Postface. La communauté : une utopie qui travaille toujours le lien social
p. 233-237
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Index géographique : France
Texte intégral
1Le grand intérêt de l’ouvrage que l’on vient de lire est de reprendre un concept traditionnel de la pensée sociologique, celui de communauté, en le déconstruisant sans renoncer à en montrer la fécondité sur des terrains très divers. Les auteurs le déconstruisent dans trois directions : 1) en se distanciant résolument de ses dimensions normatives, la communauté étant affectée soit d’un coefficient positif (par rapport à une société perçue comme froide et instrumentale), soit d’un coefficient négatif (par rapport à une société perçue comme le lieu de la liberté et de l’émancipation face, précisément, aux contraintes des liens communautaires) ; 2) en montrant la relativité des oppositions sur lesquelles repose cette fameuse distinction communauté/société, qu’il s’agisse de l’opposition rationnel/affectif, intéressé/désintéressé, individu/groupe… ; 3) en désubstantialisant le concept qui, même s’il est utilisé de façon idéal typique, tend à essentialiser les formes diverses de liens sociaux en privilégiant des états à des processus. En portant l’accent sur la socialité en train de se faire – Faire communauté en société indique le titre de l’ouvrage –, les auteurs nous rendent beaucoup plus attentifs à la vie plutôt qu’à l’état des liens sociaux, des liens qui se tricotent et se détricotent sans cesse. Pour reprendre un vocabulaire wébérien, la communauté telle qu’elle est revisitée dans le présent ouvrage, déplace le regard vers les processus de communautarisation plutôt que vers les types de communautés. Sans doute y a-t-il dans ce choix aussi bien une option analytique qu’une volonté de rendre compte adéquatement des formes contemporaines du lien communautaire marquées par moins de stabilité et plus de fluidité aussi bien dans le temps que dans l’espace. En même temps, la lecture des contributions qui précèdent renforce selon nous la nécessité de penser le lien communautaire comme une forme particulière de lien social, les communautés, ou plutôt les communautarisations, générant des nous qui s’affirment au-delà des logiques d’intérêts et des différences de tous ordres qui caractérisent les personnes. Des « nous » associés à des liens sociaux denses et de proximité qui comportent des dimensions imaginaires et affectives. Le lien communautaire est un lien social fort, c’est pourquoi il fascine et attire autant qu’il inquiète. Quoi qu’il en soit des multiples limites et du caractère souvent utopique du sentiment communautaire, c’est le fait de vivre un quelconque « commun » qui crée du lien communautaire. En ce sens, le lien communautaire est bien ce qui rassemble des gens au-delà de leurs différences ou en dépit de leurs différences, toute la question étant de savoir comment se construit ce « commun », quelle forme et quelle dimension il prend. C’est pourquoi nous disons que si l’ouvrage qu’on vient de lire déconstruit incontestablement le concept de communauté et a en ce sens une salutaire fonction critique, il ne l’invalide pas pour autant et montre au contraire sa fécondité. Les contributions qui précèdent activent selon nous le questionnement sociologique sur le lien communautaire dans quatre directions.
2La première direction concerne le rôle respectif joué par les différents types d’attributs et d’échanges intervenant dans la formation des liens communautaires, les diverses façons dont se forment les « nous » communautaires et les identités collectives qu’ils génèrent. Les liens communautaires et les identités qui s’y affirment se construisent aussi bien à partir d’attributs communs que partagent certaines personnes (langues, ethnies, territoires, parentés, filiations, religions, professions, orientations sexuelles…) qu’à partir de pratiques d’échanges qui créent du lien, alors que, dans le cas précédent, c’est plutôt les liens éprouvés à partir d’attributs communs qui peuvent générer des échanges. Attributs communs et échanges interfèrent de mille manières, des liens communautaires pouvant s’affirmer avec très peu d’échanges entre les personnes et des échanges réguliers et intenses entre des personnes pouvant ne pas générer un fort sentiment communautaire. Quoi qu’il en soit, il me semble que ces deux dimensions d’attributs partagés et d’échanges pratiqués interviennent dans la formation du lien communautaire. La question qui se pose dès lors est de déterminer la nature des différents types d’échanges intervenant dans ces constructions, que ces échanges activent des attributs communs ou qu’ils créent eux-mêmes ces attributs : ces échanges peuvent être liés à l’action (économique, professionnelle, politique, associative, militante…), à la communication elle-même (autrement dit au fait même de communiquer, de partager des expériences, des sentiments, des réactions), aux représentations et valeurs partagées (conceptions de l’homme et du monde, religions, idéaux éthiques).
3La seconde direction concerne les dimensions spatiales et temporelles de la formation des liens communautaires. Au niveau spatial, c’est évidemment les liens souvent constatés entre dimension communautaire et territoire, le fait de lier l’affirmation d’un nous communautaire à un territoire particulier. Dans le domaine politique et religieux, cela s’est particulièrement attesté avec le système du cujus regio ejus religio selon lequel les habitants d’un territoire devaient être de la même religion que leur prince. De là une dimension religieuse d’identités territoriales nationales ou régionales encore visibles aujourd’hui dans les interrelations entre la géographie politique et la géographie religieuse de l’Europe. Mais les processus de déterritorialisation des appartenances et des identifications religieuses, de transnationalisation du religieux déconstruisent de plus en plus ces liens entre identités religieuses et territoires, les religions formant des réseaux transnationaux qui dessinent des territoires symboliques complexes traversant les frontières politiques. De façon générale, il faut analyser, et plusieurs des contributions ici rassemblées y contribuent, les conséquences, sur la formation du lien communautaire, des réaménagements contemporains des rapports à l’espace. De ce point de vue, le développement d’espaces virtuels, mais aussi le développement des migrations et des voyages, tous les phénomènes générant des proximités déterritorialisées, sont des éléments fondamentaux. Quant à la dimension temporelle du lien communautaire, elle fut et reste encore bien souvent importante, le fait de se reconnaître fils et filles de, de s’identifier à travers une même filiation et de revendiquer une histoire commune construisent un lien communautaire plus ou moins stable selon la force acquise et transmise de ce sens de la filiation. Là aussi, on peut prendre l’exemple des évolutions dans le domaine religieux avec le passage d’une religion par héritage à une religion par choix, l’identité se construisant ici plus à travers une filiation choisie qu’à travers une filiation héritée. Les réaménagements contemporains dans le rapport au temps sont aussi à étudier dans leurs conséquences sur la formation du lien communautaire. Dans l’ultramodernité contemporaine marquée par des logiques d’incertitudes, autant la disqualification du passé et le manque de crédit accordé à l’avenir, tendent à renforcer le temps du présent. Ceci n’est pas sans conséquences sur la construction des liens communautaires qui peuvent se focaliser sur des espaces-temps de communions collectives tels que fêtes, concerts, rassemblements de toutes natures (des rave-parties aux Journées Mondiales de la Jeunesse). Réaménagements des rapports au temps et à l’espace et formation des liens communautaires, telle est donc la seconde direction de recherches que nous suggère la lecture des contributions de cet ouvrage.
4La troisième direction concerne les dimensions volontaires ou involontaires des liens communautaires. Cette distinction reste, quoi qu’on en dise, importante. Il ne faudrait pas tomber dans les excès d’une vision hyper-individualiste considérant que, dans l’ultramodernité contemporaine, les personnes, telles les acteurs de la théorie du choix rationnel, mettent en œuvre diverses options stratégiques comme si les individus étaient pleinement maîtres de toutes les dimensions de leur vie. Les atouts économiques, sociaux et culturels nécessaires pour être acteur et effectuer des choix sont très inégalement partagés. Pour beaucoup de personnes, la communauté, c’est d’abord la communauté de destin, en particulier pour les populations immigrées cherchant la survie dans d’autres pays. En dehors de cette dimension essentielle des inégalités sociales, il faut rappeler le fait trivial que l’on ne choisit pas de naître homme ou femme, français ou chinois, noir ou blanc, d’être la fille ou le fils de… Chacun est pris, plus ou moins intensément, dans des communautés diverses de destin par le simple fait de sa naissance. On l’assume plus ou moins bien et l’on peut, jusqu’à un certain point, dépasser ses attributs de naissance par des choix volontaires plus ou moins faciles selon les circonstances. Dans ce cas, on sera d’autant plus attaché à sa nouvelle communauté d’élection qu’on l’aura choisie. Reste que, bien souvent, c’est le fait d’assumer ouvertement et tranquillement ses identités héritées qui permet d’entrer dans de nouveaux liens communautaires. Les immigrés les mieux intégrés ne sont pas forcément ceux qui renient leurs origines et particularités : c’est l’attention aux différences et non l’indifférence aux différences qui, selon nous, favorise l’intégration. Le lien communautaire est en réalité un mixte subtil de dimensions volontaires et involontaires.
5La quatrième direction de recherches concerne les articulations, enchevêtrements, interrelations entre les différents liens communautaires qui tissent la vie sociale d’un individu (les relations entre les communautarisations familiales, amicale, professionnelle, militante, sexuelle, ludique, politique, religieuse…). Les différents liens communautaires peuvent se juxtaposer, être compatibles et nouer des interrelations relativement harmonieuses, ils peuvent aussi entrer en concurrences et en conflits, un lien communautaire pouvant devenir plus exclusif et porter atteinte aux autres liens communautaires. C’est le lot normal des processus de communautarisation puisqu’il s’agit précisément de liens sociaux forts à dimensions affectives et identitaires. Et si faire communauté en société, c’était précisément l’art d’articuler le mieux possible différentes appartenances communautaires ? La communautarisation religieuse peut, part exemple, relativiser, voire menacer, la communautarisation nationale, mais elle peut aussi s’y articuler harmonieusement et même contribuer à la renforcer. La communautarisation professionnelle peut elle aussi fragiliser d’autres communautarisations (familiales, amicales, politiques, religieuses…) comme elle peut aussi s’articuler, voire renforcer ces autres communautarisations. Le schéma se complique avec la tendance à des communautarisations ponctuelles, partielles, interstitielles où les individus peuvent vivre des liens communautaires forts, mais dans des espaces-temps déterminés. Et si l’ultramodernité contemporaine était le temps des communautarisations précaires, temporaires, fluides ?
6Ce dernier point nous amène, in fine, à soulever la question de la dimension utopique du lien communautaire. Cette dimension est peu présente dans les contributions rassemblées dans le présent ouvrage, pourtant il nous semble que la communauté est surtout une utopie. Une utopie qui travaille les dynamiques sociales et qui a de multiples effets sociaux. Non pas donc une utopie au sens d’une vaine chimère et illusion, mais au sens d’une imagination productive et instituante qui, en affirmant le commun au-delà des différences, permet des dynamiques de communautarisation. Mais le lien communautaire, pour reprendre l’opposition faite à la suite de Karl Manheim par Paul Ricœur entre idéologie et utopie, peut aussi être idéologie, culte de l’entre-soi, de supposées racines ou d’identités réputées pures, apologie de la différence irréductible où le commun se construit contre les différences des autres. Les processus de communautarisation n’échappent pas à la dialectique des appartenances collectives et la question finale que nous avons envie de poser aux termes de cet ouvrage est celle de savoir si l’on peut se passer d’utopies pour faire communauté en société.
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