1Cet ouvrage est le résultat de travaux présentés par des antiquistes, des médiévistes et des modernistes lors d’un colloque organisé à l’université de Bretagne-Sud (Lorient) les 15 et 16 juin 2009. Il a pour origine un constat surprenant qui valait pour l’époque antique et plus particulièrement pour le monde romain : si l’abondance et la qualité des travaux concernant l’étude des patrimoines, des échanges, du commerce, voire des « mentalités » économiques des Anciens, Grecs ou Romains, étaient complétées par des monographies concernant certaines catégories de « gens de mer » comme les nauclères1, et plus généralement par des travaux portant sur la composition des équipages et des collèges2, la question de leur intégration dans la société politique des cités portuaires n’était que trop rarement abordée de façon spécifique3. Les capitaines, les armateurs, les négociants maritimes possédant une certaine richesse étaient-ils inscrits dans les sénats locaux (curies ou boulai) et avaient-ils exercé des magistratures ? D’une façon plus générale, quel fut leur rôle dans la vie civique ? Chemin faisant, nous nous sommes aperçus que cette question se posait avec acuité aux époques médiévale et moderne dans la mesure où des élites issues du commerce maritime ont souvent lutté avec âpreté pour accaparer le pouvoir. En effet, ces élites déniaient à d’autres gens de mer la participation au gouvernement local ou bien partageaient le pouvoir avec une aristocratie nobiliaire dont la fortune et les valeurs étaient celles de la noblesse foncière, ou avec des officiers royaux qui à l’époque moderne exerçaient sur les marchands une tutelle judiciaire. La notion de conflit quoique centrale, ne résumait pas à elle seule les relations entre les élites marchandes et des bourgeois moins puissants d’une part, ou bien entre de puissants négociants et les aristocraties terriennes ou palatiales d’autre part, car, à certaines époques, des aristocrates participèrent au grand commerce et de grands marchands s’intégrèrent au Sénat (ainsi sous Constantin X à Byzance). De même, à l’époque moderne, des négociants ont pu rejoindre les municipalités grâce au retrait volontaire de leurs concurrents (noblesse d’épée et de robe, officiers et gens de justice). Avant d’aborder les thématiques qui ont été traitées, définissons d’abord ce que nous entendons par « gens de mer ».

Les « gens de mer »

2Dans la perspective qui est la nôtre, nous adoptons une définition large de cette catégorie qui ne se limite pas aux « gens du navire » (dont les capitaines) ni aux « gens du port » et qui sans viser bien évidemment une impossible exhaustivité, inclut des marchands ou des négociants qui tirent une grande partie de leurs revenus et une grande part de leur puissance sociale et politique du commerce maritime sans forcément voyager sur mer. Serait-il plus juste de parler alors de « communautés maritimes » ? Il nous a semblé que cette dénomination nécessitait une étude parallèle voire préalable des sociétés maritimes des villes portuaires. Dans l’étude des marchands marins et des conseillers marchands de Lübeck et de Stralsund à l’époque médiévale qui figure dans ce volume, Ulla Kypta et Tim Geelhaar ont évoqué le passage entre l’étude des gens de mer et son extension à l’examen des sociétés maritimes : « Dans quelle mesure les villes côtières étaient-elles des formes de société maritimes, en quoi différaient-elles des formes de sociétés terrestres ? Que révèle cette propension à s’éloigner de la mer que montrent les gens de mer au pouvoir dans les villes côtières de la Hanse […] ? Ces questions mériteraient une nouvelle étude, notamment si l’on voulait, à partir des gens de mer, se pencher sur les sociétés maritimes. »

L’époque antique

3Nous n’intégrons pas ici tout le personnel de bord des navires, c’est-à-dire les rameurs, les responsables du bureau commercial du navire et de ses archives, les responsables de la manœuvre de la voile, les hommes de proue pas plus que les hommes de barre ou le pilote (gubernator), qui est le capitaine du navire4. Ces gens ont, sauf exception, un statut social trop modeste ou des revenus trop faibles pour jouer un rôle au sein des curies locales. Le responsable juridique du navire couramment appelé magister navis dans les sources juridiques est très rarement attesté sous ce nom dans les sources épigraphiques (deux occurrences). Si ses responsabilités sont importantes (maître du navire, responsable de cargaison, il doit être capable de passer des contrats, gérer des sommes suffisantes pour faire réparer un bateau en cas d’avarie dans le port le plus proche), son statut social paraît peu élevé, bien qu’il soit délicat d’extrapoler à partir des rares cas connus : l’un d’entre eux, un certain Priamus, magister navium, est sans doute un esclave5, tandis que le second, Publius Pompilius Saturus6 possède les tria nomina, ce qui ne signifie pas qu’il soit nécessairement ingénu, mais qu’il n’est pas ou plus un esclave. Il ne faut cependant pas sous-estimer l’existence de capitaines et armateurs indépendants dont la proximité au plus haut niveau avec les autorités romaines aurait, de façon exceptionnelle, permis d’accéder au niveau des élites poliades en intégrant la boulè de leur cité d’origine7. Quant aux institores ou agents de commerce des armateurs, bien étudiés par J.-J. Aubert8, qu’ils fussent ingénus (fils de famille in potesetate), affranchis ou esclaves, leur statut de dépendant par rapport à leur employeur suggère que leur statut social ne pouvait guère leur permettre d’entrer dans les curies des cités portuaires.

4Les sources permettent par contre, nous le verrons, d’intégrer sans discussion certains nauclères9 parmi les notables de leurs cités d’origine à l’époque romaine et plus particulièrement sous le Principat. En préalable, ce terme doit être éclairé car sa définition est loin de faire consensus. Si l’on suit P. Chantraine10, le mot ναυκλήρος qui fut latinisé par la suite en nauclerus/nauclarius puis en navicularius sous le Principat désigne un « armateur, propriétaire d’un navire, qui peut aussi le commander et qui le loue pour transporter des personnes et des marchandises ». J. Vélissaropoulos (op. cit., p. 13) a insisté pour sa part sur la signification de naukleros, « maître à bord d’un navire de transport », telle qu’elle apparaît dans des sources littéraires des époques classique et hellénistique11. Plus précisément, l’auteur donne une définition plus exhaustive de cette fonction : « Du point de vue de la propriété du bâtiment, le nauclère peut être soit un armateur, par conséquent à la fois propriétaire et exploitant, soit un affréteur, ou même un agent du propriétaire. Si l’on s’en tient à l’exploitation du navire, le nauclère apparaît aussi bien comme transporteur de la marchandise appartenant à différents chargeurs, que comme transporteur de ses propres biens, agissant ainsi à la fois comme entrepreneur de transport et comme commerçant12. » Cette définition large vaut pour l’époque hellénistique, car à l’époque classique « la propriété du navire paraît avoir été, tout au long de l’époque classique, un élément de la qualité de nauclère. C’est ce que nous révèle notamment le corpus démosthénique où, à une exception près, tous les nauclères mentionnés sont propriétaires de bâtiments de transport13 ». Il est intéressant de remarquer que le naukleros (aux époques hellénistique et romaine) ne doit pas se confondre avec le capitaine du navire (même s’il existe des naukleroi de bateaux de tonnages réduits qui sont à la fois propriétaire, capitaine et exploitant) puisqu’une seule personne peut être nauclère de plusieurs bâtiments tandis qu’un même navire peut avoir plusieurs nauclères à la fois (les co-nauclères)14. En définitive, comme l’a souligné O. Bounegru15, le point de vue ancien de U. E. Paoli16 est juste. Il stipule que la traduction du terme « naukleros » était une combinaison de concepts antiques et modernes qui ne pouvait guère rendre compte des fonctions exercées par ces personnages, celles-ci s’étant modifiées, superposées, et adaptées à des missions diverses selon les régions et les contextes chronologiques. Ainsi a-t-on récemment souligné que le naukleros (ou son équivalent latin le navicularius) pouvait indifféremment désigner un petit armateur propriétaire de son navire qui figurait parfois parmi les « gens du navire » dans la mesure où il accompagnait en personne ses propres marchandises aussi bien qu’un grand transporteur propriétaire de plusieurs navires, secondé sans doute par des agents (institores)17.

5Pour l’époque ancienne, les « gens de mer » qui seront évoqués dans ces pages forment ainsi un groupe social hétérogène qui s’adonne à plusieurs activités comme la direction d’un navire (capitaine), la location d’un bateau, le financement d’une cargaison, le cabotage ou le le grand commerce.

L’époque médiévale

6Les contributions ne laissent pas entrevoir l’intégration des « gens de mer » dans la société politique de leur cité en fonction de faciès géographiques (ainsi il n’existe pas de faciès atlantique apparent tant les situations des gens de mer des villes de Flandre diffèrent de celles de La Rochelle, ou des villes portuaires cantabriques). L’inclusion des cités portuaires dans des espaces politiques ou au contraire leur relative autonomie vis-à-vis de ces derniers d’une part, la nature et la forme des institutions civiques d’autre part, jouent un rôle beaucoup plus sensible.

7Les marins et leurs officiers ont parfois joué un rôle important dans l’histoire politique de l’empire byzantin, puisque comme nous l’indique Jean-Claude Cheynet, ils se révoltèrent et mirent sur le trône en 698 un officier sans doute d’origine germanique, Apsimar qui renversa l’empereur Léon et prit le pouvoir sous le nom de Tibère III, tandis qu’en 920 les marins présents à l’intérieur de Constantinople soutinrent le drongaire de la flotte (amiral en chef) Romain Lécapène, qui fut nommé co-empereur. Quant aux grands marchands, ils appartiennent à partir du XI^e siècle aux systémata (corps de métiers des professions supérieures) et intègrent les élites en prenant conscience de leur importance. Celle-ci fut de fait reconnue lorsque Constantin IX Monomaque et Constantin X Doukas ouvrirent l’accès au Sénat (contre le versement de sommes d’argent) à des artisans et à des marchands pour s’assurer du soutien de la population influente de la ville. Ces gens riches acquirent des dignités semblables à celles possédées jusqu’alors par les élites civiles et militaires et les membres de l’aristocratie. Au milieu du XIV^e siècle le pouvoir marchand est si influent que sous les Paléologues, Constantinople devint selon J.-Cl. Cheynet une « cité-empire sous le contrôle des riches marchands ».

8Dans les ports cantabres des XIV^e et XV^e siècles, les « gens de mer » qui tentent de prendre place au sein des Conseils municipaux à la suite d’épisodes conflicuels parfois sanglants, comme nous le relate J. A. Solorzano Telechea, sont des bourgeois enrichis par le commerce maritime qui se disent attachés au « bon gouvernement de la République », mais sont exclus des conseils dans la mesure où ils n’appartiennent pas à l’oligarchie locale, intégrée aux factions urbaines (bandos) et aux lignages, et dont les principales familles – qui s’adonnent au grand commerce – exercent le monopole du pouvoir politique entre le XIII^e siècle et le XIV^e siècle (à la fin du siècle, la légalisation de cette mainmise par le roi est entérinée par le système du Regimiento). Il est remarquable que les confréries de pêcheurs et de marins qui se forment au XIV^e siècle canalisent les revendications des bons hommes « capables, préparés et riches » qui composent l’avant-garde du « Commun » opposée à l’oligarchie locale. Ainsi les « gens du navire » ont joué un rôle politique incontestable et ont permis aux plus riches d’entre eux ainsi qu’aux artisans et aux bourgeois d’intégrer les Conseils grâce à la structure des confréries.

9Dans les villes portuaires de la Flandre des ducs de Bourgogne aux XIV^e et XV^e siècles étudiées par Frédérique Laget, les matelots, les pêcheurs, les marchands et les maîtres des navires composent l’essentiel de la population des gens de mer. Ils ne se définissent pas comme une catégorie extérieure à la communauté urbaine : au contraire, ils en forment l’armature. Les marins représentent la plus grande part de la population des ports et leur importance est reconnue par les plus hautes instances de l’État (les représentants du duc) qui leur garantit par exemple de témoigner en justice et d’être protégés par la loi, comme l’indique le rôle de plaintes (dont la première date de 1403) composant le « Trésor des Chartes de Flandre ». Tous ne sont cependant pas intégrés au même niveau de la société politique. Les « marronniers » (matelots) se distinguent des bourgeois dont les commerçants maritimes, les maîtres de la pêche harenguière et les armateurs forment l’élite sociale et politique locale.

10La commune de Bordeaux et ses magistrats municipaux ont décidé de mettre sur pied et d’entretenir une flotte communale fluviale, qui parfois se risquait sur mer en s’aventurant au-delà de l’estuaire. Sandrine Lavaud nous rappelle que pendant la guerre de Cent Ans, « l’une des grandes victoires des Bordelais a été remportée par une bataille navale, lancée en décembre 1406 contre les armées du duc d’Orléans qui assiégeaient Bourg et Blaye ». Cette flotte fluviale est essentiellement connue par les « Registres de délibérations de la jurade » qui couvrent la période allant de 1406 à 1422. La plupart des marins (marineys) ne jouèrent aucun rôle dans la vie politique et seule leur rétribution nous est connue. Par contre, les commandants (ou maîtres) des navires sont des marchands ou des armateurs qui, payés par la jurade, sont avant tout d’excellents marins qui commandent le bateau et l’équipage. L’apparition du terme « cappitayne » pour l’un des plus gros navires de la flotte de Bordeaux, l’Aygla, montre que ce titre de capitaine est à mettre en relation avec la mise en fonction de navires armés en guerre ou en course où « il s’impose comme chef d’expédition ». Toutefois, si l’on saisit bien les raisons pour lesquelles les magistrats bordelais ont armé et entretenu des bateaux (garde de la rivière, possibilité d’adopter une politique militaire offensive), il n’est guère possible de savoir précisément si le commandement des navires (comme maître ou comme capitaine) a joué en faveur d’une plus grande intégration dans la société politique de Bordeaux. On peut supposer que ceux qui membres de la commune (tous ne l’étaient pas) endossaient ces fonctions faisaient montre d’un engagement civique valorisant.

11L’exemple de La Rochelle à la fin du Moyen Âge développé par Mathias Tranchant est singulier puisque les bourgeois de la ville obtinrent de la part du pouvoir royal aux XIV^e et XV^e siècles des privilèges et des immunités fiscales particulièrement étendus. La commune rochelaise peut être définie comme une « association de marchands ». Il est vrai que le Conseil des vingt-quatre (douze conseillers et douze échevins) qui conseillait le maire fut statutairement composé à partir du 31 mars 1382 de huit bourgeois, huit marchands et huit clercs (juristes) tandis que depuis 1399 « aucun prêtre ni religieux ne pouvait prétendre à la qualité de bourgeois ». Pour reprendre la belle expression de M. Tranchant, « Le producteur, le marchand et le notaire, voilà [quels sont] les trois piliers de l’édifice communal ». Dans ce contexte, les « gens de mer » intégrés dans la société politique de La Rochelle et plus particulièrement dans le Conseil de l’échevinage et dans le groupe des soixante-quinze pairs se réduisent à l’élite des marchands maritimes.

12Dans les villes hanséatiques de Lübeck et de Stralsund étudiées du XIII^e au XVI^e siècle par Ulla Kypta et Tim Gelhaar, c’est également une élite marchande composée de conseillers marchands issus des marchands marins qui s’est emparée du pouvoir local contre les gens du navire et les gens du port, mais également contre les détenteurs du droit de bourgeoisie (capitaines et marchands) qui ne sont pas suffisamment riches pour accéder au Conseil. Les conflits qui opposent les bourgeois aux conseillers à propos des augmentations fiscales traduisent pour l’essentiel le malaise des premiers qui se jugent insuffisamment écoutés par l’oligarchie marchande qui s’est emparée du pouvoir et s’est muée en élite politique.

13À Gênes, république urbaine, « la notion de gens de mer a une acception très large » comme le souligne Georges Jehel. À côté du personnel de navigation, il faut compter le monde de la construction navale, le marchand itinérant ou encore le scribe de bord qui est un véritable notaire, un juriste qui peut endosser de hautes fonctions administratives ou politiques. L’adage génois Januensis ergo mercator (Gênois donc marchand) exprime bien cette indifférenciation professionnelle puisque chacun était susceptible de s’engager de près ou de loin dans les affaires du commerce maritime. Toutefois, le pouvoir politique le plus élevé est exercé dans la cité par une élite marchande, qui est aussi une élite sociale, formée de Nobiles, de Maiores ou de Potenciores, termes qui correspondent à ce que les sources italiennes médiévales appellent Magnati en opposition aux Popolani.

14Ainsi, le groupe des « gens de mer » susceptible de jouer un rôle dans la composition de la société politique embrasse un spectre social assez large à l’époque médiévale : des confréries de pêcheurs et des maîtres de pêche harenguière aux puissants marchands rochelais, aux conseillers marchands des villes de la Hanse et aux maiores génois pour atteindre au sommet des négociants de Constantinople ministres du basileus ou des officiers de la flotte byzantine dont deux accédèrent à la Pourpre. Les très grands négociants occupent déjà les lieux de pouvoir stratégiques à Lübeck, Stralsund, La Rochelle, Gênes et Constantinople.

L’époque moderne

15Les contributions n’abordent ni le rôle des officiers de la marine ni celui des capitaines se livrant à la guerre de course. Elles analysent la place conquise ou laissée aux marchands et aux négociants18 – dans un contexte où les États (l’État moderne mais aussi les puissances étrangères) jouent un rôle déterminant – grâce à deux synthèses et deux études de cas. La première synthèse éclaire « la présence marchande dans les municipalités des villes portuaires en France à l’époque moderne » (G. Saupin), la seconde envisage les rôles des « marchands et négociants dans les villes portuaires du Nord de l’Europe au XVIII^e siècle » (P. Pourchasse). S’ajoutent deux études de cas, l’une qui examine la place des étrangers dans la gouvernance de Lorient de 1735 à 1789 (Gérard Le Bouëdec), l’autre, qui met en relief les rapports entre les négociants et les marchands d’une part, et le monde de l’office d’autre part, dans un haut lieu de l’exercice du pouvoir d’une cité portuaire, la Chambre des comptes de Nantes (D. Le Page). Il faut donc ici entendre par « gens de mer » une population dont le spectre est plus étroit qu’à l’époque médiévale, celle des grands marchands et des riches négociants.

L’intégration dans la société politique des cités portuaires

16Que devons-nous entendre par « intégration politique » ? Ici encore, la réponse varie selon les périodes considérées. Sous le Haut-Empire, celle-ci se réalise par l’entrée d’un individu ou d’un groupe d’individus dans le sénat local (ordo decurionum ou boulè) suivie si possible par l’exercice des magistratures qui sont des honneurs19 (honores/timai) qui octroient un surcroît de dignité (dignitas) à leurs titulaires.

17Cette intégration peut prendre un autre visage à l’époque médiévale selon les espaces considérés. Le cas de La Rochelle (Mathias Tranchant) qui devint – par la volonté politique du duc d’Aquitaine après 1130-1131 et des Plantagenêts – un centre urbain et portuaire comblé de privilèges au cours des XIV^e et XV^e siècles en lieu et place d’un simple village de pêcheurs, constitue un exemple rare où marchands et bourgeois (dont les activités dépendaient du commerce maritime) furent d’emblée aux commandes de la ville pour constituer non seulement le noyau mais aussi la quasi-totalité (avec les juristes) de la société politique. Mieux encore, on assista au cours de ces deux derniers siècles à l’exclusion du monde seigneurial et aristocratique du Conseil des Cent qui composait l’expression la plus élargie de la société politique locale. La prééminence des « gens de mer » rochelais, entendons les marchands, fut actée dès la création de la ville neuve lorsqu’en 1175 furent octroyés par Henri II des statuts communaux perfectionnés ensuite, de sorte que l’on pourrait affirmer sans paradoxe qu’il n’y eut pas de processus d’intégration les concernant. À Gênes, richissime cité marchande dotée d’un régime communal, une longue évolution promeut du XI^e au XV^e siècle des gens puissants, appelés Maiores ou Potenciores dont la prospérité est directement liée au commerce maritime (transporteurs, marchands, banquiers) au gouvernement de la ville. Simon Boccanegra, Dux Januensium et defensor populi en 1339, instaurateur d’un nouveau régime, celui du Dogat, puis fondateur de la banque Saint-Georges incarne le mieux la mainmise des associations d’entrepreneurs privés – les compere – sur la cité (G. Jehel). L’étude consacrée par Ulla Kypta et Tim Geelhaar aux marchands marins devenus conseillers marchands de Lübeck et de Stralsund du XII^e au XVI^e siècle insiste également sur l’acquisition du monopole du pouvoir au sein des conseils urbains par les riches marchands de ces deux villes-ports hanséatiques. Ce phénomène d’exclusion des instances dirigeantes affecte non seulement les artisans mais aussi des marchands détenteurs du droit de bourgeoisie dont la surface sociale et financière est trop faible pour les agréger aux élites locales – qui par exception acceptent à Lübeck des gens venus de l’extérieur, tels que Hinrich Castorp de Dortmund ou Jacob Pleskow de Wisby – dont la richesse provient du commerce maritime mais qui pour être honorables achètent des terres (la possession d’une propriété foncière est un critère nécessaire pour siéger au conseil selon le droit – wikbelde – de Lübeck au XIII^e siècle). À la même époque, le conseil de Stralsund parvint également à évincer les bourgeois de la politique. Cette hégémonie des conseillers marchands devint une source de conflit au XIV^e siècle, lorsque les exigences fiscales s’accrurent sans que les bourgeois n’aient été consultés. Le pouvoir des grands marchands fut tel qu’aucun prince territorial ne parvint à l’endiguer. L’exemple des villes portuaires cantabres aux XIV^e et XV^e siècles (J. A. Solorzano Telechea) montre le cas bien différent d’une longue lutte opposant les gens de mer à une oligarchie lignagère dominant les conseils municipaux, soutenue par le pouvoir royal et arc-boutée sur ses privilèges. Cette lutte n’aboutit que partiellement, lorsqu’une frange du Commun, comprenant une partie de ses élites (les familles économiquement puissantes), intégra au compte-gouttes les conseils. La synthèse présentée par Jean-Claude Cheynet sur « Le poids politique des marins et marchands byzantins » apporte deux points de vue supplémentaires sur le rôle joué par les gens de mer. Les marins de la flotte de guerre ont à deux reprises (voir supra) porté leurs officiers (dont un amiral de la flotte) à la tête de l’Empire. Ces marins n’ont été que les agents permettant l’ascension de deux de leurs chefs à la place suprême. Ils ont offert à ces derniers l’occasion exceptionnelle – puisque la marine ne pouvait pas militairement (et donc politiquement) rivaliser avec l’armée de terre – de se hisser à la tête de l’Empire sans s’intégrer dans la société politique de Constantinople. Nous savons ensuite que les marchands byzantins grâce à leur richesse et à leur influence ont pu intégrer le Sénat au milieu du XI^e siècle et à la fin du XII^e siècle, puis sous les Paléologues (de 1261 jusqu’à la chute de l’empire) lorsque la survie même de Constantinople dépendit de l’aptitude des marchands maritimes à prendre leur place dans le grand commerce. Plus encore, des noms de dynasties impériales (Cantacuzène, Lascaris, Doucas, Argyroi) étaient portés par des négociants, preuve que des aristocrates byzantins enrichis sans doute par des fonctions fiscales s’étaient engagés dans le grand commerce. Il ne faut donc pas imaginer ici le phénomène d’intégration comme une compétition sans merci entre grands négociants et aristocrates formant deux élites séparées. Il faut plutôt parler de porosité sociale puisque des aristocrates byzantins investirent dans le grand commerce tandis que de grands négociants accédèrent au Sénat.

18À l’époque moderne, la construction de l’État monarchique en France a entraîné le développement d’une armature administrative civile et militaire qui ajoutée à l’armature religieuse, à la permanence de la noblesse d’épée et de la noblesse de Robe a pu concurrencer les marchands et les négociants dans la gouvernance des cités portuaires. L’exemple de la Chambre des comptes de Nantes constitue un lieu d’observation privilégié pour saisir la manière dont les marchands se sont frottés au monde de l’office. En effet, la Chambre qui était chargée « du contrôle de la comptabilité des officiers royaux, des villes et des États provinciaux, de l’enregistrement des édits financiers et de la surveillance du domaine » (D. Le Page) comprenait un personnel nombreux et hiérarchisé parmi lequel les marchands n’occupèrent que peu de place. Des notions d’opportunité (était-il intéressant ou non d’intégrer la Chambre des comptes ? Fallait-il le faire aux dépens des activités commerciales qui constituaient une importante source d’enrichissement ? Ne valait-il pas plutôt, même pour un prix supérieur acquérir des offices de chancellerie qui permettaient un anoblissement plus rapide ?) – et de conjoncture (à certains moments l’office fut plus rémunérateur que le négoce) jouent ici un rôle capital, car plusieurs stratégies d’ascension sociale s’offraient aux grands marchands puis aux négociants.

19Aussi faut-il associer lorsqu’on analyse l’intégration des grands marchands plusieurs termes : celui de concurrence certes, puisque la Chambre des comptes a peu cherché à s’ouvrir au monde du négoce ; ceux d’opportunité et de conjoncture, mais aussi de « révolution culturelle » car « changer d’horizon sur le plan professionnel et social » (D. Le Page) demandait de la part des marchands un effort tout particulier pour intégrer en leur fors intérieur les qualités demandées permettant d’accéder au monde de l’office dont les valeurs étaient fixées par la cour, dépositaire et défenseur d’une culture éloignée de celle du negotium. Dans son vaste panorama chronologique et géographique que constitue sa synthèse sur « La présence marchande dans les municipalités des villes portuaires en France à l’époque moderne », Guy Saupin soulève une question clé concernant le problème de l’intégration politique des marchands et des négociants dans les institutions des villes portuaires : quelle est la part conquise par ces derniers dans les instances de décision ? Que représente-t-elle en regard de la place que les précédents titulaires (des concurrents donc) leur laissent en conséquence de leur retrait volontaire ? On comprend ainsi que la pénétration des marchands maritimes dans les institutions municipales dépend autant de leur volonté d’y entrer que du désintérêt que certains officiers, nobles, avocats ou notaires peuvent à certains moments éprouver à l’égard de ces institutions. Ainsi, compte avant tout – pour chacune des parties en présence – « l’appréciation de la valeur stratégique de l’institution » et sa « plus-value sociale » (G. Saupin).

20Les marchands et les négociants des villes portuaires du Nord de l’Europe au XVIII^e siècle étudiés par Pierrick Pourchasse eurent un rapport bien différent avec les États absolutistes du temps. En premier lieu, à l’instar de leurs prédécesseurs de l’Époque médiévale et bien que la Hanse n’existât plus qu’à l’État de survivance dès le XVII^e siècle sous la forme d’une ligue conclue en 1630 entre Lübeck, Hambourg et Brême, ses grands marchands avaient continué à gouverner les villes portuaires. Ils furent les premiers à bénéficier de l’intense activité maritime de la Baltique due à la commercialisation accrue des richesses forestières, minières et agricoles en faisant appliquer rigoureusement le système de l’étape qui obligeait les commerçants étrangers à passer par leur intermédiaire pour effectuer toutes leurs transactions dans la région. Les marchands des villes qui appartinrent jadis à la « Hanse » (l’historiographie actuelle insiste sur le caractère évasif de la définition de ce qui serait plus une coopération qu’une véritable ligue) continuèrent à monopoliser les charges municipales. Comme l’écrit Pierrick Pourchasse, « malgré l’affermissement des pouvoirs centraux et la montée de l’absolutisme à partir du XVII^e siècle, la plupart des grands ports ont conservé ces avantages jusqu’au XVIII^e siècle ». Au Danemark, un grand marchand originaire de Poméranie comme Heinrich Carl von Schimmelmann (1724-1782) joua un rôle de premier plan dans l’administration des affaires scandinaves. Son rôle certes exceptionnel traduit cependant un mouvement d’ensemble qui voit les grandes familles de négociants obtenir des postes élevés à la cour royale.

21Mais l’État monarchique, les marchands, les négociants et les détenteurs du pouvoir local sont-ils les seuls protagonistes du gouvernement des cités portuaires ? À partir de l’observatoire certes spécifique que représente Lorient entre 1735 et 1789, Gérard Le Bouëdec s’interroge sur « la place que les extérieurs et les étrangers » ont exercé sur les choix de la trajectoire du port. Instrumentalisée par le lobby franco-américain pendant la guerre d’indépendance, la ville sert alors de support logistique entre 1777 et 1783. Or, la communauté de ville n’inclut pas les véritables décideurs et acteurs économiques entre 1777 et 1789. Ainsi elle ne gouverne qu’en apparence tandis que les véritables décisions sont prises par l’État, sous la pression de diplomates américains et de groupes financiers extérieurs qui obtiennent par exemple le commerce asiatique sous la forme d’une compagnie à monopole. Bref, Lorient a été de 1735 à 1789 soumis à des choix économiques effectués par d’autres que ceux qui avaient la charge de l’administrer – en premier lieu son maire Jean Marie Esnoul-Deschatelêts – qui n’ont qu’une faible marge de manœuvre et d’initiative. Lorient ne fut donc jamais un port de commandement, mais plutôt un port périphérique commandé par un centre (la haute administration royale) elle-même soumise à des lobbies de différentes natures.

Le plan de l’ouvrage

22Nous avons distingué quatre parties. La première, qui constitue des prolégomènes à l’ouvrage, examine ce que l’on peut appeler « l’enjeu portuaire », c’est-à-dire l’importance que revêt pour une cité sa situation de port maritime dans le domaine des représentations, celui des Anciens (A. Gangloff), dans l’économie générale du dispositif militaire romain en Orient sous le Haut-Empire (É. Guerber), ou plus immédiatement dans la défense de ses intérêts commerciaux et défensifs comme à Bordeaux pendant la guerre de Cent Ans (S. Lavaud). Il revient à Frédérique Laget de montrer combien les ports de Flandre zélandaise sont « les extensions urbaines de havres ou d’îlots, construites par et pour les marins ».

23Une seconde partie (« l’intégration des nauclères dans les conseils ») regroupe deux communications qui ont pour point commun de montrer comment s’est opéré selon l’heureuse expression de Henri-Louis Fernoux « le passage du port à la boulè » de gens de mer appartenant à la catégorie des nauclères dans le cadre d’Éphèse, grande cité commerçante et capitale de la province proconsulaire d’Asie sous le Haut-Empire romain (F. Kirbihler) et dans un cadre plus large, celui des cités bithyniennes à la même époque (H.-L. Fernoux).

24Un troisième dossier rassemble des contributions centrées sur l’accession des marins et des marchands aux fonctions de gouvernement à l’époque médiévale. Le cas byzantin présenté par Jean-Claude Cheynet est spécifique dans la mesure où le port est Constantinople, ce qui permet à ces catégories de peser sur le destin de l’empire dans son entier. Plus que les rébellions de la flotte de guerre qui permirent à deux reprises aux marins de porter deux de leurs officiers à la Pourpre (en 698 et en 920), ce qui frappe est la place croissante occupée par les marchands au Sénat, mais aussi la tendance de plus en plus marquée des élites aristocratiques à investir dans les affaires commerciales au moment même où l’aristocratie foncière subit sous les Paléologues un déclin irréversible. Le sort de Constantinople et de l’empire semble alors confié aux marchands byzantins qui doivent prendre toute leur place aux côtés des marchands italiens. L’exemple de La Rochelle, ville neuve créée en 1175 par François II, présente l’originalité d’une commune qui est une « association de marchands » (M. Tranchant). Dans des espaces géographiques fort éloignés l’un de l’autre (Gênes, les villes hanséatiques) un phénomène socioéconomique puissant dont les mécanismes pourraient être comparés porte à la tête des conseils les élites marchandes (G. Jehel ; U. Kypta et T. Geelhaar). À l’inverse, dans les ports cantabres à la fin du Moyen Âge (L. A. Solorzano Telechea), les marchands exclus de l’oligarchie qui gouverne les conseils municipaux doivent faire alliance avec les marins et des notables politiquement marginalisés pour faire accéder dans la douleur certains membres du Commun aux instances dirigeantes. Selon les lieux et le statut des cités (capitale impériale, ville neuve, république urbaine, cité incluse dans une association, communauté soumise au Regimiento) les modalités de l’intégration des gens de mer dans les cités portuaires peuvent varier considérablement.

25Une quatrième et dernière partie centrée sur l’époque moderne comprend une synthèse sur « La présence marchande dans les municipalités des villes portuaires à l’époque moderne » (Guy Saupin). Constatant que « les meilleurs marchands ne dominaient pas forcément les corps de ville de leur cité » l’auteur explique ce paradoxe par une analyse fine de la distribution du pouvoir municipal en fonction du niveau de fortune mais aussi par les hésitations des marchands tentés à la fois par les fonctions commerciales et administratives et par le rôle des jugements de valeurs énoncés par les différents protagonistes de l’élite urbaine sur l’utilité mais aussi sur la dignité de l’exercice du pouvoir. Cette dernière notion se retrouve en écho dans la contribution de Dominique Le Page pour qui la fermeture de la Chambre des comptes de Nantes aux marchands et aux négociants met en évidence – par la définition de l’office énoncée par Charles Loyseau, « une dignité avec fonction publique » – le double aspect de l’office : il donne de la dignitas mais requiert en contrepartie un travail, celui qu’exige la fonction, peu compatible avec l’exercice réel du métier de négociant. La suprématie politique des marchands des villes portuaires du Nord de l’Europe au XVIII^e siècle mise en évidence par Pierrick Pourchasse ne semble véritablement bridée ni par des concurrents internes, ni même par les tentatives des États absolutistes dont ils dépendent territorialement : on observe tout au plus une réduction de l’autonomie municipale dans les petits ports danois au cours du XVII^e siècle, tandis que les grands ports conservent très largement leurs avantages. Gérard Le Bouëdec, dans son analyse du cas lorientais, place la discussion sur un autre terrain en montrant que le gouvernement communal n’y fut titulaire que d’une ombre du pouvoir dont les détenteurs réels, État et lobbies (le lobby américain puis certains groupes financiers proches du pouvoir) fixèrent le destin économique de la ville et du port.

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26Ma reconnaissance va à tous les intervenants qui ont nourri par leurs travaux et leurs réflexions ces journées d’études sans oublier ceux qui n’ayant pu venir à Lorient m’ont transmis leurs articles. Ces journées se sont déroulées grâce au soutien financier de l’UFR LSHS de l’université de Bretagne-Sud (Lorient) et de l’UMR-CERHIO, instances qu’il m’est agréable de remercier ici.