Version classiqueVersion mobile

Le prince, son peuple et le bien commun

 | 
Joëlle Quaghebeur
, 
Hervé Oudart
, 
Jean-Michel Picard

Troisième partie. Le prince contesté

Le prince contesté

Texte intégral

1Comment les justiciables des princes jugent-ils leurs gouvernants durant l’Antiquité et le Moyen Âge ? La question, pour aussi simple qu’elle puisse paraître, mérite d’être posée le plus largement possible. Elle peut être abordée sous deux angles que nous décrirons successivement.

  • 1 Venance Fortunat, Poèmes (livres I-IV), éd. Reydellet M., I, Paris, 1994, I, 21, v. 45-46, p. 48.
  • 2 Idem, Poèmes (livres IX-XI), éd. Reydellet M., III, Paris, 2004, IX, I, v. 85, p. 12.
  • 3 Dufournet J., Philippe de Commynes. Un historien à l’aube des temps modernes, Bruxelles, 1994 (Bib (...)
  • 4 Tacite, Vie d’Agricola, trad. Perret J., Paris, 1997, III, 1, p. 4-6.
  • 5 Commynes, Mémoires, op. cit., p. 954.

2Il est possible de l’examiner à travers le regard louangeur ou critique que les auteurs du passé ont porté sur les princes de leur temps. C’est le mode d’appréhension le plus souvent adopté pour tenter de répondre à cette question. On sait en effet que les auteurs de l’Antiquité romaine, bientôt confrontés après la mort d’Auguste à la réalité d’un pouvoir impérial quasi sans limites, se sont efforcés de tracer une ligne de démarcation entre le bon prince soucieux du bien de ses sujets et le tyran avide de domination, ainsi par exemple Sénèque dans le traité Sur la clémence qu’il écrit pour son jeune élève Néron, alors tout juste empereur, ou encore Pline le Jeune dans le panégyrique qu’il compose en l’honneur de l’empereur Trajan. Cette différenciation établie entre le bon prince et le tyran est discernable chez les auteurs de l’Antiquité tardive ; elle est encore repérable chez les littérateurs de la fin du Moyen Âge. Au VIe siècle, c’est aux mœurs d’un tyran que Venance Fortunat compare l’action d’une rivière qui dans sa crue torrentueuse détruit les récoltes1. Quand en revanche ce même poète loue Chilpéric en tant que « prince », c’est pour souligner la manière dont ce roi mérovingien administre la justice2. À la fin du Moyen Âge, Philippe de Commynes décrivant l’action politique du duc de Milan Francesco Sforza souligne que celui-ci gouverna son état « non point comme tyran, mais comme vray et bon prince3 ». Mais durant l’Antiquité comme pendant le Moyen Âge, la marge qui sépare le principat de la tyrannie a toujours été très mince. La remarque de Tacite saluant dans l’accession de Nerva à l’Empire l’événement qui a permis de concilier pour la première fois la liberté et le principat en témoigne4. De même Commynes, décrivant dans ses Mémoires les événements de l’année 1465, suggère que « les princes de France » firent à cette occasion preuve de duplicité lorsqu’ils prétendirent entreprendre la guerre contre le roi à cause de ses injustices : « Et fut cette guerre depuis appelée le Bien Public, pource qu’elle s’entreprenoit soubs couleur de dire que c’estoit pour le bien public du royaume5. »

3Les appréciations ainsi formulées donnent à connaître les points de vue d’historiens, de philosophes, de poètes ou de moralistes, c’est-à-dire de lettrés. Ces points de vue savants, souvent cités et étudiés par les historiens de notre temps, sont les reflets des préoccupations d’hommes de plume. Ces points de vue ont pris forme à travers le prisme d’une culture nourrie d’héritages de la pensée antique ; ils constituent pour l’historien moderne d’excellents aperçus de l’idéologie savante. Mais il serait sans doute imprudent de tenir a priori ces points de vue pour une image des opinions les plus communément partagées sur les princes.

  • 6 Relevons que certains auteurs anciens tenaient les diverses opinions à l’endroit du prince pour d’ (...)

4Il faut donc aussi tenter d’entrevoir ce que peuvent être certaines de ces opinions communes. Or les préjugés critiques ou méprisants des lettrés des temps anciens à l’égard des opinions politiques du plus grand nombre biaisent l’analyse de l’historien et rendent ces opinions difficiles à discerner car elles ne sont évoquées le plus souvent dans les sources que de manière fugitive dans le but de leur dénier tout intérêt6. Il faut donc les traquer dans les expressions individuelles des humbles, lorsque la documentation permet à l’historien de les saisir dans toute leur force, ou dans les manifestations collectives d’approbation ou de révolte du peuple à l’égard du prince.

  • 7 Ainsi Halphen L., Charlemagne et l’Empire carolingien, rééd., Paris, 1968 [1re éd., 1947] (L’évolu (...)

5Cela suppose notamment de chercher à discerner si le peuple joue un rôle politique dans les sources du haut Moyen Âge et, le cas échéant, lequel. Faut-il ainsi nécessairement considérer qu’à l’époque carolingienne en particulier les « grands » jouent seuls et en toutes circonstances un tel rôle ? C’est ce que suggère l’historiographie avec une certaine automaticité il nous semble7 ? Il serait donc opportun de rechercher les occasions dans lesquelles les autres catégories de ce peuple carolingien ont pu manifester une forme d’opinion politique. En ce qui concerne la fin du Moyen Âge, il y a lieu d’examiner non seulement les expressions des pouvoirs et des communautés vivant sous l’autorité du prince mais aussi de s’intéresser à celles des gens du commun dont le mécontentement risque de déboucher sur l’émeute.

6Reste enfin le cas particulier des rapports de soumission ou d’indépendance qu’entretiennent les princes de l’Église avec les princes du siècle. On sait en effet que dès le Ve siècle, la fonction épiscopale est désignée principatus. Cette partie donnera donc sa place à la question, sans cesse posée à partir de la conversion de Constantin, des relations entre ces deux formes de souveraineté.

Notes

1 Venance Fortunat, Poèmes (livres I-IV), éd. Reydellet M., I, Paris, 1994, I, 21, v. 45-46, p. 48.

2 Idem, Poèmes (livres IX-XI), éd. Reydellet M., III, Paris, 2004, IX, I, v. 85, p. 12.

3 Dufournet J., Philippe de Commynes. Un historien à l’aube des temps modernes, Bruxelles, 1994 (Bibliothèque du Moyen Âge, 4), p. 97 ; Commynes, Mémoires, dans Historiens et Chroniqueurs du Moyen Âge, Robert de Clari, Villehardouin, Joinville, Froissart, Commynes, éd. Pauphilet A., Paris, 1952, VII, 3, p. 1307.

4 Tacite, Vie d’Agricola, trad. Perret J., Paris, 1997, III, 1, p. 4-6.

5 Commynes, Mémoires, op. cit., p. 954.

6 Relevons que certains auteurs anciens tenaient les diverses opinions à l’endroit du prince pour d’intérêt variable selon le niveau culturel de ceux qui les exprimaient. Ainsi Tacite, Annales (Livres I-III), éd. Goelzer H., Paris, 1946 (Collection des Universités de France), I, IX, p. 11-12, évoquant les propos échangés à Rome après la mort d’Auguste, distingue soigneusement et non sans un certain mépris les opinions, qu’il tient pour « futiles », exprimées par la plupart, de celles des gens compétents et sages, les prudentes, qui louaient a posteriori l’action politique du prince disparu sous l’angle institutionnel de son refus de gouverner selon les principes d’une monarchie ou critiquaient sous l’angle moral sa volonté de « domination ». Boone M., « Le comté de Flandre dans le long XIVe siècle : une société urbanisée face aux crises du bas Moyen Âge », in Bourin M., Cherubini G. et Pinto G. (dir.), Rivolte urbane e rivolte contadine nell’Europa del Trecento : un confronto, Florence, 2008, p. 44, observe que les chroniqueurs de la fin du Moyen Âge et notamment Commynes partageaient l’a priori que les « “gens du commun” n’étaient pas en mesure de s’exprimer, voire de comprendre la politique ».

7 Ainsi Halphen L., Charlemagne et l’Empire carolingien, rééd., Paris, 1968 [1re éd., 1947] (L’évolution de l’humanité, 33), p. 146-147, relève que l’assemblée générale carolingienne, à l’issue de laquelle le prince carolingien promulgue les décisions qu’il a prises avec l’acquiescement « de tout le peuple », est formée des grands désignés optimates ou proceres, les grands ecclésiastiques et laïcs, et des troupes mobilisées pour la campagne à venir « figurant la masse des sujets », mais il conclut que celles-ci ne font que « donner une approbation de pure forme aux mesures arrêtées ». Cette remarque, pour justifiée qu’elle soit probablement le plus souvent, doit-elle cependant être tenue pour vraie dans tous les cas ?

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont sous Licence OpenEdition Books, sauf mention contraire.

Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search