Gens de mer
| ,Première partie. L'enjeu portuaire
La flotte communale au service de l’effort de guerre : le cas de Bordeaux pendant la guerre de Cent Ans
Texte intégral
- 1 Bernard J., Navires et gens de mer à Bordeaux (vers 1400-vers 1500), Paris, SEVPEN, 1968.
- 2 Registres de la jurade. Délibérations de 1406 à 1409, Archives municipales de Bordeaux, t. 3, 1873 (...)
1La rumeur commune veut que les Bordelais n’aient jamais été des marins ; si elle est quelque peu fondée en matière de navigation maritime que les Bordelais ont le plus souvent déléguée aux puissances navales ou aux marins patentés, tels les Bretons ou les Basques, elle est malvenue en ce qui concerne la batellerie fluviale ; comme leurs concurrents rochelais, les Bordelais ont entretenu, dès le Moyen Âge, une flotte fournie qui sillonnait la mar de Garonne, s’aventurait parfois au-delà de l’estuaire et assurait les liens avec l’arrière-pays. Indispensable au bon fonctionnement du port de Bordeaux, elle servait d’auxiliaire aux bateaux de haute mer, dont elle effectuait le transbordement et l’aconage. Dans le contexte de la guerre de Cent Ans, particulièrement au début du XVe siècle lorsque la pression des troupes françaises s’accroît sur le Bordelais, cette marine fluviale a constitué un des fers de lance de l’effort de guerre de la commune ; ainsi, l’une des grandes victoires des Bordelais a été remportée par une bataille navale, lancée en décembre 1406 contre les armées du duc d’Orléans qui assiégeaient Bourg et Blaye. La remarquable thèse de Jacques Bernard : Navires et gens de mer à Bordeaux (vers 1400-vers 1500), avait consacré quelques belles pages, toujours de référence, à cette flotte fluviale1. Néanmoins, celle-ci demeure encore en grande partie méconnue pour la période proprement médiévale, faute de sources suffisantes, particulièrement de registres notariés, jusqu’au premier tiers du XVe siècle. Seuls les Registres de délibérations de la jurade offrent une fenêtre d’étude pour les années 1406-14222. Soixante-quatorze ordonnances, relatives à la batellerie et prises par les magistrats municipaux durant ces deux décennies, y ont été recensées et constituent le corpus de travail ; elles donnent à voir l’existence d’une flotte propre à la commune, renforcée à l’occasion par la mobilisation de la batellerie privée mise au service de la défense du duché. La jurade sollicite ses membres mais aussi d’autres bourgeois et des gens des pays alliés, tant pour fournir des navires que pour équiper et armer les bateaux de la ville. On peut ainsi s’interroger, à partir de cette seule source municipale, sur la composition, la gestion et le rôle de la marine communale mais également, dans l’optique choisie par ce colloque, sur l’investissement des bourgeois, et particulièrement de leur élite, dans l’effort de guerre maritime ; quelles formes a pris leur implication ? Quelle part de cette flottille bourgeoise dans les opérations militaires communales ? Cet investissement des bourgeois est-il révélateur de leur engagement civique, forcé ou volontaire, au service de la commune et de la cause anglo-gasconne ?
La flotte communale à l’image de la batellerie bordelaise
2Cinquante-six ordonnances sur les soixante-quatorze relevées dans les registres municipaux concernent l’équipement en hommes et en fournitures des bateaux de la ville ; c’est dire combien les jurats prêtent attention à l’entretien de leur flottille qui, malgré sa faible ampleur et son état très moyen, participe de leur puissance et leur donne les moyens de l’action.
Une batellerie mixte et réduite
- 3 On trouve également mention du baleinier du maire (RJ, t. IV, p. 241-243, 5 septembre 1415) ; néan (...)
- 4 Estey est le terme gascon qui désigne les petits affluents de la Garonne et de la Dordogne soumis (...)
- 5 Bernard J., Navires et gens de mer à Bordeaux, op. cit., p. 251.
- 6 RJ, t. III, p. 24, 17 août 1406, ordonnance pour chercher qui gouvernera « la galiota et autres ba (...)
3Telle qu’on peut la décompter dans les délibérations de la jurade, la flotte communale comprend quatre baleneys, une galiote, ainsi que des bateaux de moindre tonnage, anguilles et tilholas, dont on ne peut estimer le nombre. Les baleiniers en constituent le fleuron ; dénommés Lo Jorge, Lo Miqueu, L’Aygla et Lo Leon, ils demeurent présents dans les sources municipales sur toute la période d’étude et font donc preuve d’une certaine longévité3. À la fin du Moyen Âge, les baleiniers sont devenus très communs dans le golfe de Gascogne, où ils se sont substitués à la galère. S’ils sont aptes à naviguer sur l’océan, ils y font surtout du cabotage et l’on hésite à se confier à eux en hiver pour les longues traversées. Ils sont en revanche très prisés sur le fleuve qu’ils peuvent remonter jusqu’à Saint-Macaire, aux limites du diocèse, et y trouver sans difficulté des abris dans les esteys4. Ce sont des bateaux longs et bas de bord, rapides et très manoeuvrants de par leur faible calaison (une moyenne de 40 à 60 tonneaux). Fortement voilés d’une voilure carrée, ils n’en possèdent pas moins des avirons qui leur permettent une plus grande liberté d’évolution. Jacques Bernard, qui les considérait comme la version atlantique de la galère, voyait en eux « un compromis entre les traditions du Nord et celles du Midi, entre la rame et la voile, entre la guerre et le commerce5 ». Les quatre baleiniers de la jurade sont principalement affectés à la protection de la ville et à la défense du fleuve et ne s’aventurent guère en haute mer. Néanmoins, de par leur rapidité et malléabilité, ils constituent, dans les opérations guerrières pour la défense du duché, le fer de lance de la flotte communale et nous les verrons être en première ligne des combats contre les navires ennemis. Leurs noms de rapace (L’Aygla) ou de fauve (Lo Leon) proclament cette vocation de navires prédateurs. La galiote, autre bateau apte à naviguer tant sur le fleuve que sur l’océan, se montre moins manoeuvrante. Version abâtardie de la galère qui, après son âge d’or du XIIIe siècle, connaît une éclipse à la fin du Moyen Âge, la galiote est un bateau long et puissant mais qui résiste mal à la concurrence des baleiniers ; ainsi la jurade n’en possède qu’une, sans dénomination et, si elle l’associe couramment dans ses décisions aux baleiniers6, elle ne la place pas en première ligne des opérations militaires, rompant ainsi avec l’ancienne affectation guerrière des galères.
- 7 RJ, t. IV, p. 85, 5 septembre 1414.
- 8 RJ, t. III, p. 33, 29 août 1406. RJ, t. IV, p. 46, 24 juillet 1414 : l’anguille de Tropeyte.
4À ces cinq navires mixtes qui constituent la « force de frappe » de la flotte communale, s’ajoutent des caboteurs de type fluvial et de moindre tonnage. Ils constituent des auxiliaires indispensables à la navigation maritime en assurant l’aconage des grandes nefs – ainsi de cette tilhole d’un courtier anglais prise « per lo servici deu balener l’Aygla7 » – et assurent l’essentiel des transports locaux des hommes et des marchandises. Citée par seulement deux occurrences des registres de la jurade8, cette batellerie, qui sera pourtant réquisitionnée pour l’expédition de Bourg en 1406, ne semble guère préoccuper les magistrats municipaux. Ni la quantité ni la dénomination n’en sont indiquées, possible preuve d’un nombre élevé et, de la part des jurats, d’une appréhension assez globale. Elle est toutefois décrite comme composée d’anguillas, des bateaux longs et rapides d’une capacité pouvant attendre 30 tonneaux, de tilholas, des vaisseaux longs à fond plat, propulsés à la rame et capable de porter 10 tonneaux, et de bateu, sans que l’on puisse savoir ce que recouvre ce terme par trop généraliste ; sans trop se tromper, on peut l’associer aux embarcations de la Garonne maritime et de l’estuaire, souvent rassemblées sous l’appellation générique de gabarres, soit des bateaux de forme et de capacité très variables, propulsés à la voile mais dotés d’avirons, aptes à naviguer tant capsus (en amont) que capjus (en aval, sur l’estuaire).
5En somme, telle que les sources nous la révèlent, la flotte communale apparaît comme une version miniaturisée de la batellerie bordelaise : un corps d’élite réduit de bateaux naviguant dans tout l’hinterland fluvial et maritime, de moyen tonnage mais d’une grande efficacité dans la course comme dans les échanges régionaux ; lui servant d’auxiliaire et de complément, une batellerie fluviale probablement abondante, protagoniste majeur du port et de ses relations avec l’arrière-pays immédiat.
Équipage et équipement
- 9 RJ, t. III, p. 24, 17 août 1406.
- 10 RJ, t. III, p. 125, 29 octobre 1406.
- 11 RJ, t. IV, p. 272, 14 octobre 1415.
- 12 RJ, t. III, p. 355, 7 septembre 1408.
- 13 RJ, t. III, p. 139, 23 novembre 1406.
- 14 RJ, t. III, p. 196, 4 juin 1407.
- 15 RJ, t. III, p. 197, 8 juin 1407.
- 16 RJ, t. III, p. 176, 13 avril 1407.
6Lorsque la jurade requiert le service de sa flotte, elle la dote d’un équipage ; elle ne semble pas occuper celui-ci de façon permanente mais le recrute au coup par coup. Ainsi, le 17 août 1406, alors que la pression française s’accroît sur Blaye, elle délègue deux commissaires pour chercher « qui goberna » la galiote et les baleiniers9. Le commandement des navires est confié à un maître qui en a la responsabilité ; à l’automne 1406 alors que se prépare l’expédition sur Bourg, Lo Jorge est confié au mestre Peletan10. Selon J. Bernard, le maître est souvent, de façon occasionnelle, un armateur et un marchand mais il est avant tout un marin expérimenté qui gouverne et commande au bateau et à ses hommes ; il lui arrive cependant de déléguer la manœuvre de la navigation à un pilote ou au contremaître. On trouve peu mention de ce personnel subalterne, hormis dans un bail du baleinier Lo Leon où l’ensemble de l’équipage est inventorié, sans que la hiérarchie professionnelle y soit véritablement apparente11. Outre des fonctions spécifiques comme le charpentier ou deux barbiers, la seule distinction se joue entre le maître et le capitaine, en l’occurrence Picquart Olivey, le bailleur. On verra que ce capitaine apparaît antérieurement dans un règlement à l’amiable à propos de la prise d’une barque bretonne, qu’il avait effectuée alors qu’il était cappitayne de l’Aygla12 ; où l’on mesure ici combien l’apparition du capitaine dans l’équipage des navires à la fin du Moyen Âge coïncide avec celle des navires armés en guerre ou en course où il s’impose comme chef d’expédition. Des marineys qui forment le gros de l’équipage, les sources nous apprennent peu de chose, hormis quelques mentions de leur nombre et de leur salaire. Sur Lo Jorge, le maître Peletan commande à 35 hommes rétribués, chacun, 5 sous par jour. Cinquante hommes sont embarqués sur chacun des navires armés pour aller à Bourg en novembre 140613. La rémunération de l’équipage semble s’effectuer soit par jour, comme dans le cas précédent, soit pour une durée déterminée – Pey Guilhem, maître du Miqueu est payé 10 francs pour sa tâche « de la Madeleine passée à celle qui vient14 » – soit par expédition – le maître du Leon reçoit pour lui et ses marins 7 livres 5 sous pour le transport du maire et des jurats à Cadillac15. La jurade semble peiner à recruter des marins localement et a recours, tant pour le personnel de commandement que pour les hommes d’équipage, à des nautoniers de pays ou régions alliés : des Bretons, des Bayonnais ou des Anglais. Ainsi, en avril 1407, un paiement de 4 livres est effectué pour payer des marins bayonnais pour l’expédition de Bourg, « pers o que ne trobava autres marineys16 ».
- 17 RJ, t. III, p. 21, 26 octobre 1406.
- 18 RJ, t. III, p. 139, 23 novembre 1406.
- 19 RJ, t. IV, p. 597, 28 janvier 1422. On peut s’étonner de cette mention de vin vieux à une époque o (...)
7La jurade pourvoit également à l’armement de sa flotte. Que ce soit pour un simple transport d’hommes ou de produits ou pour une expédition militaire, la décision du corps municipal est prise le plus souvent dans l’urgence du départ. C’est notamment le cas pour l’avitaillement en vivres envisagé par les jurats consécutivement à l’ordre de mobilisation : le 26 octobre 1406, « per consolar los gens de Blaya » assiégés, la jurade décide d’envoyer ses baleiniers et prend, dans la foulée, les dispositions pour les équiper en vivres. Les denrées prévues sont des plus communes : de la pomada (cidre) et du pain17. Un mois plus tard, le 23 novembre, alors qu’ils montent une expédition pour amener du renfort à Bourg, les jurats prévoient pour l’avitaillement de tous les baleiniers 100 tonneaux de pommade, de la viande, du pain, des poissons salés. Ils se prêtent à un calcul sur les quantités pour les maîtres de navires qui ont 50 hommes : trois pains par homme et par jour, un quartier de viande par jour, une barrique de harengs blancs, un boisseau de sel et une livre de chandelle par nuit18 ; soit une alimentation frustre mais abondante et, curieusement en Bordelais, sans vin. La seule mention qui en est faite renvoie à un événement exceptionnel que les jurats veulent célébrer : le 28 janvier 1422, ils ordonnent au trésorier d’acquérir deux tonneaux de froment et deux autres de « vin velh » pour la provision du baleinier que la ville veut envoyer au roi pour la naissance du dauphin19 ; un cadeau, du fret donc, plutôt que de la boisson pour les marins. Pour effectuer l’avitaillement, la jurade délègue couramment des commissaires chargés de se procurer les vivres. Pour l’expédition de fin novembre 1406, douze, dont beaucoup de jurats, sont nommés : trois, dont le sous-maire et le trésorier, pour le pain, cinq pour la viande, quatre pour le poisson salé. Sans doute faut-il des hommes d’expérience et de réseaux capables de trouver rapidement les fournisseurs mais aussi les financeurs.
8La jurade équipe également ses bateaux de fournitures et de gréement pour la navigation : beaucoup de cordes et des câbles, des avirons, des ancres et même un mas. Ces appareillages essentiels à la manœuvre semblent être permanents sur les bateaux et sont remplacés au fur et à mesure de leur usure ou de leur perte. Les bateaux souffrent, en effet, de multiples avaries et nécessitent surveillance et entretien.
Une charge embarrassante
- 20 RJ, t. III, p. 338, 25 juillet 1408.
- 21 RJ, t. III, p. 378, 23 novembre 1408.
- 22 RJ, t. III, p. 415, 16 février 1409.
9Avoir une flotte a son revers : elle demande garde et entretien et le problème est d’autant plus crucial pour la jurade, qu’on l’a vu, elle ne l’exploite que ponctuellement et, entre temps, laisse les navires désarmés. Or rien ne s’abîme plus qu’un bateau qui ne sert pas. Les magistrats municipaux en sont conscients et s’en préoccupent beaucoup ; ils font régulièrement réparer les navires, particulièrement avant une expédition. Pour les mettre à l’abri lorsqu’ils sont désarmés, les faire monter dans un estey n’est guère satisfaisant : la carène pourrit dans la vase et l’eau de pluie s’accumule dans la cale. En juin 1415, faisant le constat que le baleinier L’Aygla, mis « dintz lo pont » (au pont Saint-Jean dans l’estey du Peugue) est en voie de perdition, les jurats préfèrent l’armer. Ils sont également en recherche d’un lieu pour entreposer les bateaux et les tirer au sec. En juillet 1409, ils se décident à l’achat d’un chai20 mais ce mandement semble être resté sans suite puisqu’à l’hiver 1408-1409, on les voit aller, un soir de novembre après dîner, au port des Salinières et au pont de la Mousque « per beder onc los baleneys de la vila se pourra mettre a lur sauvacion21 » ; puis, en février, ils nomment huit commissaires pour visiter des chais susceptibles de recevoir les baleiniers22.
- 23 RJ, t. III, p. 20, 11 août 1406.
- 24 RJ, t. III, p. 28, 23 août 1406.
- 25 RJ, t. III, p. 195, 31 mai 1407.
- 26 RJ, t. IV, p. 272, 14 octobre 1415.
- 27 RJ, t. III, p. 221, 20 juillet 1407.
- 28 RJ, t. IV, p. 149, 26 avril 1417.
10Le recours à des gardes est un des moyens pour conjurer les mauvais effets d’un long désarmement mais la jurade semble également y faire appel en prélude à des expéditions, lorsque les bateaux sont chargés de fret et d’avitaillement et nécessitent d’être surveillés. Début août 1406, un mandement prévoit qu’une garde spéciale soit mise aux baleiniers qui vont être armés23. Fin août, la garde, de nuit et de jour, de la galiote et du baleinier Lo Leon est donnée à deux gabarriers, Calhau et Pey deux Champs, pour un an et pour le salaire de 5 francs payé par quart24. Les preneurs promettent de bien surveiller les navires comme leur appareillage qui est dûment inventorié et devra être restitué en l’état à la commune à la fin du terme. Si par leur faute, les navires venaient à être perdus, ils devraient les rembourser. La dernière clause du contrat montre que pour la jurade, la garde n’est qu’un pis-aller, qui de surcroît lui coûte cher, et qu’elle préfère faire naviguer ses embarcations en les donnant à maréer à des particuliers. En effet, il est précisé que si, dans le terme imparti, le corps de ville trouvait à bailler la galiote et L’Aygla, le contrat avec les gardiens cesserait et ils seraient payés au prorata de leur temps de travail. Le bail apparaît à la jurade comme la solution à ses problèmes d’entretien de ses navires ; plutôt que de les voir pourrir d’inactivité et à sa charge, elle retire des profits du bail, tout en étant assurée du bon état des embarcations. Le preneur peut même être tenu d’y faire des réparations, tel Picquart Olivey, ce capitaine bayonnais à qui la jurade a baillé L’Aygla pour un an, moyennant la somme de 100 francs, et qui s’engage à faire réparer le bateau, la jurade prenant à son compte les ancres et autres matériaux périssables25. Le preneur doit avoir des cautions financières, sollicitées si le navire est perdu, hormis pour fait de guerre ou « infortune du temps ». Son contrat annuel semble révisable : il peut rendre le bateau au bout d’un mois ou de quinze jours, la somme due s’en trouvant d’autant diminuée. Plutôt que d’un montant forfaitaire, le bail peut prévoir un partage des profits, tel le bail que le même Picquard fait pour L’Aygla sept ans plus tard en 1415, qui prévoit le partage à moitié des dépenses et des gains26. La jurade est, en effet, amenée à faire preuve de souplesse car les candidats ne sont pas légion et elle en est parfois réduite à mettre ses navires à l’encan, « a cry public qui les voldra prendre », comme l’est la galiote en juillet 140727 ou encore en 1415 Lo Leon, alors en bien piètre état28.
- 29 Bagio J., De l’effort de guerre assumé à l’émancipation politique affirmée : l’apogée de l’autonom (...)
- 30 RJ, t. III, p. 217, 16 juillet 1407 ; députation pour estimer le butin « de la presa deus Franses (...)
11La flotte communale, si elle donne prestige et moyen d’action à la ville, n’en constitue donc pas moins une charge embarrassante et onéreuse. Les calculs qui ont été réalisés sur la comptabilité municipale dans ces premières décennies du XVe siècle29 en témoignent : les dépenses qui lui sont affectées pour le seul dernier semestre 1406, il est vrai particulièrement actif pour la flotte, représentent 211 livres 7 sous, soit 25 % des dépenses militaires et le plus gros poste après les gages des soldats et mercenaires. On comprend que la ville, en baillant ses bateaux, tente d’en limiter la charge sur son budget déjà fortement endetté. Pour financer ses dépenses, elle ne cesse d’avoir recours à l’emprunt, en remboursant ses débiteurs quelques mois plus tard ; ainsi, le règlement des prêts engagés pour l’expédition de Bourg s’est effectué après la victoire sur les forces françaises, durant toute l’année 1407 dont le budget a été fortement grevé par ces remboursements, malgré le butin récolté sur les navires français30. Un luxe donc que cette flotte communale, mais la ville ne peut y renoncer car elle constitue alors un élément essentiel de son effort de guerre et de son contrôle du fleuve.
Une arme maîtresse dans l’effort de guerre
- 31 La guerre maritime a été peu couverte par l’historiographie de la guerre de Cent Ans. Néanmoins, l (...)
12Si le conflit franco-anglais s’est essentiellement joué sur terre – hormis l’Écluse, on ne compte pas de grande bataille navale durant la guerre de Cent Ans31 – tant en Aquitaine que sur les autres fronts, il n’en demeure pas moins que, pour Bordeaux, la maîtrise du fleuve, qui lui assure ses liens vitaux avec l’Angleterre comme avec la Guyenne et les pays alliés, est un enjeu majeur qui justifie, à lui seul, l’existence de la flotte communale. Celle-ci a une fonction à la fois défensive : assurer la sécurité sur la rivière au niveau de la ville et de son plat-pays immédiat, et offensive : engager des opérations militaires pour la défense ou la reconquête du duché.
Garder la rivière
- 32 Dès 1405, un marin castillan au service de Charles VI, Pero Niňo, à la tête de trois vaisseaux, re (...)
- 33 RJ, t. III, p. 58, 21 septembre 1406.
- 34 RJ, t. III, p. 55, 20 septembre 1406.
- 35 RJ, t. III, p. 60-61, 23 septembre 1406.
13Dans la première décennie du XVe siècle – la première mention apparaît en août 1406 – consécutivement à l’accroissement de la pression militaire (expédition du duc d’Orléans) et des dangers sur le fleuve32, la jurade a décidé de réquisitionner ses bateaux pour assurer la sécurité de la navigation. Toutefois, cette police fluviale ne semble mise en œuvre que durant la période des vendanges afin que « cascum pusqua sons fruytz et autres bens segurament culhir33 ». Il s’agit donc de permettre aux habitants de rentrer sans encombre le raisin, si vital pour l’économie de la ville. Pour ce faire, la jurade délègue ses baleiniers secondés par de plus petits bâtiments. En septembre 1406, Lo Leon, Lo Miqueu et Lo Jorge sont affectés à la garde du fleuve pour quinze jours, pendant les vendanges34 ; ils sont accompagnés de deux anguilles et du bateau du marchand anglais Johan Arnaud. Deux baleiniers et une anguille doivent surveiller l’aval ; les trois autres navires sont à la garde de l’amont. Des commissaires ont été députés par la jurade dans les deux grands quartiers portuaires de la Grave et de Tropeyte pour trouver des gardes et les embaucher au meilleur prix. Un mandement du 23 septembre précise que des marins anglais et gascons ont été recrutés pour Lo Leon et énumère les noms des onze Gascons35. L’ensemble des frais, gages de l’équipage compris, est à la charge de la jurade. Néanmoins, celle-ci finance la mission par l’établissement d’un droit sur le vin. En ce mois de septembre 1406, c’est sous le prétexte du défraiement de la garde que les jurats décident la levée d’une imposition de 5 sous par tonneau, venant d’un rayon de 10 à 15 km (de Lormont à La Tresne) et entrant dans Bordeaux.
- 36 RJ, t. III, p. 29-30, 23 août 1406.
- 37 RJ, t. IV, p. 464, 2 novembre 1420 et p. 472, 23 novembre 1420.
- 38 RJ, t. III, p. 181, 4 mai 1407.
14L’établissement de cette garde du fleuve en période de vendanges n’apparaît que comme une mesure ponctuelle, temporaire et géographiquement circonscrite à l’arrière-pays viticole de Bordeaux. Elle est reconduite en 1407 mais ensuite, elle n’est plus signalée dans les sources. Elle est complétée par des interventions plus improvisées ou à plus grande distance ; ainsi de ces deux anguilles à qui les jurats donnent, fin août 1406, licence d’aller « grebar los enemics », « capjus o capsus36 » ; ainsi encore, de la cession du Miqueu à des maîtres anglais pour aller surveiller « las galeyas et autres vayssetz » des routiers espagnols qui mouillent dans la Gironde37. Il arrive que les navires communaux passent l’estuaire et s’aventurent en haute mer, tel lors du voyage effectué en mai 1407 par le maire et les jurats vers Soulac « per haber certans navius armatz qui eran capjus38 ». Sans pouvoir assurer un contrôle total et permanent sur le fleuve, la jurade tente toutefois d’y faire des incursions suffisamment dissuasives et intimidantes pour y marquer son influence. Sa victoire sur les forces françaises qui assiègent Bourg et Blaye conforte sa suprématie navale.
La victoire navale de décembre 1406 : un moment de gloire pour les Bordelais
- 39 RJ, t. III, p. 127, 1er novembre 1406.
- 40 RJ, t. III, p. 130, 5 novembre 1406.
- 41 RJ, t. III, p. 138, 12 novembre 1406.
- 42 RJ, t. III, p. 145, 19 décembre 1420.
15Dès 1405, Charles VI délègue son frère, le duc d’Orléans, en Guyenne pour mener l’offensive sur le Bordelais. La tactique choisie consiste à s’emparer des places de l’estuaire, principalement Bourg et Blaye, afin d’isoler Bordeaux et, au final, de l’investir. L’appel à l’aide de Bordeaux à son suzerain, trop occupé en Angleterre pour intervenir, reste sans effet et la capitale du duché doit assurer seule sa défense et celle de ses villes filleules. Dès la fin de l’été, elle prend des dispositions pour renforcer sa muraille, mobiliser les milices bourgeoises, engager des mercenaires et acheter des armes. Mais, plutôt que sur terre, elle a décidé de jouer l’essentiel de sa contre-attaque sur l’eau. La flotte communale, mise au premier plan dans cette stratégie, est l’objet de toutes les attentions. Dès le mois d’août 1406, la jurade commence à l’armer et à l’engager dans des petites expéditions dans le Bordelais, à Blaye, à Rions ou encore à Vayres, tant pour surveiller que pour pourchasser les troupes françaises. À partir du mois d’octobre, les armées du duc d’Orléans prennent position devant Blaye et Bourg, poussant la jurade à accélérer sa mobilisation et à recentrer ses forces sur le soutien de ces deux verrous de l’estuaire. Les vaisseaux communaux, armés « de bonas gens de la vila » et équipés, sont envoyés, d’une part à Blaye pour secourir les habitants assiégés, d’autre part à Bourg pour y apporter des armes et des munitions. Le 1er novembre, L’Aygla, Lo Miqueu et Lo Leon, chargés de poudre, de canons, font route pour Bourg et Fronsac avec une compagnie de gens en armes, tant bordelais qu’anglais ou bayonnais39. Dans les jours suivants, la jurade accentue son effort pour la défense de Bourg et sollicite, avec l’aide du sénéchal, les maîtres de navires et marchands anglais présents dans la ville, pour qu’ils ne reprennent pas la mer avant l’arrivée des renforts40. Le 12 novembre, alors qu’il a été décidé d’envoyer une bride à Bourg, les jurats apprennent, dans la soirée, que des navires ennemis venant de Talmont se sont placés devant la ville assiégée. Ils affrètent alors tous les baleiniers et les chargent de pain et de cidre41. Mi-décembre, il leur faut accentuer leur effort « attenduda la gran puyssanssa deu dux d’Orlenx que ten a ceti lo loc de Borg » et grossir l’armada communale devant Bourg. Pour ce faire, ils réquisitionnent des « naus, barchas et baleneys » chargés d’aller au Bec d’Ambès et à Castillon sur la côte médocaine pour protéger le convoyage de vivres et de munitions par une flottille de petits bateaux vers Bourg ; d’autres bateaux sont également placés en amont pour sécuriser le retour de la flotte42. Le 23 décembre, les événements s’accélèrent : comme l’escadre française de l’amiral Clignet de Brabant s’embosse devant Camillhac (rive droite, près de Bourg) pour intercepter les navires bordelais, la jurade décide de jouer son va-tout ; avec sa flotte secondée par les gabarres bourgeoises, elle attaque les navires français en leur lançant des brûlots chargés de broussailles, de petit-bois, de poix et de résine. L’escadre ennemie est décimée devant Saint-Julien-du-Médoc ; 367 prisonniers, dont 20 chevaliers, tombent aux mains des Bordelais.
- 43 Renouard Y., Bordeaux sous les rois d’Angleterre, t. III, Ch. Higounet (dir.), Histoire de Bordeau (...)
16Médiocre fait d’armes mais grande victoire pour Bordeaux et pour sa batellerie. Non seulement le duc d’Orléans doit lever le siège de Bourg dès la mi-janvier 1407, mais la libre circulation sur le fleuve est rétablie. Bordeaux y gagne en prestige et en influence. À l’échelle régionale, son rang de capitale du duché s’en trouve confirmé, d’autant que la trêve qui suit lui permet d’entamer la reconquête des places rebelles. Dans la ville même, la mobilisation de l’ensemble des habitants, surtout des bourgeois, avec à leur tête tout le corps de ville, en se concluant par une victoire collective, a resserré le sentiment d’appartenance et d’orgueil ; d’où, de la part des historiens, son assimilation à un moment d’apogée communal43 mais aussi d’apogée nautique d’une ville maîtresse de son fleuve.
Une victoire sans suite
- 44 RJ, t. IV, p. 262, 2 octobre 1415 et p. 356, 21 juin 1416.
- 45 RJ, t. IV, p. 464, 2 novembre 1420 et p. 472, 23 novembre 1420.
17Passé ce moment de gloire, la batellerie communale n’a pas commis d’autres exploits durant la phase terminale de la guerre. Comment expliquer cette mise en retrait après une réussite si prometteuse ? Sans doute parce que la victoire de 1406 a été plus le fait d’un coup de chance que d’une véritable stratégie et que la jurade n’a pas saisi l’occasion de pérenniser et de conforter cette force de frappe. Le manque de moyens – on l’a vu embarrassée par cette flotte qui lui coûte cher – en est la raison première. Mais une autre explication à cette frilosité des jurats tient à la conception et à la forme médiévales de la guerre qui ne se fait pas ou peu sur l’eau. Si elle n’est plus « l’arme fatale », la batellerie communale n’en demeure pas moins un moyen d’action et reste impliquée dans l’effort de guerre. Mais son rôle est désormais secondaire et limité à des opérations de convoyage et de garde du fleuve. Ainsi, le 2 octobre 1415, les jurats font appareiller Lo Miqueu pour deux tâches : il doit assurer en aval la surveillance du transfert des chevaux et des troupes du captal de Buch et du seigneur de Duras44 ; pour ce transport, des barques et des tilholes des gabarriers bordelais ont été réquisitionnées. Lo Miqueu doit également aller avec le sénéchal à Taillebourg, afin de venir en aide aux assiégeants. Cinq ans plus tard, ce même bateau est baillé à un maître anglais pour aller surveiller les navires espagnols dans l’estuaire ; il y accomplit trois voyages45. On le voit, la flotte, lorsqu’elle est armée par la jurade, n’est plus une force de combat mais une auxiliaire des troupes terrestres qu’elle convoie, arme et ravitaille, à une rapidité inégalable, qui à Rions, qui à Saint-Macaire, qui à Blaye… Sans elle, les forces anglo-gasconnes n’auraient pu tenir aussi longtemps le Bordelais. Mais jamais plus la commune n’a renouvelé son haut fait de 1406, préférant laisser les plus aventuriers de ses bourgeois ou de ses alliés mener la guerre de course en son nom.
Des bourgeois impliqués
18Dans son effort de guerre et ses rêves de puissance, la commune a beaucoup compté sur ses bourgeois exigeant d’eux un loyalisme sans faille et un engagement civique et militaire que l’accroissement des hostilités a rendu très contraignants. À charge pour la jurade de maintenir, voire d’accroître, en retour et coûte que coûte, les avantages et privilèges, essentiellement économiques et viticoles, dont les bourgeois bénéficient. À la seule loupe des archives municipales, on mesure mal le degré d’adhésion de la population. Les serments réguliers que les bourgeois sont obligés de prêter pourraient faire penser que cette fidélité a besoin d’être entretenue. Néanmoins, sans un minimum de consensus et d’assentiment de la population, jamais la jurade n’aurait pu réaliser sa longue et remarquable entreprise de défense du duché. Les élites ont donné l’exemple ; très impliquées dans la gouvernance de la ville qu’elles dirigent non sans confusion avec leurs affaires privées, elles ont été les premiers des édiles, ainsi qu’en témoigne leur implication dans l’effort naval, dont trois types ont été ici discernés.
Pour armer les navires
- 46 RJ, t. III, p. 172, 2 avril 1407.
- 47 RJ, t. III, p. 181, 4 mai 1407.
- 48 RJ, t. III, p. 34, 1er septembre 1406 et p. 131, 4 novembre 1406.
- 49 RJ, t. III, p. 229, 23 juillet 1407.
- 50 RJ, t. III, p. 210, 4 juillet 1407.
19C’est essentiellement à l’occasion de l’expédition de Bourg que l’investissement des bourgeois se donne le plus à voir. Si un large éventail social y a été impliqué, ce sont néanmoins les élites gouvernantes qui ont pris en charge, pour la plus grande part, l’armement et l’équipement des navires. Dans l’urgence des événements, les magistrats municipaux ont pris sur leurs propres deniers pour financer l’opération. Le trésorier et le prévôt sont en première ligne ; trois mois après la victoire alors que la jurade rembourse progressivement ses créanciers, une ordonnance du 2 avril 1407 stipule que le trésorier doit être défrayé de la somme de 50 sous 9 deniers utilisée à « far lo baleney Lo Miqueu46 ». Il doit également se payer de ce qu’il a fourni au jurat Bernard Jaubert « en pan, carn, candelas et autras causas » pour les canonniers, massons et charpentiers envoyés au siège de Bourg. Il a aussi prêté de l’argent à Johan Guassias le neveu du prévôt, capitaine d’une jurade (dans le sens de circonscription administrative et militaire), pour aller à Bourg avec le baleinier L’Aygla. Ce dernier, pour son expédition au Bec d’Ambès puis à Soulac, a été armé par le prévôt qui est remboursé de 12 francs47. Les jurats ne sont pas en reste : Arnaud de Bios s’est occupé de l’avitaillement du Jorge à qui il a fourni du vin pour l’expédition à Fronsac et qu’il a équipé en avirons48. Bernard Jaubert obtient en juillet 1407 une lettre d’obligation de 63 livres 10 sous « per se que l’os degut de Borg », dont le remboursement est assigné sur les revenus des padouens (vacants)49. Dans le même mois, Johan Esteve est payé de 4 francs qu’il avait avancés pour payer les marins d’un des baleiniers allant à Bourg50. On pourrait multiplier les exemples ; tous témoignent de l’investissement financier des magistrats mais aussi, par voie de conséquence, de l’imbrication entre leurs affaires privées et les finances communales. Cette opacité de la comptabilité, assez commune pour les oligarchies municipales médiévales, a sans doute été accentuée par l’effort de guerre. Si on les voit se sacrifier pour leur ville au moment fatidique, ne doutons pas que ces édiles en retirent aussi des bénéfices personnels ; faisant pour la plupart le métier de marchandise, la commune est pour eux un client majeur qui fait fructifier leur commerce, que ce soit pour l’avitaillement des navires ou pour d’autres besoins. Quant aux prêts qu’ils lui accordent, leur remboursement peut s’accompagner de contreparties appréciables, tel l’accaparement d’un revenu fiscal dont ils deviennent les fermiers.
- 51 RJ, t. III, p. 192, 28 mai 1407.
- 52 RJ, t. III, p. 180, 2 mai 1407.
20Les jurats ne sont pas les seuls à avoir porté le fardeau financier de l’expédition navale de 1406. Bien des noms d’autres bourgeois apparaissent dans les registres de délibérations, qui à titre de fournisseur faisant l’avance des vivres et du matériel, qui à titre de financeur particulièrement des gages des marins et des hommes d’armes. Au lendemain de la victoire, le trésorier ne cesse de rembourser ses créanciers. Ce peut être Thomas le fournier pour le pain qui a servi à avitailler les navires allant au Bec d’Ambès51, ou les cordiers qui ont approvisionné en cordes et en câbles52, ou encore tous ceux qui ont fourni la résine, la poix et le petit-bois pour le brûlot lancé sur les navires français, sans oublier ceux qui ont procuré les vivres : vin, pommade, pain, viande, harengs… À lire la longue liste des lettres d’obligation, on mesure la mobilisation qui a saisi la population dans l’urgence de la menace militaire. Elle s’est également manifestée par l’appoint de la batellerie bourgeoise à l’effort naval.
Pour prêter et exploiter des bateaux
- 53 RJ, t. III, p. 176, 13 avril 1407.
- 54 RJ, t. IV, p. 45, 24 juillet 1414.
- 55 RJ, t. IV, p. 262, 2 octobre 1415.
- 56 RJ, t. IV, p. 356, 21 juin 1416.
- 57 Le flayn ou floin est un bateau long et rapide, capable de se risquer à la mer, naviguant à la ram (...)
- 58 RJ, t. III, p. 272, 10 novembre 1407.
21Que ce soit pour des expéditions militaires ou pour des missions spécifiques, la batellerie bourgeoise vient renforcer la flotte communale. Ainsi, nombre de bourgeois ont mis leur navire à disposition de la jurade. Les délibérations municipales ne permettent pas de savoir s’ils ont agi de leur propre gré ou s’ils ont été sollicités par les magistrats municipaux. Cette dernière hypothèse est cependant la plus probable lorsque leurs services sont rétribués, par la commune, à l’égal d’un salaire. La défense et la bataille de Bourg ont représenté sans doute un optimum dans cette contribution bourgeoise et un acmé de la communion des Bordelais et de leur ville. De « l’armada » des Bordelais qui ont suivi leurs maire et jurats et ont contribué à la victoire de 1406, les sources ne révèlent que ceux qui sont allés jusqu’au sacrifice de leur navire et en sont, par la suite, indemnisés ; c’est le cas du gabarrier Guilhem Manhac rétribué 2 francs pour avoir lancé son bateau chargé de brûlot sur les ennemis53. Huit ans après la bataille, Guilhem deu Brugar n’a toujours pas obtenu remboursement « per causa deu baysset qui fo pres deudeit Guilhem, per metre fuc aus nabius qui eran a Borc per lo duc d’Orlenx54 » ; il reçoit enfin 10 francs de dédommagement. Au-delà de cette victoire à laquelle ils ont contribué, les bourgeois peuvent également mettre ponctuellement leur bateau au service de la jurade. Celle-ci les a appelés à l’aide pour le transport des chevaux du seigneur de Duras entre Macau et Blaye en 141555 ; il semble qu’elle se soit surtout adressée aux gabarriers de Tropeyte qui reçoivent 8 francs pour « las tilholas per passar los rossins de Macau a Bitscala56 ». Elle y a également recours pour des voyages diplomatiques : Johan de Tayac reçoit 3 livres 10 sous pour son travail et le fret de son floin57 avec lequel il a conduit le maire et les jurats à Libourne pour y négocier les trêves de Saintonge58.
- 59 Bernard J., Navires et gens de mer à Bordeaux, op. cit., p. 253.
- 60 RJ, t. IV, p. 240, 4 septembre 1415, bail du Miqueu ; p. 356, 21 juin 1416.
- 61 RJ, t. IV, p. 46, 24 juillet 1414 ; p. 213, 26 juillet 1415.
22La jurade sollicite également l’aide des bourgeois pour prendre à bail les bateaux de la commune, dont on a vu que la charge et l’entretien lui pesaient. Les candidats au bail ne paraissent pas légion, bien que le bailleur prenne sur lui l’aventure et que les profits soient partagés. Jacques Bernard impute cela à une rentabilité moindre, par rapport aux nefs, de l’exploitation commerciale des baleiniers et des galères59. La jurade semble recruter ses preneurs dans un cercle assez restreint et peu renouvelé de bourgeois ou, à défaut, de gens de pays alliés. Ainsi de Picquart Olivey, ce Bayonnais qui prend L’Aygla à bail en 1407, puis de nouveau en 1415 ; ou encore de Bisens, un gabarrier du port de la Grave, affréteur du Miqueu, recruté également par la ville pour d’autres services comme mener un floin à Bourg60. A contrario de l’image d’un corps municipal en mal de repreneurs, il arrive que les bourgeois soient quémandeurs et sollicitent les jurats pour qu’ils leur prêtent – et non pas baillent – des bateaux : en juillet 1414, Esteve Esporret et Arnaud de Trossinhan demandent à emprunter l’anguille de Tropeyte ; ce que les jurats, trop contents de faire naviguer leur flotte, leur accordent, sans autre acte probatoire que l’inscription dans les délibérations et à la seule condition que les preneurs l’arment à leurs propres frais. Un an plus tard, en raison des nombreux dégâts qu’ils ont commis sur le navire, ils sont condamnés à faire les réparations à leurs frais dans le terme d’un mois61. Malgré ces risques d’avaries, la jurade cède assez facilement à ces solliciteurs car c’est le plus souvent sous le prétexte d’une course guerrière que sont empruntés les bateaux communaux.
Pour jouer les « larrons de mer »
- 62 RJ, t. III, p. 33, 29 août 1406.
- 63 RJ, t. IV, p. 272, 14 octobre 1415.
23Que ce soit explicitement dit ou induit par les clauses des contrats, la plupart des bourgeois utilisent les bateaux de la ville pour des courses guerrières. Si la jurade ne les y incite pas ouvertement, elle soutient ces initiatives qui complètent, voire prennent le relais, de ses propres actions militaires. Les Bordelais sont eux-mêmes victimes de la guerre de course, particulièrement celle menée par des pillards espagnols et bretons, et faute de disposer sur le littoral de ports avancés ou de postes de guet, il leur est difficile de dresser des embuscades maritimes. Aussi, toute entreprise de représailles est-elle bienvenue et la commune ne peut que l’encourager. Fin août 1406, elle n’a aucune hésitation pour satisfaire à la demande de Pey de Castet et « dautres » qui veulent aller en expédition à Rions ; elle leur frète Lo Jorge et Lo Miqueu, accompagnés de tilholes et d’anguilles62. Lorsqu’elle baille L’Aygla à Picquart Olivey, elle ne l’oblige pas explicitement à guerroyer mais elle ne l’interdit pas et se contente d’en fixer les cadres. Ainsi, Picquart promet de ne faire ni prise, ni guerre à ceux qui sont sous l’obédience du roi-duc ; dans le cas contraire, il devra rembourser le dommage à la commune. Il jure aussi de ne faire aucun mal à un Breton, ni à nul autre qui porterait vivres et marchandises à la ville63 ; Picquart ne peut donc se livrer à la guerre privée qui relèverait de la piraterie et porterait atteinte aux intérêts de la ville et à ceux du roi-duc. Il ne doit ni attaquer un sujet ou un allié, ni perturber le commerce et effrayer les marchands forains. En revanche, toute licence lui est implicitement donnée pour faire la course contre les ennemis de la commune et de la cause anglo-gasconne, seule guerre légitime.
- 64 RJ, t. III, p. 355, 7 septembre 1408.
- 65 RJ, t. III, p. 382, 1er décembre 1408.
- 66 RJ, t. IV, p. 241-243, 5 septembre 1415.
- 67 RJ, t. IV, p. 293, 7 décembre 1415.
24Jusqu’alors Picquart n’a guère respecté ces règles, notamment en ne tenant pas compte des trêves ; en septembre 1408, il est accusé de la prise d’une barque bretonne, la Sancta Maria de Sent Golstan64. Sa promesse embarrasse la jurade qui écrit au duc de Bretagne pour l’en informer65. Mais Picquart poursuit ses exploits ; début septembre 1415, les jurats reçoivent plusieurs lettres d’Espagne : une du sénéchal et gouverneur du roi de Castille en Guiposque, une des consuls des villes de la province de Guiposque réunis à Fontarabie, une autre du conseil municipal de San Sebastian. Toutes relatent la prise par L’Aygla gouverné par Picquart, d’un navire armé par un maître de San Sebastian, Domingo de Barres, en route vers La Rochelle puis la Bretagne. Selon les récits qui sont faits de l’événement, Picquart avec un autre baleinier – celui du maire gouverné par Eddoard Hollant de la Rue – aurait arraisonné, début août, sur les côtes de Vendée entre Les Sables-d’Olonne et l’île d’Yeu, le bateau espagnol chargé de sel et de marchandises, dont le montant est estimé à 1700 écus d’or. Il aurait menacé de mort l’équipage, obligeant le maître à rédiger un acte de renoncement à toute poursuite. Il se serait aussi emparé de la cargaison ainsi que d’une somme de 540 couronnes ; il aurait justifié son larcin au nom des subsides à apporter au roi d’Angleterre, cela à l’encontre de la trêve alors en vigueur66. On ne connaît pas la peine qui lui a été infligée mais sans doute est-elle assez similaire à celle subie par Eddoart, le maître de l’autre baleinier, arrêté, le 7 décembre, pour avoir pris la moitié de l’argent et des denrées ; le maire promet de rembourser la somme en échange de la liberté d’Eddoart qu’il jure de remettre à la justice communale si le roi considère la prise mauvaise67. On mesure à ce jugement en demi-teinte l’ambiguïté du positionnement de la commune, mise diplomatiquement en difficulté mais peu désireuse de désavouer les plus hardis de ses hommes. Car la limite est ténue entre corsaires au service de la cause anglo-gasconne et larrons de mer agissant pour leur compte. Picquart l’a bien compris et a su en user en dérobant le butin au nom du roi-duc. D’ailleurs, la jurade ne lui en a pas tenu rigueur puisqu’elle lui baille de nouveau L’Aygla en octobre.
- 68 RJ, t. III, p. 31, 26 août 1406.
- 69 RJ, t. IV, p. 162, 29 mai 1415.
25Picquart est loin d’être le seul à pratiquer la guerre de course : les registres de la jurade énoncent d’autres affaires, n’engageant pas cependant la flotte communale mais seulement la batellerie de particuliers : prise d’un bateau espagnol devant Fontarabie par des marins anglais et bordelais68 ; attaque d’une barque de pêcheurs rochelais par un baleinier armé par le seigneur de Montferrant69…, autant d’exemples qui témoignent d’une pratique assez commune et tolérée par les autorités municipales qui n’interviennent que sous la pression des plaintes des victimes.
*
26In fine, l’étude, si elle rehausse quelque peu la réputation des Bordelais en matière de navigation, a surtout montré que la guerre de Cent Ans en Guyenne s’est aussi jouée sur l’eau. Qu’elle ait été sous forme de bataille, comme celle de Bourg, ou plus communément, de courses et de pillages, cette guerre navale a influé sur le conflit qu’elle a contribué à rendre, si ce n’est total, endémique. La jurade de Bordeaux, en se dotant d’une flotte, a su le comprendre et en faire un élément de sa puissance militaire et politique ; en avait-elle le choix, alors que le fleuve constituait sa « voie sacrée » ? En ripostant aux attaques ennemies mais aussi en se montrant offensive, elle n’a fait qu’imiter et se mettre au diapason des autres villes-ports de l’Atlantique. Néanmoins, par manque de moyens et sans doute d’ambition, elle n’a pu pérenniser l’exploit de la victoire de 1406 et a délégué, en grande partie, aux plus aventuriers de ses bourgeois, la poursuite de ses expéditions maritimes. Ceux qui en ont pris l’initiative, comme ceux qui ont participé matériellement ou financièrement à l’effort naval, ne représentent, parmi la population de la ville, qu’une fraction réduite et assez variée dans sa composition sociale : des gabarriers et autres gens de mer aux élites municipales. Mais ils composent une minorité agissante et représentative de l’identité portuaire de la ville et leur action, même si elle leur a été personnellement profitable, a fortement contribué à la résistance anglo-gasconne. À sa manière, l’engagement de la batellerie illustre « l’union sacrée » qui a rassemblé tous les Bordelais dans l’effort de guerre et la défense de la Guyenne anglaise.
Notes
1 Bernard J., Navires et gens de mer à Bordeaux (vers 1400-vers 1500), Paris, SEVPEN, 1968.
2 Registres de la jurade. Délibérations de 1406 à 1409, Archives municipales de Bordeaux, t. 3, 1873. [RJ] Registres de la jurade. Délibérations de 1414 à 1416 et de 1420 à 1422, Archives municipales de Bordeaux, t. 4, 1873.
3 On trouve également mention du baleinier du maire (RJ, t. IV, p. 241-243, 5 septembre 1415) ; néanmoins on ne peut savoir s’il s’agit d’un des baleiniers de la commune ou s’il appartient en privé au maire.
4 Estey est le terme gascon qui désigne les petits affluents de la Garonne et de la Dordogne soumis aux flux des marées de l’estuaire.
5 Bernard J., Navires et gens de mer à Bordeaux, op. cit., p. 251.
6 RJ, t. III, p. 24, 17 août 1406, ordonnance pour chercher qui gouvernera « la galiota et autres baleners » ; p. 28, 23 août 1406, garde de la galiote et du baleney Lo Léon.
7 RJ, t. IV, p. 85, 5 septembre 1414.
8 RJ, t. III, p. 33, 29 août 1406. RJ, t. IV, p. 46, 24 juillet 1414 : l’anguille de Tropeyte.
9 RJ, t. III, p. 24, 17 août 1406.
10 RJ, t. III, p. 125, 29 octobre 1406.
11 RJ, t. IV, p. 272, 14 octobre 1415.
12 RJ, t. III, p. 355, 7 septembre 1408.
13 RJ, t. III, p. 139, 23 novembre 1406.
14 RJ, t. III, p. 196, 4 juin 1407.
15 RJ, t. III, p. 197, 8 juin 1407.
16 RJ, t. III, p. 176, 13 avril 1407.
17 RJ, t. III, p. 21, 26 octobre 1406.
18 RJ, t. III, p. 139, 23 novembre 1406.
19 RJ, t. IV, p. 597, 28 janvier 1422. On peut s’étonner de cette mention de vin vieux à une époque où c’est davantage le vin primeur qui est apprécié.
20 RJ, t. III, p. 338, 25 juillet 1408.
21 RJ, t. III, p. 378, 23 novembre 1408.
22 RJ, t. III, p. 415, 16 février 1409.
23 RJ, t. III, p. 20, 11 août 1406.
24 RJ, t. III, p. 28, 23 août 1406.
25 RJ, t. III, p. 195, 31 mai 1407.
26 RJ, t. IV, p. 272, 14 octobre 1415.
27 RJ, t. III, p. 221, 20 juillet 1407.
28 RJ, t. IV, p. 149, 26 avril 1417.
29 Bagio J., De l’effort de guerre assumé à l’émancipation politique affirmée : l’apogée de l’autonomie de la commune de Bordeaux (1406-1409), master I sous la dir. S. Lavaud, université de Bordeaux III, 2006.
30 RJ, t. III, p. 217, 16 juillet 1407 ; députation pour estimer le butin « de la presa deus Franses ».
31 La guerre maritime a été peu couverte par l’historiographie de la guerre de Cent Ans. Néanmoins, les auteurs s’accordent à lui attribuer un rôle crucial en matière de protection des côtes et de transport. Voir particulièrement les travaux de Mollat du Jourdain M., « Les enjeux maritimes de la guerre de Cent Ans », dans Ph. Contamine (dir.), Histoire militaire de la France, t. 1 : Des origines à 1715, Paris, PUF, 1992 (rééd. 1997), p. 153-170.
32 Dès 1405, un marin castillan au service de Charles VI, Pero Niňo, à la tête de trois vaisseaux, remonte la Gironde et surprend Bordeaux où il détruit un grand nombre de maisons aux Chartrons.
33 RJ, t. III, p. 58, 21 septembre 1406.
34 RJ, t. III, p. 55, 20 septembre 1406.
35 RJ, t. III, p. 60-61, 23 septembre 1406.
36 RJ, t. III, p. 29-30, 23 août 1406.
37 RJ, t. IV, p. 464, 2 novembre 1420 et p. 472, 23 novembre 1420.
38 RJ, t. III, p. 181, 4 mai 1407.
39 RJ, t. III, p. 127, 1er novembre 1406.
40 RJ, t. III, p. 130, 5 novembre 1406.
41 RJ, t. III, p. 138, 12 novembre 1406.
42 RJ, t. III, p. 145, 19 décembre 1420.
43 Renouard Y., Bordeaux sous les rois d’Angleterre, t. III, Ch. Higounet (dir.), Histoire de Bordeaux, Bordeaux, FSHO, 1965, p. 416.
44 RJ, t. IV, p. 262, 2 octobre 1415 et p. 356, 21 juin 1416.
45 RJ, t. IV, p. 464, 2 novembre 1420 et p. 472, 23 novembre 1420.
46 RJ, t. III, p. 172, 2 avril 1407.
47 RJ, t. III, p. 181, 4 mai 1407.
48 RJ, t. III, p. 34, 1er septembre 1406 et p. 131, 4 novembre 1406.
49 RJ, t. III, p. 229, 23 juillet 1407.
50 RJ, t. III, p. 210, 4 juillet 1407.
51 RJ, t. III, p. 192, 28 mai 1407.
52 RJ, t. III, p. 180, 2 mai 1407.
53 RJ, t. III, p. 176, 13 avril 1407.
54 RJ, t. IV, p. 45, 24 juillet 1414.
55 RJ, t. IV, p. 262, 2 octobre 1415.
56 RJ, t. IV, p. 356, 21 juin 1416.
57 Le flayn ou floin est un bateau long et rapide, capable de se risquer à la mer, naviguant à la rame ou à la voile.
58 RJ, t. III, p. 272, 10 novembre 1407.
59 Bernard J., Navires et gens de mer à Bordeaux, op. cit., p. 253.
60 RJ, t. IV, p. 240, 4 septembre 1415, bail du Miqueu ; p. 356, 21 juin 1416.
61 RJ, t. IV, p. 46, 24 juillet 1414 ; p. 213, 26 juillet 1415.
62 RJ, t. III, p. 33, 29 août 1406.
63 RJ, t. IV, p. 272, 14 octobre 1415.
64 RJ, t. III, p. 355, 7 septembre 1408.
65 RJ, t. III, p. 382, 1er décembre 1408.
66 RJ, t. IV, p. 241-243, 5 septembre 1415.
67 RJ, t. IV, p. 293, 7 décembre 1415.
68 RJ, t. III, p. 31, 26 août 1406.
69 RJ, t. IV, p. 162, 29 mai 1415.
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