore largement les mythologies produites par les systèmes politiques du temps. Sur la scène italienne, quand les États s’affrontent, jetant dans la bataille toutes leurs forces, Florence contre Milan, Milan contre Venise, deux modèles politiques – la république, la tyrannie – semblent dans les écrits également se combattre par armées interposées. Rien n’aurait donc changé depuis que Lorenzetti réalisait ses fresques dans le palais communal de Sienne26. D’un côté, le Bon Gouvernement, la cité, son Dôme, son urbanisation dense, son paysage de palais, de tours et de maisons et au-delà des murs, les campagnes paisibles et prospères27. Et puis, face à la prospérité et aux fruits de la belle saison, l’avertissement : le malheur et la dévastation représentés sous la glaciation de l’hiver, des vices, de la tyrannie quand s’appesantit le règne du Mauvais Gouvernement. Rien n’aurait changé puisque la vertu et la liberté soutiendraient toujours, face aux tyrans, la cause des Républiques.

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14Il convient donc de porter l’attention sur la constitution même de ces mythologies politiques.

  • 28 Vasoli C., « Marsilio da Padova », Storia della cultura veneta, Il Trecento, t. 2, Vicence, 1976, (...)
  • 29 Ullmann W., The Individual and Society in the Middle Ages, Baltimore, 1966 et Idem, A History of P (...)

15Tôt, dès les premières luttes contre l’empire, l’Italie apparaissait comme une terre éprise d’un idéal de liberté. Dès le XIIIe siècle aussi, à l’heure où se formaient les premières seigneuries, dans la lignée de la scolastique qui avait tenté d’élaborer une vision politique, naturaliste et séculière, capable de concilier la vision aristotélicienne d’une vie civile autosuffisante avec des préoccupations plus détachées de ce monde qui étaient celles de la chrétienté augustinienne, un certain nombre de théoriciens du politique – tel Marsile de Padoue – avaient mis au point une théorie de la souveraineté de l’universitas civium ouvertement aristotélicienne. Ils défendaient l’idéal de l’indépendance politique et condamnaient le « joug des tyrans ». Le Defensor Pacis de Marsile de Padoue peut à cet égard être considéré comme un condensé de la culture du temps28, l’œuvre où confluaient les solides connaissances juridiques de leur auteur, sa familiarité avec les textes bibliques, la philosophie d’Aristote sans oublier des éléments inhérents à la culture politique communale29. Le tyran dès lors était identifié, il était celui qui gouvernait au bénéfice de ses intérêts, contre la volonté de ses sujets.

  • 30 Le jalon fondamental que représenta le Tractatus de tyranno a déjà été cité.
  • 31 Lanza A., Firenze contro Milano. Gli intellettuali fiorentini nelle guerre con i Visconti (1390-14 (...)

16J’ai choisi l’exemple de Marsile de Padoue. J’aurais pu retenir Ptolémée de Lucques qui, à l’aide de lectures très personnelles d’Aristote, définissait les gouvernements républicains et despotiques. J’aurais pu préférer un autre Padouan, Mussato qui relisait Salluste et Sénèque pour expliquer le succès des gouvernements despotiques30. De surcroît, en un rigoureux contre-point de cette définition de la tyrannie alors élaborée, une réflexion sur le bon gouvernement avait été également conduite. À Florence, au cours du XIVe siècle, un républicanisme s’était ainsi épanoui, républicanisme appelé à être encore développé par les générations successives d’humanistes, attachés, de Coluccio Salutati à Leonardo Bruni, à défendre les institutions républicaines et à glorifier le rôle de Florence, menant seule un combat désespéré contre les ambitions territoriales du tyran milanais, Giangaleazzo Visconti, acharné à ruiner la liberté italienne. Mon propos n’est pas ici, un humaniste après l’autre, de décrypter comment l’histoire, grâce à la force de la rhétorique, devint mythe et comment les écrits se succédèrent pour la défense des vertus de la république, contre le culte de César. On notera simplement que les contemporains, déjà, avaient une pleine conscience de l’efficacité politique des humanistes florentins. Pie II, dans ses Commentaires rapporte ainsi qu’au temps de « nos pères et de la guerre contre Florence », le duc de Milan redoutait les lettres de Coluccio Salutati, plus dangereuses que trente cohortes de cavaliers florentins31.

  • 32 Varanini G. M., « Propaganda dei regimi signorili : le esperienze venete del Trecento », inCammaros (...)
  • 33 Sur cette césure dans l’histoire de l’Italie : ibidem, p. 325.
  • 34 Parmi ces humanistes, Antonio Loschi (1368-1441), auteur de la fameuse invective contre les Floren (...)

17Cette efficacité fut en effet redoutable. La centralité de Florence, comme la fascination des historiens pour la centralité de Florence, ont quasi occulté l’existence d’un autre discours politique dans l’Italie du XVe siècle. Ce sont en fait ce que je nommerai deux nappes de discours qui, dès le XIVe siècle, coexistent et se répondent. Une réflexion sur la tyrannie, et une condamnation de cette forme de pouvoir, sont, je l’ai dit, conceptualisées. Mais déjà un discours est en œuvre qui s’attache à démontrer que, sous le gouvernement d’un seul, la concorde peut prévaloir et la communauté vivre heureusement. Ce discours, on l’aura compris, tend à établir une légitimité politique de la seigneurie qui viendrait s’ajouter à la légitimité juridique que le seigneur détenait ou ne détenait pas. Une théorie politique positive du gouvernement seigneurial commence donc à être formulée. La tyrannie, même si le tyran n’a pas reçu la légitimation impériale, serait loin d’être toujours à rejeter32. L’Italie du Nord, qui fut, entre XIIIe et XIVe siècle, la terre des premières expériences seigneuriales, voit de la sorte naître une théorisation qui valorise le gouvernement seigneurial, le rapprochant en fait du modèle monarchique. Le seigneur apporterait paix et unité aux cités déchirées par les luttes civiles et les désordres factionnels. Il recomposerait le tissu social en dispensant la justice. Une nouvelle hiérarchie des valeurs est par là offerte en modèle et, à mesure que dans les années 1340-1350 les régimes seigneuriaux s’affermissent33, elle justifie que, dans la hiérarchie des valeurs politiques, la « paix » importe désormais plus que la « liberté », une paix qu’au XVe siècle, les humanistes au service des cours princières, et particulièrement celle de Milan, continuent à magnifier34.

  • 35 Il est le fils d’Uberto qui avait été au service de Giangaleazzo. Il est aussi, sur le modèle de S (...)
  • 36 À l’instar de Martino Garati da Lodi : Rondinini Soldi G., Il Tractatus de principibus di Martino (...)
  • 37 Lanza A., op. cit., p. 39 sqq.

18Les images milanaises répondent en effet au début du XVe siècle aux florentines. Giangaleazzo Visconti n’est pas, à lire les textes produits en Lombardie, le tyran qui martyrise l’Italie ; bien plutôt, intrépide et magnanime, il est celui qui va unifier l’Italie. Puis, quand la guerre a repris, au temps cette fois de Filippo Maria Visconti, Pier Candido Decembrio (1392-1477) répond à Leonardo Bruni en composant le De laudibus Mediolanensium Urbis in comparationem Florentiae panegyricus (1436) et rédige la biographie du maître de Milan35. Ces figures intellectuelles de premier plan ne doivent pas dissimuler, comme à Florence, la théorie de tous les autres auteurs36, rimeurs plus ou moins talentueux, porte-voix multiples de l’idéologie des Visconti, qui mettaient leur plume au service de la cause milanaise37. Toute une littérature, toute une prose politique furent donc produites qui exaltaient les institutions de l’État milanais et les mérites des Visconti.

  • 38 Varanini G. M., « Propaganda dei regimi », art. cit., p. 336.
  • 39 Kohl B. G., « Giovanni Conversini », D. B. I, XXVIII, Rome, 1983, p. 574-578.
  • 40 Giovanni di Conversino da Ravenna, Dragmalogia de eligibili vitae genere, éd. et trad. Lanneau-Eak (...)
  • 41 Il avait suivi les leçons de Conversino à Padoue. Voir le De monarchia sive de optimato principatu (...)
  • 42 Donato M. M., « I signori, le immagini e la città. Per lo studio dell’“immagine monumentale” dei s (...)

19Milan, de plus, n’est pas un pôle isolé. Une ample réflexion sur le régime seigneurial s’épanouit par exemple à Padoue dans le milieu des intellectuels proches de la cour38. Giovanni Conversini de Ravenne39, chancelier de Francesco Novello da Carrara, expose ainsi, dans son Dragmalogia de eligibili vitae genere (1404), la supériorité du régime seigneurial sur le régime républicain. Au nombre des avantages que la seigneurie dispense, la paix et la prospérité qui peuvent s’épanouir quand cessent les divisions entre plebs et nobilitas. Mais, à ses sujets, et ce n’est pas le moindre des paradoxes, le seigneur dispenserait aussi la liberté. On ne peut, par exemple, pour celui qui veut se dédier à l’étude, rêver meilleur maître40. À Padoue encore, Pier Paolo Vergerio (1368-1444) établit aussi la supériorité du régime monarchique41, et quand il se fait l’historien des da Carrara, ce sont ces mêmes convictions qu’il exprime. La dynastie des da Carrara témoigne en fait en elle-même, et tout au long de son histoire, pour les deux pôles du discours politique, pour ces deux systèmes imaginaires antagonistes mais strictement complémentaires. Ces seigneurs sont accusés d’être des tyrans jusqu’à ce que, et c’est la fin tragique de leur histoire, la république de Venise ne prétende débarrasser Padoue de leur joug. Mais jusqu’aux derniers jours de leur pouvoir, avec constance, les images – images monumentales, images ornant les manuscrits – étaient chargées de montrer que le consentement populaire légitimait, depuis les origines, le pouvoir d’une famille, étroitement liée à la cité de Padoue, à ses valeurs civiques et à sa tradition de lutte contre les tyrans42.

  • 43 Brown A., « Platonism in Fifteenth-Century Florence », Journal of Modern History, 58, 2 (1986), p. (...)
  • 44 Ullmann W., « The Medieval origins of the Renaissance », The Renaissance. Essays in Interpretation (...)

20Enfin, plus tard dans le siècle, alors même que le républicanisme est lui-même ressourcé par ces apports, la pensée politique qui réfléchit sur le gouvernement du prince est fécondée par les idées platoniciennes. Déjà, au début du siècle, la première traduction de la République de Platon, réalisée par Chrysoloras et Uberto Decembrio, avait été, dans le prologue de Decembrio, placée sous le patronage idéal de Giangaleazzo Visconti. La relation devient bientôt étroite entre la théorisation du gouvernement monarchique et la philosophie platonicienne. On sait, pour se limiter à cet exemple célèbre, l’utilisation que l’entourage des Médicis a pu faire, au bénéfice de Cosme puis de Laurent le Magnifique, de l’image du gouvernant philosophe43. Et c’est sans doute chez Pontano que cette renaissance platonicienne opère le plus pleinement, même si d’autres éléments, comme la tradition naturaliste médiévale, convergent dans une œuvre attachée à l’exaltation d’un régime monarchique44.

  • 45 Burke P., The Renaissance Sense of the Past, Londres, 1969.
  • 46 Struever N., The language of History in the Renaissance, Princeton, 1970.
  • 47 Ianziti G., Humanistic Historiography under the Sforzas, Politics and Propaganda in Fifteenth-cent (...)
  • 48 Ianziti G., op. cit., p. 35 sq., p. 41 sq. ; l’auteur montre comment ce texte reformule des matéri (...)
  • 49 Simonetta Giovanni, Rerum gestarum Francisci Sfortiae commentarii, éd. Soranzo G., R. I. S., n. éd (...)
  • 50 L’impression de ces Commentaires est encore réalisée à des fins politiques. La première édition da (...)
  • 51 Simoncini S., « Tendenze e figure della cultura », Roma del Rinascimento, op cit., p. 199-266, p. 2 (...)

21Les historiens participent aussi de la constitution de cette image positive. À l’heure où la discipline commence à se constituer comme une catégorie autonome puisque l’histoire n’est plus seulement vue comme la scène où intervenait principalement la toute puissance divine et que l’homme devient un acteur principal45, toute une génération d’historiens est moins guidée par une quête épistémologique que par le souci de glorifier le pouvoir, et l’homme, qu’ils servent. Avec ce type de littérature, l’éloge fait irruption dans le genre historique, le matériau historique sert à la construction de scènes exemplaires, mais vraisemblables et convaincantes, et la rhétorique est utilisée pour convaincre le lecteur46. L’histoire produit donc, avec ces res gestae, des outils au service du prince et les historiographes, dans la Milan d’après 1450, suivent par exemple cette voie47. Quand les Visconti, à l’aide d’une littérature pour l’essentiel poétique, faisaient célébrer leur dynastie et ses origines liées au passé le plus antique de la cité, Sforza a lui tout à prouver. Poèmes, oraisons et lettres sont d’abord composés par les fonctionnaires de la chancellerie. Puis, une première histoire est produite. Le De Vita rebusque Francisci Sfortiae, de Crivelli48, est conçu comme une réponse aux constructions historiographiques concurrentes, rédigées à la gloire d’Alphonse de Naples ou du condottiere Braccio di Montone. Les événements racontés sont les mêmes, leur présentation diverge. Mais la disgrâce de Crivelli nuit à la circulation de l’œuvre. Les Commentaires de Giovanni Simonetta connaissent en revanche une fortune éclatante49. Ce texte, écrit dans les années 1473-1476, sous le règne donc de Galeazzo Maria Sforza, est une entreprise de glorification de Francesco Sforza et l’« art de la déformation historique » est, cette fois, utilisé en riposte aux Commentaires de Pie II50. Voilà pour l’exemple de Milan. Mais une vraie fécondité caractérise aussi les deux centres de Naples ou de Rome51.

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22Au prisme de ce discours et des modèles qu’ils proposent, c’est alors une autre figure du prince qui s’assemble.

  • 52 Skinner Q., Machiavel, op. cit., p. 63.
  • 53 Simonetta G., De rebus gestis Francisci, op. cit., p. 325, p. 335, p. 345
  • 54 Ibidem, p. 347 sqq.

23Ainsi celle du duc de Milan précisément, Francesco Sforza tel que le dépeint Simonetta. Contre les détracteurs du condottiere devenu duc, les Commentaires répètent les arguments forgés par la chancellerie milanaise. Sforza a conquis le pouvoir iure meritoque, alliant donc le droit, ou plutôt les droits que lui aurait donnés son mariage avec Bianca Maria Visconti, au mérite. Il sauve ainsi le duché (patriam regnumque) des ennemis (les Vénitiens) comme de la tyrannie (la république ambrosienne) et assure le salus patriae. Sforza est celui par qui Milan sort de la guerre et de la tyrannie. Panégyrique, objectera-t-on. Oui, mais c’est aussi un portrait du prince, et de ses qualités, qui est proposé. Sforza maîtrise la science militaire. Mais il fait également preuve d’autorité, de fortitude ou de constance. Surtout, pour agir sur le cours des choses, il se fie moins à la fortune qu’à sa propre virtù, grâce à laquelle, et l’on songe aux futures analyses de Machiavel, il peut s’imposer à la Fortune. Et qu’est-ce que la virtù si ce n’est cette qualité conférant à qui la possède la capacité de supporter les coups de la Fortune, de s’attirer les faveurs divines afin de conquérir gloire et renommée pour lui, sécurité pour son État52. L’homme qui est mis en scène est donc maître de toutes les situations, maître de la cruauté et de la magnanimité. Les villes sont ravagées ; les déserteurs sont pendus. Milan, en 1449, est affamée et tous souffrent. Mais, entrant dans la ville, Sforza nourrit les affamés53. Puis la paix vient, avec les Florentins, les Vénitiens, avant la ligue générale conclue avec le pape et Alphonse, roi de Naples54.

24Comment ne pas voir qu’il est en conséquence anachronique d’identifier chez Sforza, tel qu’il est présenté à la postérité par son historiographe, le premier prince moderne, habile à la guerre, expert dans la manipulation de l’opinion, faisant le mal, avant de faire le bien, pour servir les progrès de l’État ? Les interprétations de Burckhardt continuent à être reprises, avec moins de génie, par ceux qui mâtinent de « pensée » politique moderne les habituels portraits d’un État, monstre froid sorti, au milieu des souffrances, de la guerre et de la violence de la matrice de l’Italie « renaissante ». Il y a là, à mon sens, une erreur de perspective et une simplification. Il y a d’abord du héros à l’antique dans Sforza et Simonetta revisite le modèle césarien. La relation, obsédante pour tous les hommes du temps, à la Fortune et la prétention, désormais exprimée par quelques-uns, de tenter de contrôler sa roue comptent aussi. Notons encore que Sforza n’est pas le seul à semer sur son chemin de guerre les horribles sacs de villes et les cruautés. Pour son historiographe, retraçant ses campagnes jusqu’à la réussite finale, le but est moins d’annoncer la naissance du prince moderne et les progrès de l’État, que de saluer de remarquables succès militaires et de construire une image de gloire. Rien de plus mais rien de moins et pas seulement.

  • 55 Rubinstein N., « Italian Political Thought. 1450-1530 », in Burns J. H. et Goldie M. (dir.), The C (...)

25Dans un paysage politique où depuis deux siècles les seigneurs se multipliaient, la réflexion politique n’était pas, on l’a vu, restée inactive. Un idéal du gouvernement princier avait été formulé. Les livres de conseil au prince prouvent bien, même si beaucoup de leurs auteurs cherchent d’abord un maître et des émoluments, que de tels Miroirs ont pour but de prolonger les enseignements de l’éducation humaniste55. Or que répètent ces Miroirs ? Au prince, il incombe de maintenir le peuple, non pas dans la liberté, mais dans la paix et dans la sécurité et, quand de telles valeurs sont promues, il ne serait pas de meilleure forme de gouvernement. Et, à Milan qu’il a prise et au Milanais, Simonetta le répète, Sforza offre la paix, la stabilité, la prospérité. Il est celui par lequel l’ordre est restauré en Lombardie et le chroniqueur Bernardino Corio ne dit pas autre chose.

  • 56 Antonii Becccatelli Panormitae, De dictis et factis Alphonsi regis Aragonum libri quattuor, Basile (...)
  • 57 Collenuccio P., Compendio de le istorie del Regno di Napoli, Naples, 1929, p. 292, et Perilli M., (...)

26L’image se complique donc. Elle se brouille et délivre en des reflets contrastés des portraits qui ont bien peu à voir les uns avec les autres. Il y a le prince en gloire, conquérant et victorieux comme Alphonse d’Aragon, Francesco Sforza ou Frédéric de Montefeltre. À une époque où sur les murs des palais, choix est fait de représenter les hommes illustres, il faut que la vie du prince fasse écho à celle des Césars. Alphonse le Magnanime vouait, par exemple, un véritable culte à César : « Il portait avec lui dans toutes ses expéditions les Commentaires et il n’y avait pas de jour où il n’en lisait quelques passages56. » Il aimait tellement le nom de César qu’il faisait rechercher en Italie monnaies et médailles à son effigie et il les gardait, écrit Pandolfo Collenucio, « comme une chose sacrée et religieuse » parce que, à les regarder, il se sentait « enflammé par l’amour de la vertu et de la gloire57 ».

  • 58 Aristote, Éthique de Nicomaque, IV, 2 : « La suite naturelle de notre sujet est, semble-t-il, la q (...)
  • 59 Valori Niccolò, Vita di Lorenzo il Magnifico, éd. Dillon Bussi A., Palerme, 1992, p. 27 sqq.
  • 60 Cosimo « il Vecchio » de’ Medici, 1389-1464. Essays in commemoration of the 60th anniversary of Co (...)

27Tous les princes, toutefois, ne sont pas guerriers mais tous doivent manifester cette vertu de magnificence nécessaire au souverain depuis Aristote et que bafoue la figure inversée du prince, le tyran avaricieux58. Magnificence dans les aumônes, et Cosme de Médicis y dépensa des fortunes, magnificence dans les réceptions, les présents, les fêtes pour ceux qu’il faut honorer, magnificence pour la magnificence parce que celle-ci, écrit Pontano, est belle en elle-même, et qu’il ne faut en attendre aucun profit économique, et Laurent le Magnifique y dispensa sans compter des ressources pourtant bien ébranlées59. Magnificence dans les constructions et tous les seigneurs sont bâtisseurs, les grands et les petits, les fondateurs de dynasties ou ceux dont le règne est éphémère, les familles bien installées, Este ou Gonzague, comme le seigneur qui avance masqué, à l’exemple encore de Cosme qui, note Laurent le Magnifique, engloutit, dans les constructions, son palais, des églises, des couvents, des sommes immenses60.

  • 61 Conversino G. di, Dragmalogia, op. cit., p. 128.
  • 62 Albini G., Guerra, fame, peste. Crisi di mortalità e sistema sanitario nella Lombardia tardo-medie (...)
  • 63 Boucheron P., Le pouvoir de bâtir. Urbanisme et politique édilitaire à Milan (XIVe-XVe siècles), R (...)

28Déjà Conversini, dans sa Discussion sur le mode de vie préférable, l’écrivait, louant les opérations d’urbanisme conduites à Padoue par Francesco Novello da Carrara et moquant a contrario la lenteur vénitienne : le « tyran » est efficient61. Quand certains artistes aspirent à être un nouveau Phidias ou un nouvel Appelle, l’imaginaire des grands bâtisseurs exerce aussi son appel sur le prince, venant renforcer et légitimer le désir inhérent à tout pouvoir de s’inscrire monumentalement. Simonetta le relevait. Sitôt la paix revenue, à Milan, les grands travaux du prince commencèrent. Castiglione le souligne aussi quand il évoque « la glorieuse mémoire du duc Federico de Montefeltre ». Au paragraphe qui célèbre son courage invincible et sa science militaire, ses victoires qui l’égalent à « beaucoup d’hommes fameux de l’Antiquité », succèdent sans autre transition les lignes consacrées à l’activité bâtisseuse. Cette activité concerne le palais, mais elle se porte encore sur les travaux publics utiles à la communauté, en une récupération, et une métamorphose de l’idéal communal du bien commun. Leonello d’Este appelle des ingénieurs hydrauliciens pour pratiquer des aménagements sur le réseau du Pô et, sous le règne de Borso, de considérables travaux de drainage sont réalisés. En des temps où le système hospitalier ancien est secoué par des crises, quand les conditions démographiques et sanitaires partout suscitent des réformes62, l’utilité du peuple commande de construire un hôpital. Alphonse d’Aragon avait soutenu en 1429 l’initiative des autorités palermitaines qui avaient décidé de substituer aux diverses institutions en place un hôpital unique. Francesco Sforza choisit le même modèle d’un hôpital majeur où est concentrée la gestion sanitaire de Milan. La Cà Granda apparaît bien comme une fondation princière et l’acte de fondation le revendique63. Dieu a répandu sa clémence et ses grâces sur Francesco Sforza comme sur la cité de Milan. En remerciement de tant de bienfaits, l’hôpital doit abriter pauvres et malades. Le prince, au terme d’une procession mémorable qui rassemble, aux côtés de la famille ducale et d’un grand concours de peuple, le marquis de Mantoue, celui de Montferrat et les ambassadeurs du roi de Naples, pose la première pierre le 4 avril 1457. Évergétisme chrétien ? Certes, mais pas uniquement parce qu’il est bien difficile de faire la part des idéaux anciens et des concepts nouveaux. Il faut remettre le prince en situation dans l’Italie du temps et ne pas oublier comment, dans la Venise républicaine par exemple, pour la gloire de Dieu et l’honneur de la cité, au nom de l’utilité commune, de semblables fondations purent être opérées.

  • 64 Conversino G. di, op. cit., p. 114.
  • 65 Folin M., Rinascimento estense. Politica, cultura, istituzioni di un antico Stato italiano, Rome/B (...)
  • 66 Rochon A., La jeunesse de Laurent le Magnifique (1449-1478), Paris, 1963.

29De même, quand philosophes, orateurs, poètes et historiens sont « nourris et favorisés », la gloire rejaillit sur celui qui, à l’instar d’Auguste, permet aux talents d’accéder à leur plénitude. De cette manière aussi, le prince exerce son mécénat, favorise son honneur et celui de son état. Les arts et les lettres s’épanouissent lorsque règne la paix et que le prince dispense ses faveurs et sa libéralité à tous ceux64, artistes et intellectuels, qui travaillent ad majorem gloriam de son pouvoir, mais qui, plus largement, contribuent à ce que prenne vie un de ces temps de rayonnement comme l’Antiquité en produisit. On pense à Leonello d’Este, mécène et refondateur de l’université de Ferrare65, comme à Laurent le Magnifique s’employant à fonder la nouvelle université de Pise66, et œuvrant à faire de Florence la capitale culturelle de l’Italie, la ville où se concentrent poètes, musiciens, peintres, philosophes, architectes et sculpteurs, celle dont la langue, le toscan, établit sa suprématie dans la péninsule. Il s’agit en fait, dans toutes les cours, grandes et petites, pour le prince de se mettre en conformité avec les principes de l’exercice du pouvoir, avec les vertus du souverain, tels qu’ils sont définis par la culture du temps dont, par touches, nous saisissons la complexe stratification. Le prince finit par ressembler à l’image de lui-même qui lui était proposée. L’image influence le modèle dans la même mesure qu’elle était influencée par lui. Le prince est donc un prince lettré, et non dans les seules figures emblématiques de Frédéric de Montefeltre ou de Laurent le Magnifique.

  • 67 Nori G., « La corte itinerante. Il pellegrinaggio di Nicolo III in Terrasanta », inPapagno G. et Qu (...)
  • 68 Antonii Becccatelli Panormitae, De dictis et factis Alphonsis regis, op. cit., p. 41, p. 107, p. 1 (...)
  • 69 Da Bisticci Vespasiano, Vita di re Alfonso di Napoli, p. 84-85, p. 87-88, p. 108 sqq. Ajoutons que (...)
  • 70 Gundersheimer W. L., Art and Life at the court of Ercole I d’Este: The “De triumphis religionis” of (...)

30Mais ce prince mécène est aussi un prince chrétien, un prince qui bâtit et rebâtit les églises. Niccolò d’Este (1393-1441), celui-là même qu’une statue équestre héroïse à l’antique, par deux fois entreprit un pèlerinage, l’un à Vienne pour honorer les reliques de saint Antoine Abbé, l’autre pour un voyage plus lointain et chargé de périls puisqu’il mit ses pas dans les pas de tous les autres qui s’embarquaient de Venise vers les lieux qui avaient été ceux de la vie et de la mort du Christ67. La piété d’Alphonse le Magnanime, d’une Vita à l’autre, est de même théâtralisée. Dans le texte du Panormitain, il connaît la Bible par cœur, il lave les pieds des pauvres en signe d’humilité, il accompagne l’Eucharistie quand elle est portée aux malades qu’il soigne68. Chez Vespasiano da Bisticci, il connaît aussi la Bible par cœur, il visite les malades et, d’un épisode édifiant à l’autre, il devient l’acteur principal d’une série d’exempla. Mais c’est également une piété quotidienne qui est décrite, celle d’un roi vêtu de noir en signe d’humilité, assistant chaque jour à la messe, jeûnant, priant agenouillé, avant, au long des vingt jours que dura son agonie, de se confesser, de communier, de prier et de multiplier les lectures saintes69. L’importance, au temps de Galeazzo Maria Sforza, du grand cycle de Noël a été relevée. Quant à la Ferrare du règne d’Hercule I, on sait qu’elle vit les processions religieuses se multiplier, à la gloire du duc, pour fêter ses victoires, pour la santé du duc, quand il était malade, pour remercier Dieu, une fois la guérison venue… Le duc, quant à lui, chaque matin après la messe, faisait la charité à douze pauvres et s’employait, une fois l’an, avec ses frères et des nobles, à quêter la nourriture pour les pauvres ; ces pauvres à qui il lavait les pieds le jeudi saint et pour lesquels il organisait un banquet à Pâques70… Il faudrait encore dire son intérêt pour les disputes théologiques ou évoquer l’importance du théâtre sacré sous son règne…

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  • 71 Franciscus Senensis Patricius (1413-1494), De regno et regis institutione libri IX historiarum ac (...)

31On le voit, la figure du prince n’est pas aisée à saisir parce que les mythologies brouillent l’approche et rendent plus complexe encore la définition d’une figure du pouvoir, déjà complexe en elle-même parce que riche d’inspirations nombreuses et de strates culturelles diverses. Durant le XVe siècle, les puissances italiennes s’opposèrent en un choc des armes mais aussi des imaginaires politiques et des cultures. Dans ce combat qui concernait la nature même du politique, des légitimités concurrentes s’opposaient, la légitimité ancienne des républiques contre les plus fragiles légitimités nouvelles des états princiers. À l’heure où le pouvoir d’un seul tendait à se généraliser, tout un dispositif culturel fut donc élaboré qui avait pour but, contre les critiques produites par les défenseurs de l’idéologie républicaine, de justifier mais aussi d’orienter et de façonner le gouvernement du prince. Plus que l’aventurier du politique moderne, ce prince nous est alors apparu, dans le dialogue complexe qu’il entretient avec son peuple, les autres princes, la gloire et la postérité, comme, et je reprends l’expression de Patrizi, dans le De regno et regis institutione, un « théâtre71 ». Un théâtre sur lequel s’exerce l’influence des modèles antiques, tels que les proposent les réécritures des humanistes, mais où comptent toujours les postures et les gestes traditionnels du monarque médiéval, un théâtre où sont testées les nouvelles conceptualisations du politique mais où les textes anciens de la culture politique occidentale continuent à être joués.

Notes

1 Plus encore bien sûr quand elle reconstitue les bases de sa puissance après le choc des défaites des guerres de la ligue de Cambrai.

2 Voir également bien sûr les Discours de Machiavel : Skinner Q., Machiavel, trad. fr., Paris 2001, (1981) p. 79 sqq. et la série de contributions réunies dans Machiavelli and Republicanism,Bock G., Skinner Q. et Viroli M. (dir.), Cambridge, 1990.

3 Machiavel, Œuvres, éd. Bec C., Paris, 1996, p. 175 sqq.

4 Ibidem, p. 98.

5 Durant la guerre de 1452-1454, les Vénitiens soutenaient précisément que Sforza était un tyrannus ex defectu tituli puisqu’il n’avait pas reçu l’investiture impériale. L’acclamation populaire de 1450 ne pouvait, soulignaient-ils, être considérée comme une légitimation suffisante du pouvoir.

6 Il paye 100 000 florins. Mais les électeurs impériaux contestent cette investiture et ces contestations accélèrent sa déposition par l’empereur, survenue en 1400.

7 Borso d’Este avait été fait marquis en 1450, puis duc de Modène et de Reggio en 1452. En 1471, les Este deviennent ducs de Ferrare.

8 Simeoni L., Le Signorie, Storia politica d’Italia, 4e éd., Milan, 1960, vol. 1, t. 1, p. 379.

9 Dans tous les cas, les adversaires de Sforza pouvaient exploiter cette faiblesse et les Vénitiens ne s’en privèrent pas. Ajoutons que les Sforza et leur chancellerie ne cessaient de mettre en avant les droits qu’ils auraient tenus de Bianca Maria Visconti, laquelle avait pourtant été explicitement exclue de la succession par le dernier duc : Cusin F., « L’impero e la successione degli Sforza ai Visconti », Archivio storico lombardo, LXIII, 1936, p. 3-116 et Idem, « Le relazioni tra l’impero e il ducato di Milano dalla pace di Lodi alla morte di Francesco Sforza », Archivio storico lombardo, LXV, 1938, p. 3-110 ; Angermeier H., « Die Sforza und das Reich », Gli Sforza a Milano e i loro rapporti con gli Stati italiani ed europei (1450-1535), Milan, 1982, p. 165-191. Il faut aussi observer que l’illégitimité qui, selon ses détracteurs, viciait originellement le pouvoir de Francesco Sforza nuisait aussi à sa politique d’inféodations : Chittolini G., « Infeudazioni e politica feudale nel ducato visconteo-sforzeso » ; Idem, La formazione dello stato regionale e le istituzioni del contado. Secoli XIV e XV, Turin, 1979, p. 36-100.

10 Cusin F., « Impero, Borgogna e politica italiana (L’incontro di Treviri del 1473) », Nuova Rivista storica, XIII, 1935, p. 137-172.

11 Bartolo da Sassoferrato, Tractatus de Tyranno, éd. Quaglioni D., Politica e diritto nel Trecento italiano, il « De Tyranno » di Bartolo da Sassoferrato (1314-1357), Florence, 1983, p. 175-213.

12 Du fait même de ce que certains penseurs jugent une contagion tyrannique – la diffusion du régime de la seigneurie – la réflexion est alors menée et des définitions politiques, juridiques mais aussi morales du tyran ont été formulées.

13 L’opinion des juristes était au XVe siècle partagée quant à savoir si le consentement populaire constituait une garantie légale suffisante. Les juristes qui considéraient que ce consentement suffisait suivaient Bartole. D’autres, à l’instar de Salutati dans le De Tyranno, jugeaient que la concession de ce titre devait venir de l’empire.

14 Mémoires d’un pape de la Renaissance. Les commentaires de Pie II présentés et annotés par Cloulas I. et Castiglione Minischetti V., Paris, 2001, p. 147.

15 Corio B., Storia di Milano, éd. Morisi Guerra A., 2 vol. , Turin, 1978.

16 Je rejoins les belles analyses de Villard R., Du bien commun au mal nécessaire : tyrannies, assassinats politiques et souveraineté en Italie, vers 1470-vers 1600, Rome, BEFAR, 2008, p. 95 sqq. sur le « tyran esclave du désir » ; le tyran est en effet homme du désir insatiable et il est par là même cruel, avare et libidineux, p. 141.

17 On citera ici Burckhardt J., La Civilisation de la Renaissance en Italie, Paris, trad. fr., 1958, p. 13 : « Il se forma au sujet des Baglioni toute une légende qui n’est que le reflet de ces horreurs. On prétendit que de tout temps les membres de cette famille avaient péri de mort violente ; que vingt-sept d’entre eux avaient succombé le même jour ; qu’une fois déjà leurs maisons avaient été rasées, et qu’on avait pavé les rues avec les tuiles qui les avaient couvertes. »

18 J. Law analyse ainsi brièvement comment la réputation de violence et de cruauté de Cabrino Fondulo, seigneur de Crémone, est déjà bien établie de son temps. Les anecdotes destinées à illustrer cette réputation se suivent ensuite, dans des versions un peu différentes, de Paul Jove à Burckhardt, d’Antonio Campo, auteur en 1645 d’une Histoire de Crémone, à John Addington Symonds (1875) : Law J., « Il principe del Rinascimento », inGarin E. (dir.), L’uomo del Rinascimento, Rome/Bari, 1988, p. 15-42, p. 15-17.

19 Burckhardt J., op. cit., p. 7.

20 Voir ici l’introduction de Najemy J. M, « Political ideas », inRuggiero G. (dir.), A Companion to the Worlds of the Renaissance, Oxford, 2002, p. 384-402, p. 384.

21 Sur la fortune, et les infortunes, de la réception des écrits de Machiavel : Bec C., Préface à Machiavel, Œuvres, op. cit., p. xxxiii sqq. et De principatibus, Le Prince, p. 97 sqq ; Machiavel, De principatibus Le Prince, introduction, traduction, postface, commentaire Fournel J.-L et J-C., Paris, 2000 et Lefort C., Le travail de l’œuvre Machiavel, Paris, 1972, et particulièrement p. 71-152.

22 Lefort C., op. cit., p. 151, p. 154, p. 155.

23 On peut retrouver des scènes similaires lors des affrontements civils.

24 Les conjurés mettent en œuvre une violence qui a pour fin de prévenir la colère de Dieu, à moins qu’elle ne se substitue à elle puisqu’il faut bien constater que la main de Dieu tarde singulièrement à frapper les tyrans : Crouzet-Pavan E, Renaissances italiennes. 1380-1500, Paris, 2006, p. 180 sqq.

25 « Et quand il n’en reste plus à manger à ses ennemis, c’est un ducat d’or que l’on aurait donné pour une once de cette chair » (Zorzi A., « Dérision des corps et corps souffrants dans les exécutions. Le cas des villes d’Italie à la fin du Moyen Âge », in Crouzet-Pavan E et Verger J. [dir.], Formes et pratiques de la dérision, Paris, 2006).

26 Pour l’abondante bibliographie : Crouzet-Pavan E., Enfers et Paradis. L’Italie de Dante et de Giotto, Paris, 2001 (2004), p. 292.

27 Frugoni C., Una lontana città. Sentimenti e immagini nel Medievo, Turin, 1983, p. 136 sqq.

28 Vasoli C., « Marsilio da Padova », Storia della cultura veneta, Il Trecento, t. 2, Vicence, 1976, p. 207.

29 Ullmann W., The Individual and Society in the Middle Ages, Baltimore, 1966 et Idem, A History of Political Thought: The Middle Ages, Hardmondsworth, 1965.

30 Le jalon fondamental que représenta le Tractatus de tyranno a déjà été cité.

31 Lanza A., Firenze contro Milano. Gli intellettuali fiorentini nelle guerre con i Visconti (1390-1440), Rome, 1991, p. 63.

32 Varanini G. M., « Propaganda dei regimi signorili : le esperienze venete del Trecento », inCammarosano P. (dir.), Le forme della propaganda politica nel Duecento e Trecento, Rome, 1994, p. 311-343, p. 311-312 sur le « tirannnus equissimus ».

33 Sur cette césure dans l’histoire de l’Italie : ibidem, p. 325.

34 Parmi ces humanistes, Antonio Loschi (1368-1441), auteur de la fameuse invective contre les Florentins, Invectiva in Florentinos, 1397.

35 Il est le fils d’Uberto qui avait été au service de Giangaleazzo. Il est aussi, sur le modèle de Suétone, l’auteur d’une Vita Philippi Mariae III Ligurum Ducis, éd. Butti A. et Petraglione G., R. I. S., n. éd., 2, XX, 1, Bologne, 1925-1958. Voir ici Petraglione G., « Il De laudibus mediolanensis urbis panegyricus », Archivio storico lombardo, XXXIV, 1907, p. 5-45, et Lanza A., op. cit., p. 147 sqq.

36 À l’instar de Martino Garati da Lodi : Rondinini Soldi G., Il Tractatus de principibus di Martino Garati da Lodi. Con l’édizione critica della rubrica de Principibus, Milan, 1968.

37 Lanza A., op. cit., p. 39 sqq.

38 Varanini G. M., « Propaganda dei regimi », art. cit., p. 336.

39 Kohl B. G., « Giovanni Conversini », D. B. I, XXVIII, Rome, 1983, p. 574-578.

40 Giovanni di Conversino da Ravenna, Dragmalogia de eligibili vitae genere, éd. et trad. Lanneau-Eaker H. et Kohl B. G., Londres, 1981.

41 Il avait suivi les leçons de Conversino à Padoue. Voir le De monarchia sive de optimato principatu, Epistolario di Pier Paolo Vergerio, éd. Smith L., Rome, 1934.

42 Donato M. M., « I signori, le immagini e la città. Per lo studio dell’“immagine monumentale” dei signori di Verona e di Padova », in Castagnetti A. et Varanini G. M. (dir.), Il Veneto nel Medioevo. Le signorie trecentesche, Vérone, 1995, p. 381-454, p. 439 sqq.

43 Brown A., « Platonism in Fifteenth-Century Florence », Journal of Modern History, 58, 2 (1986), p. 383-413 ; Id., The Medici in Florence, Florence, 1992.

44 Ullmann W., « The Medieval origins of the Renaissance », The Renaissance. Essays in Interpretation, Londres/New York, 1982, p. 33-82 pour une analyse qui prend en compte aussi l’œuvre de Francesco Patrizi ; Gilli P., « Dictature, monarchie et absolutisme en Italie aux XIVe-XVe siècles », Revue française d’histoire des idées politiques, 6 (1997), p. 275-289, qui suit l’auteur précédent.

45 Burke P., The Renaissance Sense of the Past, Londres, 1969.

46 Struever N., The language of History in the Renaissance, Princeton, 1970.

47 Ianziti G., Humanistic Historiography under the Sforzas, Politics and Propaganda in Fifteenth-century Milan, Oxford, 1988, p. 6-7. Cet auteur refuse la distinction rigide de Gilbert F., Machiavelli and Guicciardini, Princeton, 1965, entre « commentaires » et « histoire », soulignant que Simonetta par exemple considérait bien ses Commentaires comme une forme véritable d’histoire, p. 9.

48 Ianziti G., op. cit., p. 35 sq., p. 41 sq. ; l’auteur montre comment ce texte reformule des matériaux narratifs précédents sur les Sforza et il établit la comparaison de manière très intéressante avec la Vie du condottiere Braccio da Montone que l’on doit à Campano : Bracii Perusini vita et gesta, éd. Valentini R., R. I. S., n. éd., XIX, 4, Bologne, 1929.

49 Simonetta Giovanni, Rerum gestarum Francisci Sfortiae commentarii, éd. Soranzo G., R. I. S., n. éd., XXI, 2, Bologne, 1932-1959 ; sur la carrière de cet auteur qui a rejoint le camp de Sforza en 1444, qui entre dans la chancellerie en 1450 et qui devient rapidement un des deux ou trois hommes les plus importants de cette institution, grâce à l’appui de son frère Cicco, Ianziti G., op. cit., p. 154-155. Voir aussi Simonetta Giovanni, Sfortiade fatta italiana de li gesti del generoso et invitto Francesco Sforza, Venise, 1543.

50 L’impression de ces Commentaires est encore réalisée à des fins politiques. La première édition date des années 1481-83 et elle s’insère dans le vaste programme culturel conçu par le maître de Milan. Ludovic le More confiait alors à Léonard de Vinci le projet de la statue équestre de Francesco Sforza et il invitait Giorgio Merula à écrire l’histoire des Visconti, ibidem, p. 226 ; Soldi Rondinini G., « Ludovico il Moro nella storiografia coeva », Saggi di storia e di storiografia visconteo-sforzesca, Bologne, 1984, p. 159-204, p. 159 sqq.

51 Simoncini S., « Tendenze e figure della cultura », Roma del Rinascimento, op cit., p. 199-266, p. 219 sqq. Et surtout Miglio M., Storiografia pontificia del Quattrocento, Bologne, 1975, et en particulier, p. 1-30, où l’auteur souligne les carences de la recherche sur ce sujet et met en lumière combien l’historiographie pontificale tend à proposer, avec la figure du pontife, un modèle, un exemplum, venant contrebalancer les modèles de la culture laïque. L’accent est particulièrement mis sur la figure du pape humaniste, mais dans toutes ses actions, le pape est bien présenté comme un modèle.

52 Skinner Q., Machiavel, op. cit., p. 63.

53 Simonetta G., De rebus gestis Francisci, op. cit., p. 325, p. 335, p. 345

54 Ibidem, p. 347 sqq.

55 Rubinstein N., « Italian Political Thought. 1450-1530 », in Burns J. H. et Goldie M. (dir.), The Cambridge History of Political Thought, 1450-1700, Cambridge, 1994, p. 30-41.

56 Antonii Becccatelli Panormitae, De dictis et factis Alphonsi regis Aragonum libri quattuor, Basileae, 1538, p. 40 (Rerum gestarum Ferdinandis regis, éd. Resta G., Palerme, 1968).

57 Collenuccio P., Compendio de le istorie del Regno di Napoli, Naples, 1929, p. 292, et Perilli M., Piété et dévotion d’Alphonse le Magnanime, roi de Naples de 1442 à 1458, université de Paris IV-Sorbonne, 2002-2003, mémoire de DEA, sous la direction d’E. Crouzet-Pavan.

58 Aristote, Éthique de Nicomaque, IV, 2 : « La suite naturelle de notre sujet est, semble-t-il, la question de la magnificence ; elle paraît être l’art d’employer les grandes richesses. Toutefois, à la différence de la générosité, elle ne s’étend pas à toutes les manières de faire usage de l’argent, mais à celles-là seulement qui concernent la dépense. Sur ce point, elle surpasse la générosité. En effet, comme le nom grec l’indique, il s’agit d’une dépense convenable dans la catégorie de la grandeur. »

59 Valori Niccolò, Vita di Lorenzo il Magnifico, éd. Dillon Bussi A., Palerme, 1992, p. 27 sqq.

60 Cosimo « il Vecchio » de’ Medici, 1389-1464. Essays in commemoration of the 60th anniversary of Cosimo de’ Medici’s birth, dir. Ames-Lewis F., Oxford, 1992.

61 Conversino G. di, Dragmalogia, op. cit., p. 128.

62 Albini G., Guerra, fame, peste. Crisi di mortalità e sistema sanitario nella Lombardia tardo-medievale, Bologne, 1982.

63 Boucheron P., Le pouvoir de bâtir. Urbanisme et politique édilitaire à Milan (XIVe-XVe siècles), Rome, 1998, p. 218 sqq.

64 Conversino G. di, op. cit., p. 114.

65 Folin M., Rinascimento estense. Politica, cultura, istituzioni di un antico Stato italiano, Rome/Bari, 2001, p. 230.

66 Rochon A., La jeunesse de Laurent le Magnifique (1449-1478), Paris, 1963.

67 Nori G., « La corte itinerante. Il pellegrinaggio di Nicolo III in Terrasanta », inPapagno G. et Quondam A. (dir.), La corte e la spazio. Ferrara estense, Rome, 1982, vol. 1, p. 233-246.

68 Antonii Becccatelli Panormitae, De dictis et factis Alphonsis regis, op. cit., p. 41, p. 107, p. 18-19, p. 75.

69 Da Bisticci Vespasiano, Vita di re Alfonso di Napoli, p. 84-85, p. 87-88, p. 108 sqq. Ajoutons que Frédéric de Montefeltre dans la Vita de Vespasiano, Vita di Federico duca d’Urbino, vol. 1, p. 335-416, bien que surtout décrit comme un grand capitaine, n’en est pas moins présenté comme « très pieux, très clément et très miséricordieux et enclin au pardon ».

70 Gundersheimer W. L., Art and Life at the court of Ercole I d’Este: The “De triumphis religionis” of Giovanni Sabadino degli Arienti, Genève, 1972, p. 186-187, p. 198; Tuohy Th., Herculean Ferrara. Ercole d’Este, 1471-1505, and the Invention of Ducal capital, Cambridge, 1996, p. 164 sqq.

71 Franciscus Senensis Patricius (1413-1494), De regno et regis institutione libri IX historiarum ac sententiarum, Paris, 1567, IX, 2, p. 570.

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