Gens de mer
| ,Quatrième partie. Marchands et négociants dans les municipalités portuaires à l'époque moderne
La présence marchande dans les municipalités des villes portuaires en France à l’époque moderne
Texte intégral
- 1 Coste L., Les lys et le chaperon. Les oligarchies municipales en France de la Renaissance à la Rév (...)
1Mesurer et comparer l’importance relative des marchands, puis des négociants dans les institutions municipales des villes portuaires pose immédiatement la question de l’indispensable cohérence du cadre de l’évaluation. L’extrême diversité des organisations concrètes des municipalités à l’échelle du royaume et leur évolution, dans leur pratique sociale, durant les trois siècles des temps modernes impliquent de bien distinguer les niveaux d’exercice des responsabilités afin d’établir la pertinence d’une comparaison par la saisie des mêmes strates pour bien apprécier la distribution du milieu marchand au sein de cette hiérarchie interne. Les études sociales du pouvoir municipal ont nettement mis en valeur les différences provenant de la distribution des villes dans la hiérarchie de l’armature urbaine, des plus petites jusqu’aux plus grandes, l’ampliation ou le resserrement quantitatif des élites urbaines ayant un effet direct sur la compétition et sur la rotation des familles dans le cercle du pouvoir, favorisant le renouvellement pour les grandes et le freinant pour les plus petites1. Il est par ailleurs certain que la ville portuaire connaît une fluidité sociale plus importante que la ville intérieure, l’exercice du grand commerce, surtout à échelle nationale et internationale, principalement coloniale, étant l’une des meilleures manières, avec le maniement des finances au service de l’État ou des pouvoirs provinciaux et urbains, d’accélérer l’enrichissement des familles et de soutenir leurs ambitions.
2Comme les places portuaires sont aussi des villes, caractérisées par un équilibre spécifique de l’ensemble de toutes les fonctions urbaines, la capacité de la fonction économique basée sur le commerce maritime à soutenir la concurrence avec d’autres laisse supposer de grandes variations de situation dans ces villes maritimes françaises. Il est en effet essentiel d’envisager les fluctuations de représentation des catégories sociales dans des instances de pouvoir de manière globale, dans une interaction entre les diverses composantes de ces oligarchies dirigeantes. Un changement d’équilibre n’est ainsi pas uniquement, ni même prioritairement un mouvement conquérant d’une catégorie, mais aussi, dans une proportion variable, une conséquence du retrait volontaire d’une force concurrente dont l’appréciation sur la valeur stratégique de l’institution et la plus-value sociale de son investissement s’est modifiée au cours du temps. Qualifier l’importance relative des marchands dans les municipalités oblige ainsi à ne pas en rester à la seule analyse de leurs comportements sociaux, politiques et culturels, mais à y associer ceux de leurs compétiteurs.
- 2 Saupin G., « Fonctionnalisme urbain et sociologie des corps de ville français (XVIe-XVIIIe siècles (...)
3C’est pourquoi cette étude se fixe d’abord pour objectif de présenter les grands traits de la situation française à l’époque moderne, en insistant sur la diversité des réalités sociales municipales dans tous les types de villes portuaires, des plus grandes jusqu’aux plus petites, pour ensuite questionner l’importance relative de modèles diversifiés de relations du social et du politique pouvant légitimer certains choix réglementaires aux conséquences sociologiques directes. Cette concentration sur la distribution sociale du pouvoir municipal dans les villes portuaires offre enfin l’occasion de réexaminer le degré de pertinence d’un mode explicatif fonctionnaliste déjà présenté antérieurement2.
Une présence marchande inégale selon les types de ville portuaire
- 3 Tranchant M., Le commerce maritime de La Rochelle à la fin du Moyen Âge, Rennes, PUR, 2003, p. 185 (...)
4Une première distinction fondamentale sépare un modèle municipal ancien, prolongation de réalités médiévales, maintenu surtout dans certaines petites villes dans une proximité de gestion avec le mode des paroisses rurales, et un modèle moderne correspondant au régime des échevinages et des consulats, très souvent redéfini dans le cadre de la guerre de Cent Ans et de ses prolongements immédiats, lorsque le pouvoir royal recherchait l’appui politique des villes pour lutter contre l’envahisseur anglais ou pour se dégager de l’emprise trop étouffante de l’aristocratie nobiliaire. Ce mouvement a repris la structure dite des établissements de Rouen, pour laquelle le statut communal octroyé à La Rochelle par le roi Henri II en 1175 a sans doute servi de modèle, avec des variations locales dans le degré d’ouverture sociale des institutions municipales. La capitale de l’Aunis est elle-même un excellent exemple de ces retouches progressives en 1382, 1402 et 14873. Le plus souvent, l’époque moderne est caractérisée pour les villes par l’existence de la seconde forme, mais il peut demeurer de fortes traditions, parfois à l’échelle de presque toute une province. Il en est ainsi de la Bretagne aux XVIe et XVIIe siècles, fait d’importance pour la question des villes portuaires.
- 4 Bordes M., L’administration provinciale et municipale en France au XVIIIe siècle, Paris, SEDES, 19 (...)
5Quand le premier type maintient l’exercice du pouvoir dans l’assemblée générale des chefs de feux, même réduite par une certaine épuration sociale, en limitant l’exécutif à quelques mandataires maintenus sous contrôle étroit, le second type établit une nette répartition inégale du pouvoir au sein d’un assemblage institutionnel pyramidal formé d’un corps de ville étroit concentrant l’essentiel de l’autorité, au-dessus d’un niveau intermédiaire composé d’un nombre variable de conseils de consultation plus ou moins élargis, le tout assis sur l’ancienne assemblée générale des chefs de feu, le plus souvent marginalisée quand elle n’a pas simplement disparu4. Il est donc possible de trouver des types variés de marchands à tous ces niveaux administratifs du civisme urbain, ce qui implique de bien établir une saine correspondance avant d’opérer toute comparaison. Pour cette étude, nous ne retenons que cette pointe supérieure de la pyramide où se règle la plus grande partie de la gestion communautaire : les échevinages composés de maire et d’échevins dans la France du Nord et les consulats, regroupant des consuls correspondant le plus souvent à des états sociaux classés hiérarchiquement, dans la France du Sud.
- 5 Coste L., Messieurs de Bordeaux. Pouvoirs et hommes de pouvoir à l’hôtel de ville, 1548-1789, Bord (...)
- 6 Saupin G., Nantes au XVIIe siècle. Vie politique et société urbaine, 1598-1720, Rennes, PUR, 1996.
- 7 Leyssens A., Élites municipales, corporations et pouvoirs à Dunkerque au XVIIIe siècle, thèse de l (...)
- 8 Lemonnier-Mercier A., « Le Havre au XVIIe siècle, une ville en mutation », dans Le Page D. et Rous (...)
- 9 Saupin G., « Élites sociales et pouvoir municipal dans les villes littorales de Bretagne », dans L (...)
6Les résultats actuels sur la sociologie des corps de ville à l’époque moderne restent encore fort parcellaires, inégalement répartis, ce qui impose une prudence dans l’appréciation. Pour autant, il ne s’agit pas d’un secteur totalement en friche. Les deux plus grands ports atlantiques, Bordeaux5 et Nantes6, ont été soigneusement étudiés, ainsi que les ports de Dunkerque7 et du Havre8. Pour le reste, ce ne sont que des observations peu détaillées, simple partie rapidement traitée au sein d’une thématique beaucoup plus vaste. Une enquête beaucoup plus fouillée dans les revues régionales et locales ferait certainement apparaître, comme j’ai pu le constater pour la Bretagne9, nombre d’articles d’érudits locaux dont il faudrait vérifier les approches avant d’incorporer leurs résultats au schéma d’analyse proposé. Pourtant, la conclusion peut être déjà nettement établie : à tous les étages de l’armature portuaire du royaume, il n’existe pas de relation automatique entre trafic maritime et prépondérance municipale des marchands. Tout dépend de la balance entre cette dynamique commerciale et le niveau d’équipement administratif.
Nantes
Officiers de justice |
Autres officiers |
Avocats |
Marchands-Négociants |
|
1565-1598 |
52,17 |
8,70 |
39,13 |
|
1598-1692 |
89,36 |
2,13 |
8,51 |
|
1693-1789 |
47,62 |
14,28 |
14,28 |
23,82 |
Les origines socioprofessionnelles des maires (%).
Officiers de justice |
Officiers de finances |
Avocats Procureurs Médecins |
Marchands Négociants |
Sieurs |
|
1565-1598 |
10 |
11 |
15 |
62 |
2 |
1598-1668 |
35,4 |
8 |
17,3 |
38,7 |
0,6 |
1669-1719 |
5,2 |
30,9 |
63,9 |
||
1720-1789 |
23,3 |
2,3 |
15,8 |
58,6 |
Les origines socioprofessionnelles des échevins (%).
Bordeaux10
- 10 Chiffres tirés de Coste L., Messieurs de Bordeaux…, op. cit., p. 223-234.
Nobles |
Avocats |
Marchands |
|
1er XVIe siècle |
47 % |
42 % |
11 % |
2e XVIe siècle |
30 |
30 |
40 |
1600-1670 |
1/3 Bureau Finances |
1/3 |
1/3 |
1670-1789 |
1/3 Petite noblesse urbaine |
1/3 |
1/3 |
Marseille11
- 11 Chiffres tirés de Kaiser W., Marseille au temps des troubles, 1559-1596. Morphologie sociale et lu (...)
7Le conseil des 72 (1569-1597) : marchands : 32,8 % ; nobles : 20,9 % ; artisanat : 20,8 %
8Définition sociale du consulat. Règle de 1585
91er consul : gentilhomme, fortune de 10 000 écus
102e consul : écuyer et marchand banquier fréquentant la bourse, fortune de 6 000 écus
113e consul : marchand spécialisé ou bourgeois, fortune de 4000 écus
Réforme de 1660 : |
2 échevins marchands |
Réforme de 1766 : |
Le maire : noble, négociant ou bourgeois |
Les premier et second échevins : négociants |
|
Les troisième et quatrième échevins : bourgeois ou marchands retirés |
12Le maire est choisi parmi les négociants anoblis, les 3e et 4e échevins parmi les marchands retirés (1767-1789 : 18 marchands ou négociants sur 22 échevins)
Sociologie des corps de ville des villes portuaires de second rang au XVIIIe siècle
Dunkerque |
CV appuyé sur les corporations |
Négociants |
Le Havre |
CV |
Négociants |
Saint-Malo |
CV appuyé sur une A.G. fermée, 1714 |
Négociants |
Dinan |
CV appuyé sur une AG fermée, 1620 |
Justice > Marchands |
Morlaix |
Lutte avec la sénéchaussée, victoire tardive CV |
Négociants > Justice |
Brest |
CV appuyé sur l’élite urbaine et les corporations |
Négociants |
Quimperlé |
CV appuyé sur une A.G. non réglée au XVIIe siècle |
Justice > Marchands |
Lorient |
CV 1738, offices à la Cie Indes, 1769 |
Négociants |
Auray |
CV appuyé sur une AG |
Marchands = Droit |
Vannes |
CV, appuyé sur une AG fermée, 1645, 1740 |
Justice > Marchands |
Le Croisic |
CV appuyé sur une A.G. fermée, 1716 |
Négociants |
La Rochelle |
CV |
Négociants |
Bayonne |
CV |
Négociants |
- 12 Lespagnol A., Messieurs de Saint-Malo. Une élite négociante au temps de Louis XIV, Saint-Malo, L’A (...)
- 13 Butel P., Les négociants bordelais, l’Europe et les Îles au XVIIIe siècle, Paris, Aubier, 1974.
- 14 Meyer J., L’armement nantais dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, Paris, SEVPEN, 1969.
- 15 Pontet-Fourmigue J., Bayonne, un destin de ville moyenne à l’époque moderne, Biarritz, Éd. J. et D (...)
- 16 Carriere C., Les négociants marseillais au XVIIIe siècle, Aix-en-Provence, 1973, 2 vol.
13La composition sociale des échevinages et des consulats est étroitement liée au profil fonctionnel qui soutient l’économie générale urbaine, ce qui aboutit à des situations fort diversifiées dans les villes portuaires selon l’équilibre formé entre les deux grandes fonctions attachées au caractère maritime, à savoir le commerce et l’action militaire, et les deux autres fonctions de nature continentale correspondant à l’armature administrative civile et religieuse et à l’importance de la propriété foncière aux mains des élites urbaines. Chacune de ces variables a son autonomie d’évolution, tout en subissant néanmoins les effets des interactions avec les trois autres. Le niveau d’insertion et de contrôle des grands trafics nationaux et internationaux dans la longue durée se traduit par des développements différenciés des communautés urbaines portuaires et de l’enrichissement de leurs acteurs dominants, avec des phénomènes d’accélération qui cohabitent avec des stagnations voire même des récessions relatives. On voit ainsi les ports de la Manche, et plus spécialement normands autour de Rouen et de Dieppe, s’inscrire longtemps en position dominante, tant pour les initiatives que pour l’ampleur des trafics assumés, sinon contrôlés. Le relais est pris progressivement par la Bretagne au XVIIe siècle et plus spécialement par Saint-Malo qui se hisse au premier rang sous le règne de Louis XIV12. Parallèlement, un mouvement de fond, à la progression lente mais puissante, pousse en avant les grands ports de la côte atlantique à partir du développement de la première colonisation française tant dans le monde atlantique que dans l’océan indien. Les succès de Bordeaux13 et de Nantes14, les créations de Brest et de Lorient, gênent le développement de La Rochelle et encore plus de Bayonne15, et provoquent même la contraction de l’activité malouine. En Méditerranée, Marseille n’a jamais été contestée dans sa suprématie commerciale, même par le développement du rôle militaire de Toulon et la création du port de Sète après la mise en place du canal du Midi. Son insertion croissante dans l’espace commercial atlantique au XVIIIe siècle l’a d’ailleurs renforcée16.
- 17 Acerra M., Rochefort et la construction navale française (1661-1815), Paris, Librairie de l’Inde, (...)
- 18 Le Bouëdec G., Le port et l’arsenal de Lorient, de la Compagnie des Indes à la Marine cuirassée, L (...)
14Le développement d’une politique monarchique mercantiliste, intégrant la dimension coloniale comme support essentiel, a conduit à la création d’une véritable marine de guerre au cours du XVIIe siècle, ce qui a nécessité l’installation de puissants arsenaux qui ont été, en France comme en bien des pays d’Europe atlantique, l’une des principales causes de développement de villes nouvelles durant l’époque moderne17, le choix étant de spécialiser les villes portuaires, à l’exception de Lorient où la Compagnie des Indes orientales détenait en même temps les missions commerciales et militaires dans le cadre du monopole sur l’océan Indien18. Pour les ports de commerce du littoral français, il apparaît nettement que c’est leur capacité à se construire comme centre actif dans l’espace colonial atlantique, associant les marchés européens, africains et américains, qui a le plus influé sur les modifications des rangs au sein de la hiérarchie durant trois siècles.
- 19 Plouviez D., De la terre à la mer. La construction navale militaire française et ses réseaux écono (...)
15Dans les places maritimes commerciales, l’activité d’importation et d’exportation a des conséquences directes sur l’enrichissement des marchands et des négociants qui l’organisent, dans un basculement de la situation de centre passif commandé de l’extérieur, comme le sont longtemps les ports français intégrés dans des circuits dominés successivement par les Castillans, les Flamands et les Hollandais, à celle de centre actif dans lequel l’armement maritime local contrôle la majeure partie du trafic. Cette lente émancipation permet de comprendre pourquoi il a fallu du temps pour que l’enrichissement commercial vienne offrir aux catégories supérieures marchandes les moyens financiers de soutenir leurs prétentions dans la distribution de la considération sociale, et donc politique à l’échelle municipale, au sein des élites locales. L’accès au cercle d’honorabilité de l’oligarchie municipale a été d’ailleurs freiné par la propension à opposer activité commerciale, même internationale, et ascension sociale lorsque les familles s’approchaient des étages supérieurs, ce qui se traduisait classiquement par une réorientation des enfants vers les offices royaux de finance mais surtout de justice, ou plus modestement vers la simple vie rentière, rehaussée parfois d’une brève expérience militaire. Dans les ports arsenaux, l’effet paraît moins fort parce qu’il reste indirect. Les marchands sont surtout intégrés dans les filières complexes d’approvisionnement des chantiers militaires, organisées par l’administration de la Marine à partir du secrétariat d’État. Les contraintes sont tellement fortes dans ces contrats très encadrés et les taux de profit suffisamment tassés que les grands négociants portuaires se détournent généralement de ces activités de fourniture, laissant la place à une catégorie seconde aux moyens financiers plus limités19. Les marchands des ports avec arsenal ne peuvent pas rivaliser en termes de puissance capitalistique avec les négociants des trafics coloniaux, et ce d’autant plus que ces derniers leur prennent les contrats les plus lucratifs pour l’approvisionnement des comptoirs militarisés dans l’empire français, surtout en période de guerre où le risque justifie la flambée du coût du service.
- 20 Delobette E., « Le grand négoce atlantique havrais au XVIIIe siècle », Revue d’Histoire Maritime, (...)
16Dans ce schéma général de séparation entre grands ports coloniaux et ports arsenaux, Le Havre fait figure d’exception. Fondée principalement dans une perspective militaire de défense de l’estuaire de la Seine, la place a aussi longtemps fonctionné comme avant-port de Rouen, maintenue pendant deux siècles comme site technique avantageux sous l’étroit contrôle des élites rouennaises. L’intégration au marché atlantique, spécialement celui des Îles d’Amérique avec la traite négrière comme segment obligé, a permis aux négociants havrais de se dégager progressivement de la tutelle rouennaise20. C’est le seul exemple français, excepté Lorient, où cohabitent, à des niveaux stratégiques essentiels, fonctions militaires et commerciales.
- 21 Durand Y., L’ordre du monde. Idéal politique et valeurs sociales en France du XVIe au XVIIIe siècl (...)
- 22 Ruggiu Fr.-J., « Oligarchies et ascension sociale urbaine en France et en Angleterre du XVIe au XV (...)
17L’histoire sociale des institutions municipales aux temps modernes ne peut pas s’expliquer sans prendre en compte la tension structurelle existant entre deux échelles de hiérarchisation qui soutiennent les comportements des membres de l’élite urbaine. Les marchands des villes portuaires définissent leurs stratégies familiales de parcours sociaux au sein d’une société qui garde pour modèle officiel de référence la hiérarchie des ordres où le classement des états s’effectue selon la dignité apportée par la qualité du service rendu à l’ensemble social, perspective nourrissant une idéologie fixiste de l’ordre social, naturellement entretenue comme norme officielle par les deux ordres privilégiés21. Ce qui pourrait aboutir à un blocage social total défavorable aux marchands n’existe pas en réalité, car le mouvement démographique oblige à renouveler régulièrement les ordres cléricaux et nobiliaires, ce qui ouvre des perspectives d’ascension aux élites du tiers état, promotions dans laquelle le niveau de fortune a joué un rôle de plus en plus important, surtout à cause de la patrimonialisation du très grand nombre d’offices royaux créés par la monarchie qui en a fait une machine fiscale à haut rendement22. L’enrichissement rapide vient donc donner de la mobilité. Or, à côté des opérations à risques menés par les financiers avec l’État monarchique, le grand commerce, surtout dans sa dimension coloniale, s’avère comme le second moyen de grande efficacité, même si le nombre de succès ne doit pas masquer l’importance des échecs et des déclassements. Il est donc certain que dans une ville portuaire de bon niveau, en accroissement démographique rapide, la mobilité sociale est plus importante que dans une ville de l’intérieur en évolution lente ou même en stagnation. Cette nouvelle ventilation de l’argent concerne plus spécialement les élites urbaines, ce qui peut ouvrir à des mécanismes de redistribution du pouvoir urbain, à condition que cette réalité économique et sociale ne soit pas totalement niée et occultée par le maintien d’une culture politique très traditionnelle enracinée dans le schéma des ordres sociaux.
L’inégale présence : un reflet de la culture sociale et politique locale
- 23 Coste L., Les lys et le chaperon… op. cit., p. 195-227.
18Avant de prétendre commenter le degré de présence des marchands dans les corps de ville français des temps modernes, il est essentiel de comprendre comment on parvient à ce type de responsabilité. Toutes les villes obéissent à la même procédure en trois temps : désignation oligarchique des éligibles, classement de ces derniers par une assemblée d’électeurs plus ou moins ouverte ou fermée, contrôle occulte puis officiel du pouvoir royal23. Parmi ces trois facteurs, l’organisation du premier à de loin les conséquences sociologiques les plus lourdes puisque les électeurs sont limités à la mise en rang et que le pouvoir royal n’organise qu’un arbitrage entre les lignages et leurs clientèles en compétition, dans une savante rotation des faveurs qui au final ne modifie que très peu les propositions locales en termes de catégories sociales. Ainsi, le principal clivage renvoie à l’existence ou non d’une règle sociologique de répartition des charges, justifiée par le souci d’une représentation générale de la communauté dans la culture hiérarchique de la société d’ordres de l’époque.
La jurade de Bordeaux24
- 24 Toutes les statistiques sont tirées de Coste L., Messieurs de Bordeaux…, op. cit., p. 228-232.
19L’usage, établi progressivement au XVIe siècle, impose une répartition tripartite aux XVIIe et XVIIIe siècles : deux nobles, deux avocats, deux grands marchands.
Périodes |
Nobles y compris de robe |
Auxiliaires de justice |
Grands marchands |
1502-1548 |
68 (47,2 %) |
61 (42,4 %) |
15 (10,4 %) |
1550-1589 |
39 (30 %) |
39 (30 %) |
52 (40 %) |
Tableau 1. – Évolution de la tripartition dans la jurade au XVIe siècle.
Élection |
Nom |
Office |
1518 |
un greffier sénéchaussée |
|
1520 |
un conseiller sénéchaussée |
|
1520 |
un avocat du roi sénéchaussée |
|
1520 |
François de Marcillac |
greffier en chef du parlement |
1526 |
Jacques Mosnier |
notaire et secrétaire en la chancellerie |
1533 |
Arnaud du Périer |
notaire et secrétaire en la chancellerie |
1550 |
Pierre de Geneste |
audiencier en la chancellerie |
1566 |
Pierre de Lavergne |
président de la seconde chambre des enquêtes |
1583 |
un officier de l’élection |
|
1584 |
un officier de l’élection |
|
1584 |
un conseiller au présidial |
|
1586 |
Pierre de Geneste |
officier du bureau des finances |
1618 |
Étienne de Pontac |
greffier civil et criminel du parlement |
1636 |
François Le Berthon |
conseiller au parlement |
Tableau 2. – Exemples de jurats officiers au XVIe et XVIIe siècles.
- 25 Pillorget R., Les mouvements insurrectionnels de Provence entre 1596 et 1715, Paris, 1975. Emmanue (...)
20Si cette règle existe comme à Bordeaux ou à Marseille, la définition sociologique du corps de ville est figée entre deux réformes, soit par attachement consensuel local comme à Bordeaux où l’ensemble des états et des corps et compagnies se dressèrent contre la réforme de Colbert de 1670 à 1674 réduisant les deux premiers rangs à un gentilhomme et un avocat pour doubler le nombre de marchands, soit par l’expression d’une sanction royale contre une ville rebelle au passé municipal tumultueux comme à Marseille en 166025. La force du modèle social de la hiérarchie des états explique sa large introduction comme norme de cadrage de la vie municipale, systématiquement dans la France du Midi et de manière plus accidentelle dans le reste du royaume. La contrainte peut ainsi se révéler ou très favorable au commerce comme à Marseille où le pouvoir lui est réglementairement réservé à partir de 1660 ou nettement défavorable comme à Bordeaux où les marchands doivent se contenter des deux dernières charges de jurat. Qu’importe que Bordeaux devienne le premier port de France au XVIIIe siècle et que des fortunes énormes puissent s’y accumuler. La norme politique, justifiée par le respect d’une culture traditionaliste, s’impose aux réalités économiques et sociales.
- 26 Saupin G., Nantes au XVIIe siècle…, op. cit., p. 243-269.
21D’autres villes, dont Nantes fournit un bel exemple, n’ont jamais connu ce type de règle, à l’exception du principe quasi général de l’exclusion des professions mécaniques du corps de ville. Le renouvellement de l’échevinage est entièrement soumis aux jeux d’influence entre les familles, leurs réseaux d’amitié et leur intégration clientéliste, ce qui le soumet totalement au contexte politique, économique, mais aussi religieux et culturel local. C’est ainsi que j’ai pu mesurer l’écart social entre la fonction de maire et celle d’échevin, et surtout les variations des taux de présence marchande dans l’échevinage qui renvoie plus à des explications politiques qu’à un impact de la conjoncture économique et surtout qui pose la question de la véritable cause de ces mutations26. S’agit-il d’une progression conquérante ou de la simple occupation d’un lieu déserté par la concurrence ?
22Dans la compétition pour l’honorabilité au sein d’une société urbaine, et donc pour l’admission au cercle des éligibles aux fonctions d’échevins et de consuls, la principale concurrence que rencontrent les grands marchands vient des officiers royaux, de justice comme de finances, mais les premiers sont beaucoup plus nombreux que les seconds et mieux situés dans la hiérarchie mentale de la dignité la plus largement partagée. Fortement lié professionnellement à ce monde prépondérant des juges royaux, existe aussi l’ensemble, fort disparate du point de vue économique et social, mais relativement rapproché par des réflexes culturels identitaires, des auxiliaires des tribunaux (avocats, procureurs, greffiers…) et des professions juridiques (notaires), des petits juges des cours seigneuriales, avec souvent bien des cumuls de charge pour rehausser une situation médiocre. La place de la ville portuaire dans l’encadrement administratif du royaume, le nombre de sièges de justice et de finances qu’elle peut concentrer, son rang dans la hiérarchie ecclésiastique et le nombre de ses chapitres de chanoines, sa richesse en offre d’enseignement secondaire et supérieur sont autant de données dont l’influence, directe ou indirecte, est profonde sur la composition sociale des échevinages et des consulats.
- 27 Chevalier B., Les bonnes villes de France du XIVe au XVIe siècle, Paris, Aubier, 1982, p. 129-150.
23Cet impact ne peut être correctement appréhendé qu’à travers le regard porté par tous ces acteurs plus ou moins importants de l’encadrement monarchique du royaume sur la considération à accorder à l’institution municipale. En effet, le choix de la monarchie française, pendant longtemps fort original en Europe, de multiplier les offices royaux pour construire une administration étatique au lieu de s’appuyer sur la capacité de contrôle des pouvoirs locaux et en premier lieu des municipalités urbaines, a abouti à l’émergence et à la consolidation d’une sorte frange supérieure du tiers état, appelée parfois même quatrième état, phénomène pathogène pour l’idéal communautariste municipal ayant fortement contribué à l’abaissement du rôle des municipalités dans l’encadrement du royaume au service de la monarchie27. Les officiers des cours souveraines, très précocement pour les parlements et plus tardivement pour les chambres des comptes ou les cours des aides ou même les bureaux des finances, ont pensé que les responsabilités d’échevins ou de consuls n’étaient plus à la hauteur de leur prestige d’officiers royaux supérieurs. Ils se sont donc progressivement et volontairement écartés de ces charges civiques, favorisant ainsi la promotion de catégories officières et juridiques inférieures.
- 28 Saupin G., « Sociologie municipale des villes de parlement en France au XVIIe siècle », dans Auber (...)
- 29 Salvadori Ph., « Le Parlement de Bourgogne et la municipalité de Dijon sous le règne personnel de (...)
24Une différence sépare toutefois nettement les villes de parlement et les autres. Dans les premières, véritables capitales administratives de vastes régions, englobant parfois plusieurs provinces, ces officiers supérieurs ont largement entraîné derrière eux, dans un effet de puissant mimétisme social et culturel, les officiers moyens des présidiaux, des bailliages ou des sénéchaussées, des élections et des greniers à sel. C’est pourquoi il est classique de rencontrer de nombreux avocats et même des procureurs dans les municipalités des capitales provinciales parlementaires. Lorsque des nuances doivent être apportées, il ne s’agit le plus souvent que d’officiers inférieurs et périphériques du XVIe au milieu du XVIIe siècle, principalement ceux de chancellerie, ou d’une stricte limitation à la charge de maire lorsque celle-ci existe, ce qui est presque généralisé au XVIIIe siècle comme conséquence des vagues fiscales de création d’offices municipaux suivies de leur rachat28. Ces exceptions à la norme s’expliquent logiquement par un contexte institutionnel local spécifique qui confère une relative dimension stratégique à la fonction de maire : membre de droit de la commission intermédiaire des États de Bourgogne pour le maire de Dijon29, restauration à Rouen au XVIIIe siècle d’une fonction supprimée après révolte en 1382, ce qui avait placé l’échevinage sous la forte autorité du lieutenant de bailliage.
25Si l’exclusion du clergé du corps de ville est une caractéristique quasi générale, à l’exception de quelques villes bretonnes, la place de la noblesse doit être envisagée sous deux angles différents. Ou il s’agit d’une révérence officielle à l’ordre social supérieur de la société laïque, expression de la force des normes sociales les plus traditionnelles dans la culture politique urbaine, ou il s’agit d’une simple conséquence du choix de notables qualifiés non pas d’abord par leur statut mais par leur situation professionnelle pour laquelle la même puissance de la norme classique fait préférer les officiers royaux et leurs équivalents socioculturels aux grands marchands du commerce international ou du commerce de détail des produits de luxe. Dans le premier cas, le statut primant la fonction, cela peut favoriser une intégration d’une noblesse rentière, urbanisée inégalement dans le royaume à l’époque moderne, la précocité des habitudes du Midi s’opposant à la lenteur de la France du Centre et du Nord. Dans le second cas, tout est renvoyé vers l’évolution du regard corporatif des compagnies officières sur les bénéfices à retirer d’une participation au pouvoir municipal, jugement formé à partir d’un ensemble mouvant associant un idéal de modèle administratif étatique, la défense des intérêts lignagers tant matériels qu’immatériels et un degré de civisme souvent nourri de convictions religieuses ou philosophiques. Les marchands peuvent ainsi se trouver face à un tir de barrage pour défendre une supériorité acquise ou au contraire devant un champ assez libre par désertion d’un lieu de pouvoir de plus en plus méprisé ou géré par l’intermédiaire d’une clientèle.
- 30 Aubert G., « La noblesse et la ville au XVIIIe siècle. Réflexions à partir du cas rennais », Histo (...)
26La différence essentielle séparant nettement deux France, celle du Midi où le respect statutaire de la présence dominante de la noblesse est général et celle, majoritaire, du reste du royaume où ce principe n’existe pas puisque prime la fonction exercée, paraît devoir s’expliquer par les différences des rapports traditionnels entre noblesse et ville. L’appartenance du Midi à l’aire de civilisation de l’espace méditerranéen, où l’urbanisation de la noblesse est ancienne et massive, explique qu’il soit aisé de penser sa place obligatoire dans un idéal de bonne représentation des états sociaux urbains car elle est véritablement intégrée à la vie communautaire urbaine. Il en est autrement dans la plus grande partie de la France où, au XVIe siècle, la noblesse la plus ancienne, petite ou grande, regarde toujours la ville comme un lieu de séjour passager propre à y régler ses affaires, mais étranger à son enracinement mental30. Cette conception évolue lentement, à vitesse différente selon les villes, principalement par le renforcement de la robe au sein du second ordre, car ce sont des urbains qui bénéficient de cet anoblissement. La professionnalisation des hautes carrières et l’élévation des normes culturelles imposent progressivement la vie urbaine à presque tous, au moins à ceux qui veulent compter puisque le petit gentilhomme rural devient l’archétype du déclassé dont il convient de se gausser. Cette rareté et cette légèreté de l’intégration nobiliaire dans la première modernité expliquent que la communauté urbaine n’ait pas ressenti l’obligation de leur faire une place statutaire comme ordre dans le corps de ville.
- 31 Bonin P., Bourgeois, bourgeoisie et habitanage dans les villes du Languedoc sous l’Ancien Régime, (...)
- 32 Coste L., Messieurs de Bordeaux…, op. cit., p. 94-100.
27La césure est encore plus caractéristique, et restreinte géographiquement à des villes de catégorie moyenne et de moindre ampleur, lorsque le même type de culture politique urbaine fait une place statutaire au corps de bourgeoisie. Mais la polysémie du terme demande à qualifier socialement cette pratique politique. Il s’agit en effet du résultat du croisement du sens juridico-politique et de l’acception sociale, ce qui a pour effet de conforter le schéma hiérarchique par états sociaux en valorisant par la reconnaissance municipale une catégorie interne de l’élite urbaine. La première approche désigne, à l’intérieur de la communauté, le groupe d’habitants bénéficiant des privilèges collectifs accordés à la ville, leur assurant ces avantages contre certaines charges principalement fiscales et défensives, ce qui entretient la notion de citoyenneté dans le champ municipal pour la ville des temps modernes. La seconde, reposant sur le niveau de fortune et les conditions de vie matérielle et culturelle allant avec, sert le plus souvent à regrouper les notables qui ne mentionnent pas de qualification professionnelle, mais des propriétés, surtout des sieuries et plus rarement des seigneuries, tout en se faisant nommer « honorables hommes », mais surtout « nobles hommes » à partir du XVIIe siècle. L’exemple du Languedoc est très éclairant puisqu’on y distingue le droit d’habitanage, qui correspond ailleurs au droit de bourgeoisie, de la qualification de bourgeois pour les échelles consulaires, les bourgeois bénéficiant le plus souvent de l’avantage de se voir réserver le second chaperon31. L’analyse détaillée des réalités montre qu’il s’agit d’une reconnaissance d’une promotion sociopolitique, la qualité de bourgeois résultant souvent d’un retour d’un ancien consul à un rang plus élevé que celui de son premier mandat. Mais cette reconnaissance ne s’opère aussi qu’à partir d’une réalité économique et sociale correspondant le plus souvent à la sortie de l’activité professionnelle pour une retraite laissant plus de temps libre, le patrimoine étant principalement composé de rentes de toute nature. Et statistiquement, il semble bien qu’il s’agisse pour le plus grand nombre du retrait des marchands les plus aisés, après la transmission de la maison de commerce. L’utilisation du terme bourgeois comme signe de distinction pour les anciens capitouls à Toulouse ou les anciens jurats à Bordeaux32 confirme cette interprétation dans une traduction légèrement différente, dans deux villes qui ne laissent pas de place aux bourgeois dans la composition sociale de leur corps de ville. Le qualificatif de bourgeois apparaît dans les deux cas comme une distinction reconnaissant une élévation sociale fondée sur la symbiose du civisme et de la réussite matérielle au sortir d’une belle carrière.
- 33 Guignet Ph., Le pouvoir dans la ville au XVIIIe siècle. Pratiques politiques, notabilité et éthiqu (...)
28Dans la concurrence qui gêne plus ou moins les marchands pour l’accession au corps de ville, les promus relèvent le plus souvent d’un corps d’officiers – et il s’agit plus de notables en procès d’anoblissement que membres de la vieille noblesse –, mais il n’est pas impossible de trouver des exemples du dernier type, se partageant entre la gestion de leurs rentes immobilières urbaines et rurales et une vie de loisirs et de culture. La jurade bordelaise, pour ce qui concerne ses deux postes réservés à des gentilshommes, a ainsi évolué du premier vers le second type du XVIe au XVIIIe siècle en passant des officiers à la chancellerie du parlement aux officiers du bureau des finances pour en venir à une noblesse rentière. Toutes les fortunes des officiers royaux accordent ainsi une place prépondérante aux investissements fonciers, ce qui les rend très sensibles aux intérêts et aux valeurs liées à la propriété rurale, y compris seigneuriale. Par ailleurs, nombre de marchands ne recherchent ces responsabilités qu’en fin de carrière lorsque la transmission de la maison de commerce à la génération suivante a été assurée et que ce passage de témoin dégage du temps qui peut être consacré au service civique. La connotation rentière est cependant moins forte car il est évident que les investissements réalisés par le biais des divers types de sociétés maintiennent ces retraités de l’activité dans la sphère des affaires commerciales. Il faut noter également que la fonction militaire favorise cette situation, nombre de nobles envoyés aux frontières pour le service du roi finissent par se fixer en un lieu, souvent en épousant une jeune fille de la noblesse locale. Cette fondation de foyer mène volontiers à un retrait de carrière au profit d’une vie rentière, ce qui peut promouvoir les urbanisés dans la municipalité. L’échevinage de Lille du XVIIIe siècle, dans lequel les marchands se partagent les responsabilités avec les nobles et les militaires, en est un bon exemple33.
L’inégalité de présence marchande : un reflet de la fonctionnalité urbaine
29Étudier le poids relatif de la présence marchande dans les municipalités françaises d’Ancien Régime oblige à se poser la question du degré de concurrence à affronter pour accéder à un niveau de responsabilité dont le caractère oligarchique est une donnée structurelle dans l’idéal hiérarchique qui domine l’organisation sociale de l’époque moderne. Cette pluralité de prétendants renvoie dans un premier temps à l’équilibre fonctionnel de la ville portuaire dans laquelle les activités maritimes commerciales et militaires s’additionnent dans un rapport plus ou moins favorable au rôle d’encadrement administratif d’un pays, d’une province ou d’un ensemble inter-provincial selon la taille de la ville, le tout étant complété par la puissance de la propriété urbaine sur le plat pays environnant. Du point de vue des acteurs sociaux dans le champ politique municipal, ces supports de notabilité ne sont pas strictement séparés, mais peuvent au contraire se chevaucher dans des combinaisons propres à chaque individu, chaque famille, dans une synthèse spécifique entre l’originalité d’une stratégie personnelle et le conformisme culturel d’appartenance à une catégorie sociale. Ces activités interviennent doublement dans la régulation de cette compétition : elles produisent plus ou moins de richesse, condition indispensable à l’ambition, mais elles confèrent également plus ou moins de dignité, critère toujours considéré comme supérieur par le discours normatif du temps.
- 34 Bonin P., op. cit., p. 331-363.
30Toutes ces considérations m’avaient poussé à tenter le pari d’une modélisation fonctionnelle de la sociologie échevinale et consulaire il y a plus de dix ans. Dans une typologie à quatre entrées, j’y distinguais les corps de ville dominés par les officiers de justice, par la basoche ou auxiliaires des cours de justice royale, par les marchands, et enfin un type complexe où chaque critère précédent est fortement concurrencé par un ou plusieurs autres, particulièrement la présence de noblesse comme état supérieur et de la bourgeoisie rentière comme qualité supérieure du tiers état. Le premier type se rencontre dans les villes sans cour souveraine, où la fonction administrative demeure largement supérieure à une économie marchande de rayonnement limité : les responsabilités sont assumées par la partie supérieure des officiers de justice, membres des meilleures familles de la ville pour l’ampleur de leur patrimoine et le niveau de considération sociale. Le second type correspond aux capitales administratives avec une ou plusieurs cours souveraines, principalement un parlement. Le troisième type renvoie aux places marchandes et manufacturières dans lesquelles la puissance de l’économie maritime ne rencontre qu’une faible concurrence du pôle administratif. La mixité du quatrième type se lit dans des places portuaires avec une puissante administration (parlement comme à Bordeaux ou Rouen) et dans des centres manufacturiers dominés par des marchands, jouant aussi un rôle de place forte de frontière comme à Lille. La tradition des échelles répartissant les chaperons de consuls selon la hiérarchie classique de la société d’ordres dans toute la France du Midi entretient fortement la solidité de ce quatrième type où le pouvoir urbain est volontiers confié à des rentiers immobiliers34. Cette présentation n’a pas été contestée, même si des nuances doivent être apportées pour bien respecter la contextualisation politique locale. Les quelques études de sociologie municipale réalisées depuis cette date, ventilées sur plusieurs des types suggérés, ont conforté ce mode de présentation. Elles apportent des précisions qui permettent toutefois d’affiner nos commentaires précédents.
- 35 Emmanuelli F.-X., Pouvoir royal et vie régionale en Provence au déclin de la monarchie, thèse d’Ét (...)
- 36 Id., État et pouvoirs dans la France des XVIe-XVIIIe siècles, Paris, Nathan, 1992, p. 248-249.
31Marseille relève du type trois, c’est-à-dire de la ville dans laquelle le rôle de la place portuaire internationale n’est pas concurrencé par une fonction administrative puissante car tout le système institutionnel supérieur de la Provence (parlement, assemblée des états – limitée concrètement aux villes –, intendance) est installé à Aix-en-Provence35. Comme la ville appartient à l’aire culturelle méditerranéenne, nous y retrouvons logiquement le système des échelles pour la distribution des chaperons des consuls. L’originalité est dans la réduction à trois consuls alors qu’ailleurs les chiffres sont plutôt de quatre ou de six. Une volonté oligarchique plus forte, concrétisée par l’exclusion ferme des « mécaniques », et la faiblesse du nombre d’officiers et de gens de justice, se conjuguent pour expliquer cette contraction. Le poste de premier consul est associé sans surprise à la noblesse de bonne aisance, tandis que le second revient aux grands commerçants en voie d’anoblissement et que le troisième est partagé entre des marchands de second rang et des bourgeois36. Par rapport aux villes du Languedoc, il existe ici une inversion des catégories sociales favorables aux marchands puisque le plus souvent le second chaperon est donné à la bourgeoisie et que les grands marchands n’apparaissent qu’au troisième chaperon. L’équilibre fonctionnel très favorable au grand commerce a ainsi modifié en interne le système des échelles sans le faire disparaître. De plus, la noblesse marseillaise ressemble beaucoup plus à la noblesse italienne du XVIe siècle, très urbanisée, avec un patrimoine surtout orienté vers les investissements commerciaux, manufacturiers ou banquiers, qu’à la noblesse traditionnelle française rurale de la même époque. Une limite à la puissance sociopolitique des grands marchands est toutefois à lire dans le fait que les luttes de parti qui agitent régulièrement la vie politique urbaine, comme dans bien des villes de cette aire culturelle, sont dirigées par les chefs des rares institutions administratives, y compris jusqu’à la Fronde. Il en est ainsi de Nicolas Beausset, lieutenant général de la sénéchaussée (cour de moindre importance que ses homologues du royaume) et des Valbelle, lieutenants généraux de l’Amirauté (cour souvent en proximité sociale avec le milieu négociant).
32Toute cette agitation politique, qui a culminé dans une prolongation de la Fronde, a convaincu Louis XIV en 1660 de contrôler plus étroitement la ville en transformant son consulat à trois en échevinage à deux, réservé au grand négoce. Le retour à un système plus proche de la traditionnelle logique des échelles en 1766 n’a pas apporté de modification sociologique majeure, le monde du négoce continuant à investir en quasi-totalité cet échevinage rénové. Ici donc, l’hégémonie du grand commerce dans le développement urbain et la volonté d’un meilleur contrôle politique du pouvoir central se sont additionnées pour favoriser cette suprématie marchande.
- 37 Pontet-Fourmigue J., Bayonne, un destin… », op. cit., p. 28-66. Id, « Bayonne, port moyen à l’époq (...)
- 38 Pfister-Langanay Chr., Ports, navires et négociants à Dunkerque (1662-1792), Dunkerque, Société Du (...)
33La même faiblesse en institutions administratives de niveau supérieur caractérise d’autres villes portuaires d’importance moyenne comme Dunkerque, Saint-Malo, La Rochelle et Bayonne, permettant ainsi à l’élite marchande de s’imposer dans le corps de ville, même si la vitalité commerciale connaît des phases de stagnation ou même de repli comme à Saint-Malo et à Bayonne au XVIIIe siècle37. Ce décalage entre une prépondérance municipale et un effritement des positions dans la hiérarchie nationale du commerce illustre encore ce fait essentiel que la visibilité marchande dans le pouvoir urbain dépend autant ou sinon plus de l’absence de compétiteurs que de la véritable puissance sociale, en termes de richesse et de réputation, des acteurs du grand commerce. C’est ce qui sauve aussi partiellement les marchands rochelais, même si la place commerciale a mieux défendu son activité en soignant ses relations privilégiées avec la Nouvelle France jusqu’en 1763, afin d’éviter d’être trop laminée entre les puissances antillaises que sont Bordeaux et Nantes. À l’inverse, la neutralisation de la fonction militaire du port de Dunkerque, par suite des défaites contre l’Angleterre, a obligé à s’orienter vigoureusement vers les activités commerciales dans un tryptique gagnant unissant la grande pêche au hareng et à la baleine, le commerce colonial et surtout l’intense contrebande avec les côtes anglaises38. La domination des négociants s’est ainsi construite sur une réelle montée en puissance de la ville portuaire.
- 39 Coste L., Messieurs de Bordeaux…, op. cit., p. 32-33.
- 40 Coste L., « Une oligarchie à la tête de Bordeaux : intérêts politiques et économiques des jurats b (...)
- 41 Coste L., Mille avocats du Grand Siècle. Le barreau de Bordeaux de 1589 à 1715, Bordeaux, S.A.H.C. (...)
34Dans ma nomenclature, Bordeaux relève du type quatre puisqu’il s’agit d’une capitale provinciale bénéficiant d’un ensemble administratif et culturel complet, mais aussi d’un grand port atlantique dont l’essor a été vigoureux au XVIIIe siècle. Son appartenance à la France du Sud explique l’adoption coutumière au cours du XVIe siècle d’une répartition sociologiquement réglée des six postes de la jurade. Après avoir été donné principalement aux grands représentants de l’autorité royale, puis supprimé de 1620 à 1653, le poste de maire a été confié à la dynastie d’Estrades dont les chefs du lignage servent d’ambassadeur à la Cour39. Selon la logique traditionnelle des états sociaux, les deux marchands se retrouvent derrière la noblesse urbaine et les avocats dans l’ordre protocolaire. Toutefois, peuvent-ils compenser ce déficit d’honneur par une plus forte influence : ce sont de loin les plus investis dans l’animation des institutions municipales, au-delà de la jurade elle-même, dans le rôle de prud’hommes et au Conseil des Trente40. La réservation des deux premiers postes de jurat aurait pu être mise à profit par les officiers du parlement, déjà nobles ou en voie d’anoblissement. Mais il n’en est rien car la compagnie se juge bien au-dessus de la municipalité, à l’instar de toutes les autres du royaume. Il ne peut être ici question de faire exception pour le poste de maire, à l’exemple de Rouen où la recréation de la charge après plus de trois siècles de suppression, a suffisamment inquiété quant à ses effets possibles pour qu’il soit jugé sage de l’occuper en rotation avec les autres cours de justice. Comme dans la plupart des cas de ce type, ce ne sont pas les officiers moyens qui ont profité de ce refus, mais la compagnie des avocats qui y a envoyé ses anciens syndics. On sait que les avocats sont très proches culturellement des officiers royaux, puisqu’ils ont suivi des études universitaires, le plus souvent jusqu’au doctorat41. Il conviendrait de savoir si leur position doit plutôt être analysée comme une poussée de leur part ou comme un effet de clientélisme parlementaire.
- 42 Pfister-Langanay Chr., « Élites, institutions portuaires et règlements de compte à Dunkerque (1776 (...)
- 43 Butel P. (dir.), Histoire de la chambre de commerce et d’industrie de Bordeaux des origines à nos (...)
35Comme dans toutes les villes portuaires françaises dont Dunkerque fournit un bon exemple42, l’institution municipale a vu son rôle s’affaiblir quant à la défense des intérêts commerciaux suite à la création du Conseil de commerce à Versailles et d’une chambre de commerce à Bordeaux43. Les grands négociants ont préféré investir ces nouveaux lieux de pouvoir et de lobbying plutôt que de compter sur la jurade, ce qui n’a pas poussé les grands acteurs de la croissance bordelaise à s’engager dans l’action municipale. Bien que les plus grosses fortunes négociantes se rapprochent progressivement au XVIIIe siècle des meilleures fortunes parlementaires, la puissance sociale des élites cléricales et officières dans la conservation des normes traditionnelles, résultant ici d’un processus coutumier indigène, a ainsi bloqué une réévaluation du poids des marchands dans la jurade, pourtant jugée nécessaire par le pouvoir monarchique le plus avancé dans la perspective absolutiste.
- 44 Saupin G., Nantes au XVIIe siècle…, op. cit., p. 243-269.
- 45 Maillard J., Le pouvoir municipal à Angers de 1657 à 1789, Angers, PUA, 1984.
- 46 Petitfrere C., « Les officiers dans le corps de ville de Tours aux XVIIe et XVIIIe siècles », dans(...)
36L’exemple nantais illustre la séparation quasi structurelle entre le poste de maire nettement réservé aux officiers royaux, principalement ceux des cours de justice comme le présidial et la sénéchaussée, mais aussi la chambre des comptes jusqu’à la fin du XVIIe siècle, et l’échevinage pour lequel la concurrence entre l’élite marchande et les gens de justice, pris dans leur globalité, a le plus souvent profité à la première, à l’exception des deux premiers tiers du XVIIe siècle. Cette longue anomalie doit surtout être comprise comme une conséquence sociopolitique de la Ligue puisque la majorité des grands marchands très orientés vers le marché espagnol avaient conjugué leur foi et leurs intérêts matériels pour soutenir le duc de Mercoeur tandis que le parti loyaliste et politique avait été animé dans la cité ligérienne par les grandes familles robines des cours de justice royale44. La première moitié du XVIIe siècle représente donc le temps nécessaire pour effacer des mémoires cette dangereuse aventure sanctionnée par l’installation du contrôle royal officiel sur le choix des maires et échevins en 1598. Il faut observer que les meilleurs taux de présence ne sont pas en rapport avec le niveau de développement de l’activité commerciale. Survalorisé dans le dernier tiers du XVIe siècle par un long boycott de dix ans du corps de ville par bien des officiers de justice opposés à sa création en 1560-1564, le poids relatif du commerce est curieusement plus fort sous Louis XIV qu’au XVIIIe siècle, alors qu’on aurait attendu l’inverse. C’est pourquoi, il ne faut pas se limiter à chercher les raisons d’une reconquête marchande dans le dernier tiers du XVIIe siècle alors qu’il s’agit principalement d’une conséquence du retrait volontaire des officiers royaux de justice du présidial, de la sénéchaussée et des avocats, calquant leur attitude sur ceux des Comptes eux-mêmes en phase avec les préjugés des parlementaires. Lorsqu’il leur apparaîtra vers 1730, avec le grand chantier de transformation de l’espace urbain, que leurs intérêts corporatifs ne sont pas entièrement les mêmes que ceux des cours souveraines, ils reviendront vers l’échevinage, réduisant ainsi la part anormale que leur retrait avait offert au monde marchand dont l’enrichissement par le commerce colonial atlantique ne faisait que commencer. L’évolution nantaise fait donc classer ainsi la ville dans le type trois, en révélant cependant que l’impact sociopolitique d’une chambre des comptes sur la vie municipale n’a rien à voir avec celle d’un parlement, rapprochant ainsi la place portuaire de fond d’estuaire d’autres villes ligériennes plus intérieures comme Angers45 ou Tours où l’élite des officiers royaux investit fortement la municipalité46 car il n’existe pas de phénomène de mimétisme de comportement avec les officiers de parlement.
- 47 Saupin G., « Les assemblées municipales en Bretagne sous l’Ancien Régime : Quelle participation de (...)
- 48 Bernard M., « La municipalité de Brest de 1750 à 1790 », Annales de Bretagne, tome 31, 1915-1916, (...)
- 49 Le Goff S., Élites et pouvoir municipal dans les petites villes bretonnes au XVIIIe siècle (1730-1 (...)
- 50 Ibid., p. 12-15.
- 51 Saupin G., « La communauté de ville de Quimperlé au XVIIe siècle », dans CRBC (éd.), L’abbaye Sain (...)
- 52 Le Goff S., op. cit., p. 17-20
- 53 Ibid, p. 22-26.
37L’exemple de la Bretagne, dans ses contrastes marqués dans l’espace et dans le temps, illustre le même mécanisme fondamental à l’œuvre dans ses petites villes littorales. Le resserrement démographique et l’étroitesse de l’élite urbaine rendent la promotion politique du monde marchand encore plus dépendante du niveau de concurrence de l’ensemble des professions juridiques. La longue et difficile promotion municipale de l’élite marchande morlaisienne47, en tout point similaire à celle de Vitré – place marchande internationale non littorale mais fortement reliée à Saint-Malo –, dans sa lutte émancipatrice contre la tutelle des juges de la sénéchaussée aux XVIe et XVIIe siècles, avant un succès simplement acquis au XVIIIe siècle, en fournit un témoignage exemplaire. L’absence d’un présidial, installé à Quimper, permet aux négociants brestois de contrôler le poste de maire dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Sur les 14 élections de 1750 à 1789, 10 ont été favorables à un négociant, deux à des notaires et deux à un marchand de vin et un marchand de draps48. Pour voir les marchands de ces petits ports faire au mieux jeu égal avec les gens de justice et du droit, il ne faut pas de forte juridiction, tant sénéchaussée royale ou seigneuriale que régaires épiscopaux ou canoniaux. D’après les relevés des mentions professionnelles du XVIIIe siècle, l’équilibre n’est atteint qu’à Auray49, sans compter le poste de maire, alors qu’il reste hors de portée dans des villes comme Dinan50, Quimperlé51, et pour comparaison Pontivy52, ville intérieure, mais carrefour commercial majeur pour l ‘ exportation des toiles bretonnes. Dans ces petits ports, la gestion municipale est surtout assurée par un ensemble formé d’avocats, de procureurs et de notaires, avec volontiers cumul de charges pour les deux derniers. Naturellement, la ville de Vannes, simple petite tête de commerce dans l’ensemble plus vaste formé de tous les havres du golfe du Morbihan, mais siège de présidial et de sénéchaussée royale, ne fait qu’accentuer le phénomène en y ajoutant les officiers de ces cours53. Vannes rejoint ainsi, comme ville de moyenne importance, la première catégorie de la typologie nationale, celle des villes administratives sans cour souveraine où l’élite officière ne méprise pas l’horizon municipal et prend même la tête du monde juridique pour asseoir la prépondérance de ce dernier.
- 54 L’analyse est faussée par le nombre important (41) de délibérants enregistrés comme officiers de m (...)
Légende : MD. N : marchand, négociant ; AV : avocat ; PROC : procureur ; NOT : notaire ; PR-NO : procureur-notaire ; OFJ : office justice ; OFI : office de finance ; CL : clergé ; NOB : noble. Groupes sociaux et assemblée municipale fermée dans quelques villes portuaires bretonnes au XVIIIe siècle.
Notes 5454
38Rendre compte de l’importance de l’élite marchande dans les instances municipales des villes portuaires françaises à l’époque moderne implique ainsi l’élaboration d’une interprétation complexe, croisant des causalités diversifiées, tout simplement parce qu’une place portuaire est aussi une ville, plus ou moins grande, avec toutes les caractéristiques de l’urbain. Les fonctions commerciale et militaire, plus ou moins relayées et appuyées par les fonctions manufacturières et financières, ne sont pas le seul moteur de développement. Il est ainsi apparu que la comparaison avec le niveau d’équipement administratif, civil et religieux, souvent prolongé par les établissements culturels ou d’assistance, était déterminant pour arbitrer la concurrence structurelle entre les milieux sociaux du droit et du commerce. Naturellement, l’importance des fluctuations du dynamisme commercial au cours des trois siècles, avec des avancées plus ou moins spectaculaires, suivies parfois de recul, joue un rôle essentiel, mais sans doute non décisif. Comme il s’agit de pouvoir politique, même à l’échelon local de l’espace urbain, la distribution des rôles met en jeu toutes les valeurs sociales, politiques, religieuses et culturelles du moment et les mouvements d’entrisme ou de retraits des diverses catégories de l’élite urbaine relèvent de symbioses très complexes, dans lesquels l’économique ne règne pas sans partage. Ainsi un idéal de bonne représentation sociologique selon les critères traditionnels peut justifier le maintien d’une règle qui, dans son fixisme, ignore les évolutions et reclassements des villes maritimes dans la hiérarchie des ports.
39Cette rapide synthèse montre que les meilleurs marchands ne dominaient pas forcément les corps de ville de leur cité, quelle que soit la taille de celle-ci. L’approfondissement des mécanismes de cette réalité a permis de conforter l’interprétation fonctionnelle de la distribution du pouvoir municipal, la concurrence entre la fonction commerciale et administrative se traduisant non seulement en termes de niveaux de fortune et de composition du patrimoine, mais aussi en termes de jugements de valeur sur l’inégale dignité et aptitude des catégories internes de l’élite urbaine quant à l’exercice du pouvoir et l’intérêt de l’exercer.
Notes
1 Coste L., Les lys et le chaperon. Les oligarchies municipales en France de la Renaissance à la Révolution, Bordeaux, PUB, 2007. Petitfrere C. (dir.), Construction, reproduction et représentation des patriciats urbains de l’Antiquité au XXe siècle, Tours, CEHVI, 1999. Voir les communications de Pedro de Brito sur Porto, Jean-Marie Constant sur Le Mans, Christine Lamarre sur la Bourgogne, Béatrice Legrand-Baumier et Claude Petitfrère sur Tours, Sylvie Mouysset sur Rodez et Guy Saupin pour une synthèse méthodologique à échelle française. Plessix R. et Poussou J.-P. (dir.), La vie politique et administrative des petites villes françaises du Moyen Âge à nos jours, Mamers, Société d’Histoire des petites villes, 2002. Partie II : « Le pouvoir municipal aux XVIIe et XVIIIe siècles ».
2 Saupin G., « Fonctionnalisme urbain et sociologie des corps de ville français (XVIe-XVIIIe siècles) », dans Saupin G. (éd.), Le pouvoir urbain dans l’Europe atlantique du XVIe au XVIIIe siècle, Nantes, Ouest Éditions, 2002, p. 235-258.
3 Tranchant M., Le commerce maritime de La Rochelle à la fin du Moyen Âge, Rennes, PUR, 2003, p. 185-189.
4 Bordes M., L’administration provinciale et municipale en France au XVIIIe siècle, Paris, SEDES, 1972, p. 199-230.
5 Coste L., Messieurs de Bordeaux. Pouvoirs et hommes de pouvoir à l’hôtel de ville, 1548-1789, Bordeaux, Fédération historique du Sud-Ouest, 2006.
6 Saupin G., Nantes au XVIIe siècle. Vie politique et société urbaine, 1598-1720, Rennes, PUR, 1996.
7 Leyssens A., Élites municipales, corporations et pouvoirs à Dunkerque au XVIIIe siècle, thèse de l’université Lille 3 (dir. Philippe Guignet), 2007.
8 Lemonnier-Mercier A., « Le Havre au XVIIe siècle, une ville en mutation », dans Le Page D. et Rousteau-Chambon H. (dir.), Gérard Mellier, Maire de Nantes et subdélégué de l’intendant de Bretagne (1709-1729), Colloque de Nantes, nov. 2009, Actes à paraître.
9 Saupin G., « Élites sociales et pouvoir municipal dans les villes littorales de Bretagne », dans Le Bouëdec G. et Chappe François (dir.), Pouvoirs et littoraux du XVe au XXe siècle, Rennes, PUR, 2000, p. 85-97.
10 Chiffres tirés de Coste L., Messieurs de Bordeaux…, op. cit., p. 223-234.
11 Chiffres tirés de Kaiser W., Marseille au temps des troubles, 1559-1596. Morphologie sociale et luttes de factions, Paris, Éd. EHESS, 1992, p. 144-155.
12 Lespagnol A., Messieurs de Saint-Malo. Une élite négociante au temps de Louis XIV, Saint-Malo, L’Ancre marine, 1990, Rennes, PUR, 1997.
13 Butel P., Les négociants bordelais, l’Europe et les Îles au XVIIIe siècle, Paris, Aubier, 1974.
14 Meyer J., L’armement nantais dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, Paris, SEVPEN, 1969.
15 Pontet-Fourmigue J., Bayonne, un destin de ville moyenne à l’époque moderne, Biarritz, Éd. J. et D., 1990 ; Robin D., « La chambre de commerce de Bayonne et la franchise de 1784 : sa stratégie, ses objectifs et les conséquences sur le littoral basco-bayonnais », dans Le Bouëdec G. et Chappe F. (dir.), op. cit., p. 453-462.
16 Carriere C., Les négociants marseillais au XVIIIe siècle, Aix-en-Provence, 1973, 2 vol.
17 Acerra M., Rochefort et la construction navale française (1661-1815), Paris, Librairie de l’Inde, 1995. Boulaire A., Brest et la Marine royale de 1660 à 1790, thèse d’État, Atelier de Lille 3, 1990.
18 Le Bouëdec G., Le port et l’arsenal de Lorient, de la Compagnie des Indes à la Marine cuirassée, Lorient-Paris, Librairie de l’Inde, 1994, t. 1.
19 Plouviez D., De la terre à la mer. La construction navale militaire française et ses réseaux économiques au XVIIIe siècle, thèse d’université de Nantes (dir. Martine Acerra), 2009.
20 Delobette E., « Le grand négoce atlantique havrais au XVIIIe siècle », Revue d’Histoire Maritime, no 9, 2008, p. 283-319 ; id., Ces Messieurs du Havre. Négociants, commissionnaires et armateurs de 1680 à 1830, thèse de l’université de Caen (dir. André Zysberg), 2005 ; id., « La traite négrière dans la croissance atlantique havraise du XVIIIe siècle », dans Saunier E. (dir.), Villes portuaires, du commerce triangulaire à l’abolition de l’esclavage, Cahiers de l’histoire et des mémoires de la traite négrière, de l’esclavage et de leurs abolitions en Normandie, no 1, 2008, p. 31-55.
21 Durand Y., L’ordre du monde. Idéal politique et valeurs sociales en France du XVIe au XVIIIe siècle, Paris, SEDES, 2001, p. 25-49, 205-233.
22 Ruggiu Fr.-J., « Oligarchies et ascension sociale urbaine en France et en Angleterre du XVIe au XVIIIe siècle », dans Saupin G. (éd.), Le pouvoir urbain…, op. cit., p. 195-214.
23 Coste L., Les lys et le chaperon… op. cit., p. 195-227.
24 Toutes les statistiques sont tirées de Coste L., Messieurs de Bordeaux…, op. cit., p. 228-232.
25 Pillorget R., Les mouvements insurrectionnels de Provence entre 1596 et 1715, Paris, 1975. Emmanuelli F.-X., Vivre à Marseille sous l’Ancien Régime, Paris, Perrin, 1999, p. 46-57.
26 Saupin G., Nantes au XVIIe siècle…, op. cit., p. 243-269.
27 Chevalier B., Les bonnes villes de France du XIVe au XVIe siècle, Paris, Aubier, 1982, p. 129-150.
28 Saupin G., « Sociologie municipale des villes de parlement en France au XVIIe siècle », dans Aubert G. (dir.), Parlements de Louis XIV, Rennes, PUR, à paraître.
29 Salvadori Ph., « Le Parlement de Bourgogne et la municipalité de Dijon sous le règne personnel de Louis XIV », dans Chaline O. et Sassier Y. (dir.), Les parlements et la vie de la cité, XVIe-XVIIIe siècles, Rouen, PURH, 2002, p. 209-230.
30 Aubert G., « La noblesse et la ville au XVIIIe siècle. Réflexions à partir du cas rennais », Histoire urbaine, 4, 2001, p. 127-149. L’auteur situe même cette interrogation au siècle des Lumières pour les officiers du parlement de Bretagne.
31 Bonin P., Bourgeois, bourgeoisie et habitanage dans les villes du Languedoc sous l’Ancien Régime, Aix-en-Provence, PUAM, 2005, p. 379-407.
32 Coste L., Messieurs de Bordeaux…, op. cit., p. 94-100.
33 Guignet Ph., Le pouvoir dans la ville au XVIIIe siècle. Pratiques politiques, notabilité et éthique sociale de part et d’autre de la frontière franco-belge, Paris, Éd. EHESS, 1991, p. 355-356. Hollander P., « La composition sociale de l’échevinage lillois sous la domination française, 1667-1789 », Revue du Nord, 1970, t. 52, p. 5-15.
34 Bonin P., op. cit., p. 331-363.
35 Emmanuelli F.-X., Pouvoir royal et vie régionale en Provence au déclin de la monarchie, thèse d’État, Atelier de Lille 3, 1974, 2 vol.
36 Id., État et pouvoirs dans la France des XVIe-XVIIIe siècles, Paris, Nathan, 1992, p. 248-249.
37 Pontet-Fourmigue J., Bayonne, un destin… », op. cit., p. 28-66. Id, « Bayonne, port moyen à l’époque moderne », dans Colin M. (dir.), Ville et port, XVIIIe-XXe siècle, Paris, L’Harmattan, 1994, p. 25-40.
38 Pfister-Langanay Chr., Ports, navires et négociants à Dunkerque (1662-1792), Dunkerque, Société Dunkerquoise, 1985, p. 223-422.
39 Coste L., Messieurs de Bordeaux…, op. cit., p. 32-33.
40 Coste L., « Une oligarchie à la tête de Bordeaux : intérêts politiques et économiques des jurats bourgeois sous le règne de Louis XIV », Actes du 50e congrès des Fédérations historiques du Sud-Ouest, Bordeaux et l’Aquitaine, Bordeaux, F.H.S.O., 1999, p. 155-173. Id, « La jurade de Bordeaux au XVIIe siècle », dans Pontet J. (éd.), Des hommes et des pouvoirs dans la ville, XIVe-XXe siècle, France, Allemagne, Angleterre, Italie, Bordeaux, CESURB, 1999. p. 269-275.
41 Coste L., Mille avocats du Grand Siècle. Le barreau de Bordeaux de 1589 à 1715, Bordeaux, S.A.H.C.C., 2003, p. 15-26, 49-66.
42 Pfister-Langanay Chr., « Élites, institutions portuaires et règlements de compte à Dunkerque (1776-1791) », dans Le Bouedec G. et Chappe Fr. (dir.), Pouvoirs et littoraux… op. cit., p. 429-436.
43 Butel P. (dir.), Histoire de la chambre de commerce et d’industrie de Bordeaux des origines à nos jours (1705-1985), Pessac, C.C.I.B., 1988 ; Lhéritier M., Histoire des rapports de la chambre de commerce de Bordeaux avec les intendants, le parlement et les jurats de 1705 à 1791, Bordeaux, Gounouilhou, 1913.
44 Saupin G., Nantes au XVIIe siècle…, op. cit., p. 243-269.
45 Maillard J., Le pouvoir municipal à Angers de 1657 à 1789, Angers, PUA, 1984.
46 Petitfrere C., « Les officiers dans le corps de ville de Tours aux XVIIe et XVIIIe siècles », dans Cassan M. (éd.), Les officiers « moyens » à l’époque moderne, Limoges, PULIM, 1998, p. 121-138.
47 Saupin G., « Les assemblées municipales en Bretagne sous l’Ancien Régime : Quelle participation des habitants ? », dans Aris D. (éd.), La Bretagne au XVIIe siècle, Vannes, 1991, p. 217-218, 225-232.
48 Bernard M., « La municipalité de Brest de 1750 à 1790 », Annales de Bretagne, tome 31, 1915-1916, p. 124. Il faut noter que les négociants Le Normand, Kerbizodu-Lanven et Le Guen de Neugel ont été élus trois fois pour le premier et deux fois pour les deux autres.
49 Le Goff S., Élites et pouvoir municipal dans les petites villes bretonnes au XVIIIe siècle (1730-1788), thèse d’université Rennes 2 (dir. André Lespagnol), 2004, vol. 3, p. 4-7.
50 Ibid., p. 12-15.
51 Saupin G., « La communauté de ville de Quimperlé au XVIIe siècle », dans CRBC (éd.), L’abbaye Sainte-Croix de Quimperlé, des origines à la Révolution française, Brest, CRBC, 1999, p. 191-204.
52 Le Goff S., op. cit., p. 17-20
53 Ibid, p. 22-26.
54 L’analyse est faussée par le nombre important (41) de délibérants enregistrés comme officiers de milice. Cette fonction municipale masque une identité professionnelle qui doit se répartir entre le commerce et les gens du droit. Mais les écarts sont tels que cette incertitude ne peut remettre en cause la conclusion sur la prépondérance de ces derniers.
Table des illustrations
Légende | Tableau 3. – Concurrence entre la chancellerie et le bureau des finances (1550-1653). |
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Légende | Légende : MD. N : marchand, négociant ; AV : avocat ; PROC : procureur ; NOT : notaire ; PR-NO : procureur-notaire ; OFJ : office justice ; OFI : office de finance ; CL : clergé ; NOB : noble. Groupes sociaux et assemblée municipale fermée dans quelques villes portuaires bretonnes au XVIIIe siècle.Notes 5454 |
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