L’empereur et le bien commun : la securitas
p. 57-66
Texte intégral
1Dès ses débuts avec Auguste le pouvoir impérial romain présente des ambiguïtés qui, comme il l’a été souvent reconnu, ne permettent pas d’en donner une définition précise et irréfutable. À la fois continuité de la période précédente, la « République », et pouvoir assuré par un homme qui se place, ou est placé, au-dessus des autres1, la période qui s’ouvre à la fin du Ier siècle avant J.-C. ne permet pas, dans un premier temps, de recevoir une qualification précise. Un homme, qui possède l’auctoritas qui lui permet de décider en dernier ressort, doit être accepté par un consensus général, souvent à la suite d’un refus du pouvoir. Ce consensus est à la fois politique et moral. De ce fait, le pouvoir absolu que détient le prince dès le début, ne peut s’exercer au détriment des hommes qui peuplent l’empire. Il doit être à leur service.
2En effet la reconnaissance universelle de ce pouvoir n’est pas donner un blanc-seing à l’empereur. Elle crée des devoirs à ce dernier ; ils sont nombreux et il doit tenir compte de l’intérêt général en évitant l’arbitraire qui conduit à la tyrannie. Les efforts de tous les empereurs doivent aller en ce sens pour que chacun puisse vivre protégé et prospère. Il s’agit d’un but pas toujours atteint, mais il est possible de penser que chaque empereur y tend. Tous n’ont pas réussi, d’autres se sont laissé aller à l’arbitraire, mais les successeurs sont revenus au but premier. Tout au moins chaque empereur a cherché à convaincre ses contemporains de ses bonnes intentions pour tous, de son travail pour l’utilitas publica.
3Chacun l’a fait à sa manière ; mais le moyen le plus utilisé est certainement la frappe monétaire, les légendes et l’iconographie des monnaies. Ce sont les vecteurs d’une propagande issue de l’empereur et de son entourage proche. La question a été discutée. Les monnaies sont-elles lisibles par tous ? Attirent-elles véritablement l’attention de chacun ? Les mots, les images peuvent-ils être compréhensibles dans leur subtilité d’un bout à l’autre de l’empire2 ? Sans entrer dans cette discussion, force est de constater que la gamme toujours plus développée des représentations et des légendes a un sens ou, plutôt, plusieurs degrés d’explication. Elle ne peut être un simple acte gratuit, un artifice inutile. Il est certainement possible de s’appuyer sur ces éléments, tout en gardant une très grande prudence.
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4Les divinités auxquelles il est fait appel sur les monnaies sont significatives de cette recherche de l’utilitas publica. Il s’agit de la proclamation publique de qualités dont se pare l’empereur en lien étroit avec les dieux possesseurs de ces vertus. Elles sont nombreuses, de la Victoire à la Providence en passant par la Paix, la Félicité, le Salut… Elles permettent d’apporter des éléments décisifs à la compréhension d’un pouvoir attaché au bien commun. Parmi elles la Securitas peut retenir notre attention ; et pourtant, au premier abord, elle ne paraît pas tenir une place primordiale. Pour en juger l’importance il suffit de citer la phrase fameuse de l’Agricola de Tacite, dans laquelle il décrit le passage du pouvoir du tyran Domitien à celui de Nerva : « Mais quoique dès l’aurore de ce bienheureux siècle Nerva ait réuni deux principes jadis incompatibles, le principat et la liberté, que tous les jours le bonheur de ce temps soit accru par Trajan et que la securitas publica ne repose pas seulement sur des espérances et des souhaits, mais sur la ferme confiance en la réalisation de nos vœux3. » Cette place prépondérante que Tacite accorde à la securitas dans cette nouvelle ère lui donne un relief particulier, mais il n’est pas seulement celui de l’époque de Nerva et de Trajan.
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5Les frappes monétaires nous le montrent à l’évidence. Ce sont des documents qui ont un sens que nous devons déchiffrer. Il est vrai que la liste des empereurs qui ont utilisé securitas est longue et variée. Les premières monnaies à la légende Securitas sont des dupondii des ateliers de Rome et de Lyon, entre 63 et 68, sous Néron4. Elle apparaît ensuite pendant la guerre civile 68-69 (en Gaule)5, puis sous Galba à Rome (décembre 68)6, sous Othon (des aurei et des deniers) à Rome7, sous Vitellius, en péninsule ibérique et à Rome8. Vespasien, de 69 à 73, à Rome, Tarraco et Lyon9, Titus de 76 à 80, à Rome et à Lyon10, Domitien, à Rome, en 80-8111, firent émettre de semblables frappes.
6Il faut attendre les années 134-138, sous Hadrien, pour retrouver la Securitas présente sur les revers monétaires de Rome12. L’atelier de Rome est mis à contribution par Antonin le Pieux, en 138, puis de 140 à 16113, par Marc Aurèle en 172-173, en 175-176 et en 181-182 (ces dernières pour Commode associé au pouvoir)14, par Commode en 188 et 18915, et par Didius Julianus durant son court règne en 19316. Les Sévères utilisèrent beaucoup la Securitas, Septime Sévère presque tous les ans, et dans des ateliers orientaux outre Rome, de 193 à 19917, Caracalla, dans les mêmes ateliers, de 196 à 21018 (donc sous Septime Sévère), Géta (sous Septime Sévère aussi)19, Macrin20, Elagabal de 220 à 22221, et Sévère Alexandre entre 222 et 23122.
7Le troisième siècle est celui qui voit éclore le plus grand nombre de frappes Securitas. À partir des Gordiens presque tous les empereurs, même éphémères, lui ont accordé une place : les premiers Gordiens en 23823, Gordien III de 240 à 24724, Philippe l’Arabe en 244, 247 et 24925, Trajan Dèce de 250 à 25326, Valérien27, Gallien toutes les années de son règne avec les ateliers de Rome et de Milan28, Claude II29, Quintillien30, Aurélien31, Tacite32, Florien33, Probus34, Numérien35, Dioclétien et Maximien36, de même que Carausius37. Près de 40 empereurs, sur trois siècles, ont fait appel à Securitas, dans des circonstances particulières, comme un des garants de leur pouvoir et de leur intérêt pour les habitants de l’empire. Après une éclipse, ce thème est repris entre 263 et 378, sous Jovien, Valentinien et Valens, Gratien, Valentinien II. Il ne s’agit donc pas d’un thème négligeable.
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8Cette utilisation, relativement fréquente, nécessite d’essayer d’en dégager le sens et les significations. Il faut le faire avec le plus de précision possible. C’est alors aux écrivains d’apporter leur contribution puisqu’il en est qui ont employé le mot et ses dérivés avant son apparition sur les monnaies. Il faut cependant noter que securitas est un mot peu usité par les auteurs les plus importants (au contraire de l’adjectif securus). Il n’en reste pas moins qu’une telle étude est nécessaire.
9Les premiers emplois se trouvent dans l’œuvre de Cicéron qui lie étroitement la securitas à la tranquillitas animi, celle qui conduit à la « vie heureuse38 ». Que la securitas soit le reflet parfait de la tranquillitas, qu’elle en soit le complément, qu’elle ne s’en distingue pas, elle est de toute évidence un attribut du sage puisqu’elle a comme point d’aboutissement la vita beata. Elle est indispensable à sa plénitude. De ce fait la securitas est un attribut que ne possède qu’un très petit nombre d’hommes. Sénèque va dans le même sens en insistant sur le caractère perpétuel que doit revêtir la securitas : « Quid est beata vita ? securitas et perpetua tranquillitas39. » Il y revient à plusieurs reprises en liant vie heureuse, « sécurité » et confiance40 ; il montre qu’il s’agit de la voie qui conduit à se préparer aux difficultés41 ; elle fait des hommes de bien42 ; là où la « sécurité » n’existe pas, il ne peut y avoir rien qui relève du bien43. Mais les difficultés pour l’atteindre sont grandes pour les hommes, car seuls les sages peuvent y parvenir ; cependant le but vertueux doit toujours être recherché44, même si, au départ, la faiblesse des hommes fait écho négatif à la securitas des dieux qui l’ont en apanage45. C’est une qualité qui est de nature chez les dieux et qui est le résultat de l’effort chez les hommes. Elle est exigeante et réservée à une élite qui peut pénétrer dans les arcanes les plus profonds de la nature humaine. Il est vrai qu’elle permet, par la tranquillité qu’elle fournit, de se préparer à tout ce qu’il y a de fâcheux ou de désagréable, en particulier la mort46 ; sans elle rien ne peut satisfaire47. Elle est d’autant plus nécessaire qu’elle est le résultat de l’abstention dans le mal48. Ces aspects sont primordiaux pour comprendre le sens que les empereurs ont voulu donner à l’utilisation de la securitas.
10Mais la securitas entre aussi dans la sphère personnelle, dans des contextes précis où l’individu est engagé. Il s’agit alors de la securitas qui protège chacun, celle de Messaline, de Tibère, de Ptolémée49, même celle des simples particuliers qui n’ont pas de responsabilité50, celle qui est présente à la mort51. Elle peut accompagner la modestia et la quies52. Elle est celle du plus démuni car on ne peut le priver de rien53 Elle s’étend à l’ordre public sous toutes ses formes, dont ses aspects juridiques ; il en fut ainsi pour protéger les maîtres d’esclaves par un senatusconsulte54, pour les empereurs eux-mêmes, Vespasien ou Trajan55. La « sécurité » de chacun est associée à l’action de certains, au bénéfice de tous. Elle est l’accompagnatrice qui donne la sûreté dans le jugement et dans l’action56, comme pour les meilleurs des chefs militaires sur la terre ennemie57. Cette securitas peut être collective, générale ; elle intéresse tout le monde58. C’est alors qu’elle peut être appelée publica, comme le fait Tacite dans le fameux passage de son Agricola59.
11Cette place importante tenue par securitas n’a pas que des aspects positifs. Elle peut être synonyme d’insouciance ; telle fut celle des soldats en campagne en Bretagne60, qui, comme d’autres61, écoutaient plus les mensonges et se laissaient plus aller à la haine qu’ils ne réfléchissaient à leur situation. Un trop grand sentiment de securitas mène à une trop grande assurance qui aveugle la réalité. C’est l’engourdissement de la raison qui entraîne un sentiment de sécurité fallacieux62, qui fait se sentir plus fort qu’on n’est et qui pousse à l’oubli du danger. Elle peut alors conduire à la lâcheté par faiblesse et pour se protéger ou même se soumettre63.
12En réalité la securitas est partie prenante des problèmes les plus divers : la défense des individus et la sauvegarde de leur intégrité, la perpétuation d’une justice équilibrée et équitable, un pouvoir stable et assuré d’une longue durée, la défense de la propriété et des biens, par la guerre s’il le faut, mais surtout dans la paix, ce qui a comme conséquence l’ouverture de tous à la prospérité et au bien-être. Il s’agit de ce que doit accomplir un « bon gouvernant ». Il est alors aisé de comprendre qu’une grande partie des traits positifs se retrouvent sur les revers monétaires grâce aux attributs dont est munie la securitas.
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13Ces attributs sont nombreux mais très significatifs des traits développés plus haut. La Securitas est bien liée au pouvoir impérial par la possession, qu’elle soit représentée assise ou debout, d’un sceptre, le plus souvent ressemblant à une lance ; c’est l’instrument lié à toutes les représentations qui évoquent le pouvoir du prince. Les exemples sont innombrables64. Dans le même sens, et dans moins de cas il y a la présence d’un véritable trône sur lequel la securitas est assise65, ou d’un globe dans la main qui exprime la domination sur l’univers66. Elle est parfois garante de la victoire et de la paix avec la présence d’une couronne ou d’une palme67, ou bien en étant associée à Minerve tenant un bouclier68. Elle apporte la prospérité matérielle soulignée par la bourse ou par la corne d’abondance et le modius69. Parfois elle tient un caducée70. Son caractère religieux, car c’est une divinité, est marqué parfois par l’existence d’un autel71. Mais tous ces attributs peuvent se retrouver attachés à de très nombreuses divinités et sont loin d’être spécifiques à la securitas.
14Les caractères originaux, et par là même les plus significatifs, sont nombreux. Il s’agit de faire transparaître ce que nous avons noté dans la littérature, la tranquillité et le calme. Les graveurs ont essayé de rendre le plus parfaitement possible cette attitude, que Securitas soit assise ou debout (le plus souvent). Elle est parfaitement relâchée, au repos, dans certaines représentations presque étendue, prête à entrer dans le sommeil, sans souci. Ce corps au repos est encore souligné à maintes reprises par la main, droite ou gauche, portée à la tête, comme la soutenant72. Mais un des signes les plus caractéristique est sans conteste le coude qui s’appuie sur le bras d’un siège73, ou, plus évident encore, le bras ou le coude appuyé sur une colonne dans une position générale de repos74. Or la colonne est le symbole de la stabilité, de ce qui ne peut être renversé ou supprimé ; la securitas est parfaitement assurée, sous tous ses aspects. Il était nécessaire de signifier cette stabilité dans les moments les plus difficiles que connaît le monde romain, à partir du milieu du IIIe siècle. Le dernier trait qui accentue encore cette idée du repos dans la tranquillité d’esprit est la représentation de la securitas non seulement appuyée sur une colonne, mais les jambes croisées, l’une d’entre elles élégamment pliée75. L’impression d’une présence détendue, mais sûre est forte, est voulue par les initiateurs de ces monnaies et parfaitement exécutée par les graveurs. La correspondance avec le sens profond donné à securitas est évident.
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15Mais les légendes qui accompagnent les représentions monétaires apportent des compléments importants à la signification de la securitas en tant que participant au bien commun. Elles sont d’autant plus importantes qu’elles évoluent en fonction des règnes, des événements et moments, ce qui signifie certainement réflexion et choix volontaire.
16L’épithète la plus répandue, la plus banale, est AVG (usti ou usta). Elle apparaît dès les premières frappes de Néron76, puis à de très nombreuses reprises, mais sans réelle régularité, chez de nombreux empereurs jusqu’à Dioclétien et Maximien inclus77. Cette épithète recouvre l’idée d’un empereur rempli de calme, gouvernant dans la quiétude et la confiance ; il exprime sa sagesse, donc sa raison et son intelligence. Cette auto-promotion montre un empereur capable de faire face à tous les dangers existants ou à venir. Il inspire confiance à ceux qu’ils dirigent. Il est significatif que son utilisation commence avec les dernières années, difficiles, du principat de Néron, à un moment où sa situation, sa popularité sont moindres, surtout dans les rangs sénatoriaux. Il lui faut montrer qu’il est protégé par les dieux et que personne n’a rien à craindre de lui. Il lui faut affirmer sa force tranquille devant les échecs contre les Parthes, l’incendie de Rome en 64 dont on l’accuse, des problèmes de ravitaillement de la Ville… C’est dire aussi qu’il possède toutes les vertus nécessaires pour répandre le bien commun78. Cette Securitas est une véritable divinité, liée étroitement à l’empereur, et qui peut être invoquée dans des cas très particuliers, comme par les Frères Arvales peu après le 11 janvier 6679, ou de façon plus générale.
17Tous les autres empereurs qui utilisent l’épithète montrent qu’ils sont aptes à gouverner même dans les situations les plus délicates. Il est normal que Galba y fasse appel au moment où son pouvoir chancelle et où il pense que le choix d’un héritier rétablira la stabilité et la confiance80. Face à une situation encore instable il est normal que Vespasien la mette en avant dans ses tout premiers temps de règne81, ainsi que pour Titus et Domitien82. C’est encore plus évident pendant la deuxième moitié du IIIe siècle, de Trajan Dèce à Dioclétien et Maximien, quand les empereurs veulent faire passer le message d’un avenir sûr alors que personne n’en est convaincu83. La securitas de chacun reste attachée à celle de l’empereur.
18L’évolution des épithètes attribuées à securitas met en valeur le domaine, large, du « bien public ». Il s’agit, tout d’abord, de la Securitas Populi Romani, c’est-à-dire l’ensemble de ceux qui possèdent la citoyenneté romaine avec ses privilèges et ses avantages. Il faut donner à ce peuple romain, qui est l’ossature de la puissance romaine, l’assurance de son existence dans un ordre et une paix garantis par l’empereur. Il faut assurer le consensus qui est à la base de l’ordre84. Il est normal que Vespasien, après un premier essai éphémère de Vitellius85, reprenne cette expression quand il assure sa succession en associant son fils Titus à son pouvoir ; l’avenir est assuré dans la stabilité. Toute la politique des Antonins et des Sévères, qui se placent dans l’étroite continuité de ces derniers, est d’affirmer l’existence d’une destinée commune, donc d’un « bien commun », qui est la paix. Mais cette dernière ne peut être assurée que par une succession harmonieuse et organisée dans le sein d’une famille auguste. C’est le cas de ces deux « dynasties », malgré l’épisode de Commode, et tout particulièrement avec les Sévères. Septime Sévère, dès les premières années de son principat, a associé ses deux fils encore jeunes, Caracalla et Géta à son pouvoir. Elle peut être assurée aussi par les victoires sur les ennemis extérieurs et par l’éloignement de la guerre civile. C’est le cas sous Marc Aurèle86, et sous Commode avec les séries monétaires de 181 et 182.
19Dans ce cadre étroit du « peuple romain » la securitas est étroitement liée à la libertas87, c’est-à-dire à ce qui permet à chacun de subsister et de jouir de ses biens en toute tranquillité. C’est ce que Pline le Jeune exprime avec l’immense espoir qu’avec Trajan l’assurance de la sécurité des habitants de l’Empire sera une réalité. Tacite, au même moment, souhaite que la sécurité ne soit pas simplement une espérance et un vœu88. Mais déjà se produit une évolution qui fait passer des citoyens à l’ensemble des habitants du monde romain.
20Elle est marquée par l’expression de la Securitas Publica très présente sur les monnaies à partir d’Hadrien89. Ce n’est certainement pas un hasard. Le règne est marqué, dès le début, par l’apparition de la notion d’« âge d’or » qui englobe l’ensemble du monde connu, la totalité de l’humanité90. Il est parfaitement logique que la securitas, élément de stabilité, de calme et de paix devienne indissociable de la durée du temps dans son expression la plus totale, la securitas perpetua91. Elle ne peut plus connaître d’éclipse puisqu’elle est liée à un âge d’or éternel et tout particulièrement quand la succession est assurée. Presque tous les empereurs du IIIe siècle utiliseront l’expression ou la développeront sous la forme securitas temporum (à partir de Macrin) ou securitas saeculi, autres expressions de la perpétuité de ce calme apporté par les dieux, à travers l’action du prince, à un empire qui ne peut et ne doit connaître de fin92. Cette propagande est d’autant plus forte que les événements sont une menace plus précise, plus dangereuse non seulement pour la stabilité de l’empire, mais pour son existence même. Le rôle plus important de l’armée, dès les Sévères, confirme la place de securitas comme garante de la paix à l’intérieur du monde romain. D’ailleurs à cette époque apparaît une nouvelle forme de securitas, la securitas imperii. Elle est, à la fois, l’assurance de la sauvegarde de l’empire, entité territoriale, et celle du pouvoir possédé par l’homme qui détient l’imperium, le prince93. Mais seul Septime Sévère l’emploie sous cette forme pour lui-même et pour ses deux fils.
21Les difficultés nées dès le début du IIIe siècle, d’abord dans le domaine extérieur et sur les frontières, puis bientôt par les problèmes financiers et économiques, poussent à élargir encore et à préciser tout à la fois les compétences de la securitas. Elle apparaît pour Commode à la fin du règne de Marc Aurèle sous la forme Securitas orbis94. Utilisée par Septime Sévère, elle devient parfaitement adaptée à ce monde unique et uni créé par Caracalla en 212 avec l’octroi de la citoyenneté romaine à tous les hommes libres du monde romain. Il pourrait paraître étonnant de la voir se développer sous cette appellation au moment de la plus grande instabilité du pouvoir, d’une crise financière aiguë, d’oppositions religieuses souvent très violentes. C’est cette situation qui pousse les empereurs à affirmer avec plus de force et de conviction qu’ils agissent pour le « bien commun », le retour à la paix et à la prospérité dans l’ensemble du monde romain. La proclamation et la publicité donnée à Securitas orbis font partie d’une politique indispensable face à des réalités beaucoup plus sombres.
22Cette notion de securitas, au contenu parfaitement défini, est un élément indispensable des qualités de caractère divin reconnues aux empereurs. Elle est loin d’être la seule. Mais son emploi, toujours bien « ciblé », montre qu’elle a un contenu précis pour les princes qui font frapper cette légende sur leurs monnaies, sous ses diverses formes, mais aussi pour ceux qui sont attentifs aux proclamations officielles impériales. Sans lui donner un rôle premier la securitas ne doit pas être négligée. Liée à la liberté et à la paix95, elle est un exemple caractéristique de ces vertus, conformes à celles des dieux, que revêtent les princes pour assurer le « bien commun ».
Notes de bas de page
1 Voir Martin J.-P., Chauvot A. et Cébeillac-Gervasoni M., Histoire romaine, Paris, 2001, p. 193-197.
2 Voir Inglebert H., Histoire de la civilisation romaine, Paris, 2005, p. 248, 287-288, 283.
3 Tacite, Agricola, 3.
4 Roman Imperial Coinage, désormais cité RIC, I2, no 112 à 114 ; 190 à 195 ; 299 ; 375-376 ; 444 à 446 ; 518 à 521 ; 595 à 599.
5 Ibidem, no 37 et 38.
6 Ibid., no 504 à 514
7 Ibid., no 7 à 12.
8 Ibid., no 11 et 12 ; 175.
9 RIC, II, no 22a, 412a, 479, 500, 744, 782a.
10 Ibidem, no 82, 117-119, 131, 782a et b.
11 Ibid., no 172.
12 Ibid., no 221, 271-273, 569, 606.
13 Ibid., no 1087 ; RIC, III, no 265, 640,641, 671, 690, 691, 764, 782, 783, 786, 808, 828, 967.
14 RIC, III, no 325, 348, 472, 1083-1088, 1165, 1167, 1168, 1334.
15 Ibidem, no 23, 24, 38, 179, 190, 406, 529, 545.
16 RIC, IV, 1, no 4.
17 Ibidem, no 56, 93, 634, 735.
18 Ibid., no 22, 26A, 29, 43, 44a et b, 92-93, 168, 229a et b, 309A, 332, 351a et b, 399, 403, 480a et b, 486, 492A, 494, 512a-d, 515, 520, 536a et b, 573a et b.
19 Ibidem, no 20a et b, 114, 121-122.
20 RIC, IV, 2, no 12, 13, 24, 35, 45, 46, 90-95, 132, 133,143-145, 151, 158-159, 201-207.
21 Ibidem, no 58, 145.
22 Ibid., no 86, 169, 395, 398-400,407-409, 431, 593-594, 611-614.
23 Ibid., no 160-161, 164.
24 RIC, IV, 3, no 61, 124, 130, 151-153, 164, 228, 248D, 311a et b, 312, 335a, b, c, 336.
25 Ibidem, no 48b, 142a et b, 190.
26 Ibid., no 54*, 71, 191a et b, 192, 225.
27 RIC, V, 1, no 17-19, 25, 174, 256.
28 Ibidem, no 26, 28, 39, 67-69, 118, 168, 237-240, 277-281, 355-356, 372, 392, 431-432, 452, 513-517, 543.
29 Ibid., no 100-101, 242-243.
30 Ibid., no 31, 32.
31 Ibid., no 38.
32 Ibid., no 118, 163-164.
33 Ibid., no 53-54, 76-78, 94-95, 105.
34 RIC, V, 2, no 45-50, 317, 476-477, 522-530, 572-575, 593-596, 757-763, 828, 894-897.
35 Ibidem, no 450.
36 Ibid., Dioclétien, no 79-84. Maximien, no 424-429, 524.
37 Ibid., no 167-169, 406, 674-677, 1003-1005.
38 De Fin., V, 23 : « Democriti autem securitas, quae est animi tamquam tranquillitas… quia [ista animi tranquillitas] ea ipsa est beata vita » ; Tusc. IV, 42 : « securitatem autem nunc appello vacuitatem aegritudinis, in qua vita beata posita est ». De Off., I, 69 : « tranquillitas animi et securitas ». Ibid., I, 72 : « et tranquillitas animi atque securitas ».
39 Epist., XIV, 97, 3. XV, 95, 12 : « quae securitatem nostram tranquillitatemque tueantur ».
40 Ibidem, V, 44, 7 : « Nam cum summa vitae beatae sit solida securitas et eius inconcussa fiducia. »
41 Ibid., II, 18, 6.
42 Ibid., XI, 87, 24. VIII, 73, 2.
43 Ibid., XI, 87, 35.
44 Ibid., III, 24, 2 (Lucilius).
45 Ibid., VI, 53, 12 : « Ecce res magna, habere imbecillitatem hominis, securitatem dei. »
46 Ibid., II, 18, 6. III, 24, 2.
47 Ibid., II, 20, 12.
48 Ibid., XVII, 105, 7.
49 Tac., Ann., XI, 26 : « Mansuram tandem Messalinae potentiam, addita securitate, si praevenirent Claudium » ; ibid., I, 6 ; Hist., IV, 83.
50 Tac., Hist., I, 52 : « et imponere iam pridem imperatoris dignationem et auferre privati securitatem ».
51 Tac., Ann., XI, 3 : « tantum illi securitatis novissimae fuit ».
52 Plin. J., Epist., VI, 8, 2.
53 Sén., De Tranq. Animi, VIII, 4 (Diogène).
54 Tac., Ann., XIII, 32 : « Factum et senatus consultum ultioni iuxta et securitati, ut si quis a suis servis interfectus esset, ii quoque, qui testamento manu missi sub eodem tecto mansissent, inter servos supplicia penderent. »
55 Tac., Hist., III, 66 : « set ubi imperium Vespasianus invaserit, non ipsi, non amicis eius, non denique exercitibus securitatem nisi extincto aemulo redituram » ; Agr., 3.
56 Tac., Ann., XIV, 61 et XV, 55 : « incusat ultro intestabilem et consceleratum, tanta vocis ac vultus securitate, ut labaret indicium… » ; Plin. J., Epist., VI, 16, 12.
57 Sén., De Const., IV, 3.
58 Tac., Ann., XI, 31 ; Hist., II, 21 ; III, 53 ; III, 66. Sén., Epist., XIV, 91, 2.
59 Agr., 3.
60 Tac., Agr., 18 : « cum et milites velut omissa expeditione ad securitatem et hostes ad occasionem verterentur ».
61 Tac., Hist., I, 51.
62 Plin. J., Epist., VI, 20, 5. Tite-Live, XXXVI, 41 (Antiochus face aux Romains). Tac., Hist., IV, 83 (Ptolémée).
63 Tac., Hist., IV, 74 (Cérialis) : « moneant vos utriusque fortunae documenta ne contumaciam cum pernicie quam obsequium cum securitate malitis ».
64 RIC : Vespasien, 22a, 471, 782. Titus, 82, Hadrien, 271 et presque tous les empereurs jusqu’à Gallien, 431, 517 et Florien, 94.
65 Néron, 112, 113, 144, 160. Caracalla, 268…
66 Commode, 179, 190, 529, 545. Septime Sévère, 56, 93, 634, 729, 735. Caracalla, 332. Geta, 20a-b, 114, 132. Florien, 76.
67 Marc Aurèle, 1083-1088. Didius Julianus, 4…
68 Caracalla, 399, 403.
69 Bourse : Trajan Dèce, 54*. Corne d’abondance : Titus, 118-119, 131. Hadrien, 272-273. Antonin, 967. Caracalla, 168 (les bras du trône sont des cornes d’abondance). Gordien III, 248D*. Trajan Dèce, 54*.
70 Gordien III, 248D*, Claude II, 101. Sur tous ces attributs voir Alföldy A., Die monarchische Repräsentation im römischen Kaiserreiche, II. Insignien und Tracht der römischen Kaiser, Darmstadt, 1970.
71 Vespasien, 744, 782. Caracalla, 22, 43, 229a-b, 309A, 512a-d, 515, 520, 536a-b. Geta, 121. Macrin, 12-13, 93-95, 295. Sévère Alexandre, 614. Gordien III, 312.
72 Les exemples sont très nombreux. Nous pouvons citer Vespasien 412a, 599, 744, 782. Titus, 82, Hadrien, 221, 271, 273, 569, 606. Antonin, 764, 782-783, 805. Commode, 38, 406. Caracalla, 22, 44a-b, 229a-b, 309A… jusqu’à Gallien, 67.
73 Marc Aurèle, 325, 348, 1166, 1168.
74 Très nombreux exemples. Antonin, 640-641, 671, 690-691, 780. Macrin, 17-23. Mais la plupart des exemples datent de la « crise » du IIIe siècle : Trajan Dèce, 191a-b, 192*, 225. Valérien, 17-19, 25, 118, 174, 256. Gallien, 168, 237-240, 277, 355, 372, 392, 431, 452, 513-516, 543. Claude II, Aurélien, Tacite, Florien, Probus et jusqu’à Dioclétien, 79-84 et Maximien, 424-425, 427-429, 524.
75 Cette représentation se trouve surtout au IIIe siècle : Macrin, 91-92. Gordien III, 151-153, 164, 228*. Trajan Dèce, 191* a-b. Gallien, 118, 372, 452, 543. Claude II, 100, 243. Quintillien, 31-32. Tacite, 118, 163-164. Florien, 53-54, 105. Probus, 49-50, 52-530, 572, 575, 593-596, 757, 761. Dioclétien, 79-84. Maximien, 674-679.
76 112, 113, 114, 190 à 195, 299, 375-376, 444-446, 518-521, 595-599. Monnaies frappées entre 63 et 68.
77 Vespasien, 479, 500, 744, 782a (années 69-73). Titus 82, 117-119, 131 (en 79 et 80). Domitien 172 (en 80-81, sous Titus). Hadrien 221, 271-273, 569, 606 (en 134-138), etc.
78 Nous pouvons noter que dès Auguste un autel est dédié par les habitants de Préneste à la Securitas Augusti et que le 23 janvier 37, sous Caligula, les Frères Arvales réalisent un sacrifice pour la securitas de l’empereur.
79 De même le 10 janvier 69 pour l’adoption de Pison, ainsi désigné comme successeur, par Galba.
80 504 à 514.
81 479, 500, 744, 782 a et b.
82 Titus, 82, 117-118, 131. Domitien, 172.
83 Trajan Dèce, 54* et (avec AVGG) 191 a et b, 192*, 225. Trébonien Galle, 124* (AVGG) et tous les empereurs jusqu’à Dioclétien (voir les indices du RIC).
84 Ménard H., Maintenir l’ordre à Rome, Paris, 2004, p. 236.
85 Vitellius 175. Vespasien, 22a, 412a.
86 Grimal P., Marc Aurèle, Paris, 1991, p. 38 et 228.
87 Magdelain A., Auctoritas Principis, Paris, 1947, p. 36.
88 Agr., 3.
89 Hadrien, 221 (en 132-134). Antonin le Pieux, 641 (en 140-144), 691 (en 140-144), 786 (entre 145 et 161), 828 (entre 145 et 161). Marc Aurèle qui n’utilise que PVBLICA ou PVB comme expression de la securitas, 325 (automne-décembre 175), 348 (décembre 176-automne 177), 1083-1088 (décembre 172-décembre 173), 1166-1168 (décembre 175-décembre 176). Septime Sévère, 56 (en 194-195), 93 (en 196-197), 729 et 735 (en 196). Caracalla, 332 (198, sous Septime Sévère). Gordien III, 61 (mars-mai 240), 124* et 130 (été 241). Gallien, 517 (257-259). Tacite, 118.
90 Beaujeu J., La religion romaine à l’apogée de l’Empire, Paris, 1955, p. 128 sqq.Martin J.-P., Providentia deorum. Recherches sur certains aspects religieux du pouvoir impérial romain, Rome, 1982, p. 278 sqq. (thème repris par Elagabal, ibidem, p. 412-413).
91 L’emploi de PERPETVA commence avec des monnaies de Rome et d’Orient en l’honneur de Caracalla César en 196-197 : 339, 399, 403. Repris par Caracalla, 229, 512a, b, c, d, 520, (210-213), 536a, b (213-214) 309a (213-217). Sévère Alexandre, 611-614. Gordien III, 151-153, 164, 228, 248D*, 335 a, b, c, 336 (243-244), dans ses dernières émissions. Valérien, 17-19, 25, 174, 256 (probablement de 256 à 259). Tacite, 163. Florien avec la formule PERPETVITATE AVG et la représentation de la Securitas : 76-78. Probus, 317, 476-477, 522-530, 572-575, 757-761. Dioclétien, 79-84 et Maximien, 424-429.
92 Macrin, 90-95, 201-207 (TEMPORVM). Gallien, 513 (TEMPO). Florien, 105 (SAECVLI). Probus, 828, 894-897 (SAECVLI).
93 Septime Sévère, 634 (193-196). Caracalla, 268 (206-210). Géta, 20a, b, 114, 121-122 (200-202).
94 Commode, 23-24, 38, 179, 190, 406, 529, 545 (188-189). Caracalla, 22a, b, 43, 44a, b. 351a, b (toutes sous Septime Sévère 199-201). Philippe l’Arabe, 48a, b, 142a, b (pour Otacilia), 190 (Philippe n’utilise securitas qu’avec ORBIS). Gallien, 277 (associé à Valérien), 67, 278-279, 432. Salonine, 26. Probus, 49-50 (276).
95 Hérodien, VII, 7, 1-4 (à l’annonce de la mort de Maximin).
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