1Implicitement ou explicitement, les théories de l’individualisation procèdent à une mise en récit. Le terme même d’individualisation suggère un processus, et non un constat statique. Contre les approches à dominante structuraliste, contre les théories de la reproduction sociale à l’identique, la thèse de l’individualisation invite à une analyse du changement social, celui-ci étant considéré comme profond et significatif, suffisamment en tout cas pour constituer une matrice pouvant donner sens à un certain nombre de données sociales. Si bien que la sociologie de l’individualisation est toujours d’une façon ou d’une autre une socio-histoire. Qu’ils évoquent la flexibilité du néocapitalisme, les recompositions familiales, les pratiques de consommation, la volatilité électorale, la piété religieuse (ou bien d’autres objets encore), les théoriciens de l’individualisation se réfèrent toujours à un avant supposé plus intégrateur. Ainsi l’incertitude qui caractérise aujourd’hui les rôles familiaux est-elle rapportée à la supposée stabilité de ces derniers jusqu’aux années quatre-vingt. La voie est ainsi ouverte à une analyse diachronique. Cette perspective n’a rien de nouveau en sociologie : Durkheim, Simmel, Elias ou Dumont ont analysé l’individualisation comme processus caractéristique des sociétés de leur temps. Le premier y voyait la conséquence de la division du travail social. Le processus d’individualisation s’apparentait selon lui à un fait social de grande envergure, cause déterminante d’un grand nombre d’évolutions empiriquement observables (augmentation du suicide par exemple). Le second s’efforçait de recenser, au cœur de la vie moderne, les multiples indices de cette individualisation. Ainsi de l’urbanisation, du rapport à l’argent. À l’horizon de ces réflexions, on trouve l’une de ces summa divisio constitutives des premières sociologies : l’opposition entre communautés holistes et sociétés plus individualistes. Nourris de lectures ethnologiques et anthropologiques, spectateurs inquiets de la disparition des sociétés rurales, les premiers sociologues postulent une ligne de fracture constitutive de la modernité. Il y a l’avant communautaire et l’après sociétaire.

2On s’interrogera ici sur ce grand récit donnant à voir l’histoire des sociétés occidentales comme individualisation progressive. Nous montrerons d’abord comment s’est construit ce grand récit, autour de quelques moments décisifs (la Renaissance, la Révolution Française…). Nous analyserons dans un deuxième temps l’insuffisance de ce récit. Le processus d’individualisation n’a pas la limpide linéarité que certains lui prêtent. Des données le contredisent, le nuancent, obligeant les théoriciens de l’individualisation à des reformulations qui seules permettent de rendre compte de la complexité du processus. Nous mettrons en avant la nécessité de parler d’individualisations (au pluriel donc) pour faire face à cette complexité, ainsi que de resituer ce processus en référence à des histoires sectorielles dont il faudra essayer de penser l’articulation. Il y a une individualisation religieuse, économique, politique, culturelle, familiale, etc. Comment ces divers secteurs font-ils système ?

Le grand récit de l’individualisation

3L’individualisation est une clé de lecture abondamment utilisée par les historiens pour analyser quelques-unes de grandes ruptures de l’histoire occidentale. C’est tout particulièrement vrai de trois d’entre elles. La première est la Renaissance. Il est banal, après les travaux de Jacob Burckhardt, de penser les mutations sociopolitiques et culturelles de cette époque comme montée en puissance de l’individu. La pensée humaniste fait de l’Homme la mesure de toute chose, l’art surtout célèbre l’individu : l’émergence de l’artiste comme créateur incomparable et singulier, dont on va chercher la signature, décrire le style personnel, ou raconter la vie, tranche avec la production anonyme et collective des temps antérieurs (Todorov, 2004 ; Foccroule et al., 2005). De même la gloire du prince ou la fortune du marchand, d’ailleurs l’un et l’autre avides de portraits, esquissent-elles un centrement sur l’individu inconnu jusqu’alors. La Réforme introduit l’idée d’une relation directe entre l’individu et Dieu, elle se réfère au libre examen des textes sacrés. Il en résulte pour le chrétien une « solitude intérieure inouïe » ; « Dans l’affaire la plus importante de sa vie, le salut éternel, l’homme de la Réforme se voyait astreint à suivre seul son chemin à la rencontre d’un destin tracé pour lui de toute éternité. Rien ni personne ne pouvait lui venir en aide. Nul prédicateur […], nul sacrement […], nulle Église » (Weber, 1964, p. 116). Entre choix religieux, choix économiques, choix politiques, les élites urbaines s’individualisent, les qualités individuelles rendent possibles des destinées qui débordent du destin familial.

4En creux, un tel modèle suggère que la société médiévale était au contraire très peu individualisée. Les historiens du Moyen Âge ne récusent pas cette vision, ils mettent l’accent sur la dimension systématiquement communautaire de cette civilisation (Duby, 1985). Le modèle féodal, par exemple, emboîte une multitude de communautés en un réseau très intégrateur pour l’individu : serf prisonnier de sa terre, paysan encadré à l’échelle d’un village, seigneur prisonnier d’une lignée et d’un rôle, clerc étroitement surveillé, etc. Les mêmes historiens refusent toutefois de réduire l’ensemble de la période médiévale à cette vision holiste. Ils mettent ainsi l’accent sur les mutations observables à partir du XII^e siècle (Bedos-Rezak et Iogna-Prat, 2005 ; Coleman, 1996). La société féodale se fissure, les villes se développent, des figures pré-individualisées émergent : marchands, pèlerins, ermites, étudiants… L’amour courtois individualise au même titre que l’université ou la piété individuelle. Et c’est aussi à cette époque que l’individualisme chrétien, lié à l’idée de salut individuel, de responsabilité individuelle, de talent individuel, commence à prendre le dessus sur la dimension collective (Église, communautés religieuses, paroisses…). Il y a bien une pré-Renaissance du XII^e siècle qui anticipe celle des XV^e et XVI^e siècles, qui donne sens à une réflexion sur « l’individu au Moyen Âge » (Bedos-Rezak et Iogna-Prat, op. cit.).

5Une seconde rupture est introduite avec la Philosophie des Lumières à l’époque moderne. Elle est symbolisée par l’événement censé en constituer le point d’aboutissement, la Révolution française. Comme précédemment, il convient pourtant de raisonner en termes de processus continus et non de rupture brutale. La Révolution a été précédée d’une modernité d’abord philosophique : ainsi les théories contractuelles consacrent-elles l’individu à la fois comme sujet consentant au pouvoir d’État et comme dépositaire d’un droit inaliénable à posséder (Macpherson, 2004). Mais l’histoire de l’individualisation n’est pas réductible à l’histoire de l’idée d’individu. Dans tous les secteurs de la vie sociale (économie, religion, art, administration…), les élites s’individualisent (Munchembled, 1988 ; Chartier, 1985). La société de cour impose aux dominants des stratégies individualisées d’autocontrôle qui précipitent l’émergence de la psychologie moderne (Elias, 1973). La figure de l’écrivain comme créateur individualisé et propriétaire de ses productions émerge (Viala, 1985), de même celle de l’artiste unique (Heinich, 1993 et 1996). La Révolution constitue pourtant une rupture en ce qu’elle amorce la démocratisation de cet individualisme jusqu’alors encore très élitiste. La Déclaration des Droits de l’Homme pose le principe de la liberté individuelle en matière d’opinion (politique et religieuse). La Révolution consacre le droit de propriété (Castel et Haroche, 2001). En supprimant les corporations, elle singularise le destin économique de chacun. Le capitalisme profitera de cette déstructuration pour tendre vers un marché du travail élargi et atomisé (Castel, 1995). Plus généralement, la méfiance à l’égard des corps intermédiaires impose abruptement la figure individualisée du citoyen, puis de l’électeur (Rosanvallon, 2004). C’est encore la Révolution qui réduit le mariage à un contrat qu’il n’est plus scandaleux d’imaginer révocable par chacune des parties. De la liberté testamentaire à l’égalité entre héritiers, en passant par la consécration de la propriété individuelle, le code civil inscrit l’individualisme dans le droit positif. Au total, on note au fil du XIX^e siècle une paradoxale convergence entre la logique des droits de l’Homme et celle du capitalisme, qui additionnent leurs forces pour ébranler la société d’Ancien Régime dans ses fondements communautaires (corporations, villages, hiérarchisation de la société en états…). Conformément aux anticipations de Marx, l’individualisme des droits de l’Homme se révèle compatible avec le libéralisme économique et le capitalisme. La société se transforme selon les aux logiques du marché individualisé (Polanyi). La période 1870-1914 est celle de « la fin des terroirs » (E. Weber, 1983). L’individualisme qui en résulte est principalement bourgeois : il est autant fondé sur le calcul égoïste que sur la liberté de penser et de croire. De Balzac à Marx court la critique de l’esprit boutiquier, contre lequel s’affirme pourtant, marginalement il est vrai, un autre individualisme : celui du romantisme, fondé sur une définition alternative de l’individu. Celui-ci n’est plus référé à la Raison et à l’Intérêt, il est d’abord défini par ses émotions. De Rousseau à Goethe s’impose l’idée que l’écrivain doit être à l’écoute de lui-même car il est habité par une nature singulière. L’individu se définit par ce qui le singularise, et non plus par ce qu’il y a en lui d’universel. Au carrefour de toutes ces formes d’individualisme, la « vie privée » s’impose comme valeur ambiguë : elle signifie à la fois enfermement dans une structure familiale fermée et normée et apparition d’un espace de liberté arraché aux autres : espace privé de la maison bourgeoise, loisirs personnels, journal intime (Lejeune, 1993), lecture pour soi, pratiques artistiques, conversations individuelles… (Perrot, 1987).

6Le XIX^e siècle est encore marqué, de Tocqueville à Durkheim, de la droite contre-Révolutionnaire à la gauche socialiste, par une grande inquiétude face à cette individualisation. Les élites, intellectuels compris, craignent un délitement de la société, une disparition des solidarités sociales au profit du seul individu désocialisé et définitivement enfermé dans son égoïsme. Le mot « individualisme » est péjoratif, il oriente la réflexion philosophique de tous les auteurs (Corcuff, 2003). D’où un certain nombre d’initiatives visant à restaurer l’intégration sociale. Les projets politiques oscillent entre la nostalgie communautaire visant à rétablir l’ordre ancien et l’utopie visant à inventer des communautés nouvelles. Concrètement, c’est la nation, inventée à gauche mais progressivement appropriée par tous, qui s’imposera comme référence sociétaire. L’efficacité de la référence au nationalisme suppose néanmoins la mise en place de dispositifs concrets de prise en charge et de socialisation des individus. C’est le paradoxe de l’école républicaine ou de la conscription que de tout à la fois précipiter le déclin des solidarités traditionnelles (arrachement à la famille, au village, à la terre…) et faire exister concrètement la nation. Non pas évidemment sous la forme d’une solidarité holiste ou communautaire : ces dispositifs sont aussi des concessions à l’individualisme révolutionnaire. À l’école de la république, l’élève acquiert l’identité française en même temps qu’il se fabrique un destin individuel (diplôme et parcours individuels). Le même souci de sauver la société en domestiquant l’individualisme imprègne la définition d’une multitude de rôles sociaux : électeur, salarié, fonctionnaire… On en trouve trace par exemple dans le célèbre texte de Durkheim : « L’individualisme et les intellectuels », texte publié en 1898.

7La dernière rupture est récente, on peut si on veut la référer à mai 1968. Ce mouvement symbolise la rébellion individuelle face aux institutions. La famille bourgeoise, qui avait résisté aux pressions individualisatrices, est mise en accusation, en particulier l’autorité patriarcale subie par les femmes et les enfants. Chacun y revendique désormais le droit d’être lui-même, à l’écart des rôles traditionnels (Singly, 2000). Même les institutions associées à la figure maternelle de l’État providence sont dénoncées : l’école est castratrice, elle violente le droit désormais revendiqué d’être soi-même. C’est à l’écart des rôles et des institutions, largement délégitimées (Dubet, 2002), que les individus espèrent se trouver. Renouant avec l’individualisme romantique, cet individualisme libertaire aura pourtant sa face sombre. Dans le même temps en effet, la crise économique précipite l’avènement d’un néocapitalisme dérégulé qui s’accommode fort bien de cette mise en accusation des institutions. Sous couvert de flexibilité, d’adaptabilité, de droit à l’épanouissement par le travail, les entreprises et les organisations exigent des salariés disponibles, sans attaches, comme délestés de tout ancrage moral, religieux, familial, territorial ou de classe (Boltanski et Chiapello, 1999 ; Lash et Urry, 1987). L’idéal de mobilité l’emporte désormais sur l’idéal conformiste de la société bourgeoise. Si on quitte le terrain de la production pour celui de la consommation, on observe que le même néocapitalisme instrumentalise parfaitement le flottement généralisé des ancrages sociaux et des identités. La consommation frénétique est d’abord identitaire, elle est le fait d’individus sans cesse à la recherche d’un style (Shields, 1992 ; Urry, 1995). Elle prospère dans un contexte de déstabilisation des identités prescrites : identités familiales, identités de genre, identités professionnelles, identités de classe, identités politiques ou religieuses… (Dubar, 2000 ; Beck, 2000 ; Beck et Beck-Gernsheim, 2001 ; Bauman, 2001). Qu’est-ce désormais qu’être parent ? Croyant (Hervieu-Léger, 1999) ? Militant (Ion, 1997) ? Le mythe du moi authentique se développe sur les débris de ces ancrages hier stabilisés : à chacun de se trouver, de se construire, de procéder aux expériences identitaires qui lui permettront de savoir qui il est vraiment (Singly, 1996 ; Le Bart, 2004). À lui de bricoler avec les ressources identitaires à sa disposition : son corps, les autres individus qui l’entourent, les objets qu’il accumule, les actions qu’il mène (engagement associatif ou politique, pratiques artistiques…), les modèles proposés par les médias… À lui aussi de faire face aux angoisses qui accompagnent cette quête sans fin plus ou moins narcissique (Lasch, 2006). Devenu « incertain » (Ehrenberg, 1995), pluriel (Lahire, 1998), l’individu réflexif est désormais au cœur de la recherche sociologique. Beaucoup s’accordent pour ne plus réduire cet individu à un habitus de classe (Lahire, 2004) et pour remettre en chantier la question de l’individu (Kaufmann, 2001 et 2004 ; Singly, 2003 ; Martuccelli, 2002), y compris sur le terrain de la théorie politique (Corcuff, 2003 ; Corcuff et al., 2005).

8On arrêtera là cet historique évidemment approximatif. Certains auteurs (Gergen, 2000 ; Aubert, 2004) le prolongent en esquissant la sociologie d’une post-ou hyper-modernité que caractériserait le renoncement à la stabilisation identitaire. L’individu aurait cessé d’être ce bricoleur s’efforçant d’agencer les ressources identitaires ou de multiplier les expériences identitaires pour savoir qui il est vraiment. Il aurait renoncé au mythe de l’authenticité et s’abandonnerait aux vertiges du flottement identitaire. On peut ne pas être convaincu par ce modèle, ou considérer qu’il emprunte davantage à la posture de quelques-uns qu’à la norme définissant le comportement du plus grand nombre. Le modèle est malgré tout intéressant en ce qu’il marque une rupture nette dans l’histoire de l’individualisation.

Points aveugles et retour sur les définitions de l’individualisation

9Le récit que l’on vient de reconstituer peut séduire mais il est marqué par un certain nombre d’approximations. Le faire débuter au Moyen Âge pose par exemple problème. La civilisation grecque classique, qu’on la saisisse à partir de ses héros, de ses mythes, de ses pratiques religieuses, politiques ou juridiques, ne nous fournit-elle pas des exemples accomplis d’individus (Vernant, 1989) ? Que faire donc des formes d’individualisme philosophique formulées dès l’Antiquité (stoïcisme, épicurisme) ? Foucault (1984 et 2001), dans son étude du « souci de soi », invalide ou au moins complexifie le schéma précédent, même s’il nous rappelle que ce souci de soi était cantonné à quelques milieux sociaux. Il suggère une histoire peut-être plus cyclique que linéaire : le Moyen Âge n’est plus un point de départ, il devient une parenthèse. Sauf à affiner, comme nous y invitent ces auteurs, la définition de l’individualisme. Alors seulement remarquera-t-on que l’individu antique n’a pas grand-chose à voir avec l’individu moderne. On ne peut lui attribuer de conscience réflexive. Il est tourné « vers l’ailleurs, au dehors » (Vernant, op. cit., p. 225). « Le moi n’est ni délimité ni unifié. C’est un champ ouvert de forces multiples » (ibid., p. 224). On est au plus loin du cogito cartésien. Jean-Pierre Vernant conclut en renvoyant à trois définitions de l’individualisme : celui qui pose l’autonomie de l’individu ; celui qui se fonde sur l’existence d’une vie privée ; celui qui naît d’un rapport à soi réflexif. C’est la troisième dimension qui fait défaut dans le cas de la Grèce archaïque et classique. D’une façon générale, remarque-t-il, les trois critères ne coïncident pas forcément : au Moyen Âge, la vie monacale ignore l’autonomie individuelle et la vie privée, mais valorise le rapport à soi (vie intérieure) ; de son côté, l’aristocratie militaire médiévale connaît l’autonomie individualisée mais ni la vie privée, ni le rapport à soi réflexif.

10Cet exemple suggère la nécessité de recourir à une définition de l’individualisation pour prendre la mesure de la pluralité des processus évoqués. De quoi parle-t-on exactement ? Trois définitions peuvent être proposées, qui éclairent la trame historique esquissée en une socio-histoire moins chaotique :

11— Le premier individualisme est l’individualisme-hors-du-monde de Louis Dumont (1983). Il est facile à objectiver : l’individu s’écarte de la foule, prend ses distances d’avec la communauté holiste. Cet individualisme ne peut s’institutionnaliser, même s’il fascine au point de susciter des stratégies d’imitation. Des Rêveries du promeneur solitaire de Rousseau à l’Into the Wild de Sean Penn, cet individualisme ne saurait structurer la société en profondeur. Par hypothèse, il se développe aux marges de celle-ci. D’où l’impression d’une forme dépourvue d’historicité.

12— Le deuxième individualisme est au contraire inscrit comme structure profonde de la société. Il résulte, comme l’a montré Durkheim, de la division du travail social, division que cet auteur corrélait à la densité sociale. À l’horizon de ce processus, chaque individu se voit assigner un rôle qu’il doit endosser individuellement. Ce rôle n’est jamais singulier, d’autres l’endossent également, qui ont subi la même socialisation, qui sont sensibilisés aux mêmes valeurs et idéologies, qui poursuivent les mêmes finalités. Mais l’appartenance à ces collectifs ne conduit jamais à la fusion communautaire. À chacun de jouer son rôle. Tous les champs sociaux (économie, éducation, politique, religion, famille…) se structurent en institutions et en dispositifs qui individualisent la socialisation et qui socialisent à l’individualisme. Le croyant, le salarié, le militant, l’élève ou le professeur, le fonctionnaire ou le prêtre, le père de famille ou l’épouse, tous désormais se voient prescrire individuellement des rôles stabilisés pourvoyeurs d’identités elles-mêmes stables et cohérentes. On peut parler d’individuation plus que d’individualisation dans la mesure où les individus ainsi construits, s’ils sont en compétition du fait de l’individualisation des profits associés au rôle (carrière, revenus, diplôme, exemplarité, salut…), sont de part en part tenus par la société. C’est elle qui distribue les rôles, ce sont les institutions qui socialisent, surveillent, contrôlent. L’individu est « tenu de l’intérieur », il adhère à des valeurs qu’il juge universelles et qui fondent le rôle qu’il accomplit. L’intérêt général est commun à tous les fonctionnaires, comme l’est la croyance en un même Dieu chez tous les chrétiens. Si les individus peuvent être, une fois socialisés, abandonnés à eux-mêmes, c’est parce qu’en eux se trouve un dénominateur commun : la Raison, l’Intérêt, la Nature humaine, la Foi… (d’où les qualificatifs d’abstrait ou générique pour désigner cet individualisme). Nulle difficulté pour le sociologue de retrouver la marque de ces institutions au travers de chacun des faits et gestes des individus (habitus de classe par exemple). L’individu existe sur la base de ce qu’on a déposé en lui : la foi, la raison citoyenne, la rationalité économique… La liberté de l’acteur est largement encadrée par un jeu serré d’identités prescrites, en général cohérentes entre elles et structurées autour d’un noyau dur identitaire, et qui limite fortement le champ du pensable et du faisable.

13— Le troisième individualisme, différencié ou concret, contredit le précédent. Il fait l’économie des grandeurs et des références communes aux individus, il prône le droit pour chacun de s’affirmer sur la base de ce qui le distingue et non plus sur la base de ce qui le rattache aux autres. Cet individualisme, qui court de la réaction romantique à mai 1968, s’affirme contre les institutions et les rôles sociaux. Il valorise les émotions, jugées plus vraies et plus personnelles que la Raison ou l’Intérêt. Cet individualisme suppose une rupture qui va bien au-delà de la fuite hors-du-monde : il s’agit de se libérer de la société en soi, des socialisations subies, des rôles intériorisés. C’est seulement au terme de ce travail sur soi, œuvre de toute une vie, que l’individu peut espérer savoir qui il est vraiment. D’où le mythe de l’identité authentique cachée au fond de soi, et que masque l’épaisse couche des socialisations artificielles. Cet individualisme est fondamentalement réflexif : il suppose des individus toujours en quête d’eux-mêmes, subjectivementincapables de se situer en référence à un monde et un seul, à une classe, à un métier, etc. Ce flottement repérable au niveau de la subjectivité identitaire des individus peut s’accompagner d’une grande prévisibilité objective : c’est peut-être le paradoxe de l’individualisme différencié que d’inviter chacun, dans les mêmes termes, à partir en quête de lui-même. Et de favoriser sans doute un modèle très standardisé d’individu authentique.

14Définitions préalables ou modèles idéal-typiques ? Ces formes d’individualisation ne sont pas simples à articuler entre elles. Même la trame historique la plus réductrice montre qu’il ne saurait être question de les faire se succéder simplement. L’individualisme générique précède grossièrement l’individualisme différencié, mais tout dépend des secteurs et des types de société. D’où la nécessité de rompre avec une vision unique et universelle de l’individualisation. Elle n’est pas une vague de fond qui emporte tout ce qu’elle touche. Elle est un ensemble de processus qui touchent inégalement les secteurs, les groupes, les sociétés. Il convient donc de réfléchir aux conditions de possibilité de ces formes (au pluriel) d’individualisation, et non de penser en terme de fatalité sociale ou de nécessité historique.

15On insistera particulièrement sur l’histoire sectorielle de l’individualisation. Il ne suffit pas de dire que ce processus s’observe dans tous les secteurs et qu’il renvoie à une multitude d’indicateurs apparemment très hétérogènes (pratiques religieuses, vote, habitat, propriété de la terre, rapport à l’argent ou aux objets, diplômes, contrat de travail…). Encore faut-il tenter de saisir la façon dont chacun de ces secteurs ou de ces champs est travaillé, selon une temporalité propre, par les diverses formes d’individualisation. Et de même faut-il prendre en compte ce que chacun de ces mondes sociaux fait de (ou fait à) l’individualisation, pour par exemple la légitimer, la neutraliser, la combattre ou la reformuler. Si des homologies sont repérables d’un monde à l’autre (l’isoloir comme équivalent fonctionnel du confessionnal), les décalages chronologiques (plusieurs siècles dans le cas précédent) méritent attention.

16Faut-il hiérarchiser entre ces secteurs ? Les auteurs s’accordent à ne pas donner à l’histoire philosophique du Sujet le statut de variable déterminante. L’histoire des idées doit être complétée d’une histoire matérielle et sociale de l’individualisation (Taylor, 1998). L’individualisme chrétien est-il fondateur en ce qu’il est le premier à poser, en particulier dans sa version réformée, le principe du salut individualisé ? C’était un peu la thèse de Louis Dumont. La distinction entre individualisme générique et individualisme différencié permet cependant d’affiner l’analyse : le christianisme a certes encouragé le premier en rapatriant l’individu-hors-du-monde au sein de la société dont elle favorise de la sorte l’individuation, mais elle a dans le même temps lutté contre toute prétention de l’individu à s’affirmer comme individu singulier. L’imposition de normes et de modèles, la valorisation de l’imitation, tout cela encourage un effacement de soi au plus loin de l’individualisme contemporain (Gurevich, 1995). La tension entre ces deux logiques se repère par exemple au XIX^e siècle lorsque l’église catholique hésite quant à l’attitude qu’il convient d’avoir face à la pratique adolescente du journal intime : attitude favorable s’il s’agit pour les jeunes filles de se soumettre à un tribunal intime, attitude défavorable si cette réflexivité tourne à la complaisance (Lejeune, 1993).

17Une analyse marxiste de l’individualisation peut à l’inverse donner au capitalisme un rôle central, en différenciant trois époques. La première est celle de l’avènement de la figure singulière de l’entrepreneur capitaliste, marchand ou banquier, préférant la fortune individuelle au prestige du nom ou de la lignée (pré-capitalisme). La deuxième correspond à l’abolition des corporations et à la généralisation du salariat, autrement dit d’un marché du travail individualisé (capitalisme). La dernière est contemporaine, qui voit le consommateur utiliser l’offre infinie des biens et des services mis sur le marché pour se construire une identité que ni la profession ni la classe sociale ne sont désormais à même de fournir (néocapitalisme). L’analyse pêche évidemment par fonctionnalisme, mais elle est séduisante : le capitalisme mondialisé individualise au gré des exigences de son développement. Il eut tour à tour besoin : 1/d’entrepreneurs audacieux (self-made men) ; 2/de producteurs individualisés (par un marché du travail concurrentiel) et rendus dociles par l’imposition de normes sociales rigides ; 3/enfin de consommateurs en quête de ressources identitaires à perpétuellement renouveler.

18On serait tenté de mettre en avant pour terminer la contribution singulière du monde de l’art à l’individualisation. En faisant de la Renaissance une rupture décisive, on a suggéré qu’il s’y jouait des choses fondamentales autour de l’avènement de l’individu singulier (signature de l’artiste, imposition d’un style ou d’un point de vue singulier via la perspective, banalisation du portrait et de l’autoportrait…). La même impression d’anticipation se dégage de l’observation de ce qui se passe à l’époque contemporaine. La seconde modernité, organisée autour du droit à être soi-même et symbolisée par mai 1968, trouve son origine dans le romantisme du début du XIX^e siècle. On peut même aller encore plus loin et considérer que la post-modernité (ou l’hyper-modernité), comme renoncement à l’identité stable et comme acceptation de la pluralité et de la plasticité identitaire, a elle aussi des précédents du côté des pratiques artistiques : cubisme en peinture, dilution du personnage en littérature, etc. D’une façon générale, un grand nombre de travaux montre à quel point les mondes de l’art furent précocement structurés autour de l’injonction à s’individualiser (Bourdieu, 1992 ; Heinich, 1991 et 2000).

19Resterait alors à valider ces variables sectorielles en procédant à une contextualisation géographique et culturelle de notre analyse. L’accent mis sur des variables comme le christianisme, le capitalisme ou la construction de l’État confère une genèse occidentale à l’individualisation. Pourtant, la plupart des données aujourd’hui disponibles invitent à déborder de ce contexte. L’universalisation de l’individualisation serait une des facette de la globalisation économique et culturelle. Existe-t-il encore des sociétés holistes ? A-t-il existé des cultures offrant clairement des alternatives à l’individualisme occidental, par exemple le bouddhisme (Kolm, 2000) ? Des travaux montrent que l’apparence communautaire peut masquer des pressions individualisatrices, ainsi dans les sociétés musulmanes. L’Islam aussi est travaillé par l’individualisation (Haenni, 2005).

20La contextualisation géographique invite aussi à s’interroger sur la spécificité de l’histoire hexagonale. Dans une perspective comparative, on peut faire valoir que la France a toujours connu une certaine méfiance à l’égard de l’individualisme. Celui-ci a progressé de façon plutôt souterraine, contre par exemple le pouvoir d’État. L’État, fort de sa légitimité et de ses institutions, s’est en permanence efforcé de prévenir les logiques centrifuges et individualisatrices. S’il a travaillé contre les communautés locales (contre l’ordre féodal, corporatiste, provincial, etc.), ce fut toujours pour reconstruire un ordre communautaire alternatif le plus intégrateur possible. On ne trouve pas trace de cette ambition dans les pays anglo-saxons. Le comparatisme fait ainsi ressortir l’ancrage anglais et américain de l’individualisme. La société anglaise se singularise précocement sur le terrain de l’individualisation, que ce soit au niveau de la propriété de la terre (Macfarlane, 1978) ou de la pratique autobiographique (Mascuch, 1997), sans oublier évidemment l’histoire des idées et des modèles politiques. La société américaine peut de même se lire, dans le prolongement des travaux de Tocqueville, en référence à un idéal individualiste dont on trouve trace dans les productions culturelles américaines, mais également dans les modes de vie américains (Bellah, 1985).

21Ainsi définie et contextualisée, l’individualisation, on l’aura compris, s’apparente plus à un programme de recherche et à un jeu d’hypothèses qu’à une équation socio-historique définitive. Prendre au sérieux ces hypothèses, c’est d’abord prendre appui sur elles pour les confirmer, les infirmer, plus sûrement les nuancer par l’introduction de variables multiples qui font éclater le Grand Récit un peu encombrant de l’individualisation pour le transformer en outil d’analyse enfin opérationnel.