1Au terme de cette réflexion, il apparaît que les rapports que nouent les populations du littoral nord de la Bretagne avec la mer et corrélativement avec la terre sont infiniment complexes au XVIII^e siècle.

2Le littoral est bien une zone frontière qui marque la limite entre deux milieux, la terre et la mer, spécificité qui différencie les côtes nord de la Bretagne de l’Argoat. Cette position de finisterre ouvre la voie à la pénétration d’éléments indésirables provenant de la mer : il n’est pas question ici de monstres marins mais de désagréments et de dangers pesant sur les populations du littoral. Les cadavres que rejette la mer de temps à autre sont des visions d’autant plus traumatisantes qu’elles surgissent à l’improviste. Ces morts pas comme les autres, pour la plupart décédés par noyade, rappellent aux riverains de la mer que franchir la frontière présente des dangers : personne ou presque, à l’époque, ne sait nager. Ces cadavres spécifiques au littoral soulèvent la crainte des maladies contagieuses : leurs mécanismes de transmission sont encore mal connus au XVIII^e siècle et nombre d’entre elles sont importées par la voie maritime. La solution préconisée reste la fermeture temporaire des ports et l’isolement des bâtiments suspects. Les digues érigées pour lutter contre les « sables volages » et les « flots de la mer » s’apparentent davantage à des dispositifs de défense contre le risque de submersion qui pèse sur le marais de Dol et les côtes de Léon. Cette fois, la menace provient de l’horizon maritime lui-même, responsable de la disparition de Saint-Étienne-de-Paluel et de Tremenac’h. Une prise de conscience précoce permet toutefois de limiter les dégâts avec l’aide financière et l’expertise des institutions provinciales. Le danger le plus redouté demeure une descente ennemie : la Bretagne, en particulier ses côtes nord, y est exposée du fait de sa proximité géographique avec l’Angleterre. Leur défense devient un enjeu pour le pouvoir royal dès la fin du XVII^e siècle. Tout nouvel affrontement a de lourdes conséquences sur les paroisses du littoral nord de la province. La guerre signifie une mobilisation des miliciens garde-côtes à laquelle s’ajoute une réfection dans l’urgence des corps de garde. Les paroisses situées dans des zones stratégiques, les environs de Saint-Malo et de Brest, se voient imposer de surcroît une cohabitation forcée avec les soldats. A ces contraintes se surimpose la peur d’un débarquement ennemi dont les populations ont tout à craindre. Cela se vérifie par deux fois en 1758, en juin à Cancale puis en septembre à Saint-Briac. La violence, le pillage et le saccage systématique qui s’ensuivent créent un traumatisme profond à peine compensé par la victoire de Saint-Cast le 11 septembre 1758. Néanmoins, ces désagréments pèsent inégalement sur les paroisses car ils sont circonscrits dans le temps et dans l’espace. Ils sont inhérents au statut de province frontière, maritime, à l’échelle du royaume. Ils n’en font pas pour autant un territoire inspirant peur et répulsion. Au contraire, ce qu’apporte la mer est considéré comme une manne providentielle, surtout du point de vue des plus pauvres qui y voient une opportunité d’améliorer l’ordinaire. Il est courant « d’aller à la côte » pour ramasser les laisses de mer : le moindre objet apporté par les flots est avidement récupéré. Cela vaut une fort mauvaise réputation aux habitants des environs de l’Aber Wrac’h et de l’Aber Benoît, considérés comme des naufrageurs ; le terme pilleur est sans doute plus adapté et convient à l’ensemble des côtes nord de la Bretagne tant il est difficile de résister à cette manne apportée par la mer, à portée de main. Récupérer les laisses de mer est tellement ancré dans les mentalités que certains individus s’emparent de tout ce qui traîne sur le rivage et au-delà, commettent des vols dans les navires à quai ou dans les entrepôts. Le littoral constitue également une frontière économique et politique largement exploitée dans le cadre d’activités illicites, en particulier la contrebande de tabac. Aux yeux de l’État et des employés des Fermes, le faux-tabac est considéré comme une marchandise illégale qui attaque un monopole. Pour de nombreux individus, participer à la fraude est une occasion d’améliorer l’ordinaire ou de s’enrichir d’autant que les côtes nord de la Bretagne offrent une multitude d’endroits tranquilles pour un versement. De même, il est difficile pour certains maîtres de barque de refuser le transport de passagers clandestins en dehors du royaume, en contrepartie d’une somme souvent élevée. À ce titre, les côtes nord de la Bretagne sont privilégiées par les filières d’émigration destinées aux protestants souhaitant gagner le Refuge britannique : le pays malouin en constitue une plaque-tournante en raison de sa proximité avec Jersey et Guernesey. Le littoral marque donc aussi une frontière religieuse.

3Sa position d’interface offre la possibilité de se tourner vers la terre ou la mer voire de rentabiliser conjointement les deux. L’horizon maritime est exploité tout le long des côtes nord de la Bretagne mais à des degrés différents. Il est valorisé dans les places portuaires, petites et grandes, où il est conforté par les retombées engendrées par la pêche, le cabotage ou le long cours. Entre ces places portuaires, il apparaît davantage comme un appoint fort utile. Si la pêche côtière ou hauturière est le fait de quelques petits ports disséminés le long des côtes, la pêche à pied est pratiquée quasiment partout à condition que l’estran soit accessible. Elle permet de s’approvisionner gratuitement en poissons de roche, coquillages et crustacés ; pour les plus fragiles, elle forme un complément alimentaire indispensable. L’autoconsommation prime, seule une partie du produit de la pêche est commercialisée et fournit les centres urbains, proches ou éloignés. La pêche n’est cependant pas l’unique manière de tirer parti de la proximité de la mer puisque le goémon, le sable et dans une moindre mesure, la marre du marais de Dol, sont des éléments essentiels pour maintenir la fertilité des terres. Tous sont avidement recherchés, notamment le goémon qui tend à devenir une activité économique essentielle à l’ouest de la Côte de Goëlo. Ce qui s’apparente à une économie de cueillette peut déboucher sur la construction d’aménagements durables sur l’estran afin de rentabiliser ses ressources : pêcheries, salines et moulins à marée. Bien que ces constructions nécessitent un entretien constant, elles sont jugées rentables. Le ressort de l’amirauté de Saint-Malo en concentre un grand nombre par comparaison avec les amirautés de Saint-Brieuc, Morlaix et Brest. Les côtes basses sont favorisées au détriment des côtes à falaises, par ailleurs peu fréquentes au nord de la Bretagne. Le ressort de l’amirauté de Saint-Malo paraît le plus « maritimisé ». Ailleurs, l’horizon maritime est exploité mais il est moins valorisé que l’horizon terrestre sauf dans les places portuaires. La maritimisation des côtes nord de la Bretagne est donc inégale. L’horizon terrestre est exploité partout : les terres de l’arrière-côte, quelle que soit leur nature, sont appropriées et inclues dans le finage des paroisses et des exploitations agricoles. Même les plus difficiles à mettre en valeur trouvent leur place dans le système agricole semi-extensif caractéristique des campagnes de l’Ouest. Cette souplesse dans l’utilisation de l’inculte montre la capacité des populations à tirer parti de toutes les terres disponibles jusqu’aux îlots accessibles à marée basse. Le littoral comporte également des terres fertiles, même dans le marais de Dol. Elles portent des cultures variées bénéficiant de la relative douceur du climat propre au bord de mer avec déjà quelques zones réputées pour leur production, à l’image de Roscoff. Si l’horizon maritime est moins valorisé dans les paroisses rurales, il n’est pas délaissé pour autant et trouve toute sa place dans les combinaisons qui associent l’exploitation des ressources de la terre et de la mer. Ainsi, l’association entre la pêche du maquereau, le travail agricole, la collecte d’amendements marins, spécifique à la zone située entre la Côte de Goëlo et Porspoder, suggère une organisation du travail selon un calendrier annuel. Elle se retrouve chez les terre-neuvas qui combinent agriculture et grande pêche grâce au caractère saisonnier de la pêche, qui permet de s’organiser pour le reste de l’année. Cette capacité d’adaptation permet de surmonter les ruptures dans le liseré côtier que représentent les rias dont le littoral septentrional de la Bretagne est parsemé. Elles forment un obstacle pour la circulation des hommes et des marchandises. La contrainte est surmontée par les allées-et-venues des gabarres et des bateaux de passage qui assurent la liaison entre les deux rives mais aussi du fond de l’estuaire jusqu’à son embouchure. Ce recours à la navigation fluviomaritime est valable pour toutes les rias du nord de la Bretagne, même si la Rance en constitue l’exemple le plus abouti en raison de la longueur de l’estuaire et de la présence de Saint-Malo à son embouchure, qui lui confère un rôle essentiel au sein de l’hinterland malouin. La mise en place des passages relève d’ailleurs d’une initiative seigneuriale et s’apparente à une prestation de service, payante, dans l’intérêt du public : ces transports collectifs évitent la perte de temps qu’implique le contournement des rias par la terre. La plupart des seigneurs riverains de la mer se montrent tout aussi inventifs pour rentabiliser leur implantation sur le littoral et exploiter ses spécificités. Outre les droits classiques prélevés sur les terres jusqu’à l’estran, qui forme la limite mouvante de la seigneurie, certains cherchent à tirer parti du commerce maritime. La main-mise seigneuriale sur l’estran peut s’étendre à ses ressources selon des modalités diverses. Cette féodalité du rivage, variable d’un seigneur à l’autre, signifie donc des revenus supplémentaires sans qu’ils soient majoritaires dans ces « seigneuries agro-maritimes » dont l’essentiel des ressources provient de leur assise terrienne.

4Le littoral est donc approprié à l’échelle de l’individu, de la paroisse et du seigneur. L’irruption d’un nouvel acteur, le pouvoir royal, à la fin du XVII^e siècle, bouleverse cet état de fait. Le roi cherche à imposer son autorité sur ce qui est longtemps resté un finisterre, dans une logique de conquête des frontières maritimes du royaume. Pour ce faire, l’État se dote d’un arsenal législatif dont le symbole demeure l’Ordonnance de la Marine, adoptée en 1684 dans la province de Bretagne. Le roi se concentre en premier lieu sur les seigneurs riverains de la mer et soustrait de leur ressort judiciaire l’estran, confié aux amirautés : quatre sièges sont créés en 1691 sur les côtes nord de la province. Cette juridiction d’exception prive de fait les seigneurs du droit de bris. La remise en cause générale de leurs droits maritimes est l’étape suivante, sous l’impulsion du comte de Maurepas. Le roi contribue à saper l’autorité des seigneurs auprès de leurs sujets et se pose comme un recours face à leurs abus. Au terme de l’affrontement, à la fin des années 1740, chaque protagoniste a marqué un point : le roi a fait admettre aux seigneurs qu’il est leur suzerain et ces derniers ont vu la plupart de leurs droits maintenus. Le pouvoir royal cherche également à faire valoir son autorité auprès des pêcheurs et des goémoniers. Il s’agit de leur faire prendre conscience de la fragilité des ressources maritimes, menacées de surexploitation. Le pouvoir royal opte pour une réglementation stricte des techniques de pêche. La pédagogie est de mise et c’est dans cette perspective que François Le Masson du Parc parcourt le littoral nord de la Bretagne en 1726 et en 1731. Mais les résistances sont fortes face à des règles qui ne sont pas comprises par les riverains malgré la présence de relais locaux. Le pouvoir royal cherche aussi à impulser la mise en valeur des terres dites incultes à travers la Déclaration du 13 août 1766, adoptée en 1768 en Bretagne. Or, le littoral dispose de vastes réserves d’espaces utilisées à titre de communs par les paroissiens. Les progrès techniques en matière d’assèchement et les idées des Physiocrates laissent espérer une rentabilisation rapide de ces terres. Des afféagements d’envergure viennent donc s’ajouter aux opérations encouragées par les seigneurs riverains de la mer depuis la fin du XVII^e siècle. Mais les usagers se sentent démunis face à ce qu’ils considèrent comme une dépossession et une privatisation d’espaces auparavant utilisés par tous, gratuitement. Les recours sont limités et bien souvent, la seule manière d’y résister est de s’en prendre aux réalisations de l’afféagiste. Enfin, le pouvoir royal, par le biais de ses représentants dans la province, se pose en arbitre dans les conflits du goémon et de la marre. Ces tensions et ces conflits montrent donc que le littoral et ses ressources suscitent des convoitises et sont devenus un enjeu, au cœur de luttes de pouvoir menées à différentes échelles. L’ensemble de ces pratiques et de ces usages propres au littoral montre qu’il est pleinement intégré à l’espace familier de ses habitants, en particulier l’estran, sillonné par de nombreux chemins. Il est aussi un lieu de travail ordinaire pour beaucoup : les quais et les sites d’échouage des ports, petits et grands, fourmillent de monde et constituent un prolongement de l’espace urbain. En dehors des places portuaires, les habitants des paroisses rurales s’y rendent le jour ou la nuit. Il fait tout bonnement partie de l’environnement familier et à ce titre, il est intégré aux loisirs de l’époque. Il est courant de s’y promener ; quelques indices trouvés ici et là laissent présager des pratiques contemporaines avec la mention de bains de mer, de lecture et de sieste sur la plage. Il est cependant présomptueux de conclure à une « invention de la plage » avant l’heure car ces pratiques sont peut-être limitées à une minorité d’individus. Rien n’indique que le paysage est apprécié en tant que tel et recherché à travers la construction de maisons en bord de mer. Certes, elles existent mais répondent peut-être à une logique utilitaire. Au mieux, une perspective sur la mer est intégrée dans les jardins de quelques demeures appartenant à une élite fortunée sans que la vue sur la mer en constitue le décor principal, même dans les malouinières.

5Enfin, parmi les populations vivant sur le littoral se distingue un groupe résolument tourné vers l’horizon maritime et qui, de fait, entretient un rapport direct avec lui : les gens de mer. Ils semblent se différencier de « ceux qui ne fréquentent pas la mer », distinction alimentée par le regard que pose sur eux le pouvoir royal. Ils sont devenus, malgré eux, un enjeu dans la lutte que mène le royaume de France contre l’hégémonie maritime anglaise. D’où l’instauration du système des Classes afin de les recenser, les contrôler et les entraîner sur les vaisseaux de la Royale dans l’éventualité d’un conflit. Ces sujets à part bénéficient d’une reconnaissance officielle leur valant quelques avantages qui compensent faiblement la contrainte représentée par le service du roi. Au-delà de ce regard généralisateur, les gens de mer sont reconnaissables aux traces que laisse la fréquentation de l’océan sur leur corps, à leurs « hardes de mer », tout au moins à des vêtements plus colorés, des outils et des objets spécifiques. Ces marqueurs symbolisent l’appartenance au monde de la mer et à ce titre, la première inscription dans les registres des Classes fait figure de baptême. L’expérience maritime est ensuite entretenue par la conscience d’un même vécu à bord. Les années passées au service du roi alimentent cette expérience de la mer en lui adjoignant celle de la guerre. Les marins lui paient un lourd tribut : les combats tuent et surtout blessent des hommes déjà éprouvés par la vie à bord, qui de surcroît subissent la guerre carcérale imposée par l’Angleterre à partir de 1746. Le paroxysme est atteint lors de la guerre de Sept ans (1756-1763) et débute même avant, avec la rafle de l’Amiral Boscawen sur les navires armés à la grande pêche. Ses répercussions sont terribles pour les marins des côtes nord de la Bretagne qui formaient le gros des équipages : la plupart restent emprisonnés dans les geôles anglaises jusqu’à la fin du conflit quand ils ne meurent pas entre-temps. La guerre s’immisce dans le quotidien des gens de mer : si elle apparaît comme un accélérateur de carrière pour quelques-uns, pour la plupart, elle est synonyme de contrainte et de malheur en rendant plus hypothétique encore le retour. Cela constitue une source d’inquiétude supplémentaire pour les proches restés à terre et ne fait qu’accroître l’incertitude, entretenue par le manque de nouvelles. Incertitude qui se prolonge parfois des années durant car certains marins disparaissent sans laisser de traces : l’absence et la séparation inhérentes aux métiers de la mer se font alors définitives.

6Néanmoins, ces référents communs ne doivent pas occulter l’hétérogénéité des gens de mer. Devenir marin répond à des logiques propres à chaque individu et pas à un « appel du large » qui l’attirerait irrésistiblement vers la mer. Le basculement dans le monde des marins s’explique davantage par une combinaison de facteurs à une période charnière, l’enfance et l’adolescence, au cours de laquelle a lieu le premier embarquement. Une familiarisation précoce avec l’horizon maritime et sa valorisation dans les places portuaires ont sans doute une influence de même que la fréquentation de marins. La filiation professionnelle, également, sans qu’elle soit déterminante. Le manque de perspectives à terre pousse à envisager l’horizon maritime comme une alternative valable ou qui mérite d’être tentée, faute de mieux. Les enfants des hôpitaux généraux y voient une occasion d’échapper à un cadre quotidien carcéral. Les autres saisissent cette opportunité, poussés par la pauvreté, une situation familiale difficile ou les aléas de la vie. L’expérience tourne court parfois : prendre le large est un pari risqué en raison de la surmortalité maritime sans compter les blessures, les maladies, les accidents qui affaiblissent l’organisme. Certains y renoncent aussi : ils désertent ou abandonnent le statut de marin en se faisant rayer des registres des Classes. D’autres la considèrent davantage comme une période de leur vie permettant d’accéder par une voie détournée à l’horizon terrestre. En ce sens, choisir une carrière maritime se fait souvent dans l’espoir de s’installer, un jour, à terre. L’exercice concomitant d’une autre activité entre deux embarquements facilite la transition et la reconversion. De toute manière, l’activité maritime est difficilement envisageable sur une vie entière et contraint souvent à un arrêt anticipé. L’hétérogénéité du monde de la mer découle également de la diversité de l’offre maritime : l’éventail est large sur les côtes nord de la Bretagne entre la navigation de proximité, la pêche côtière et hauturière, la grande pêche, le petit cabotage, le cabotage national ou européen, la navigation au long cours, la Royale dans une moindre mesure, sans oublier la course, en temps de guerre. Bien qu’elles impliquent toutes de prendre la mer, ces activités répondent à des logiques différentes et n’ont pas les mêmes implications en termes de durée et de fréquence des absences. Celles-ci se situent entre deux extrêmes, la navigation de proximité et la pêche côtière qui permettent de rentrer chez soi le soir, et la navigation au long cours entrainant des absences qui durent au minimum une année. Malgré cette offre maritime variée, la plupart des marins s’orientent vers une seule activité, de préférence la grande pêche et le cabotage. Seuls quelques-uns passent de l’une à l’autre selon les opportunités qui se présentent. La fonction et le grade à bord constituent tout autant des facteurs d’hétérogénéité car ils déterminent le montant des salaires maritimes. Le niveau de vie, à terre, en est le reflet et se trouve marqué par de fortes disparités internes, de la grande pauvreté d’une minorité de matelots à l’opulence ostentatoire de quelques capitaines. La hiérarchie du bord épouse les contours de la hiérarchie sociale : les matelots, les bateliers et les pêcheurs rejoignent le groupe des « dépendants », au mieux des « indépendants précaires » et peinent à atteindre celui des « indépendants » dans lequel se situent les officiers mariniers et les maîtres de barque. Quant aux membres de l’état-major, surtout les capitaines, leur aisance financière les rapproche la petite bourgeoisie.

7Les périodes passées à terre, en attente d’un nouvel embarquement, conjuguées à des salaires maritimes irréguliers ne peuvent qu’encourager les navigants à trouver d’autres sources de revenus. Avoir une occupation rémunératrice dans ces intervalles est la solution la plus pratiquée par les gens de mer qu’elle soit considérée comme un appoint, un complément non négligeable ou une activité à parts égales. Ils bénéficient de la situation d’interface du littoral qui leur offre une large palette de possibilités. La figure du « paysan-pêcheur » est présente mais ne doit pas occulter les diverses combinaisons possibles entre les activités maritimes, paramaritimes et terrestres, licites et illicites. La pluriactivité gagne en efficacité et en ampleur lorsqu’elle est étendue à l’échelle du couple : elle permet de s’affranchir en partie de l’irrégularité des salaires maritimes. Les épouses de marins y jouent un rôle déterminant. Même si la solitude et l’incertitude se font parfois pesantes, ces femmes assurent la continuité des activités du ménage et certaines vont jusqu’à exercer un métier à part entière. La pluriactivité fait figure d’évidence pour la plupart. Les uns y voient un moyen de consolider leur position sociale tandis que pour d’autres, elle relève de la survie, au quotidien, pour sortir de la pauvreté et de la précarité ou pour éviter d’y tomber. Rares sont les familles qui ne vivent que de la mer. Pragmatiques, la plupart jonglent avec différentes solutions à mesure de leurs moyens et des occasions qui se présentent. L’endettement est une solution palliative, certes, mais diffuse d’autant que l’accès au crédit est facilité par les modalités de versement des salaires qui laissent augurer aux créanciers un remboursement rapide. Une autre solution est spécifique aux gens de mer sans être généralisée : la cohabitation. Elle est fondée sur un partage des revenus et des dépenses. Le fait qu’une femme de marin passe, au quotidien, plus de temps avec son ou sa cohabitant(e) qu’avec son époux rend plus difficile encore son retour à terre, surtout après une longue période de séparation. Les petits à-côté de la navigation participent à cette logique de diversification des revenus : le commerce de pacotilles est un investissement aléatoire mais profitable à court terme. L’acquisition de biens ou le prêt d’argent répondent à une autre logique, celle du long terme, avec la volonté de constituer ou de consolider un patrimoine. Ainsi, acheter - accumuler pour les plus aisés - des biens fonciers est un moyen d’assurer ses vieux jours et éventuellement un arrêt anticipé de l’activité maritime, tout en possédant un héritage à transmettre. Le temps de l’absence, la gestion de ce patrimoine revient aux épouses par le biais d’une procuration. Certaines s’en saisissent et en font une gestion active ce qui les distingue des femmes de terriens sédentaires, placées constamment sous l’autorité de leur conjoint. L’absence, imposée par le rythme des embarquements, confère davantage d’autonomie aux femmes de marins et ce, quel que soit leur niveau social, sans toutefois les affranchir totalement de la tutelle de leur mari.

8À bien des égards, les gens de mer restent des paroissiens comme les autres et ne sont marins que par intermittence, même si l’administration des Classes les pousse à se penser comme tels. Leur caractère minoritaire dans les paroisses et les villages ne les encourage pas à développer une culture de l’entre-soi : au plus, ils forment jusqu’à un tiers de la population dans les paroisses assumant leur vocation maritime et moins d’un dixième ailleurs. La diversité des activités et la hiérarchie du bord empêchent l’émergence d’une identité maritime et si stratégies identitaires il y a, elles répondent davantage à des logiques de groupes dont les membres sont liés par des intérêts en commun, à l’échelle de la paroisse. Même la « solidarité du bord » est à nuancer car elle reste marquée par l’individualisme et le poids de la hiérarchie. Une fois débarqués, les marins ré-endossent leur identité de terriens. Certes, les liens noués à bord peuvent trouver un prolongement à terre mais ne font que s’agréger à un réseau de relations préexistant. C’est ce dernier qui sert à trouver un embarquement ou à avoir accès à l’information relative aux recrutements à venir. Il permet de s’insérer sur le marché de la dette en tant que créancier ou débiteur, d’être présent sur le marché foncier, de trouver des investisseurs pour les pacotilles et d’intégrer les filières de l’économie parallèle. Les stratégies de différenciation sociale restent finalement les mêmes, embarqués ou débarqués. Le cadre de vie des gens de mer est similaire à celui des terriens de même niveau social ; même le goût de l’exotisme ne leur est pas exclusif. Ces stratégies de différenciation sociale se retrouvent à bord et se traduisent par les vêtements et les objets emportés malgré le défi que posent l’entassement et le manque d’hygiène. Par ailleurs, le fait de s’embarquer ne s’accompagne pas forcément d’une désaffection pour la terre mais constitue, au contraire, une voie pour accéder au marché foncier, dans une société où le rapport à la terre est fortement valorisé, même chez les marins.

9L’étude des côtes nord de la Bretagne au XVIII^e siècle montre que les sociétés du littoral existent bel et bien. Leur spécificité repose sur une situation d’interface entre deux milieux différents, la terre et la mer. Bien que l’horizon terrestre soit valorisé, l’horizon maritime n’est jamais négligé en raison de ses ressources abondantes et gratuites. Il est pleinement assumé dans les places portuaires ou se retrouve subordonné à l’horizon terrestre dans les paroisses plus rurales. Cette opportunité de se tourner vers l’un ou l’autre horizon, voire les deux, est propre aux gens du littoral et fait de ce dernier un espace à la profondeur variable. Son influence tend à décliner vers l’intérieur des terres et s’arrête là où seul l’horizon terrestre demeure. Le littoral se dilate en profondeur, parfois loin dans les terres, presque jusqu’à Rennes dans le cas de Saint-Malo pour le recrutement des terre-neuvas. À l’opposé, sa profondeur peut être aussi très limitée, en particulier entre les places portuaires du ressort de l’amirauté de Brest, zone peu maritimisée. Le littoral et ses ressources sont convoités et sont devenus au XVIII^e siècle un enjeu au cœur des luttes de pouvoir menées à différentes échelles. En dépit des contraintes induites par sa position de frontière, notamment l’exposition aux incursions de l’ennemi, l’Anglais, le littoral est approprié par ses habitants et pleinement intégré à leur environnement familier : il fait l’objet d’usages et de pratiques spécifiques, y compris de loisirs. Ces sociétés du littoral se distinguent également par la présence d’un groupe hétérogène et minoritaire, entretenant un rapport direct avec la mer : les marins qui toutefois, demeurent des terriens dans l’âme. Existe-t-il, pour autant, une identité littorale ? Oui, dans la mesure où les populations littorales ont un certain nombre de référents communs et sont incitées à se considérer comme telles par l’État qui leur impose un maillage institutionnel particulièrement dense. Toutefois, les individus n’éprouvent pas de réel sentiment d’appartenance à une entité rassemblant les gens du littoral : c’est davantage l’appartenance à une communauté, celle du village, de la paroisse ou du quartier qui prime, soit autant d’identités littorales. Si les sociétés du littoral forment bien des sociétés à part, dans le royaume de France, elles restent fondamentalement des sociétés de l’Ancien Régime.