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Gens de mer

 | 
Gérard Le Bouëdec
, 
Guerber Éric

Quatrième partie. Marchands et négociants dans les municipalités portuaires à l'époque moderne

Les marchands et négociants dans les villes portuaires du Nord de l’Europe au XVIIIe siècle

Pierrick Pourchasse

Texte intégral

  • 1 Dollinger P., La Hanse XIIe-XVIIe siècle, Paris, Aubier, 1964.

1Lorsque l’on évoque les ports du Nord de l’Europe, l’histoire des villes hanséatiques vient tout naturellement à l’esprit. L’âge d’or de la Hanse, groupement de villes qui s’accordent mutuellement des privilèges pour la protection et l’exercice du commerce, se situe à la fin du Moyen Âge, entre 1370 et la seconde moitié du XVe siècle. Au cours de cette période, l’association marchande regroupe environ deux cents villes. La cité de Lübeck y joue un rôle central et peut être considérée comme la capitale de la Hanse. L’association concerne avant tout les régions allemandes de la Baltique. Au-delà du port de Dantzig, les principales places sont Riga et le grand comptoir de Novgorod ou les hanséates sont en contact avec le marché russe. En Scandinavie, Stockholm fait partie de l’association au XIVe siècle mais, selon l’historien Philippe Dollinger, cela ne semble plus être le cas au XVe siècle1. À la fin du Moyen Âge, la Hanse perd progressivement son rayonnement pour deux raisons principales : la montée en puissance des nouveaux concurrents hollandais et anglais et l’affirmation de nouveaux États en particulier le Danemark, la Pologne et la Russie. Le XVIe siècle est une période de déclin puis la guerre de Trente ans, qui désorganise les circuits commerciaux européens, porte un coup fatal à l’association.

  • 2 Jeannin P., « Les comptes du Sund comme source pour la construction d’indices généraux de l’activi (...)

2A partir du XVIIe siècle, la Hanse n’existe plus. Elle survit dans la ligue conclue en 1630 entre Lübeck, Hambourg et Brême. Par contre, la Baltique reste une zone d’intense activité maritime en raison de ses richesses forestières, minières et agricoles. Selon Pierre Jeannin : « il n’existe probablement pas en ce temps-là, sur un autre point du globe, un déplacement aussi fort et aussi concentré de matières premières2 ».

3Au XVIIIe siècle, l’organisation portuaire entre les deux rives de la Baltique est différente mais la place des marchands et des négociants reste essentielle tant au niveau du dynamisme économique que du contrôle de l’armature administrative.

La ville-étape au service des marchands

Une organisation héritée de la Hanse

  • 3 Cieslak E., « Les grandes escales de la Baltique (XVe-XVIIIe s.) », Recueils de la Société Jean Bo (...)

4Les villes portuaires de la côte sud de la Baltique conservent d’importants privilèges issus de la période hanséatique, et cela jusqu’au XVIIIe siècle. La plupart des ports ont reçu l’autonomie municipale de la part de leurs souverains, ce qui leur donne diverses compétences administratives inspirées du modèle lübeckois : « La perception des droits de douane, la juridiction des affaires maritimes et le soin d’assurer la sécurité sur les eaux voisines du port, la répression du brigandage et de la piraterie, ressortaient en principe, de la compétence des autorités municipales3. » À Dantzig, l’administration intérieure du port est entièrement entre les mains de la municipalité qui nomme tous les fonctionnaires et les employés. De plus, quelques villes qui n’étaient pas membres de la Hanse se sont développées au début de l’ère moderne, à l’exemple de Memel, et ont adopté les mêmes règles que leurs voisines.

  • 4 Dollinger P., La Hanse…, op. cit., p. 166.

5Les institutions municipales sont contrôlées par le groupe des marchands : « La caractéristique la plus frappante des villes hanséatiques à toute époque fut la prépondérance marquée de l’élément marchand, que les révoltes répétées ne réussirent guère à ébranler4. » Pour les membres les plus riches, le gouvernement municipal est presque une affaire de famille.

  • 5 Cieslak E., « Les grandes escales… », op. cit., p. 318.
  • 6 Foltz M., Geschichte des Danziger Stadthaushalts, Danzig, A. W. Kafemann, 1912, p. 501.

6D’autres groupes urbains profitent de la prospérité commerciale et affirment leur place dans le fonctionnement économique des villes. À Dantzig, le travail de transbordement des marchandises est effectué par des dockers dirigés par des chefs d’équipe appelés capitaines. Très tôt, ces derniers s’organisent en corporations tout comme les trieurs de rebut, les mesureurs ou les emballeurs, employant à leur service des travailleurs qu’ils rémunèrent. Ils forment une élite chargée de tous les travaux effectués sur le port et reçoivent en contrepartie un paiement des marchands ou des capitaines de navire. Ils prêtent un serment spécial devant les autorités municipales pour obtenir leur charge leur garantissant une exclusivité sur un travail donné. L’attribution de ces charges, considérées comme des offices, concerne également le maître de la grue, les trois peseurs spécialisés dans le pesage du fer, du lin et du plomb ainsi que les gardiens des barres fermant le port. Selon l’usage, les conseillers municipaux qui attribuent ces différentes charges reçoivent des « cadeaux pécuniers de la part des intéressés5 ». Ces offices sont à l’origine viagers puis, dans la seconde moitié du XVIIe siècle, une réforme introduit la vénalité de certaines charges pour renflouer les finances municipales. En 1734, la vénalité est étendue à toutes les charges liées au fonctionnement du port6.

Source : Dollinger P., La Hanse, op. cit., annexe non paginée.

7Les souverains essaient de réduire les privilèges des villes portuaires au cours de la période moderne et s’opposent régulièrement aux autorités municipales. L’évolution est différente selon l’affirmation politique des États. Dantzig conserve ses droits jusqu’à la fin du XVIIIe siècle malgré les tentatives des rois de Pologne pour réduire les pouvoirs municipaux. Par contre, dans les États les plus autoritaires, le maintien de privilèges est inconciliable avec la volonté de faire des ports des instruments au service de l’État. À Königsberg et Memel, l’autonomie municipale est fortement réduite par la Prusse et est strictement subordonnée aux intérêts de l’État. Riga conserve également ses privilèges mais la Russie impose des droits de douane supplémentaires.

8Dans la plupart des ports (Dantzig, Königsberg, Riga, Memel), les autorités municipales appliquent le régime de l’étape aux commerçants étrangers. Les objectifs sont multiples : imposer leurs marchands comme intermédiaires entre les étrangers et les fournisseurs de l’intérieur du pays, interdire des contrats directs entre étrangers et, enfin, obliger les étrangers à ne pratiquer que la vente en gros. À Riga, les municipalités exigent un délai de vente aux marchandises importées (quatre semaines aux XVIIe et XVIIIe siècles) ce qui oblige les étrangers à confier la vente de leurs produits au négoce local. De plus, le régime de l’étape permet aux commerçants de la ville de contrôler la production de leur arrière-pays, ce qu’ils font jusqu’à la fin du XVIIIe siècle.

9Le système de la ville étape est verrouillé par une organisation du crédit qui lie les fournisseurs de l’intérieur aux bourgeois des villes. À Dantzig, les marchands signent des contrats avec les grands propriétaires producteurs de céréales et, en échange, ces derniers s’engagent à leur fournir des quantités de grains à une date fixée à l’avance. En accordant des avances sur les futures livraisons, les producteurs deviennent les débiteurs des marchands et la ville prend le contrôle de toute l’exportation des céréales de la Pologne et de la plus grande partie de ses produits forestiers.

  • 7 Pourchasse P., Le Commerce du Nord. Les échanges commerciaux entre la France et l’Europe septentri (...)
  • 8 Cieslak E., « Les grandes escales… », op. cit., p. 329.

10Le système de l’étape est parfois détourné par les négociants étrangers qui s’attachent les marchands des villes portuaires par le même système des avances sur la fourniture de produits. De nombreux commerçants des villes étapes deviennent des prête-noms de négociants étrangers. C’est le cas des puissants marchands britanniques de Riga qui, avec l’accord tacite du gouvernement russe, passent directement des contrats avec les fournisseurs de l’intérieur du pays7. Par contre, à Dantzig où la bourgeoisie tient à maintenir son monopole d’« intermédiaires commerciaux », les autorités aggravent les restrictions de l’activité économique de certains groupes religieux et nationaux et rejettent l’idée de liberté du commerce8.

L’absolutisme scandinave et l’organisation portuaire

  • 9 Mikkelsen J., « Les villes et les réseaux danois au XVIIIe siècle », Cahiers d’Histoire, tome 43, (...)

11Pendant la période absolutiste, entre 1660 et 1848, la plupart des villes du royaume du Danemark sont des villes-marchés (købstæder) possédant des privilèges datant généralement de la période médiévale. Elles possèdent d’une part leur propre administration et leurs propres juridictions et, d’autre part, jouissent d’avantages économiques mais moindres que dans les ports hanséatiques. Jusqu’en 1757, ces villes-marchés concentrent les activités commerciales, artisanales et les services de transport de leur zone d’attractivité : « chacune de ces villes devait détenir le monopole de ces activités dans un rayon variant, selon la taille de la ville, de un à quatre mille danois (soit de 7,5 à 30 kilomètres)9. Ce principe est cependant plus théorique que réel et les propriétaires terriens peuvent généralement vendre leur production où bon leur semble.

12La majorité de ces villes-marchés sont de petite taille. Plus de la moitié d’entre elles ne dépassent pas le millier d’habitants lors du recensement de 1801. Les trois plus grandes villes provinciales, Odense Aalborg et Elseneur ont entre 5 000 et 6 000 habitants. Le réseau urbain est dominé par Copenhague dont la population passe de 40 000 à 100 000 habitants entre 1660 et 1800. La plupart des villes se situent sur la côte et sont des portes de sortie pour les produits de l’espace rural qu’elles contrôlent. La société urbaine est divisée entre bourgeois, c’est-à-dire toute personne ayant obtenu une autorisation de commercer de la part des autorités municipales, et non bourgeois, c’est-à-dire le reste de la population urbaine. Obtenir le statut de bourgeois est une condition obligatoire pour exercer une activité indépendante et pour participer à la vie politique et administrative de la ville.

  • 10 Heckscher E. F., An Economic History of Sweden, Cambridge, Harvard University Press, 1941, p. 73.

13En Suède, les villes sont divisées en deux catégories : les villes étapes et les villes de l’intérieur (uppstäder)10. Le droit de commercer outre-mer est réservé aux villes étapes alors que les villes de l’intérieur sont uniquement autorisées à pratiquer le commerce local, non sans quelques restrictions. Le but du gouvernement est de concentrer les échanges dans les villes d’entrepôt situées principalement le long des côtes. En conséquence, les agglomérations de l’intérieur ne se développent pas, la douane des villes décourageant le commerce entre la campagne et les petits centres provinciaux. Ainsi, la très grande majorité des villes suédoises sont situées sur la côte et constituent un réseau portuaire actif.

14En Scandinavie, si les petits ports sont parfois aidés dans leur développement par des contraintes géographiques ou climatiques particulières, ils sont généralement défavorisés par les principes mercantilistes qui s’imposent avec l’absolutisme des États.

  • 11 Raasch A., Dansk Toldpolitik 1760-1797, Aarhus, Universitetsforlaget i Aarhus, 1955.

15Au Danemark, la politique économique du royaume favorise la capitale au détriment des villes de province. Copenhague est l’objet de toutes les attentions du pouvoir qui adopte une attitude dictée par deux principes. D’une part, il est nécessaire de favoriser la capitale, ce qui fera profiter les autres villes de sa prospérité et, d’autre part, pour atteindre ce but, certaines villes appauvries doivent être sacrifiées. Pour mener cette politique, les réglementations industrielle, commerciale et douanière favorisent considérablement la position de Copenhague au détriment des autres villes. Pour réduire les importations, l’industrie danoise est encouragée et les entreprises, soutenues par différentes aides et réglementations, s’établissent prioritairement dans la capitale. Entre 1726 et 1730, les marchands de Copenhague reçoivent le monopole du commerce sur le vin, l’eau-de-vie, le sel et le tabac si ces produits sont directement importés de leur pays d’origine11. Même si ce monopole traduit la réalité du commerce du pays, il semble favoriser outrageusement la capitale et, face au mécontentement des autres ports, est vite supprimé. La ville conserve cependant de nombreux avantages comme la franchise d’entrepôt permanente pour les marchandises venant sur des navires danois ou la réduction des deux tiers des droits de douane et d’accise aux marchands provinciaux qui viennent s’approvisionner en vin, en tabac et en sel dans la capitale. Copenhague, dont le nom signifie « ville des marchands », concentre ainsi une grande partie du commerce extérieur danois. L’importance de sa population lui assure un marché local très rémunérateur et ses marchands, avantagés par la position du port à l’entrée de la Baltique, se vouent au commerce de transit et de distribution.

  • 12 Högberg S., Utrikeshandel och sjöfart på 1700-talet, Stockholm, Bonniers, 1969, p. 36 et suiv.

16En Suède, la tendance du législateur est également de développer les activités de Stockholm aux dépens des autres villes étapes. Dès lors, la capitale scandinave domine totalement le monde urbain suédois : en 1737, 39,4 % de la population citadine du pays s’y concentre. La restriction du commerce de Botnie est l’illustration de cette volonté de favoriser la capitale12. Les villes suédoises au nord de Stockholm et les villes finnoises au nord d’Aabo (Turku en finnois) n’ont pas le droit de commercer directement avec les régions situées au sud de ces deux villes étapes, à l’exception du port de Gävle. Tout leur trafic, notamment les produits destinés à l’exportation comme le goudron et le brai, doit nécessairement passer par ces deux grandes villes. Cette réglementation développe les activités commerciales de Stockholm aux dépens des petits ports du golfe de Botnie.

  • 13 Berelovitch W. et Medvedkova O., Histoire de Saint Pétersbourg, Paris, Fayard, 1996, p. 50.

17Une situation identique se retrouve en Russie où Saint-Pétersbourg est privilégiée par les autorités russes qui veulent donner à la nouvelle capitale une grande activité commerciale tournée vers l’Occident. Ainsi, les producteurs et les acheteurs de fer ont l’obligation de s’établir dans le port de la Neva pour traiter leurs affaires13. Au cours de la période 1764-1792, presque 90 % du total des exportations russes de fer partent de Saint-Pétersbourg ou de Kronstadt, son avant-port.

Les négociants et le pouvoir : l’exemple du Danemark

Les négociants des petits ports

  • 14 Bitsch Christensen S. (dir.), Den klassiske købstad, Danske bystudier 2, Dansk Center for Byhistor (...)
  • 15 http://www.byhistorie.dk/danske-byers-historie-gennem-1300-aar/.
  • 16 Henningsen L. N., « The towns of the Duchy of Schleswig, ca. 1700-1850. A regional variant of Dani (...)

18Les villes du Danemark, tout particulièrement les centres marchands14, ont fait l’objet de nombreux travaux coordonnés par le centre danois pour l’étude des villes (Dansk Center for Byhistorie)15 à l’exemple des recherches de Lars Henningsen sur le duché de Schleswig16.

19Au XVIIIe siècle, les ports de la côte est du duché prospèrent en profitant du développement des échanges entre la Baltique et l’Occident. À partir de la guerre de Succession d’Autriche, la flotte locale profite de la neutralité et de la croissance des taux de fret pour se lancer dans le grand cabotage européen, tout particulièrement vers la Méditerranée. Flensbourg domine le réseau urbain du duché ainsi que ses activités maritimes. En 1765, son port reçoit presque la moitié des importations du Schleswig mais toutes les autres villes côtières, notamment Aabenraa, Sønderborg et Eckernförde, sont très actives dans l’armement. Le duché représente 24 % du tonnage des navires du royaume (Norvège excluse).

Les villes du duché de Schleswig.
Source: Henningsen L. N., « The towns of the Duchy of Schleswig… », op. cit., p. 154.

20Dans la plupart des villes commerçantes du Danemark, il existe un groupe de marchands aisés qui dominent la vie municipale économiquement et socialement comme le prouve la taxe sur le capital et le commerce introduite en 1743. Les marchands de Flensbourg comptent pour 14 % des imposés mais possèdent 77 % des richesses. À Aabenraa et Sønderborg, les marchands représentent 10 et 5 % de la population mais 44 et 28 % du capital soumis à l’impôt.

  • 17 Henningsen L. N., Provinsmatadorer fra 1700-årene, Flensborg, Studieafdelingen ved Dansk Centralbi (...)

21L’activité de ces marchands est caractérisée par une grande diversité. Ainsi Jacob Schwennesen d’Aabenraa achète différentes productions locales dans la campagne à proximité de la ville telles que du beurre, de la viande, du bois à brûler, des briques, des toiles et les expédie vers Copenhague, la Norvège ou d’autres villes provinciales. En retour, il a obtenu, contre une redevance, le droit de ravitailler la zone d’attractivité d’Aabenraa en bière et en spiritueux. Enfin, il commercialise des produits importés de la Baltique sur toute la côte est du Schleswig. Comme la plupart des négociants, il possède des parts de navires. Les plus riches entrepreneurs peuvent être intéressés dans une vingtaine de bâtiments à l’exemple de l’entreprise de Friedrich Wilhem Otte (1715-1766) d’Eckernförde. Outre ses activités d’armement vers la Baltique, l’Europe de l’Ouest et la Méditerranée, ce grand entrepreneur a des participations dans des expéditions de traite négrière et dans le commerce des îles. Il possède également des entreprises dans différents domaines : construction navale, textile, faïence, raffinage du sucre et a investi dans tous les domaines porteurs où il peut attendre de substantiels bénéfices17.

22Dans les duchés, l’organisation du pouvoir municipal est différente selon les villes. Dans chacune d’entre elles, un groupe de personnes appelées « citoyens délégués » (deputerede borgere) représentent les habitants face aux autorités. Leur nombre est variable selon l’importance de la population : 12 à Aabenraa, 16 à Sønderborg, 24 à Flensbourg. Ces délégués participent à la fixation du montant des impôts et les comptes de la ville sont soumis à leur approbation. Plusieurs fonctions municipales leurs sont réservées comme trésorier de la ville ou comptable des fonds pour l’assistance aux pauvres de même que certaines charges honorifiques (gardien de l’église ou superintendant de l’hôpital). Parmi eux, 4 ou 6 échevins dont un ou plusieurs maires, nommés à vie, forment la magistrature municipale et constituent la chambre du conseil (rådstueret). Le renouvellement des membres se fait par cooptation.

23Si quelques artisans peuvent être citoyens délégués, la majorité d’entre eux sont marchands et l’on peut dire que ces derniers exercent un véritable monopole sur les fonctions municipales. Des liens familiaux unissent tous ces délégués, non seulement dans chaque ville mais entre les villes. Très souvent le poste de maire est réservé à la famille la plus riche à l’exemple de Friedrich Wilhem Otte à Eckernförde. Les fonctions honorifiques sont accaparées par le monde du négoce car elles sont généralement synonymes de nombreux avantages notamment de considérables réductions d’impôts.

24Au cours du XVIIIe siècle, le pouvoir central réduit l’autonomie municipale. Progressivement, les nominations d’échevins ou de maires doivent obtenir l’accord royal et le libre choix des villes aux postes municipaux se transforme en droit de proposition qui doit être validé par les autorités centrales. Les volontés de l’État l’emportent souvent sur les souhaits des citoyens délégués.

Les grands marchands de Copenhague

  • 18 Dansk biografisk Lexikon, tillige omfattende Norge for tidsrummet 1537-1814, vol. 15, Gyldendal, C (...)

25Les grands marchands peuvent jouer un rôle de premier plan dans la gestion des affaires des royaumes scandinaves à l’exemple de Heinrich Carl von Schimmelmann18 (1724-1782) au Danemark.

26À l’origine, ce marchand, originaire de Poméranie, commence sa fortune en prenant en charge l’approvisionnement de l’armée du roi de Prusse Frédéric le Grand pendant la guerre de Sept Ans. Après le conflit, il s’installe à Hambourg et fait l’acquisition du domaine d’Ahrensburg dans le duché de Holstein sous souveraineté danoise. Il y rencontre le comte von Bernstorff, principal ministre de la monarchie scandinave, qui apprécie l’esprit entrepreneurial de Schimmelmann. Ce dernier profite en outre de sa proximité avec les autorités danoises et de la politique de neutralité du royaume pour faire fructifier ses affaires. Progressivement les relations entre l’homme d’affaires et le Danemark se renforcent. Schimmelmann devient le second de l’attaché danois à Hambourg, poste de grande importance pour le royaume scandinave, et achète une propriété dans le Jutland puis un palais à Copenhague. Pour récompenser ses services, il obtient le titre de baron de Lindenborg et est décoré du prestigieux ordre du Dannebrog.

  • 19 Les duchés (Schleswig et Holstein) sont sous souveraineté danoise. En 1762, Charles Pierre Ulrich, (...)

27Au cours des années 1760, la situation financière du Danemark est très difficile en raison des dépenses militaires liées à au maintien d’une armée d’environ 25 000 hommes dans le duché de Holstein à la suite de l’arrivée de Pierre III sur le trône de Russie19. L’avenir du royaume apparaissant comme fort sombre, les autorités de Copenhague ont des difficultés pour obtenir des prêts auprès des banquiers étrangers, le royaume ne disposant de financiers ayant des disponibilités suffisantes. Schimmelmmann prend les choses en main en utilisant ses relations et sa réputation pour obtenir des prêts à taux favorables et sauver le système financier danois. En 1767, il devient membre du collège de commerce et de la commission de la balance du commerce. Il est de fait le véritable maître des finances du Danemark et obtient en 1768 le titre de trésorier du royaume. Un de ses objectifs principaux est de développer le commerce extérieur pour obtenir un excédent commercial, seul moyen pour éviter la dépréciation de la monnaie et améliorer les finances de l’État en développant la richesse nationale. Comme le Danemark ne dispose pas de marchandises pouvant être exportées, le pays doit devenir un intermédiaire dans les échanges internationaux. Toutes les activités d’armement sont encouragées, aidées par un réseau consulaire étendu et protégées par la flotte de guerre danoise lors des grandes guerres européennes.

28Parallèlement à ses activités publiques, Schimmelmann ne néglige pas ses affaires privées. Il fait l’acquisition de plantations aux Antilles et possède une raffinerie de sucre à Copenhague. En 1768, il achète à l’État danois la manufacture de fusils de Hammermøllen pour 70 000 rigsdallers.

29Son fils Ernst Von Schimmelmann poursuit les activités de son père, en devenant ministre du Commerce puis ministre des Finances de 1784 à 1813, tout en continuant les activités de négoce familial, notamment avec les Antilles. Bien qu’il possède des esclaves dans ses plantations de l’île de Sainte Croix et ait des parts dans une compagnie spécialisée dans la traite négrière, il joue un rôle essentiel dans l’abolition de la traite négrière au Danemark, premier pays européen à avoir décrété, en 1792, la fin du commerce des esclaves.

30L’exemple des Schimmelmann, même s’il est exceptionnel en raison des postes ministériels détenus, n’est pas unique. La plupart des grandes familles de négociants obtiennent des postes de conseillers auprès du souverain ou des charges consulaires. Ainsi Frédéric-Guillaume Otte avait une grande réputation dans la cour royale de Copenhague et a été chargé de plusieurs missions diplomatiques délicates.

Les bonnes relations du négoce et de l’aristocratie

31Au Danemark, à l’époque moderne, la frontière entre responsabilités administratives et intérêts économiques est beaucoup moins claire qu’aujourd’hui. Les membres de la famille royale, la cour, les ministres n’hésitent pas à investir dans les affaires privées. Pendant la guerre d’Indépendance américaine, le groupe d’hommes qui dirige les relations internationales danoises en l’absence du roi Christian VII, mentalement dérangé, poursuit cette politique pragmatique et cherche à bénéficier le plus possible de la neutralité du pays. Les membres du gouvernement obtiennent des postes lucratifs dans des sociétés commerciales privées ou semi-gouvernementales. Ainsi, ce sont bien souvent les mêmes personnes qui gèrent les institutions de l’État et qui investissent dans les grandes affaires spéculatives. En conséquence, la plupart des opérations commerciales se font avec le soutien actif et bienfaisant de l’administration et il se crée de véritables conflits d’intérêts. La politique étrangère danoise ne se fait pas uniquement sur la base de l’intérêt national mais aussi sous l’influence de ces personnalités qui investissent dans le grand commerce. Pour l’historien, il est cependant difficile d’apporter la preuve matérielle de ces manipulations et de prouver que les arrangements politiques et administratifs dans l’utilisation de la neutralité soient guidés par l’intérêt financier personnel d’un certain nombre de ministres et de hauts fonctionnaires.

  • 20 Feldbæk O., « Caracas-spekulationen 1782-1783. Dansk neutralitetsudnyttelse under den Amerikanske (...)

32L’opération entre la Compagnie de Caracas, entreprise espagnole, et la Compagnie du Canal, entreprise danoise, au cours de la guerre d’Indépendance américaine est un exemple de cette situation où se mêlent affaires publiques et intérêts privés20. Le but de l’accord entre les deux compagnies est d’envoyer une flotte danoise en Nouvelle Grenade pour assurer le ravitaillement de la colonie espagnole et rapatrier des produits coloniaux en Espagne. La direction de la Compagnie du Canal comprend le premier ministre en exercice Ove Hoegh Guldberg, le ministre des Finances Christian Stemann Ludvig et le ministre du Commerce et négociant Ernst Schimmelmann. Selon les comptes de l’entreprise, Ernst Schimmelmann a investi personnellement 50 000 rdl (rigsdalers) soit près de 15 % du total du capital initial qui est de 350 000 rdl. Les comptes n’indiquent cependant pas que, dans la réalité, Ernst Schimmelmann, avec sa souscription de 50 000 rdl, a agi comme intermédiaire pour un groupe d’investisseurs où nous retrouvons le premier ministre Guldberg, deux membres du conseil d’État et la plupart des ministres du gouvernement. Les montants investis par ces hommes sont très importants. À titre d’exemple le responsable de la chambre des pensions a investi une somme équivalente à ses émoluments annuels soit 3 000 rdl.

33Il n’est pas inhabituel, dans la monarchie scandinave, que des ministres ou des hauts fonctionnaires spéculent dans les affaires maritimes en profitant des avantages que procure la neutralité. Dès sa création, l’objectif de la Compagnie du Canal est d’exploiter la conjoncture de guerre et de spéculer le plus possible. Le résultat de l’affaire est un grand succès. Les dépenses totales de l’entreprise (chargement, fret, assurances, primes…) se montent à 346 373 rdl ce qui donne un bénéfice représentant 66 % de l’investissement initial. De plus, le règlement de l’affaire est très rapide. En décembre 1783, le groupe d’investisseurs a déjà reçu 40 % de sa mise de fonds. L’opération est excellente pour les financiers danois mais aussi pour la Compagnie de Caracas qui, en utilisant le pavillon danois, a maintenu des relations avec sa colonie isolée.

34Les bénéfices des opérations menées par les négociants associés aux aristocrates sont considérables et la vie économique du pays en est bouleversée comme le remarque l’envoyé anglais à Copenhague en 1782 : « l’esprit du gain a profondément envahi toutes les couches de la société, et aucun argument tendant à fixer une limite à cette passion n’a aucun poids ». Les membres du gouvernement, dont beaucoup sont déjà fortement investis dans les affaires à l’exemple de la famille Schimmelmann, veulent aussi profiter de cette aubaine. Là aussi, l’envoyé anglais constate la cupidité de la classe dirigeante :

  • 21 Public Record Office, Londres, Foreign Office, Danemark, lettre de Morton Eden du 27 avril 1782 (c (...)

« Leur seul but est de s’enrichir et pour le meilleur accomplissement de leur plan, ils ont réussi à convaincre la reine douairière et son fils de se lancer avec eux dans toutes leurs spéculations commerciales. Leurs bénéfices sont immenses, ils veulent continuer et leur plus grand souhait est de voir la guerre se poursuivre21. »

Conclusion

35Les négociants jouent un rôle essentiel dans la vie urbaine des villes du Nord de l’Europe depuis la période médiévale. La Hanse a apporté la prospérité à de nombreuses cités baltiques qui ont profité de la situation pour obtenir l’autonomie municipale. Les négociants, bénéficiant de nombreux privilèges pour développer et gérer eux-mêmes leurs activités, ont monopolisé les charges et les honneurs municipaux. Malgré l’affermissement des pouvoirs centraux et la montée de l’absolutisme à partir du XVIIe siècle, la plupart des grands ports ont conservé ces avantages jusqu’au XVIIIe siècle.

  • 22 Feldbæk O., Dansk Søfarts Historie 3, Storhandelens Tid, Copenhague Gyldendal, 1997, p. 63-132.

36En Scandinavie, les négociants dominent également la vie urbaine que ce soit dans les ports secondaires, comme ceux du duché de Schleswig ou dans les capitales. Au Danemark, la seconde moitié du XVIIIe siècle est un moment de grande prospérité pour le commerce et la navigation danoise, appelée « den florissante periode22 » par les historiens. Dans les grands centres portuaires les autorités et les négociants s’accordent pour profiter des bienfaits de la neutralité, et tous ces spéculateurs poussent à une politique publique plus guidée par leurs intérêts privés que par la sécurité du pays. La vie urbaine vit à l’heure du monde négociant et de ses bonnes affaires.

Notes

1 Dollinger P., La Hanse XIIe-XVIIe siècle, Paris, Aubier, 1964.

2 Jeannin P., « Les comptes du Sund comme source pour la construction d’indices généraux de l’activité économique en Europe (XVe-XVIIIe s.) », Revue Historique, tome 88, 1964, p. 62.

3 Cieslak E., « Les grandes escales de la Baltique (XVe-XVIIIe s.) », Recueils de la Société Jean Bodin, 23, Les grandes escales, 2e partie : Les temps modernes, Bruxelles, Éditions de la librairie encyclopédique, 1972, p. 308.

4 Dollinger P., La Hanse…, op. cit., p. 166.

5 Cieslak E., « Les grandes escales… », op. cit., p. 318.

6 Foltz M., Geschichte des Danziger Stadthaushalts, Danzig, A. W. Kafemann, 1912, p. 501.

7 Pourchasse P., Le Commerce du Nord. Les échanges commerciaux entre la France et l’Europe septentrionale au XVIIIe siècle, Rennes, PUR, 2006, p. 302.

8 Cieslak E., « Les grandes escales… », op. cit., p. 329.

9 Mikkelsen J., « Les villes et les réseaux danois au XVIIIe siècle », Cahiers d’Histoire, tome 43, no 364, p. 456.

10 Heckscher E. F., An Economic History of Sweden, Cambridge, Harvard University Press, 1941, p. 73.

11 Raasch A., Dansk Toldpolitik 1760-1797, Aarhus, Universitetsforlaget i Aarhus, 1955.

12 Högberg S., Utrikeshandel och sjöfart på 1700-talet, Stockholm, Bonniers, 1969, p. 36 et suiv.

13 Berelovitch W. et Medvedkova O., Histoire de Saint Pétersbourg, Paris, Fayard, 1996, p. 50.

14 Bitsch Christensen S. (dir.), Den klassiske købstad, Danske bystudier 2, Dansk Center for Byhistorie, Aarhus, Universitetsforlaget i Aarhus, 2005.

15 http://www.byhistorie.dk/danske-byers-historie-gennem-1300-aar/.

16 Henningsen L. N., « The towns of the Duchy of Schleswig, ca. 1700-1850. A regional variant of Danish market town history », dans Bitsch Christensen S. et Mikkelsen J., Danish Towns during Absolutism. Urbanisation and Urban Life 1660-1848, Aarhus, Aarhus University Press, 2008, p. 153-182.

17 Henningsen L. N., Provinsmatadorer fra 1700-årene, Flensborg, Studieafdelingen ved Dansk Centralbibliotek for Sydslesvig, 1985.

18 Dansk biografisk Lexikon, tillige omfattende Norge for tidsrummet 1537-1814, vol. 15, Gyldendal, Copenhague, 1887-1905, p. 122.

19 Les duchés (Schleswig et Holstein) sont sous souveraineté danoise. En 1762, Charles Pierre Ulrich, duc de Holstein-Gottorp, accède au trône de Russie sous le nom de Pierre III et décide d’attaquer le Danemark pour reprendre ses possessions patrimoniales. La prise du pouvoir par son épouse Catherine (la future Catherine II) met fin à la menace de guerre.

20 Feldbæk O., « Caracas-spekulationen 1782-1783. Dansk neutralitetsudnyttelse under den Amerikanske frihedskrig », Historisk Tidsskrift, vol. 12, no 6, 1973, p. 159-176.

21 Public Record Office, Londres, Foreign Office, Danemark, lettre de Morton Eden du 27 avril 1782 (cité par Feldbæk O., « Caracas-spekulationen 1782-1783… », op. cit.).

22 Feldbæk O., Dansk Søfarts Historie 3, Storhandelens Tid, Copenhague Gyldendal, 1997, p. 63-132.

Table des illustrations

Légende Source : Dollinger P., La Hanse, op. cit., annexe non paginée.
URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/135489/img-1.jpg
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Légende Les villes du duché de Schleswig.Source: Henningsen L. N., « The towns of the Duchy of Schleswig… », op. cit., p. 154.
URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/135489/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 176k

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