Gens de mer et monde de l’office dans une cité portuaire de l’Ouest atlantique à l’époque moderne : le cas de la Chambre des comptes de Nantes
p. 241-256
Texte intégral
1À l’époque moderne, l’un des moyens utilisés par les gens de mer (négociants et marchands) pour intégrer les élites politiques des cités portuaires est constitué par l’acquisition d’un office de finances et plus fréquemment de judicature. Sans pouvoir ou sans ambitionner tous de faire partie des corps municipaux, ils trouvent ainsi la possibilité soit pour eux-mêmes, soit pour leurs enfants de quitter le monde de la marchandise. Cette évolution qui a été présentée par nombre d’historiens à la suite de Fernand Braudel comme une « trahison de la bourgeoisie » est considérée de plus en plus tout à la fois comme le révélateur d’un comportement rationnel, les profits tirés de l’exercice d’un office étant parfois plus importants que ceux tirés du négoce, et comme le signe d’une adaptation aux valeurs dominantes du temps – l’otium étant à privilégier par rapport au negotium. En se référant le cas nantais, on essaiera de présenter quelques-unes des relations entretenues entre le monde du négoce et de l’office du XVIe siècle au XVIIIe siècle. Pour cela, on s’appuiera plus particulièrement sur le cas de la Chambre des comptes : implantée à Nantes depuis la fin du XVe siècle, elle était la seconde souveraine de la province de Bretagne. Chargée du contrôle de la comptabilité des officiers royaux, des villes et des États provinciaux, de l’enregistrement des édits financiers et de la surveillance du domaine, elle comprenait un personnel hiérarchisé qui se composait de trois groupes principaux : les présidents et les maîtres qui siégeaient au Bureau de l’institution et qui avaient la qualité de juges, les correcteurs et les auditeurs qui étaient chargés des tâches subalternes de vérification des comptes et les membres du parquet – procureur et avocats généraux – qui défendaient tout à la fois les droits du roi et ceux de l’institution. À ces catégories, on peut rajouter les trésoriers de France, les trésoriers et receveurs généraux et les contrôleurs généraux de finances qui, en l’absence en Bretagne de véritables bureaux des finances, faisaient partie du personnel de la Chambre. C’est l’ensemble de ces catégories qu’il faut prendre en considération pour réfléchir aux relations entre le monde du négoce et le monde des officiers des comptes1.
2Deux aspects seront successivement traités dans cette communication : après avoir mis en évidence dans un premier temps la faiblesse de la présence marchande à la Chambre des comptes au cours de l’époque moderne, on s’interrogera dans un second temps, sur les raisons de ce phénomène.
Une faible présence marchande à la Chambre des comptes à l’époque moderne
3Celle-ci se mesure à au moins deux niveaux, celui des officiers qui ont préalablement exercé une profession marchande avant d’entrer à la Chambre, celui des magistrats qui étaient fils ou gendres de marchands.
4Si l’on s’intéresse d’abord aux officiers qui ont exercé une profession avant d’entrer à la Chambre, on constate que très peu d’entre eux ont été préalablement marchands ou négociants. Parmi les présidents des comptes pour les XVIe-XVIIe siècles, on peut citer le seul cas de Jean Grout qui était le fils de l’un des plus importants négociants de Saint-Malo de la deuxième moitié du XVIIe siècle. Après avoir lui-même commandé des frégates en course et en commerce, il a acheté un office en 17042. Reçu en juin 1706, il a résigné en faveur de son fils en 1753 mais il a été contraint de reprendre la charge après la mort prématurée de celui-ci en 1758. Il a résigné finalement en 1759 en faveur de Pierre Barnabé ; il était alors âgé de 90 ans.
5Dans la catégorie des maîtres, la situation est comparable. Au XVIe siècle, on peut signaler le cas de Michel Le Lou qui est maître de 1572 à 1586. Membre d’une famille associée aux Ruiz3 et aux Rocaz dans le commerce avec l’Espagne, il a été tour à tour marchand puis receveur du fouage avant de terminer sa carrière comme maître à la Chambre des comptes. Ses deux mariages ont symbolisé cette évolution puisqu’après une première union avec Françoise Rocaz, fille d’Yvon, l’un des grands associés d’André Ruiz, il s’est remarié avec Bonne de Troyes, fille de Nicolas, général des finances en Bretagne de 1553 à 1570. Son fils Yves puis son petit-fils Michel lui ont succédé à la Chambre4, formant ainsi une des dynasties qui ont marqué l’histoire de l’institution à l’époque moderne. Dans la première moitié du XVIIe siècle, un seul maître aurait été préalablement marchand et encore un doute existe-t-il sur son activité : il s’agit de Jacques Séré (1632-1652) qui aurait pratiqué le commerce avant d’entrer à la Chambre. Son appartenance à une grande famille du négoce malouin ainsi que son âge lors de sa réception – il avait trente ans en 1632 – plaideraient en faveur de cette hypothèse, sans qu’on en ait toutefois la preuve certaine5.
6De l’établissement de la tarification de Colbert en 1665 jusqu’en 1715, les données ne sont pas fondamentalement modifiées : on ne repère que cinq individus qui ont exercé une autre charge avant de devenir maître6 et parmi eux aucun n’a été préalablement marchand. Au XVIIIe siècle, particulièrement dans la seconde moitié du siècle, la Chambre ouvre un peu plus largement ses portes : jusqu’en 1789, seize maîtres auraient exercé une autre fonction avant d’y être admis. La Chambre accueille ainsi un ancien receveur du fouage – en la personne de Pierre Bellabre en 1745 –, et au moins un ancien négociant – Guillaume Charrault-. Cette ouverture à des catégories tenues à l’écart pendant la majeure partie du XVIIe siècle n’est toutefois que très timide et, pour le reste, ce sont les mêmes institutions qui servent de tremplin : l’armée, les élections, les sénéchaussées, les eaux-et-forêts et les présidiaux.
7Si l’on s’intéresse ensuite aux auditeurs, on constate que dans la seconde moitié du XVIe siècle, deux d’entre eux ont été préalablement marchands : il s’agit de René Hachon en 15597 et de François Dhariette, en 1592, dans la Chambre des comptes ligueuse reconstituée par le duc de Mercœur à Nantes. De 1605 à 1665, le nombre d’auditeurs ayant fait préalablement carrière se réduit également de façon sensible et tombe à six parmi lesquels figurent les Geffrard, père et fils. Le premier, Mathieu, entre à la Chambre à 37 ans (1644-1679), sans que l’on sache s’il a exercé une activité avant de venir à Nantes. Le fait qu’il appartenait à une famille du négoce malouin pourrait laisser penser là-encore qu’il avait pratiqué le commerce avant d’opter pour le monde des offices. Le second, Joseph (1679-1699), est reçu à 35 ans. On sait qu’il a commencé sa carrière comme contrôleur général des domaines de Bretagne. Cet office a pu constituer pour lui une position d’attente en attendant d’intégrer la Chambre où son père est demeuré trente-cinq ans.
8On demeure au même niveau sous le règne personnel de Louis XIV – avec huit individus – mais, à la différence des maîtres, la catégorie accepte, dès cette période, des gens venus du monde de la finance8 ou de la marchandise comme l’auditeur Pierre Bouchaud (1696-1731) qui a été armateur. Les mêmes tendances se confirment au XVIIIe siècle, avec là aussi un léger accroissement, du nombre des individus – on passe alors à dix – ayant préalablement fait carrière. Les correcteurs9 présentent des caractéristiques semblables aux auditeurs. Ces deux catégories seraient donc demeurées plus accessibles à des gens venus d’autres horizons professionnels : cela pourrait s’expliquer tout à la fois par le fait qu’elles avaient un statut inférieur dans l’institution et qu’elles constituaient un enjeu moins important mais aussi en raison de leur prix moins élevé alors qu’elles conféraient elles aussi un anoblissement graduel.
9Si l’on s’intéresse ensuite au cas de ceux qui étaient fils ou gendres de gens du négoce durant la période 1547-1715, la moisson n’est pas beaucoup plus abondante même si les données réunies sous-estiment très certainement la réalité. Nous disposons d’informations pour 144 pères et 104 beaux-pères de maîtres (sur un total de 212), cela en ne prenant en compte que les premiers mariages10. Pour les auditeurs, on connaît la profession de 126 pères et de 86 beaux-pères. Ces chiffres laissent place à une forte part d’incertitude, qu’il ne serait possible de réduire qu’au prix de longues recherches. Les lacunes de l’information concernent sans doute ceux qui étaient rentiers, et plus largement ceux qui ne détenaient pas d’office, ce qui entraîne une sous-estimation de la part de ces catégories. On est donc en présence d’un échantillon qui vise à donner un ordre de grandeur des milieux socioprofessionnels dans lesquels se recrutaient les gens des comptes.
10Comme l’a fait remarquer James B. Collins11, le personnel de la Chambre est issu majoritairement du monde de la robe. Les individus qui intègrent l’institution appartiennent à des familles qui ont déjà franchi les premières étapes de l’ascension sociale et ont quitté pour la majeure partie d’entre elles les métiers de la boutique, du négoce ou de la pratique. Les fils d’officiers de la Chambre des comptes arrivent en tête pour toutes les catégories, selon un mécanisme de reproduction sociale qui a tendance à se renforcer au fil du temps.
11Les fils de marchands que l’on rencontre se recrutent à Nantes dans la catégorie supérieure du monde des métiers, soit dans la corporation des marchands de draps de soie et dans les milieux du négoce installés au quai de la Fosse. Au XVIe siècle, on trouve ainsi deux fils de marchands évoluant dans l’orbite de la colonie espagnole animée par André Ruiz, dans les personnes du premier président Jean Morin (1573-1584) et du maître Michel Le Lou (1572-1586) précédemment cité. Du côté de l’autre grand pôle marchand, à recrutement nantais, celui des Poullain12, on peut mentionner Pierre Bernard de la Turmelière, procureur général (1599-1612) puis président (1612-1618) qui était le fils de Jacques, juge consul en 1567-1568, échevin de 1574 à 1576 et d’Isabelle Poullain13. Des Angevins comme Adrien Brossays, acquéreur d’un office créé en 1572, Julien de Beaurepaire – création de 1588 – ou encore Julien de Crespy ainsi que des Vitréens comme Gilles Le Moyne, auditeur de nouvelle création en 1572 puis maître des comptes, viennent accroître la part des officiers issus du monde du négoce, sans leur assurer une forte présence.
12Dans la première moitié du XVIIe siècle, la même tendance se confirme : venant de Nantes, on relève les noms de Madeleneau, de Vilaine ou de Grandamy ; à cette période, la Chambre accueille aussi quelques enfants de familles marchandes issus d’autres pôles commerciaux dynamiques principalement en Bretagne : on trouve ainsi des Vitréens comme les Moucheron arrivés pendant les guerres de la Ligue et qui sont les descendants d’une famille originaire d’Anvers installée en Bretagne à partir des années 1560, des Dinannais comme Jean Fleury (1650-1680) ou des gens issus des ports du sud de la Bretagne comme les Gouvello, les Dondel et plus tard les La Pierre14.
13À partir de la fin du XVIIe siècle, la percée des marchands est plus nette. On relève alors le nom d’autres Malouins comme François Neveu (1685-1715), Ferdinand Girault (1677-1698), les Grout, de Guingampais comme Jérôme Le Brun (1680-1696) dont le père Jacques s’était enrichi dans le commerce du vin avec le Portugal et dans l’armement de bateaux pour Terre-Neuve à partir des ports de la côte nord de la Bretagne15 mais aussi des Nantais comme Joseph Chiron, auditeur des comptes (1690-1734), qui était le fils de Nicolas, consul des marchands de Nantes, de Pierre Perrault également auditeur (1687-1720), de Jacques Léonard (auditeur de 1671 à 1709), du maître Pierre du Cassia (1694-1709), héritier d’un marchand de la Fosse et lui-aussi consul des marchands, du correcteur Pierre Terrien (1706-1725). Certaines familles investissent méthodiquement la Chambre sur deux ou trois générations à l’instar des Fresneau ou des Bouchaud. Si l’on prend ce dernier exemple, on remarque que deux des fils de François Bouchaud, consul des marchands de Nantes en 1680-81, deviennent auditeurs des comptes : René de 1731 à 1734 et Julien de 1704 à 1714. Ce dernier profite de la création d’une charge de général des finances en 1709 pour s’en faire pourvoir. Il la transmet à son fils Nicolas Joseph (1737-1750) ; à la mort de celui-ci, c’est son frère Jean-Baptiste qui prend le relais.
14Certaines charges deviennent à la fin du règne de Louis XIV – et au-delà – la chasse gardée des familles enrichies par le négoce. C’est le cas, comme le suggère l’exemple des Bouchaud, de celle de trésorier de France. Si l’on ne s’intéresse qu’aux deux charges anciennes16, on voit qu’après avoir été détenue par Jean-Baptiste Babin (1647-1670), l’une passe du Malouin Pierre Guillaume du Vannetais, Marc Dondel, fils de Thomas, banquier négociant et enfin à des Nantais – les Fresneau (Joseph de 1727 à 1765 puis son fils Guillaume François – 1765-1786) et René Ballan (1786-1791) tous enrichis par le commerce. L’autre charge après avoir été contrôlée par des officiers que l’on peut rattacher au monde financier comme Antoine Héron (1688-1702) – il était directeur des fermes à Nantes – ou Gérard Mellier – 1702-1729 –, est prise en main par des fils de négociants, Jacques Danguy (1730-1738) dont la famille était originaire d’Orléans, Joseph-Martin de Goyon17 (1739-1751) et enfin les Viard18.
15L’observation des alliances contractées par les officiers confirme les tendances dégagées précédemment. Là non plus, il n’y a pas eu de grands brassages au XVIe et dans la première moitié du XVIIe siècle. Classiquement, les femmes ont été intégrées aux stratégies familiales et ont apporté, grâce à leur dot, les capitaux nécessaires pour l’acquisition des charges. André Ruiz a marié deux de ses filles, l’une au premier président Jean Morin, l’autre au président Jacques Barrin. On retrouve une situation comparable, quoiqu’à un moindre niveau, avec d’autres familles espagnoles comme les de Bourgues, les de Marques, les Santo Domingue19 qui mériteraient une recherche spécifique. Des familles de la notabilité marchande nantaise ont suivi leur exemple comme les La Presse20, les Arnollet, les Moricaud, les Brunetière21 ou les Bouriau22. Dans ce dernier cas, l’investissement des cours souveraines par l’intermédiaire des filles a revêtu un caractère systématique puisque deux d’entre elles, nées du mariage de Jacques Bouriau, consul des marchands de Nantes en 1606 et échevin de 1608 à 1611 avec Renée Fachu, ont épousé deux maîtres des comptes : il s’agit d’Anne qui s’est mariée en 1629 avec le maître Yves de Monti (1624-1676) et de Guyonne qui s’est unie au maître Jean de Robien (1638-1654) en 163923. Une autre fille, prénommée également Guyonne, née d’un second mariage de Jacques Bouriau avec Julienne Mosnier, s’est mariée avec le conseiller du parlement Guillaume Thévin (1607-1615) puis, après son décès24, elle a épousé un autre conseiller, Mathieu Fourché (1610-1624), fils du maître des comptes Jean (1590-1612). Leur fille unique Louise est la première épouse de Nicolas Fouquet, futur surintendant des finances.
16À un niveau plus modeste, l’un des grands maires de Nantes du XVIIe siècle, Guillaume Libault, qui serait à l’origine de l’ouverture de la route antillaise, marie sa fille avec l’auditeur François Le Brun (1656-1657). Le marchand Laurent Madeleneau a, quant à lui, largement misé sur la Chambre puisqu’outre l’office d’auditeur qu’il a acheté à deux de ses fils – l’autre est devenu receveur du fouage dans l’évêché de Vannes –, il a marié sa fille au maître Jacques Viau (1615-1630). À l’inverse, certaines familles d’officiers semblent avoir entretenu des relations régulières avec le monde marchand. C’est le cas des Juchault : le président Christophe a épousé quand il n’était, il est vrai, que conseiller au présidial, la fille du négociant Jean Goulet. Son neveu, prénommé Christophe, maître à la Chambre (1656-1676) a marié quant à lui l’une de ses filles à Pierre du Cassia, qui était le fils d’un marchand à la Fosse et lui a ouvert sans doute ainsi les portes de la Chambre où il a été reçu comme maître. De même les Ménardeau ont épousé des filles de marchands sur deux générations : Pierre, maître de 1603 à 1623, avait contracté mariage avec la fille de Jacques Marques, marchand et maire de Nantes en 1584 et de Françoise Poullain, révélant ainsi son intégration à l’un des groupes dynamiques de la ville à cette période ; son fils a poursuivi sur cette voie en épousant Catherine Goulet, fille de Jean, précédemment mentionné, devenant ainsi le beau-frère de Christophe Juchault.
17La deuxième moitié du XVIIe siècle se distinguerait ici aussi non pas tant par une forte croissance des alliances entre les officiers des comptes et les filles issues du monde marchand que par le maintien de relations étroites entre les familles négociantes qui avaient préalablement orienté certains de leurs enfants vers la Chambre. On peut prendre ici l’exemple de la famille Fresneau. Sur les trois fils de René Fresneau, consul des marchands de Nantes en 1678, le premier, René, devient auditeur à la Chambre des comptes (1695-1720) – il épouse la fille d’un professeur de droit de l’université de Nantes –, le deuxième, Guillaume, est receveur des épices de la Chambre, une charge qui lui offre l’avantage de nouer des relations avec le personnel des comptes tout en lui permettant sans doute de se livrer à d’autres spéculations financières ; le troisième, Louis, continue dans le négoce tout en étant payeur des gages de la maréchaussée. Pour ce qui est de ses deux filles, l’une Françoise-Madeleine épouse un conseiller au présidial, Jean Belon, alors que l’autre, Renée, se marie avec l’avocat général des comptes, Jacques Jouault (1700-1725).
18À la génération suivante, l’ancrage à la Chambre associé à un maintien des liens avec le monde du négoce se confirme25. Pierre, le fils de René, devient lui-aussi auditeur en 1740 et se marie avec une fille de marchand, Jeanne Girault. Deux des enfants de Françoise-Madeleine et de Jean Belon intègrent le même milieu, Pierre, en devenant auditeur et Madeleine en épousant l’auditeur François Valleton, petit-fils d’un marchand de la Fosse. La réussite la plus spectaculaire est accomplie par les enfants du receveur des épices, Guillaume. L’un Joseph devient, comme nous l’avons vu, trésorier de France et épouse Marguerite Michel, fille d’un grand négociant nantais. L’autre, Louis, imite son exemple, devient maître et se marie avec Julienne Espivent, membre d’une autre grande famille marchande. Leurs enfants poursuivent dans la même voie puisque Guillaume-François, le fils de Joseph, a récupéré sa charge de trésorier de France et épousé la fille du négociant Foucault ; ceux de Louis sont tous les devenus maîtres, l’un d’eux, Joachim, se mariant avec Louise Gallot, la fille d’un négociant parisien.
19Ces renouvellements d’unions entre gens du négoce et gens de l’office se retrouvent pour les Bouchaud, les Goyon26 ou les Danguy. Ils sont renforcés par le fait que les familles contractent des alliances entre elles, voire avec des membres de lignages marchands entrés plus tôt à la Chambre. La mère du général des finances Joseph Martin de Goyon était la fille de l’auditeur Joseph Geffrard. De même, le trésorier Jacques Danguy épouse-t-il Marie Bouchaud, fille du négociant François Bouchaud alors que l’une de ses sœurs se marie avec Claude Perrault et que son frère Mathurin s’unit, en deuxièmes noces, avec Marie Geffrard, autre fille de Joseph.
20L’impression qui s’impose est donc celle d’un investissement méthodique de la Chambre par quelques familles du négoce à la fin du règne de Louis XIV. Ces stratégies semblent toutefois avoir relevé plus de choix particuliers que d’une réelle tendance de fond. Jean Meyer affirme qu’il en a été autrement au XVIIIe siècle et soutient que « les charges d’un niveau élevé ont, comme il est logique, une clientèle presque exclusivement de la haute bourgeoisie commerçante. Il ne cite pourtant pas de nom de fils de négociants présents à la Chambre et il précise, significativement, que c’est dans ce milieu – celui de la bourgeoisie commerçante – que les officiers de la Chambre vont, à partir des maîtres aux comptes, chercher femme27 ».
21Il faudrait en déduire, et l’hypothèse demanderait à être confirmée, que la marque de la ville commerciale doit se lire davantage dans l’augmentation de la part des mariages entre officiers et filles de négociants que dans celle du nombre de magistrats ayant pour père un marchand. Nantes, par l’importance des capitaux qui y circulaient a favorisé ce type d’échanges matrimoniaux, sans remettre en cause l’identité de la Chambre des comptes qui reposait sur un recrutement majoritaire au sein du monde de l’office ou des rentiers.
22Force est donc d’admettre que la part des fils de marchands à la Chambre a été réduite ; elle l’a été d’autant plus que peu de gens du négoce n’ont pratiqué que cette activité et que nombre d’entre eux se sont mêlés aussi de finances soit en tant qu’officiers du roi, soit plus encore comme fermiers ou comme « gestionnaires » de biens des Grands. Ils sont toutefois difficiles à dénombrer faute d’étude exhaustive du monde de la ferme – des impôts royaux, des devoirs des États –, et du monde seigneurial. À titre d’exemple, on peut toutefois citer les Dondel qui sont arrivés à Hennebont au XVIe siècle en provenance du Maine. Enrichis grâce au commerce du vin, ils ont acheté des offices de receveur du fouage tout en participant à la ferme des devoirs ; l’argent ainsi accumulé leur a permis d’acquérir des charges de justice d’abord sur le plan local puis dans les cours souveraines. C’est de cette famille qu’est issu Guillaume, qui cumule un temps les charges de maître des comptes – à partir de 1661 – et de conseiller au parlement28. Les Dondel ont collaboré avec les La Pierre qui étaient originaires quant à eux soit de Normandie, soit du Sud-Ouest aquitain. François de La Pierre, beau-frère de Thomas Dondel, devient receveur du fouage du diocèse de Vannes et membre de la compagnie qui détient la ferme générale des devoirs de Bretagne29 dans la seconde moitié du XVIIe siècle. Le quatrième de ses fils, prénommé lui-aussi François30, devient maître à la Chambre des comptes en 1687 après s’être marié, l’année précédente, avec Marguerite Eberard, fille de négociants malouins et nièce de Jean-Jacques Michau de Montaran31.
23Mondes de la marchandise et de la finance fournissent peu de membres à la Chambre, ce qui amène à se demander dans un deuxième point si celle-ci n’a pas éprouvé une certaine prévention à l’égard de ces catégories.
Une Chambre peu accueillante au monde du négoce ?
24Plusieurs indices permettent de penser que l’esprit de l’institution, pour reprendre une expression de Denis Richet32, était peu favorable à une large ouverture sociale. Il faut relever d’abord que nombre de fils de marchands ont profité des créations d’offices pour entrer à la Chambre comme s’ils avaient dû en quelque sorte forcer les portes de l’institution : cela a été le cas en 1572, lorsque s’est produit un doublement du personnel de la Chambre, pour Michel Le Lou et Gilles Le Moyne et les quelques Angevins mentionnés précédemment. La multiplication des charges à la fin du règne de Louis XIV a eu le même effet pour les Vitréens – comme Joseph Billon en 169233 – ou les Malouins – comme les Grout en 1704.
25On note ensuite qu’une certaine barrière culturelle existait entre le monde du négoce et la Chambre : ainsi au XVIe siècle, si l’on en croit la tradition transmise dans la famille Le Lou, Perrine, la sœur du maître Michel (1572-1586) qui avait épousé en premières noces le maître des comptes François Phélypeaux (1541-1549) se serait vu retirer « la garde » de ses enfants par les parents de ce dernier quand, après son décès, elle s’est remariée avec le marchand nantais, Antoine Perruquet. De même en octobre 1654, quand le maître des comptes Jean Fleury (1650-1680) a obtenu des lettres de déclaration de noblesse, s’il a reconnu que son grand-père Pierre, qui n’était que cadet et peu avantagé de biens de fortune, pour subsister plus honnestement selon sa condition, aurait usé de bourse commune avec quelques personnes esdites villes – Dinan et Saint-Malo –, ce qu’ont continué François Fleury son fils et Olivier Fleury son petit-fils, le père de l’exposant, il met surtout en valeur – outre l’inévitable allusion à la destruction des papiers attestant sa noblesse – les services rendus par les siens, les fonctions honorables qu’ils avaient occupées – son père avait été connétable de Saint-Malo –, les alliances respectables qu’ils avaient conclues, construisant ainsi un argumentaire susceptible de convaincre ceux à qui il présentait sa requête.
26Malgré sa plus grande ouverture, la Chambre des comptes opérait une sélection de son personnel selon des critères qui apparaissent dans les informations de vie et de mœurs qu’elle faisait subir à tous les candidats qui prétendaient y entrer. Trop souvent négligés par les historiens, ces documents qui sont abondants à partir du début du XVIIe siècle, révèlent l’image que l’institution voulait imposer de son personnel. Outre le fait que les membres de celui-ci devaient se montrer bons catholiques, avoir l’âge requis pour exercer une charge dans une cour souveraine, être de bonne conversation – c’est-à-dire de naissance honorable avec des mœurs policées –, ils devaient avoir reçu une bonne formation. S’il n’était pas nécessaire d’être gradué pour devenir officier des comptes, il fallait tout de même être passé, aux XVIe -XVIIe siècles, par le collège et accessoirement par l’université. Cette importance accordée à l’apprentissage des humanités écartait les marchands ainsi que leurs enfants ou à tout le moins tous ceux qui n’avaient pas accompli une certaine révolution culturelle.
27On constate en conséquence que certains fils de négociants qui sont entrés à la Chambre, particulièrement dans la première moitié du XVIIe siècle, ont dû préalablement s’instruire et se « décrasser » en exerçant un office de justice. C’est le cas notamment de ceux qui sont venus du sud de la Bretagne dans la première moitié du XVIIe siècle comme les Gouvello. Significativement, quand René Le Gouvello devient maître, l’un des témoins cités dans l’information de vie et mœurs prend le soin de préciser que lorsqu’il était bailli de Quimperlé, il a été vu rendre la justice avec tant d’intégrité qu’il a laissé de lui une telle odeur dans le pays que’un chacun le regrette aujourd’hui. En filant la métaphore religieuse, l’officier intègre est assimilé à un véritable saint ; ce n’est sans doute pas le fait du hasard si l’on insiste sur cette qualité pour un fils de marchand.
28Il faudrait prendre en compte aussi le cas des marchands ou des négociants qui étaient avocats. Ainsi si l’on revient sur l’exemple des auditeurs René Hachon et François Dhariette évoqués plus haut, il faut relever que tous les deux étaient, si l’on en croit les généalogistes, avocats. Leur cas est donc singulier et on ne peut interpréter leur intégration à la Chambre comme un signe d’ouverture de l’institution au monde de la marchandise ; il faudrait plutôt la considérer comme une illustration de la diversité des voies suivies par ceux qui étaient gradués en droit34. La pratique du négoce – doublée de la participation à des fermes pour René Hachon –, leur aurait permis d’accumuler le capital afin d’acheter un office ou de patienter en attendant qu’une charge se libère. Tous deux ont profité d’ailleurs d’une certaine ouverture du marché des offices pour entrer à la Chambre : Hachon à la fin des années 1550 en occupant la place laissée vacante par Jean Douette devenu conseiller dans un parlement alors en pleine croissance et Dhariette, au cours des guerres de la Ligue, en remplaçant son parent Jean Cousin, promu trésorier général de Bretagne par le duc de Mercœur. Membre d’une famille basque arrivée à Quimper dans les années 1560, François, qui était l’aîné de la famille, aurait été marchand de fer puis député de Quimper vers les troupes espagnoles et vers le duc de Mercœur, ce qui explique sans doute en partie sa promotion à la Chambre en 1592. Il a renoncé à sa charge dès 1594 pour devenir conseiller au présidial de Quimper35, ce qui montre bien que chez lui la vocation judiciaire était plus importante que la vocation négociante.
29La Chambre n’hésitait pas par ailleurs à retarder la réception de ceux qui ne correspondaient pas à l’image qu’elle se faisait de son personnel. Ce fait se vérifie dans le cas de Pierre du Cassia en 1693-1694. Institué maître des comptes le 24 décembre 1693 à la place de François Bouin qui a résigné en sa faveur, il a dû avoir recours au Conseil privé pour se faire recevoir près d’un an plus tard le 24-11-169436.
30Dans le récit qu’il fait de ses mésaventures, il dit que :
« lorsqu’il s’est présenté pour se faire recevoir, par une caballe secrète formée entre quelques officiers, il a esté renvoyé pour étudier pendant six mois par arrêt du 3 février 1694, ce qu’il aurait exécuté avec beaucoup de soumission, qu’en exécution dudit arrest, il se devait de nouveau présenter le 11 août et subir un nouvel examen et que par ses réponses il eut lieu d’espérer estre receu et qu’il eut eu dix juges sur seize qui eussent opiné pour sa réception, il a néanmoins esté renvoyé à étudier pour trois mois, ce qui avait apparu si extraordinaire au sieur Lair, rapporteur, que pour décharge de sa conscience, il se serait obligé de déclarer sur le plumitif que c’était contre son avis que Cassia était refusé, sans que ni le premier président ni aucun des officiers présents ne se soient plaints et néanmoins quelques officiers de la séance de septembre, excités par esprit de cabale en l’absence du premier président et sans conclusion du procureur général, ont ordonné le 2 dudit mois que Lair serait tenu de se trouver à la Chambre le 4 ensuivant et, après l’avoir entendu, lui ont défendu de mettre son avis au greffe que par permission du bureau de la Chambre séant et de se servir de termes respectueux tant qu’il parlera à la Chambre et enfin, que le 12 dudit mois, ils auraient encore ordonné à l’égard de la réception de Cassia que nonobstant les remontrances du premier président que l’arrêt du 4 août serait exécuté et la réception remise au 3 du présent mois de novembre, auquel jour le sieur du Cassia, ayant de nouveau présenté sa requête pour être reçu, le sieur Pierre Godet du Perret, maître, pour encore éloigner la réception aurait aussi présenté sa requête et exposé que, ayant 27 ans qu’il a tasché s’acquitter de son devoir, il était dans le dessein de remettre ledit office à son fils, à l’effet de quoi il requérait que soit surcis à la réception dudit Cassia et de tous autres non privilégiez pendant lequel temps lui sera fait droit. »
31Si l’on en croit les propos de Pierre du Cassia, ses problèmes auraient été uniquement liés à l’action d’une cabale de quelques officiers menée par le maître Pierre Godet. L’obligation qui lui a été faite d’améliorer sa formation en matière financière n’aurait été qu’un moyen de gagner du temps afin de permettre au fils de ce dernier d’être pourvu par le roi et reçu par la Chambre37. Du Cassia a dû payer le fait aussi qu’il faisait figure d’homme neuf qui ne disposait pas d’alliés suffisamment puissants dans l’institution pour y être reçu rapidement. Il était en effet le fils d’un négociant originaire de Bayonne qui avait effectué une ascension remarquable à la fin du XVIIe siècle à Nantes en devenant tour à tour consul des marchands en 1667, juge-consul en 1676 et échevin de 1673 à 1676.
32Les dots qu’il a versées à ses filles et les offices qu’il a acquis pour ses fils confirment sa réussite. En 1682, il a accordé 48 000 l. à sa fille Anne pour son mariage avec Jean Charette de la Chapelle ; en 1693, il a donné 54 000 l. à sa troisième fille38 Suzanne quand elle a épousé le conseiller au parlement Julien de La Bourdonnaye. En 1694, il a dû aider son fils Pierre du Cassia à devenir maître des comptes – la charge valait à cette époque entre 40 000 l. et 45 000 l. –, et en 1696, il a acheté pour son fils Jean-François, avocat à la cour, la charge de lieutenant particulier civil et criminel au présidial et à la prévôté de Nantes pour 37 000 l.39.
33Il offre ainsi le profil type du marchand qui, ayant fait fortune, ambitionne, par l’intermédiaire de ses enfants, d’intégrer le monde de la robe. Les difficultés faites à son fils Pierre pour se faire recevoir à la Chambre révéleraient que cette réussite a dû susciter des jalousies. Des familles qui, comme les Godet, étaient dans la robe depuis deux ou trois générations ont dû considérer qu’il était sorti depuis trop peu de temps du monde de la marchandise pour intégrer immédiatement une cour souveraine dont l’entrée devait être réservée, en dehors des individus qui étaient nobles de naissance, à ceux qui s’étaient débarrassés de leur macule roturière en exerçant des charges judiciaires.
34Volonté de préserver la conception patrimoniale de l’office et souci de rendre une bonne justice se combinent donc pour expliquer les difficultés de Pierre du Cassia. La fortune qu’il détenait lui a permis finalement de surmonter les résistances : en une période où la Chambre était soumise à des prélèvements de plus en plus nombreux, elle ne pouvait se priver de la présence d’un individu solvable comme lui. En se mariant quelques années plus tard avec Claude Juchault, fille du maître Christophe, il a pourtant apporté une preuve supplémentaire que l’intégration dans l’institution passait par une alliance avec les familles qui y étaient déjà solidement implantées40.
35La prise en compte de ces données amène à considérer que les fils de négociants qui ont acquis un office à la Chambre ont bénéficié de circonstances favorables tout en manifestant le désir de progresser dans l’échelle des dignités. Dans les lettres qu’ils échangent avec Simon Ruiz au cours des années 1560, Yvon Rocaz et André Ruiz, qui font part de leur intention de diversifier leurs activités, se justifient en disant qu’ils veulent désormais alimenter (sustentar) leur honneur avec l’argent gagné. Le négoce n’était pas considéré comme une fin en soi mais comme une étape sur le chemin de l’honneur.
36Cela n’empêche pas que des phénomènes conjoncturels ont dû également intervenir dans les choix qu’ils ont opérés. À joué d’abord l’évolution du prix des offices. Ceux-ci ont connu entre les années 1630-1660 une forte hausse – les offices d’auditeurs passant au cours de cette période de 20 000 à 40 000 l, ceux de maîtres de 40 000 à 90 000 l. – qui a eu pour effet de rendre cet investissement intéressant pour les familles qui disposaient de capitaux : c’est à ce moment-là qu’arrivent les Malouins Geffrard, Séré ainsi que nombre d’individus originaires des ports de la côte sud de la Bretagne comme Guillaume Dondel ou François de La Pierre. À l’inverse, la baisse des prix dans la seconde moitié du XVIIe siècle, après la mise en place de la tarification de Colbert en 1665, a pu attirer d’autres familles négociantes moins fortunées et provoquer ainsi un renouvellement du personnel.
37La conjoncture économique a eu également des effets. Ainsi Michel Le Lou a sans doute été sensible aux difficultés que connaissait la colonie espagnole implantée à Nantes dans les années 1560 pour s’orienter définitivement vers le monde de l’office41. Si l’on en croit Jean-Philippe Priotti, un changement de domination se serait produit dans les années 1560-1570 dans les réseaux commerciaux espagnols tissés avec la Bretagne depuis le Moyen Âge sous l’effet d’une double évolution : le développement d’un axe Saint-Malo-ports andalous d’une part qui aurait fortement concurrencé l’axe Bretagne du Sud-Castille ; la prise en charge par les négociants français d’une part croissante du commerce avec la péninsule au détriment des Castillans d’autre part. Nantes qui jouait le rôle de carrefour dans les grands flux de marchandises de France vers la Castille a été particulièrement affectée par ces changements, ce qui aurait provoqué un fort déclin du commerce franco-castillan passant par Nantes et Bilbao entre la fin des années 1550 et la fin des années 1570, déclin dont auraient profité les Vitréens et les Malouins42. Les difficultés des Castillans auraient entraîné des conflits entre eux, particulièrement entre Simon Ruiz, qui a repris en main la compagnie de Séville qu’il avait fondée en 1560, procédé à une centralisation des décisions (la firme perd son caractère transnational pour devenir purement castillane) et à un renouvellement des intermédiaires. Les associés nantais représentés par les Le Lou et les Rocaz sont alors mis à l ‘ écart. Le processus s’achève par la dissolution de la compagnie de Séville en 156943. Tous ces facteurs contribuent sans nul doute à expliquer le choix de Michel Le Lou.
38On peut tirer la même conclusion pour les Moucheron qui s’installent à Nantes quand le négoce vitréen entre en crise à la fin du XVIe siècle ou pour certaines familles de Saint-Malo à la fin du XVIIe siècle quand le port a dû s’adapter au changement de conjoncture. L’entrée à la Chambre a marqué pour elles une rupture avec la pratique du négoce. Comme l’a montré André Lespagnol, elle est à mettre aussi en relation avec un choix éducatif qui a privilégié le collège, considéré comme un vecteur d’ascension sociale et comme le lieu de formation de l’honnête homme, par rapport à l’apprentissage sur le tas, garant d’une fidélité à la tradition commerciale44. Sur la douzaine de fils de familles malouines repérés par Dominique Julia au collège de Juilly dans le premier quart du XVIIIe siècle, un seul serait revenu ensuite au commerce, les autres optant pour des carrières non mercantiles. Parmi eux, on trouve significativement Jean Grout de Bellême, futur président à la Chambre des comptes45. Loin d’être la marque d’une trahison de la bourgeoisie, la réorientation opérée par certaines familles marchandes serait donc, dans certains cas, le révélateur d’une recherche de sécurité dans un contexte devenu défavorable.
Conclusion
39Quel que soit le motif qui a joué, la Chambre n’a pas exercé une forte attraction sur le monde du négoce et ce en dépit de son implantation dans une ville en plein essor sur le plan commercial. Elle imposait un travail réel ou au moins une présence effective à Nantes une partie de l’année en contrepartie du prestige que ses offices conféraient. Les gros négociants, qui ne dédaignaient pas de marier leurs filles avec des officiers, ont préféré le plus souvent soit réserver leurs capitaux à leur activité principale, soit – quand les procédures de l’anoblissement ont été clarifiées – acquérir des offices de chancellerie qui permettaient de satisfaire plus rapidement les ambitions, même si c’était à un prix plus élevé46. L’institution a donc surtout attiré les catégories intermédiaires du monde de la marchandise ou celles qui étaient au début de leur ascension.
40Ces remarques amènent à considérer que l’étude des relations entre le monde du négoce et celui de l’office doit se faire avec précaution. Trop de spécialistes des échanges maritimes à l’époque moderne n’envisagent l’investissement dans l’office de justice que comme un placement parmi d’autres ou comme une trahison de la bourgeoisie et cessent de s’intéresser aux négociants ou à leurs fils dès qu’ils ont quitté la boutique ou renoncé à armer des navires. Pour acquérir un office, particulièrement dans une cour souveraine, il ne suffisait pas d’accumuler le capital nécessaire pour le payer ; il fallait aussi se faire admettre par la cour que l’on voulait intégrer et donc présenter les qualités qu’elle exigeait de ses membres. Cette évolution portait la marque d’une révolution culturelle dont l’accomplissement permettait seule de changer d’horizon sur le plan professionnel et social. Pour en apprécier la portée, il faut donc non seulement tenir compte de la conjoncture – commerciale, du prix des charges – mais aussi être attentif à la nature des fonctions occupées, aux tâches qu’elles imposaient et ne pas oublier, pour reprendre l’expression de Charles Loyseau, qu’un office était avant tout « une dignité avec fonction publique ».
Notes de bas de page
1 Le cas de la Chambre est d’autant plus intéressant qu’il s’agit d’une cour souveraine plus accessible que le parlement et qu’elle est située dans une ville – Nantes – de plus en plus intégrée aux échanges atlantiques.
2 Lespagnol A., Messieurs de Saint-Malo. Une élite négociante au temps de Louis XIV, Rennes, 1997, 2 tomes, p. 852.
3 Lapeyre H., Une famille de marchands : les Ruiz, Paris, 1953.
4 Yves a siégé de 1586 à 1615, Michel de 1615 à 1624.
5 L’information de vie et mœurs le concernant n’a pas été conservée.
6 Si l’on excepte les cas de Guillaume Lair qui est signalé comme gentilhomme de la chambre du roi et celui de Charles-Joseph de Saint-Pern, qui était prêtre, et qui a siégé moins de cinq ans à la Chambre, le temps que son frère ait atteint l’âge requis pour prendre l’office de leur père Jean, décédé.
7 René Hachon a dû s’engager, lors de sa réception, à se déporter à l’avenir de profession de marchandise et de ferme. Archives départementales de Loire-Atlantique (A.D.L.A.), B 581 Fo 111. Il est encore inquiété en 1572, quand il devient maître, au sujet des poursuites dont il avait fait l’objet quand il était l’un des commis du trésorier des États de Bretagne, Jean Avril.
8 La Chambre accueille alors Julien Cohier (1701-1702), trésorier de France, commissaire enquêteur au châtelet et Antoine Pecquet (1705-1728), ingénieur des fortifications, commis aux finances.
9 Ainsi Mathurin Couradin qui devient correcteur suite à la création de 1704, à l’âge de 56 ans était avocat en parlement et gentilhomme ordinaire de Monsieur, frère du roi. Philippe Robert, correcteur en 1699, à 28 ans, était prêtre, supérieur des Sulpiciens à Paris. Son frère Mathurin a été également auditeur (1701-1726).
10 Les sources principales utilisées sont le Dictionnaire des magistrats de la Chambre des comptes de Gaëtan d’Aviau de Ternay et les archives notariales.
11 Collins J. B., La Bretagne dans l’État royal. Classes sociales, États provinciaux et ordre public de l’Édit d’Union à la révolte de Bonnets rouges, Rennes, PUR, 2006 (traduction de l’édition anglaise, sous la direction de Gauthier Aubert et de Philippe Hamon).
12 Saupin G., « Les Poullain, une dynastie municipale nantaise des XVIe et XVIIe siècles », Bulletin de la S.A.H.N.L.A., 1996, tome 131.
13 Elle était la fille du miseur de 1546-1554 et la sœur du maire de 1576.
14 Jarnoux P., Famille et mobilité sociale dans les élites citadines en Bretagne (1550-1720), Dossier H.D.R., dactyl., Rennes, 2002, 2 vol.
15 Il gérait aussi des fermes seigneuriales, la fortune accumulée lui a permis d’acquérir un office de notaire et secrétaire du roi à la chancellerie de Rennes en 1676, Soulabaille A., Guingamp sous l’Ancien Régime, Rennes, PUR, 1999, p. 235 et suiv.
16 À la différence des autres généralités, la Bretagne n’a jamais eu de véritable bureau des finances. De ce fait, le personnel s’est limité jusqu’au début du XVIIIe siècle à deux trésoriers de France. Louis XIV en a rajouté quatre à la fin de son règne – deux en 1704 et deux en 1709 – sans transformer profondément l’institution.
17 Son frère Armand-François devient avocat général (1734-1756) ; il résigne en faveur d’un autre fils de négociant, René-François Budan (1756-1784).
18 Aviau du Ternay G. d’, Dictionnaire des magistrats de la Chambre des comptes de Bretagne, Paris, 1995.
19 Il faudrait établir des généalogies de ces familles pour comprendre leurs relations avec le monde de l’office et mettre en lumière les mécanismes qui ont joué dans certaines transmissions de charges. L’auditeur Albert Padiolleau (1613-1638) qui était marié à Françoise de Bourgues résigne sa charge en faveur de René Le Brun qui était le fils de Martin et de Françoise de Bourgues (elle-même fille de Jacques et de Françoise Arnollet).
20 Le maître des comptes Jean de La Tullaye avait épousé en 1587 Anne de La Presse.
21 Marie Brunetière, fille de Jean, « traficant sur mer » et un des capitaines de Nantes, épouse en 1629 Jérôme Jan, avocat général à la Chambre (1628-1639).
22 Jacques Huteau II, président des comptes de 1644 à 1671, a épousé Charlotte Thévin, fille du conseiller au parlement Guillaume et de Guyonne Bouriau, elle-même fille de Jacques Bouriau, sieur des Champsneufs, consul des marchands de Nantes de 1590 à 1606. Le maître Jean de Robien (1638-1654) se marie en 1639 avec Guyonne Bouriau alors que le maître Yves de Monti (1624-1676) avait épousé sa sœur Anne en 1629.
23 Après la mort de Jean de Robien, elle se marie avec René de Sesmaisons, fils de l’ancien maître Claude (1634-1638.
24 Sa fille Charlotte Thévin épouse Jacques II Huteau président des comptes de 1644 à 1671.
25 Les héritiers de Louis ont continué, semble-t-il, dans la voie du négoce.
26 Le trésorier de France Joseph Martin et son frère Armand François, avocat général, épousent tous deux des filles Luynes.
27 Meyer J., La noblesse bretonne au XVIIIe siècle, Paris, 1966, t. I, p. 203. Il cite les noms de quelques familles d’épouses comme les Despinoze, les Michel, les Espivent de La Villeboisnet, les de Luynes.
28 Parmi les enfants de François Dondel et de Marie Touzé, Jean devient aumônier de la duchesse d’Orléans, Pierre, sénéchal de Vannes (1674-1707), Charles, sénéchal de Quimper (1676-1724), Marc, général des finances, (1686-1727). Le frère de François, prénommé lui-aussi François, a pour fils Guillaume, maître à la Chambre des comptes à partir de 1661 puis conseiller au parlement à partir de 1666.
29 Son frère cadet, François, est fermier général du duché de Rohan en 1673, membre de la ferme des devoirs, fermier général de la principauté de Léon et s’occupe d’affaires forestières.
30 L’aîné acquiert pour 100 000 l. la charge de grand maître des Eaux et Forêts, le second devient sénéchal de Pontivy, le troisième entre à l’armée, et la fille épouse un conseiller au parlement.
31 Celui-ci devient trésorier général des États de Bretagne à partir de 1699. La dot s’élevait à 88 000 l. La sœur de Marguerite épouse Pierre de Saint-Pern du Lattay, conseiller au parlement.
32 Richet D., La France moderne : l’esprit des institutions, Paris, Flammarion, 1973.
33 Sa sœur avait épousé l’auditeur Joseph Geffrard.
34 Dans le cas de la Franche-Comté au XVIIIe siècle, Maurice Gresset relève également une grande diversité des métiers exercés par les avocats : on retrouve parmi eux des officiers de judicature mais aussi des maîtres des forges, des maîtres de pensions, des officiers de finances, des militaires…, Gresset M., Gens de justice à Besançon 1674-1789, Paris, 1978, 2 tomes. Michel Cassan conclut aussi pour le Limousin du XVIIe à la grande plasticité de l’état d’avocat qui remplit le rôle de sas aussi bien vers une carrière de magistrat que d’officier de finance, sans oublier la fidélité, parfois contrainte au barreau, Cassan M., « Isaac Chorllon, un officier « moyen » de finance au XVIIe siècle », dans Cassan Michel (dir.), Offices et officiers « moyens » en France à l’époque moderne, Limoges, 2004, p. 94-126.
35 Jarnoux P., « Horizons maritimes : les bourgeoisies urbaines en Bretagne sous l’Ancien Régime, enclavement et ouvertures », dans Pitou Frédérique (dir.), Élites et notables de l’Ouest, XVIe-XXe siècle, entre conservatisme et modernité, Rennes, PUR, 2003.
36 Alors que les délais de réception ordinaires sont de trois à quatre mois.
37 On découvre au passage qu’une compétition existait entre les individus pour faire enregistrer leurs lettres de provision, cela afin sans doute de bénéficier d’une plus grande ancienneté en cas de suppression d’office et de s’assurer un versement plus rapide des gages.
38 On ne connaît pas le montant de la dot versée à sa fille aînée, Marie, qui a épousé Antoine Belot puis Claude Bidé, alloué et lieutenant général au présidial.
39 Saupin G., Nantes au XVIIe siècle. Vie politique et société urbaine, Rennes, 1996, p. 218 et Gallais V., Étude sociale des gens de justice nantais sous Louis XIV (1661-1715), mémoire de maîtrise (dir. Guy Saupin), université de Nantes, 1994, p. 69.
40 Il est significatif qu’il ait obtenu en l’occasion le soutien de Guillaume Lair, qui était lui-aussi fils de marchand. Celui-ci été avait reçu sans difficulté en 1676, sans doute parce qu’il était marié à Louise Petiteau, fille de l’auditeur Pierre.
41 Mais il est vrai qu’il avait déjà rompu avec le monde de la marchandise puisqu’il était receveur du fouage avant d’entrer à la Chambre des comptes.
42 La réussite de ces derniers s’explique en partie par le fait qu’ils payaient comptant les marchandises qu’ils achetaient en Bretagne et qu’ils nouaient des relations directes avec les producteurs de textiles alors que les Ruiz réalisaient des achats à crédit et étaient uniquement en relation avec les vendeurs de toiles.
43 Simon Ruiz s’appuie ensuite sur son neveu Julien – fils de son frère André – qu’il a contribué à former mais celui-ci a du mal à s’imposer du fait des problèmes de relation qu’il a avec ses beaux-frères les Rocaz, qu’il trouve trop arrivistes et dont il dit, dans une lettre, qu’on ne peut rien gagner avec eux car ils sont si tyranniques qu’ils vendraient leur lignage pour un maravédi, cf. Priotti J. P., « Conflits marchands et intégration territoriale (Bretagne, Castille et Andalousie, 1560-1580) », dans Priotti J. P. et Saupin G., Le commerce atlantique franco-espagnol. Acteurs, négoces et ports (XVe-XVIIIe siècles), Rennes, PUR, 2008.
44 Le choix est parfois difficile à faire comme l’atteste le cas de Luc Magon de la Balue, né en 1685 et benjamin des enfants de Jean Magon de la Lande qui, après des études au collège, fait une première expérience commerciale avec un voyage dans les mers du Sud puis acquiert un office de maître à la Chambre des comptes de Paris avant de s’installer définitivement à Saint-Malo comme négociant, Lespagnol A., op. cit., t. II, p. 779.
45 On y relève aussi le nom de Danycan de Bellême qui devient maître à la Chambre des comptes de Paris.
46 La voie de la Chambre des comptes était fermée à qui négociait, même en gros, Meyer J., La noblesse bretonne, op. cit., t. I., p. 199.
Auteur
-
Dominique Le Page
Professeur d’histoire moderne (université de Bourgogne)
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