Conclusion. Apports et limites d’une approche diachronique

Éric Guerber et Gérard Le Bouëdec

p. 283-294


Texte intégral

1Sous la dénomination de « gens de mers » aux époques médiévale et moderne, c’est une communauté dont la mer constitue le lien qui s’impose avec les pêcheurs et les marins, les métiers de la manutention portuaire et de la construction navale, les capitaines et les marchands. Certes, il n’existe pas de cloisonnement étanche entre ces catégories. Les marchands investissent dans les chantiers navals des charpentiers. Le capitaine – marchand reste une réalité au Moyen Âge avant la séparation entre un capitaine qui reste l’homme du marchand et qui possède souvent des parts dans l’armement, et un marchand qui devient un brasseur d’affaires, dominées par les activités maritimes, qui reste de plus en plus souvent à terre à son comptoir. Le capitaine-armateur peut aussi bien armer en guerre qu’au commerce, car les flottes de guerre spécialisées n’existent pas avant le milieu du XVIIe siècle. Les seules catégories qui arrivent à se structurer en corps sont d’une part les capitaines, d’autre part les professions portuaires notamment dans les villes-ports de la Baltique ; pour le reste, les gens de mer n’ont pas réussi ou rarement à se constituer en métier structuré, d’où un manque de lisibilité dans les archives. En revanche, ce sont les marchands, brasseurs d’affaires qui occupent la scène politique. Dans le monde romain à l’époque du Haut-Empire, si les « gens du navire » parviennent à se regrouper dans des corporations, seule une petite élite formée par des capitaines de navires et par des nauclères – terme dont la plasticité sémantique permet de désigner un petit armateur propriétaire de son navire aussi bien qu’un grand transporteur possesseur de plusieurs navires – peuvent sous certaines conditions, jouer un rôle politique à l’échelle locale.

La fermeture des conseils municipaux et des instances supra-municipales aux gens de mer

2Ce phénomène qui caractérise surtout l’époque antique se poursuit parfois selon des modalités diverses aux époque médiévale et moderne, de sorte que l’on peut se demander si un ensemble de raisons (préjugé culturel hostile au negotium, valorisation idéologique de la richesse foncière, exigences d’un métier qui ne permettent guère de se consacrer à temps plein aux affaires publiques) n’a pas freiné l’intégration des gens de mer (ceux qui font profession de gagner leur vie en pratiquant une activité liée à la mer) dans la société politique locale. Au-delà des préjugés moraux transmis par Platon et Aristote qui leur sont défavorables1, repris ensuite par Ménandre I et par Libanios, il faut ajouter les points de vue consignés dans le Digeste des jurisconsultes de l’époque sévérienne très réservés sur l’inclusion des naviculaires dans les conseils locaux. Selon Paul, « il n’y a pas de doute que les naviculaires ne peuvent devenir décurions » (Dig., 50, 2, 9, 1) tandis que Callistrate ne concevait leur inclusion dans les curies locales que « faute de candidats honorables » (Dig., 50, 2, 12). Le même juriste estime cependant dans cet extrait qu’un marchand peut devenir décurion ou bouleute. Les nauclères de métier ne pouvaient guère espérer devenir membres du Conseil et, a fortiori, magistrats, même si en théorie rien ne l’interdisait selon Callistrate. Les deux sources juridiques apparaissent discordantes et les realia confirment plutôt le point de vue de ce dernier puisque certains nauclères purent intégrer les boulai. À Nicomédie, à une date malheureusement inconnue, une inscription funéraire indique que « Telesphoros, bouleute et nauclère, (a fait aménager ce tombeau) pour lui-même, Faustinè, ses enfants et pour personne d’autre… » (TAM, IV, 304). L’homme quoique bouleute n’a semble-t-il exercé aucune magistrature et devait être sans doute de rang médiocre. À Éphèse, quelques nauclères, Lucius Érastos, Lucius Philokyrios, recommandés par Hadrien pour devenir membres du Conseil, durent rejoindre la boulè ; un siècle plus tard, vers 230-240, G. Iulius Polychronius fut sans doute lui aussi nauclère et bouleute. Il n’en demeure pas moins vrai que ces gens de mer n’intègrèrent le Conseil que de façon marginale, même si leur nombre ne peut qu’être sous-estimé car un nauclère devenu bouleute était assurément tenté de masquer son origine professionnelle considérée comme peu valorisante dans une société où seules la richesse foncière et la notabilité fondaient l’honorabilité. Le quasi-monopole de l’oligarchie des villes portuaires cantabres à la fin du Moyen Âge dans la direction des conseils municipaux s’exprimait par une mainmise politique des bandos ou factions urbaines issus des lignages dirigés par les parientes mayores (patriarches). Cette fermeture du Conseil réservé aux oligarques (Regimiento) fut avalisée par le roi Alphonse XI. Cette élite qui arguait volontiers de sa suprématie politique, économique et sociale pour se légitimer mettait en exergue son honneur et sa renommée. Elle s’est brutalement et longuement opposée aux tentatives des « gens de mer » (pêcheurs et marchands) visant à participer au gouvernement des cités portuaires. On peut toutefois se demander si les conflits parfois sanglants qui eurent lieu lors des élections municipales n’ont pas constitué un indice de la faible légitimité des oligarques. Les qualificatifs dont les affublèrent les gens du Commun (« personnes incultes et passionnées ») et les reproches dont ils les accablèrent (ils porteraient un grand préjudice au « bon gouvernement de la république »), tendent à montrer qu’ils ne furent pas les garants d’une idéologie partagée, indiscutable, semblable à celle véhiculée par les décurions, bouleutes et magistrats du Principat placés à la tête des sénats municipaux et des cités. De fait, bien que renforcée par la Guerre des Communautés de 1520 et par l’échec de la révolution de 1521, l’oligarchie des lignages fut contrainte d’infléchir son idéologie pour ajouter aux idéaux traditionnels (ancienneté, honneur, privilèges) les thèmes du bien commun et de l’équité qui appartenaient à la pensée politique de l’opposition communale hostile au Regimiento. La marine étant l’outil de défense avant de devenir celui de l’expansion économique de l’État génois, un processus de hiérarchisation de la communauté maritime se fit au profit des « Magnati », à l’exemple de la famille Zaccaria, qui par leurs moyens contrôlaient la flotte et le commerce maritimes. Elles étaient suffisamment puissantes pour s’approprier l’État comme le montre d’une part, la réforme menée par Simon Boccanégra s’appuyant sur les associations d’entrepreneurs, les « Compere », qui, avec la banque Saint-Georges, gèrent le budget de l’État, d’autre part celle initiée par Andréa Doria ou les « Alberghi », cette noblesse à laquelle les familles Grimaldi, Spinola, Doria, Centurione, Lomelli, Pallavicini appartiennent, qui contrôle la commission des douze réformateurs à l’origine de la mise en place des structures de ce nouveau pouvoir fermé (G. Jehel). Les conflits qui éclatent dans les villes portuaires de la Hanse témoignent de la confiscation du pouvoir municipal par les élites marchandes. La dynamique marchande a produit le même processus de hiérarchisation que dans les villes italiennes. Si l’exclusion des artisans et des marchands d’envergure moyenne est une réalité forte, les « Kaufleute » de Lübeck savent entrouvrir la porte pour des parcours brillants même extérieurs comme ceux d’Heinrich Castorp (de Dortmund) ou Jacob Pleskow (de Wisby). La vie politique de ces villes était émaillée de conflits récurrents nés de la contestation par les artisans, y compris dans les métiers paramaritimes, du charpentier au tonnelier et au cordier, et les marchands, de la fermeture de l’accès au conseil confisqué par les grandes familles marchandes. Mais à Lübeck qui assurait la direction de la Hanse avec ses avantages mais aussi ses surcoûts (organisation des « Hansetage », financement des opérations militaires), la surfiscalisation pouvait faire exploser le corps social. À Lübeck comme à Stralsund des épisodes de réformes des statuts urbains virent l’élargissement – souvent éphémère – de la représentation sociale au conseil de la ville (U. Kypta et T. Geelhaar). Au XVIIIe siècle, l’héritage de la Hanse se lit toujours à Hambourg et dans les villes portuaires de la Baltique méridionale dans la confiscation du pouvoir par les élites marchandes. Dans les villes port étapes de Suède et du Danemark, qui disposent de privilèges, l’exercice du commerce mais aussi l’accès au pouvoir municipal est réservée aux détenteurs du statut de bourgeois (P. Pourchasse). Une pesanteur sociale et culturelle d’une nature différente liée au rôle décisif des noblesses d’office ou de robe était encore prégnante dans certaines cités portuaires de France à l’époque moderne. Ainsi le principe de l’exclusion des professions mécaniques du corps de ville était systématiquement appliqué à Nantes. De plus, marchands et négociants n’obtinrent pas nécessairement dans les conseils une place reflétant leur niveau de fortune. Ainsi à Bordeaux s’est progressivement imposée du XVIe au XVIIIe siècle, une répartition tripartite de la jurade entre nobles, avocats et grands marchands. Bordeaux devint le premier port de France au XVIIIe siècle, et des fortunes colossales enrichirent des grands négociants. Pourtant, la composition de la jurade ne fut en rien modifiée puisque les marchands durent se contenter des deux dernières charges de jurat (G. Saupin). À Nantes, le poste de maire fut fréquemment occupé par des officiers royaux tandis que la Chambre des comptes se caractérisait par la faible présence marchande (D. Le Page). En fait, dans l’une et l’autre ville, officiers royaux et noblesse de robe se sont opposés à l’élite négociante dans sa quête du gouvernement. Par ailleurs, à Nantes, l’accès des marchands aux offices ou aux magistratures exigeait de leur part une sorte de conversion, une adhésion aux valeurs des membres de la Chambre, une « révolution culturelle » (D. Le Page). Les fils de marchands devaient se « décrasser » par l’apprentissage des humanités, passer par le collège et parfois par l’université. Surtout, ils devaient privilégier l’otium par rapport au negotium, c’est-à-dire adopter une culture nouvelle différente de celle transmise par leur père. Il faut tenir compte enfin d’un obstacle généré par les gens de mer eux-mêmes. Ceux-ci ne furent pas nécessairement disposés à renoncer au monde du négoce lorsque ce dernier était très rémunérateur et exigeait de la part du marchand une totale disponibilité peu compatible avec certaines charges d’officier (on songe ici à la Chambre des comptes de Nantes) ou bien encore, dans cette même ville, avec des activités d’échevin. Il est toutefois remarquable que d’une façon générale, les négociants nantais souhaitèrent disputer aux gens de justice les postes à l’échevinage. Ces tentatives suggèrent plutôt l’implication des négociants nantais dans la gouvernance de leur cité. Vers 1730, « lorsque le grand chantier de transformation de l’espace urbain » (G. Saupin) bouleversa la ville ligérienne, les membres des cours souveraines revinrent vers l’échevinage de sorte que le nombre des négociants échevins subit une baisse sensible.

Les facteurs favorables à l’entrée des marchands maritimes dans les conseils municipaux

3Sous le Haut-Empire romain, l’entrée des nauclères ou naviculaires dans les curies locales s’est opérée de façon ponctuelle et ne dut concerner qu’un nombre restreint de personnes par rapport à une majorité de notables rentiers du sol, alors qu’à l’époque médiévale, la création de villes neuves a permis aux marchands de tenir très tôt et de façon ferme le gouvernement de cités portuaires. Si l’origine de la création de La-Rochelle fut politique – Henri II voulut affermir la mainmise des Plantagenêts sur l’Aunis et recueillir les dividendes du commerce maritime en créant (sur le modèle de Rouen ?) la ville neuve en 1175 – les Rochelais mirent en avant leurs propres préoccupations économiques en favorisant l’investissement dans le sel et plus encore le vignoble, très lucratif, au détriment des productions céréalières. À Gênes, le sac de la ville en 934-935 par les Fatimides a engendré une union sacrée, à partir de 958, entre les pouvoirs vicomtaux et épiscopaux et la communauté maritime qui fit de la marine l’arme de la construction d’un État en voie d’affirmation. Ainsi, cette stratégie maritime de défense et de coalition contre les Sarrasins puis d’expansion économique maritime a fait émerger la puissance et le pouvoir de ceux que l’on appelle les Maiores, par opposition aux « Popolani », c’est-à-dire l’élite de la société urbaine (G. Jehel). Dans les villes portuaires de la Hanse du Moyen Âge au XVIIIe siècle, c’est l’enjeu que constitue le pouvoir urbain qui est déterminant. L’autorité municipale dispose des compétences administratives qui vont relever en France à partir du XVIIe siècle des amirautés, des commissaires des classes et des Traites, c’est-à-dire qu’elle assure l’administration et la gestion portuaire et pourvoit aux charges, véritables offices, de la manutention portuaire. Le port, poumon économique de ces villes marchandes est ainsi aux mains du conseil de ville qui entend conserver cette autonomie qui subit progressivement les empiètements des pouvoirs territoriaux. Toutes les villes-ports maritimes de la Hanse s’appuient sur ce réseau pour faire pièce aux pouvoirs princiers afin de défendre cette autonomie condition de leur réussite et de leur pouvoir (U. Kypta et T. Geelhaar). On comprend dans ces conditions que le contrôle politique de ces conseils soit exercé par les dynasties marchandes d’autant que le régime juridique de l’Étape leur réserve les relations entre marchands étrangers et fournisseurs-producteurs de l’arrière-pays. Dans les villes scandinaves où existe également le régime de la ville-étape, ce sont les capitales qui sont favorisées, Copenhague au Danemark, Stockholm en Suède, Saint-Petersbourg en Russie, au détriment des autres ports, mais dans ce cas d’espèce le statut de capitale offre d’autres perspectives politiques aux gros négociants (P. Pourchasse). En France, grâce aux privilèges et aux exemptions multiples obtenus au cours des XIVe et XVIe siècles, les marchands en accord avec les juristes et les bourgeois purent administrer la ville à leur guise sur un modèle guère éloigné de celui des guildes du nord de l’Europe. À la fin de l’époque moderne, les marchands rochelais conservèrent leur contrôle sur la cité grâce au maintien de leur activité commerciale – les relations privilégiées avec la Nouvelle France (du moins jusqu’en 1763) leur permirent de ne pas être écrasés par l’hégémonie des puissances antillaises (Bordeaux et Nantes). Ils profitèrent également de leur héritage médiéval dans le sens où les négociants de La-Rochelle n’eurent pas de compétiteurs directs. En effet, l’élite marchande s’imposa tout naturellement dans la mesure où la ville ne possédait pas d’institutions administratives de niveau supérieur (à la différence de Nantes par exemple). Les marchands marseillais connurent un sort comparable puisque le « système institutionnel supérieur de la Provence » (G. Saupin), c’est-à-dire le Parlement, l’Assemblée des états, l’Intendance, était installé à Aix-en-Provence. D’autres exemples pourraient étayer le constat selon lequel ce qui facilite l’entrée puis le maintien des négociants à la tête des municipalités est la faiblesse de leurs concurrents que sont notamment les officiers de justice ou de finances, les avocats, les procureurs, et les nobles. Ces derniers quittèrent parfois de façon volontaire les conseils municipaux. Ainsi, des officiers des cours souveraines (Parlement, Chambre des comptes) pensant que les responsabilités d’échevins ou de consuls n’étaient plus à la hauteur de leur rang se sont progressivement écartés de façon volontaire de ces charges civiques. Pour autant, ces défections ne profitèrent pas nécessairement aux marchands des villes portuaires puisque des « officiers moyens des présidiaux, des baillages ou des sénéchaussées » prirent parfois la place offerte par les partants, en raison d’un phénomène de mimétisme social qui les poussait à imiter les grands officiers qui avaient jugé bon jusqu’il y a peu d’occuper les conseils municipaux. À Nantes, sous Louis XIV, les marchands parvinrent malgré tout à investir l’échevinage parce que des officiers royaux de justice du présidial, de la sénéchaussée ainsi que des avocats décidèrent par mimétisme, de quitter à leur tour l’échevinage à l’instar des officiers de la Chambre des comptes ! On sait également que les décisions de l’État moderne ont parfois pesé lourdement sur la composition de l’élite politique locale. Une réforme datée de 1660, issue de la volonté de Louis XIV de mieux contrôler la ville après la Fronde réserva aux marchands marseillais les deux postes d’échevin, tandis que la réforme de 1766 octroya un rôle central aux négociants pour les postes de maire et d’échevins, de sorte qu’entre 1767 et 1789 on compta 18 marchands parmi les 22 échevins. Les évolutions conjoncturelles influèrent également sur la place occupée par les marchands des villes portuaires. Des événements liés à la conjoncture politique brève expliquent la faible présence des grands marchands nantais à l’échevinage dans les deux premiers tiers du XVIIe siècle. Ces derniers, orientés vers le commerce avec l’Espagne avaient plutôt soutenu le duc de Mercœur lors de l’épisode de la Ligue tandis que les gens de robe des cours de justice royale avaient adhéré au parti loyaliste. À l’époque médiévale, une tendance longue a donné aux marchands de Constantinople une place croissante au sein du Sénat de l’Empire romain d’Orient. En effet, la marine marchande byzantine s’est fortement développée à l’instar des flottes italiennes d’Amalfi ou de Bari de sorte que des négociants purent entrer au Sénat au milieu du XIe siècle et à la fin du XIIe siècle. Puis, au moment où l’aristocratie amorça un déclin irréversible sous les Paléologues, les négociants devinrent indispensables à la survie de Constantinople et devinrent en nombre ministres du basileus jusqu’à la chute de la ville.

La participation des notables et des aristocrates à la vie maritime

4Dans les Revenus, œuvre composée en 355 av. J.-C., Xénophon défendait l’idée selon laquelle Athènes à la suite de l’éclatement de la Seconde Confédération maritime devait compter sur ses propres ressources et cesser de pressurer ses alliés. À cet effet, il préconisait le développement du commerce maritime, car Athènes tirait de la mer l’essentiel de ses revenus. Il fallait attirer à Athènes négociants et nauclères en leur offrant des honneurs publics (proédrie, repas au Prytanée), mais aussi inciter les citoyens à verser une contribution financière (eisphora) pour investir dans la construction des navires. L’État devait pour sa part acquérir des navires publics afin de les louer à des particuliers. Cet ouvrage qui ne remet pas en cause « l’idéal aristocratique de la propriété foncière » (A. Gangloff) encourageait ouvertement les citoyens athéniens à devenir des acteurs du développement d’une flotte marchande dans l’intérêt de la cité. Dans un contexte qui n’est plus celui de la démocratie athénienne du IVe siècle mais celui de l’époque impériale, nous observons que bien des notables dont la richesse était essentiellement foncière durent investir dans certaines activités maritimes exigeantes en capitaux et surtout lucratives en matière de profit. Ils comptaient eux aussi parmi les acteurs de la vie maritime. Ainsi selon H.-L. Fernoux « on devine, plus qu’on ne le voit, une intervention des notables dans des secteurs économiques autres que ceux de l’exploitation foncière, non pas à titre personnel, mais via des intermédiaires », phénomène attesté par ailleurs pour l’Italie péninsulaire sous la République et au début du principat2. H.-L. Fernoux pose à ce propos une question importante : « Si l’on peut faire l’hypothèse raisonnable que certains notables “investirent” dans la commercialisation des cargaisons, voire la construction de navires de gros tonnage en particulier, il faut se demander dans quelle mesure est encore pertinente la distinction sociale (un critère fondamental) entre le notable qui finance une activité maritime et le professionnel de mer qui s’est largement enrichi dans ses activités commerciales ». À nos yeux, cette distinction demeure pertinente entre ces deux catégories de personnes comme l’indiquent les jurisconsultes d’époque sévérienne Paul et Callistrate. Leurs discours s’accordent sur un point : les naviculaires n’ont pas (Paul) ou n’ont qu’exceptionnellement (Callistrate) la possibilité de devenir décurions, ce qui est corroboré par les sources épigraphiques publiques qui sont bien rares à mentionner des dignitaires qui sont à la fois nauclères et bouleutes. En fait les valeurs aristocratiques qui favorisaient l’exemplarité sociale et la rente foncière disqualifiaient d’office ceux dont le métier principal était lié aux activités maritimes. Ceux qui, fils et petits-fils de rentiers du sol dont les pères furent bouleutes (qu’ils aient exercé ou non des magistratures) s’enrichirent par ailleurs, et augmentèrent même de façon considérable leurs revenus par la commercialisation des cargaisons ou par la construction navale, furent avant tout considérés comme notables tandis que cette source d’enrichissement n’avait pas lieu d’être mentionnée dans les inscriptions publiques et pouvait être masquée dans les inscriptions privées. Un constat analogue peut être tiré pour l’empire romain d’Orient. En effet, figurent dans le Livre de compte de Baoder des noms prestigieux comme ceux de Cantacuzène, Lascaris, Doucas, Argyroi, qui sont autant de noms dynastiques portés par des négociants dont certains sont qualifiés d’oikeoi (familiers) de l’empereur. Ainsi, « l’aristocratie s’est engagée dans le grand commerce » (J.-Cl. Cheynet) avant même la perte de ses terres et cet investissement perdura sans doute pendant toute l’époque des Paléologues. Pour autant ces derniers demeurèrent avant tout des aristocrates qui avaient trouvé dans le grand commerce maritime une source d’enrichissement supplémentaire. Réciproquement, lorsque sous les Paléologues les négociants de métier entrent au service de l’empereur aux plus hauts postes, « ils cessent d’être des négociants pour devenir des rentiers comme Luc Notaras » (J.-Cl. Cheynet). À Gênes les élites maritimes sont devenues l’élite de l’État génois se transformant en une noblesse d’affaires et militaire organisée en « Compere » et « Alberghi » qui s’est emparée du pouvoir (Georges Jehel). Si dans les villes du Nord de l’Europe, les marchands se sont emparés du pouvoir, dans le Danemark du XVIIIe siècle, à Copenhague, l’accession au pouvoir de l’État est au terme de la trajectoire d’une réussite marchande à l’exemple de Carl von Schimmelmann qui accède au Collège du commerce et de la commission de la balance du commerce et devient trésorier de l’État danois. Cette réussite politique permet à son fils de devenir ensuite ministre du commerce puis des finances entre 1784 et 1813. La frontière entre responsabilités administratives et intérêts économiques maritimes est franchie dans les deux sens. Le cœur du pouvoir, de la famille royale à l’aristocratie et aux ministres, investit dans les affaires commerciales maritimes et les manufactures et occupe des postes lucratifs dans les sociétés commeriales tandis que les négociants du grand commerce maritime occupent des postes de conseiller auprès du souverain ou des postes consulaires. La confusion entre les affaires publiques, comme la compagnie de Caracas, entreprise espagnole, et la compagnie du Canal, entreprise danoise, permet de s’interroger sur le ressort de la politique étrangère de cet État neutre.

Gouvernance locale et puissances extérieures

5Dans certaines cités portuaires, les conseils municipaux ne détinrent pas nécessairement le pouvoir dans leur propre ville, tandis qu’ailleurs des négociants purent souhaiter accéder à l’anoblissement sans passer par l’échevinage ou par des instances de gouvernement installés dans la cité mais qui apparaissent fermées ou moins gratifiantes que d’autres. Ainsi, la gouvernance fut soit confisquée par des puissances extérieures, soit délaissée par de très riches négociants lorsque les règles d’anoblissement se clarifièrent. L’exclusion de la communauté de ville comme acteur du destin de Lorient au XVIIIe siècle est remarquable : « communauté de ville sous la tutelle d’une entreprise paraétatique, la compagnie des Indes » (G. Le Bouëdec) entre 1738 et 1774, « ville instrumentalisée par le lobby américain » à partir de 1777 (en 1778 les limites du port franc furent largement fixées selon les desiderata américains). Lorient n’augmenta pas son indépendance grâce à la création par Calonne en avril 1785 de la troisième compagnie des Indes qui détint le monopole du commerce asiatique. En effet, les acteurs économiques qui décidèrent du sort de Lorient ne siègeaient pas en règle générale dans la communauté de ville. Les décisions essentielles furent prises par l’État, lui-même soumis à la pression de lobbies financiers. Administrer la ville ne signifie pas nécessairement régler sa trajectoire économique. À Nantes, comme nous l’avons vu plus haut, seul l’échevinage était réellement ouvert aux négociants puisque le poste de maire était plutôt réservé aux officiers royaux (on y trouve cependant des marchands comme Guillaume Libault qui serait à l’origine de l’ouverture de la route antillaise) tandis que la Chambre des comptes resta de façon générale fermée aux marchands (cependant ces derniers, en mariant leurs filles à des officiers de la Chambre accédèrent aisément à ce milieu). C’est la raison pour laquelle les négociants les plus riches n’ont pas souhaité obtenir la mairie ni tenter d’entrer à la Chambre, car même s’ils s’avéraient plus coûteux à l’achat, acquérir des offices de chancellerie anoblissait rapidement comme le montre l’exemple de Danycan de Bellême qui devint directement maître à la chambre des comptes de Paris (D. Le Page).

La question de la « trahison » de la bourgeoisie marchande

6Il peut sembler acquis que de nombreux négociants aient voulu quitter à l’époque moderne le monde de la marchandise pour servir leur propre ascension sociale comme l’a montré le paragraphe précédent, ou plus encore, celle de leurs enfants. Cette attitude n’est pas nouvelle : dès l’époque du Haut-Empire romain des nauclères ont souhaité intégrer les boulai, ce qui ouvrait à leurs enfants la possibilité de faire de même puisque l’honorabilité est transmissible (en règle générale les fils de bouleutes accèdent à leur tour à la boulè). Il est difficile de développer ce point de façon précise, mais il semble raisonnable de supposer que l’appartenance à la boulè exigeait non pas une mise en sommeil de l’activité marchande, mais du moins un moindre investissement en temps dans la vie maritime et une plus grande disponibilité à l’égard des affaires municipales.

7L’entrée de marchands à la Chambre des comptes de Nantes du XVIe au XVIIIe siècle, seconde cour souveraine de Bretagne eut principalement lieu lorsqu’il y eut des créations d’offices. Elle exigeait des négociants qu’ils franchissent une barrière culturelle en adoptant des codes (mœurs policées, bonne formation) que les gens de « bonne conversation » possédaient naturellement. Ainsi Pierre du Cassia « homme neuf » (car fils d’un grand négociant de Bayonne, consul des marchands en 1667, consul juge des échevins en 1676 et échevin de 1673 à 1676) valida difficilement en novembre 1694 – à la suite d’une guérilla feutrée au sein du Conseil privé – son institution officielle de maître des comptes à la Chambre acquise pourtant le 24 décembre 1693. La formule utilisée plus tôt par Yvon Rocaz et André Ruiz, fils de marchands qui acquirent un office à la Chambre des comptes vers 1560 est également révélatrice : ils diversifient leurs activités et alimentent (le verbe utilisé est sustentar) leur honneur avec l’argent gagné dans le négoce. Est-ce si étonnant dans le cadre d’une société d’ordres où les valeurs dominantes du temps privilégient l’otium par rapport au negotium ? Pourtant, la recherche des offices peut résulter d’un calcul rationnel dont le fondement est économique, lorsque par exemple certains marchands comme Michel Le Lou quittent le monde de la marchandise pour rejoindre celui des offices au moment où la colonie espagnole installée à Nantes connaît des difficultés vers 1560. Ainsi l’acquisition d’un office peut être perçue comme un placement ou comme la recherche d’une certaine sécurité. Par ailleurs, comme l’a souligné Dominique Le Page, certains gros négociants ne voulurent pas abandonner un commerce trop lucratif et choisirent de s’allier avec le monde de l’office en mariant leurs filles à des officiers. En fait plusieurs stratégies s’offrirent à eux de sorte qu’il paraît bien réducteur d’évoquer comme une évidence la « trahison des marchands » pour reprendre la formule de Fernand Braudel, surtout lorsque ces derniers furent des négociants qui dans une très large mesure furent pleinement acteurs de leur propre destin.

L’illusion d’une continuité historique

8La question de l’intégration des gens de mer dans la société politique des cités portuaires se pose aux époques antique, médiévale et moderne avec une pertinence que les contributions ont éclairé dans des contextes géographiques et politiques variés. À cet égard, le milieu maritime hanséatique étudié du XIVe (U. Kypta et T. Geelhaar) puis au XVIIIe siècle (P. Pourchasse) montre une évolution alliant continuités et rupture : en effet si à partir du XVIIe siècle la Hanse – à propos de laquelle l’historiographie insiste sur le caractère évasif de sa définition – n’existe plus, son héritage ne doit être pas être négligé pour comprendre non seulement le monopole des négociants sur les charges et les honneurs municipaux, mais aussi la conservation par les grands ports de leurs avantages malgré la montée des pouvoirs absolutistes. Cependant, la répétition d’une même question peut donner l’impression que celle-ci se pose « depuis toujours » et la perspective diachronique peut se révéler trompeuse. Les liens entre un nauclère intégrant la boulè, un drongaire parvenant à la Pourpre, un grand marchand entrant au Sénat de Constantinople, des échevins marchands régnant sur une ville neuve, des « Magnati » génois monopolisant les pouvoirs politiques de la république, une élite de marchands-conseillers dominant les villes-ports hanséatiques ou bien encore un négociant obtenant l’office de maître à la Chambre des comptes de Nantes au Grand Siècle sont assez ténus. Cette galerie de personnages nous permet pourtant de mettre en perspective une question qui s’est posée de façon récurrente mais dans des cadres sociaux, géographiques et chronologiques différents. Sa richesse est de montrer qu’à un problème identique pouvait correspondre une pluralité de réponses selon des contextes spécifiques. Une même question dévoile une pluralité de structures politiques sous-jacentes dont dépendaient les multiples « sociétés politiques » des cités portuaires. Le système décurionnal ou bouleutique d’époque impériale, la variété des conseils municipaux d’époque médiévale, l’originalité de l’empire romain d’Orient, la gouvernance des cités portuaires de la France du XVIe au XVIIIe siècle apparaissent sous un jour neuf lorsqu’on souhaite voir quelle place ont pris les gens de mer et du négoce dans le gouvernement des ports. À l’attitude fermée des élites de l’époque romaine (mais cette affirmation n’est-elle pas conditionnée par la rareté des sources épigraphiques et par le pessimisme des sources juridiques ?), les temps médiévaux et modernes semblent proposer des choix plus variés – ainsi l’accession des élites maritimes à la tête de l’État génois et sa transformation pour une part en noblesse militaire, ou la rotation des élites et des offices encouragée par l’État moderne en France. Pourtant, il n’est pas illégitime de penser que des riches nauclères aient eu une prévention comparable à celle de puissants négociants français ne souhaitant pas quitter le métier lucratif du négoce tandis que l’appartenance au conseil local demandait une présence réelle, donc une disponibilité que n’autorisait pas le commerce. En définitive, sans croire à une continuité historique illusoire, les gens de mer n’eurent de cesse d’occuper toute leur place politique dans les cités portuaires. Ils répondirent à cette question de façon variée au cours du temps selon la concurrence constituée par d’autres forces sociales et politiques qui formaient une élite de notables dont les valeurs dominantes en favorisant l’otium aux dépens du negotium (au sens d’affaires liées au commerce) leur étaient opposées.

Notes de bas de page

1 Xénophon constitue une exception comme l’a montré A. Gangloff.

2 Contribution de J.-P. Morel et A. Tchernia (p. 181-211) dans Cébeillac-Gervasoni M., Les élites municipales de l’Italie péninsulaire des Gracques à Néron, Actes de la table ronde de Clermont-Ferrand (28-30 novembre 1991), Naples/Rome, 1996.


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