L’idéal et la norme
p. 55-56
Texte intégral
1Le prince est-il au service de son peuple ? Exerce-t-il sur ce dernier une prééminence vertueuse et respectueuse de la loi ou le principat est-il au contraire une forme de tyrannie ? Voilà trois questions auxquelles la première partie de ce livre tente d’apporter des éléments de réponse en s’attachant à diverses représentations de l’idéal du principat.
2Les contributions rassemblées dans cette partie couvrent une très longue période qui s’étend de l’époque d’Auguste au temps de Machiavel, c’est-à-dire sur un peu plus de quinze siècles ; elles ne prétendent en aucune façon décrire la réalité du pouvoir des princes romains, francs, français et italiens de ce long espace de temps ; elles montrent en revanche que la question de la légitimité du pouvoir du prince n’a cessé d’être posée durant toute cette période. Ce trait suffit à lui seul, il nous semble, pour démontrer l’importance historique des images et discours légitimant le principat et la nécessité pour le chercheur de s’intéresser à ces images et à ces discours.
3Le principat, dès ses origines, c’est-à-dire dès le temps d’Auguste son fondateur, pose des problèmes de définition. Faut-il voir dans le régime augustéen la restauration de la République, ainsi que l’affirme Auguste lui-même, ou au contraire, ainsi que l’écrit l’historien grec Dion Cassius e au III siècle de notre ère, et donc au cours du IIIe siècle de l’Empire, l’instauration d’une monarchie créée par la concentration des magistratures républicaines entre les mains du prince1 ? Une telle formulation est lourde de résonance dans l’imaginaire contemporain ; elle risque de conduire à des anachronismes et à des méprises sémantiques. On ne peut historiquement répondre à cette question que par un effort visant à apercevoir comment les Romains contemporains d’Auguste eux-mêmes ont reçu le principat.
4Or les analyses les plus fécondes sur le régime fondé par Auguste sont celles qui admettent que ce dernier a voulu établir sa prééminence politique au sein de la cité de Rome essentiellement, non sur une accumulation de magistratures et de pouvoirs contraignants, mais, ainsi que l’a montré André Magdelain dans son ouvrage novateur intitulé Auctoritas principis, sur une auctoritas incomparable à toute autre, c’est-à-dire sur l’influence publique qui, dans le monde romain, est de nature à transcender tout pouvoir institutionnel. Cette auctoritas, marquée formellement par le surnom d’Auguste que le Sénat romain attribue à Octave en 27 avant l’ère chrétienne, est fondée sur la reconnaissance des hauts faits de ce dernier au service de la cité, du respect de sa part des formes de la République et de la morale romaines traditionnelles, et de ses vertus personnelles qui le rapprochent des dieux, c’est-à-dire en somme sur sa légitimité politique, morale et religieuse à exercer cette prééminence. Auguste s’est ainsi radicalement démarqué de son père adoptif César qui, ayant pour sa part choisi la voie de la concentration des pouvoirs exceptionnels, fut finalement tenu pour un tyran et, du coup, perdit la vie sous les coups des poignards des conjurés des ides de mars 44. On sait en effet qu’au-delà des formes conjoncturelles que revêtirent les pouvoirs contraignants exercés par Auguste, issus le plus souvent des charges républicaines mais détachés de celles-ci, le gouvernement de ce prince fut largement reconnu comme légitime par les citoyens de Rome, tout extraordinaire qu’il fût. Le pouvoir exercé par Auguste fut dès lors clairement distingué par nombre de ses contemporains d’un pouvoir de type monarchique : c’est ce que montre le témoignage de Tacite pourtant peu favorable lui-même au régime augustéen. En outre, Auguste a souligné que, dans sa dimension contraignante, son pouvoir résultait de la loi et qu’il respectait la collégialité républicaine. Ce dernier trait est également confirmé a posteriori par le témoignage de Tacite. Il est enfin patent qu’Auguste a décrit son action politique comme la mise au service du peuple romain et de la res publica tant de sa personne que de sa fortune.
5Le lien originel proclamé par Auguste entre le respect de la loi par le prince, ses vertus morales et sa souveraineté politique a-t-il subsisté, au moins comme un idéal, chez ses successeurs, les empereurs romains, puis chez les rois francs et français tenus pour des princes dans leur royaume ou, encore, chez le modèle du Prince tracé par Machiavel ? La légitimité du pouvoir de ces princes s’est-elle fondée sur la recherche du bien commun de leur peuple ? C’est à ce double thème que les contributeurs de cette partie se sont en substance attachés en centrant leur réflexion sur la question des rapports que le prince doit entretenir avec la loi et sur l’exaltation des vertus du prince. Les sources mises à contribution sont diverses. Elles comprennent monnaies, textes historiques, traités philosophiques, droit canonique, décors sculptés ou figurés, description d’images. Les textes sont en prose mais aussi, pour tel d’entre ceux-ci, en vers. Cette énumération n’épuise probablement pas la diversité des sources analysées ; elle suggère en tout cas la richesse de cette thématique. Cette première partie s’attache à mettre cette richesse en évidence.
Notes de bas de page
1 Ferrero G., Nouvelle histoire romaine, Paris, 1936 (L’histoire racontée à tous), p. 165, rejette l’idée qu’Auguste ait pu « fonder à Rome une monarchie, en ayant l’adresse de l’habiller d’oripeaux républicains » et fait observer qu’il « faut arriver à Dion Cassius, écrivain oriental, et du IIIe siècle de l’empire, pour trouver un ancien qui parle d’Auguste comme d’un souverain ».
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