1Cette belle expression, empruntée à Le Masson du Parc1, résume la difficulté à cerner le monde des gens de mer au XVIII^e siècle. Elle sous-tend une opposition avec les terriens mais après ? C’est là toute l’ambiguïté des termes génériques utilisés à l’égard des gens de mer : ils recouvrent des réalités fort différentes et symbolisent le regard généralisateur porté sur eux par « ceux qui ne fréquentent pas la mer ». Aussi, dans les sources non maritimes, il est fréquent de croiser « marin », « marinier », « navigant », « navigateur », « sur le point de s’embarquer » ou « absent à la mer ». Ces termes évoquent une activité maritime mais restent flous faute de réelle connaissance de ce monde d’autant qu’il faut aussi prendre en compte les subtilités du langage et la diversité géographique2. Seules les sources maritimes ont le mérite de la clarté car elles sont rédigées par des individus familiarisés avec la mer. Le vocabulaire employé gagne en précision et s’articule autour de catégories calquées sur la hiérarchie du bord : l’état-major, les officiers mariniers et les matelots autrement dit, « ceux qui commandent », « ceux qui ont une spécialisation » et « ceux qui obéissent toujours3 ». Ces archives ne donnent cependant pas à voir les marins dans leur quotidien, à terre, et se limitent à des informations utiles aux besoins de l’administration. Il est donc impératif de s’appuyer sur un large corpus de sources pour appréhender les gens de mer en l’absence d’écrits de leur part4. S’ils forment une composante essentielle des populations du littoral parce qu’ils se sont résolument tournés vers l’horizon maritime, leur seul point commun paraît être la « fréquentation » de la mer. Est-elle pour autant source d’une identité maritime pour les gens de mer du littoral septentrional de la Bretagne ?

La question du rapport à la mer

2François Le Masson du Parc durant y est confronté ses deux tournées sur les côtes nord de la Bretagne. À Plévenon, il souligne la diversité des pêcheurs et l’absence de professionnels5. Les uns, classés, occupent ainsi le temps passé à terre entre deux embarquements au long cours tandis que les autres, non classés, exercent une autre activité à côté. Ils entretiennent tous une relation avec la mer sans qu’elle soit exclusive : elle varie selon les individus, même au sein d’une paroisse rurale et littorale comme Plévenon. L’étude du rapport à la mer amène donc à poser la question de la pluriactivité c’est-à-dire l’exercice concomitant de plusieurs activités différentes, à un moment donné de la vie, génératrices de revenus pour celui qui les pratique. Il est temps de l’approfondir en se plaçant à l’échelle des individus pour revenir sur la figure du « paysan-pêcheur » et en vérifier la pertinence sur les côtes nord de la Bretagne. D’autre part, il faut s’interroger sur la succession de ces activités à l’échelle d’une vie et plus globalement, sur la pérennité des métiers de la mer.

Un métier exclusif ?

3Les métiers de la mer se conjuguent bien souvent avec l’exercice d’une ou de plusieurs autres activités à une même période de la vie d’où la pertinence du concept de pluriactivité. Sa définition, élaborée par Ronald Hubscher pour les sociétés rurales, est transposable aux gens de mer : « On parlera de pluriactivité lorsque le travail de la terre [de la mer] s’accompagne de l’exercice d’une activité non agricole [non maritime], qu’elle soit le fait d’un seul individu ou d’un ménage dont les membres occupent des emplois différents6. » Catherine Bertho fut une des premières à la tester sur les populations du littoral dans un article fondateur7. Gérard Le Bouëdec a depuis proposé une synthèse avalisant la pertinence de ce concept pour les sociétés littorales, qui a trouvé sa prolongation dans un colloque8. Ces contributions montrent que la mixité professionnelle est répandue chez les gens de mer sans qu’elle leur soit réservée : les sources fournissent autant d’exemples de pluriactivité chez les terriens. Cependant, il reste à en explorer les modalités et pour le nord de la Bretagne, les listes de pêcheurs établies par Le Masson du Parc ont leur utilité9. Elles offrent une vue partielle de la pluriactivité des pêcheurs à pied et « à la côte » en fournissant des indications sur les combinaisons mises en œuvre. Leurs lacunes10 montrent les difficultés liées à ce type d’étude : même en multipliant et en croisant les sources, appréhender les pratiques pluriactives reste une gageure tant elles se font discrètes.

4Le Masson du Parc se heurte à la pluriactivité en établissant le décompte des pêcheurs et de leurs activités. Sur un total de 1541 pêcheurs de pied et de mer en 1731, seuls 308 exerceraient une autre activité. Ce chiffre semble largement sous-évalué : d’une part, les estimations fournies par les autorités locales sont de qualité variable et d’autre part, la pluriactivité n’est pas toujours connue ou revendiquée. Les rôles de pêcheurs sont davantage pertinents pour cerner les associations de métiers placées au cœur des pratiques pluriactives (graphique 4). Pour 6,8 % d’entre eux, le choix se porte sur une activité paramaritime : saunier, métiers de la construction navale, activités liées à la pêche telles faiseur de rets ou poissonnier. Presque un quart combine la pêche avec une autre activité maritime : une majorité de « classés » côtoie dans de plus faibles proportions des passagers, des navigateurs, des patachiers, un terre-neuvier, un calfat, un charpentier « classé », un « calfat charpentier » et un voilier. Bien que ces activités soient maritimes, elles impliquent un travail et des gestes techniques différents de la pêche. La plupart des pêcheurs, 70 %, se portent vers une activité terrienne (graphique 5). Les métiers du transport sont peu prisés face à l’artisanat et au commerce (47,7 % des cas) : meuniers, charpentiers, tisserands, blattiers, cordonniers, bouchers, cabaretiers, maçons, tailleurs, peigneurs de lin, perruquiers pour citer quelques exemples. Néanmoins, les métiers de la terre restent privilégiés avec en premier lieu la profession de laboureur suivie par celle de journalier et d’autres, plus anecdotiques. Les pêcheurs de certaines paroisses tendent davantage vers la pluriactivité par comparaison avec d’autres. À Vildé-la-Marine où dominent les combinaisons pêche-activités terriennes, Le Masson du Parc recense six pêcheurs « professionnels » et nombre de pêcheurs pluriactifs : trois journaliers, un couturier, quatre laboureurs, deux tisserands, un tailleur, six blattiers, trois cordonniers, un maçon, un marchand, un poulaillier, un cabaretier et un charpentier11. La diversité des associations est plus grande dans les paroisses rurales du littoral par opposition aux petits ports de pêche comme Saint-Jacut qui compte 69 pêcheurs de mer et de pied et un seul pluriactif, un boucher ; une situation semblable se retrouve dans une moindre mesure à Plougasnou ou à Cancale12. Pour Le Masson du Parc, ces pêcheurs par intermittence pratiquent la pêche pour de mauvaises raisons. Il la présente comme une activité par défaut : au Conquet, certains pêchent par « oisiveté » en attendant de repartir, d’autres à Plouër, s’y occupent lorsqu’ils sont « au repos » de même que les patachiers de Ploulec’h13. Or, pour la plupart, pratiquer une autre activité à terre relève de l’évidence et permet d’assurer une continuité dans les revenus, aussi modiques soient-ils. Seuls les plus aisés peuvent rester à terre plusieurs semaines ou mois sans travailler.

5Une incursion dans d’autres sources fournit des indications supplémentaires. Un interrogatoire de novembre 1774 fait état d’une combinaison intéressante. Gilles Grossin est questionné pour des faits remontant à avril ; entretemps, il est parti à Terre-Neuve en tant que matelot. Il est aussi maître d’un bateau pêcheur spécialisé dans le ramassage des huîtres14. Les deux activités s’imbriquent grâce au caractère saisonnier de la grande pêche. Il fait partie des 29 marins déclarant une autre profession parmi 427 gens de mer appelés à comparaître devant les officiers d’une amirauté ou d’une justice seigneuriale15. Là encore, ce chiffre est peu représentatif (environ 7 %) parce que les principaux concernés ne revendiquent pas leur pluriactivité devant des officiers de justice, en l’absence d’intérêt à leurs yeux ou au regard des affaires traitées, d’autant qu’ils jouent parfois sur les professions pour éviter d’être classés16. La pluriactivité est dissimulée s’ils ont recours à l’illicite dont on retrouve des traces, par ailleurs, dans les registres des matricules des Classes : en 1788, un matelot de Roscoff est « convaincu de vols chez divers particuliers de Brest17 ». Cette dimension de la pluriactivité ne doit pas être oubliée : Morgane Vary fait état des « multiples facettes » de cette économie parallèle, fort tentante pour des marins désœuvrés18. D’autres cas de pluriactivité maritime figurent dans des procédures judiciaires impliquant un matelot-maître de bateau pêcheur et un batelier-pêcheur à Pleurtuit, un batelier maître de bateau-pilote côtier à Saint-Servan, un matelot-maître de barque à Ploubazlanec par exemple. Des individus mentionnent en guise de seconde activité leur fonction au sein de la Royale : un maître de barque de Saint-Briac est pilote sur les vaisseaux du roi quand un officier marinier de Pléboulle se revendique « premier pilote côtier au service du roi ». Quelques marins optent pour les métiers du paramaritime : un navigant et un matelot sont gardiens de navire à Saint-Malo et à Saint-Servan, une affaire mentionne deux matelots-journaliers dans une des corderies de Saint-Servan19. Les métiers terriens paraissent attirer davantage les marins : trois gabarriers se disent marchands à Pleudihen et à La Vicomté, un matelot est couvreur à Saint-Servan. Sont aussi évoqués un navigateur-journalier et un « matelot navigant à Terre-Neuve actuellement journalier20 » à Saint-Malo et à Saint-Méloir-des-Ondes, quelques marins-laboureurs dont un marinier à Etables et un matelot-ménager à Trébeurden. Les archives notariées montrent d’autres exemples de pluriactivité : les salines de Cherrueix sont presque toutes affermées à des pêcheurs qui cumulent les deux sources de revenus21. Un simple relevé des professions dans les actes indique également d’autres cas, épars, de pluriactivité. Des catégories jusque-là peu présentes surgissent : un maître de barque-marchand-négociant à Porspoder et trois capitaines de navire, un négociant à Plounez, un marchand-négociant et un armateur, à Etables22 ; ils rappellent les capitaines de navires-armateurs malouins repérés pour la fin du XVII^e siècle par André Lespagnol23. Ces activités témoignent de leur appartenance à l’élite économique des places portuaires ou tout au moins, la volonté d’en faire partie. Néanmoins, certaines professions sont absentes de ce tableau, celles auxquelles sont attachés un certain prestige et/ou une position de pouvoir. La hiérarchie du bord se superpose donc à la hiérarchie à terre dans le choix d’une ou de plusieurs activités complémentaires. Les catégories placées à une position inférieure, les indépendants complets ou partiels, et les dépendants24 ont davantage recours aux combinaisons d’activités : les « manœuvres de la mer25 » que sont les matelots exercent en général dans l’artisanat, le petit commerce ou l’agriculture. Au mieux, ils sont meuniers ou laboureurs et au pire, ils se retrouvent journaliers ou batteurs en grange alors que les capitaines de navire penchent du côté de la bourgeoisie urbaine et marchande.

Des trajectoires de vie linéaires ?

6La question mérite d’être posée sachant que le début d’une carrière maritime se situe avant l’âge de 15 ans, parfois plus tôt, et qu’elle se termine la soixantaine atteinte26. Si l’on prend le registre des officiers mariniers et matelots du quartier de Morlaix, pour la période 1784-1790, un sondage sur des paroisses bien pourvues en marins comme Roscoff ou Perros-Guirec montre que l’âge moyen oscille entre 25 et 30 ans27 avec des doyens âgés de 47 à 50 ans (graphique 6). Le gonflement des 20-29 ans indique que la plupart des marins sont des hommes jeunes, dans la force de l’âge et que les vieux marins se font rares à bord. Une telle disproportion implique soit un décès prématuré – l’âge moyen de la mort chez les marins se situe autour de 40-45 ans28 – soit une interruption, volontaire ou non, de la carrière maritime. Il faut donc s’interroger sur les causes qui poussent un marin à renoncer à la mer, temporairement ou définitivement, et au-delà, sur le déroulement des trajectoires individuelles. Les matricules des Classes en donnent une photographie vivante tout en offrant un suivi pluriannuel des activités maritimes, données complétées par quelques bribes trouvées ici et là dans les archives judiciaires.

7Les registres des mousses montrent des exemples de ces carrières maritimes qui débutent alors. Ils permettent d’entrevoir les choix et les obligations qui les sous-tendent. En effet, les mousses entrent par ce biais dans la vie maritime en optant pour une formation longue, 5 ans en moyenne, contrairement aux novices29. En tant que débutants, ils disposent d’un éventail d’activités plus ouvert qu’un matelot avec ses habitudes et ses préférences en matière d’embarquements. Cette période d’initiation offre la possibilité de basculer d’une activité à une autre pour finalement se spécialiser, une fois promu. Les quartiers de Saint-Brieuc, Roscoff et Morlaix ont été retenus afin de mieux cerner les orientations des mousses issus de paroisses rurales et littorales, choisies à cet effet, pour la période 1751-176230 : s’y succèdent une période de paix puis un conflit, la guerre de Sept Ans (1756-1763). Au total, 249 mousses, originaires de 12 paroisses, ont été suivis durant leur apprentissage nonobstant les omissions volontaires et les erreurs des commis aux Classes.

8Avant la déclaration de guerre, de 1751 à 1755, 122 mousses sont inscrits : 70,5 % optent pour l’exercice d’une seule activité sur plusieurs années (graphique 7), cabotage en tête, suivi par la grande pêche, la pêche côtière et hauturière, un service du roi négligeable et une faible part pour le long cours. Ils sont plus nombreux dans le quartier de Saint-Brieuc, 79,6 % contre 64,4 % dans le quartier de Morlaix et Roscoff. Dans le premier dominent les embarquements pour Terre-Neuve, puis le cabotage alors que dans le quartier de Morlaix et Roscoff, celui-ci l’emporte devant la pêche du poisson frais. Les profils individuels (graphique 8) soulignent des cas représentatifs : Alexis Audreze a choisi le petit cabotage ; il passe peu de temps à terre en fonction des allées et venues de la barque dont il a intégré l’équipage. Jérôme Bernardeau et Jean Pallut s’engagent aussi dans le cabotage, mais national à grand rayon pour le premier et européen pour le second. Jacques Levannier a déjà effectué deux campagnes à Terre-Neuve à 15 ans ce qu’il réitère presque chaque année jusqu’à sa promotion comme matelot. Le rythme suivi par Hervé Guillasser diverge : inscrit à 14 ans, il a déjà l’expérience de la pêche du maquereau et s’absente pour de courtes périodes. Le cas de Christophe Pallut est révélateur des absences imposées par le long cours : de 1751 à 1756, il s’embarque à trois reprises pour des durées variables, couplées avec des périodes prolongées passées à terre. Quelques-uns sont appelés au service du roi à l’image de Jacques Deyo, « expédié » à Lorient en 1752 et « mis » sur un navire de la Compagnie des Indes d’avril 1753 à mai 1754. Les 28,7 % restant optent pour plusieurs activités successives (graphique 9). Sur ces 35 individus, 29 en exercent deux, pour la plupart le cabotage et la grande pêche, parfois sur une même année. Les 6 mousses restants optent pour la moitié d’entre eux pour le cabotage, Terre-Neuve et le long cours mais font figure d’exception dans des paroisses littorales où domine la pratique d’une seule activité maritime. Ils se retrouvent en plus grand nombre dans le quartier de Roscoff et Morlaix par comparaison avec le quartier de Saint-Brieuc. Cette disparité s’explique par le fait que ce dernier soit partie prenante du bassin de recrutement malouin pour les terre-neuvas alors que les mousses de l’autre quartier se voient offrir un plus large éventail d’offres à Roscoff. En temps de paix, un mousse, a fortiori un marin, suivant l’endroit où il demeure, a donc plus ou moins la possibilité de choisir une activité maritime et même d’aller de l’une à l’autre, au gré des circonstances et des rencontres.

9L’entrée du royaume dans la guerre bouleverse tout car n’importe quel individu classé est susceptible d’être levé pour le service du roi. Celui-ci prime alors sur les autres activités et crée une forte rupture dans la carrière affectant les mousses, encore en formation. À la pratique majoritaire d’une seule activité maritime en temps de paix succède le service du roi. Reprenons nos 249 mousses : si l’on soustrait ceux qui ne sont pas encore inscrits officiellement, ceux qui ont arrêté de naviguer et les mousses promus, il reste 151 individus. Parmi ces derniers, 68,9 % de l’effectif (graphiques 10 et 11) n’exerce qu’une seule activité maritime pendant la durée de la guerre, le service du roi pour 78 d’entre eux ; on en mesure ici l’impact pour les populations navigantes. Pour quelques-uns, naviguer sur un vaisseau de la Royale ou de la Compagnie des Indes constitue une première expérience maritime : le jeune Calvé, inscrit à 13 ans en 1758, a fait une campagne l’année d’avant et navigue presque sans discontinuer pour la Royale jusqu’à sa mort en 1762. Néanmoins, l’ensemble des mousses n’est pas mobilisé puisque 16 jeunes gens continuent de naviguer par ailleurs ; la guerre n’a pas fait disparaître ces possibilités d’embarquements mais les a amenuisées. La guerre ouvre aussi des perspectives pour un mousse : s’engager sur un navire corsaire ou intégrer plus facilement l’école de canonniers de la Marine à Brest31 pour améliorer son salaire en misant sur une activité dangereuse mais rémunératrice32 ou en acquérant une formation spécifique, utile à bord ou sur des remparts. Les 39 mousses restants pratiquent pour la plupart deux activités dont le service du roi, le cabotage étant privilégié. Ils jonglent entre une activité imposée et une autre activité ordinaire ou spécifique à la guerre à l’instar de la course. Enfin, 8 mousses témoignent d’une réelle saisie des opportunités : sont associés pour 6 individus le service du roi, le cabotage et la course auxquels s’ajoute pour un cas le long cours. Le dernier combine service, école des canonniers de la Marine et cabotage. Témoin, le parcours mouvementé de Joseph Pallud : inscrit à 13 ans, en 1756, il débute sa carrière sur la Royale, part pour Saint-Domingue puis tombe aux mains des Anglais en 1757. Libéré, on le retrouve en mars au cabotage où il est « donné en otage » à un corsaire de Jersey en août. De retour en avril 1759, il sert sur L’Intrépide, armé à Brest, d’août à décembre. Il revient en février 1760 dans sa paroisse pour en repartir pour le « transport de la graine de lin ». Début juin, il est en course, débarque en juillet et repart en novembre à bord d’un autre corsaire, capturé par les Anglais. Il revient des prisons d’Angleterre en mai 1763 et se rembarque au petit cabotage, en mars puis en juillet. C’est seulement en 1763, à 21 ans, qu’il est porté aux matelots après avoir testé presque toutes les formes d’embarquement. Dans son cas, la guerre lui a offert une large palette d’activités possibles tout en augmentant les risques encourus par un jeune marin. Elle a donc fait office d’accélérateur de carrière : dès 1759, il est rémunéré comme un matelot, 3 ans après le début de sa carrière. Même si le service du roi n’est pas une nouveauté, en temps de guerre, il monopolise les gens de mer durant la durée du conflit et constitue rarement une simple parenthèse. Les marins, en particulier ceux qui avaient fait le choix d’une seule activité, sont obligés par la force des choses d’en pratiquer une autre. Beaucoup s’empressent, une fois la guerre terminée, de revenir à un seul type d’embarquement alors que la transition est moins brutale pour les marins exerçant déjà plusieurs activités hors période de conflit. En effet, une minorité s’adapte parfaitement à la situation. Mobiles et débrouillards, ils vivent souvent à proximité d’une grande place portuaire ou n’hésitent pas à se déplacer pour profiter d’une offre plus large que dans une petite paroisse littorale, moins tournée vers la mer que vers la terre. Au moment où s’arrêtent les registres, en 1764, le constat est rude (graphique 12). Plus de la moitié des mousses a connu une promotion en devenant novice pour quelques-uns, matelot pour la plupart tandis que les plus jeunes sont encore en apprentissage. L’expérience maritime a mal tourné pour 20 % de la cohorte : 15 % ont trouvé la mort et on ignore le sort de 1 % des mousses inscrits, 3 % ont abandonné et les 1 % restant sont composés des estropiés obligés de facto d’arrêter leur carrière maritime. Ils rejoignent la cohorte des marins ayant renoncé définitivement à la mer, volontairement ou non.

10Les déserteurs appartiennent à la première catégorie. Nicolas Houart, un matelot de Plourhan profite d’un voyage « à l’Amérique » en 1773 pour disparaître ; il est déclaré déserteur par l’administration des Classes33. Beaucoup s’évaporent outre-mer et il est rare de connaître leur sort : le tambour-major de Saint-Malo apprend par hasard que son fils, « tonnelier navigateur » dont il n’avait aucune nouvelle, est mort à l’hôpital de Port-aux-Princes après avoir « abandonné son navire » et être « resté chez un habitant où il travaillait de son métier de tonnelier34 ». Sans aller outre-mer, un mousse profite de la bataille de Saint-Cast, le11 septembre 1758, « pour déserter du pays35 ». La désertion n’est pas synonyme d’abandon définitif et reprennent la navigation36 à l’image d’un déserteur en 1781 « remis par grâce à son grade de premier pilote à 70 livres37 ». La guerre ne permet pas de se passer des compétences de marins de valeur, même un temps déserteurs38. Outre les désertions, les abandons s’expliquent par le fait que la mer est parfois considérée comme une expérience associée à un moment de la vie. C’est ce que révèle une enquête des officiers de l’amirauté de Saint-Malo, menée en 1768-1769. Le requérant, un officier navigateur, né une trentaine d’années auparavant à Terre-Neuve, veut établir officiellement sa filiation avec ses parents décédés, en l’absence de preuve écrite39. L’enquête fait intervenir des témoins qui les ont côtoyés à l’époque. Installés depuis à Saint-Malo, leur déposition permet de mesurer leur parcours : un ancien « compagnon pêcheur » est par exemple devenu fermier d’une métairie. Le sieur Dubourg, négociant de Saint-Servan, dépose « qu’il y a plus de trente ans qu’il faisait les voyages du cap des Rhé [Cap Ray] pour y faire la pêche de la molue [morue] ». Tous deux se remémorent leur jeunesse associée à la navigation ; 30 ans après, ils sont définitivement ancrés dans l’horizon terrestre. Le second a emprunté la « voie de la navigation40 », le cursus de formation destiné aux meilleurs fils de familles malouines et à des jeunes gens modestes en quête d’ascension sociale. Le parcours du premier est plus incertain : peut-être a-t-il accumulé un petit capital avant de prendre en ferme sa métairie et d’abandonner la mer. Quelques marins, après une honorable carrière, signalent qu’ils « renoncent à la mer » ou « à la navigation » pour devenir marchands : deux maîtres au cabotage d’une quarantaine d’années font ce choix, l’un pour « faire le commerce de diverses parties » et l’autre pour le « commerce d’épicerie41 ». La navigation a servi à accumuler un pécule et peut-être aussi à établir un réseau de relations permettant d’approvisionner leur commerce. Ces installations, laissant augurer une vie moins dangereuse, ne sont pas uniquement le fait des maîtres : des matelots abandonnent la mer et changent de vie. Après 12 ans de pêche suivis de 4 ans au service du roi, Vincent Jolivet, de Plouescat, devient fermier la trentaine passée42. Certains reprennent la profession de leur père : le fils d’un fermier de Cléder effectue plusieurs campagnes au service du roi puis devient laboureur à 35 ans43. Un autre matelot, fils d’un journalier de la même paroisse, suit un parcours similaire mais devient laboureur44. Les deux frères Salmon arrêtent après quelques campagnes pour la Royale pour devenir boucher, comme leur père45. Les justifications apportées sur les registres des Classes se teintent parfois d’un sentiment de rejet envers la mer : des matelots déclarent « ne vouloir naviguer46 ». La désaffection est plus grande encore chez les mousses. Parmi les 219 mousses des quartiers de Roscoff, Morlaix et Saint-Brieuc, 3 % ont abandonné, en particulier le jeune Lesnard, d’Etables, inscrit à 10 ans et demi alors qu’il compte déjà à son actif 10 mois au petit cabotage : il ne « navigue plus » après deux campagnes au cabotage à 2 ans d’intervalle47. Un mousse de Roscoff stoppe sa carrière après une seule campagne à Terre-Neuve48. Plusieurs mousses démissionnaires ont même entamé à terre un apprentissage tourné vers l’horizon terrestre : l’un, inscrit dès 12 ans en pleine guerre de Sept Ans, y entre de plain-pied par trois embarquements sur des navires corsaires et un emprisonnement en Angleterre puis « apprend le métier de couvreur » à son retour49. L’exemple le plus significatif reste celui d’un mousse de Plévenon : classé à 15 ans après 6 mois de navigation, il enchaîne les campagnes de petit cabotage pendant 4 ans, essaie la grande pêche et se fait capturer en 1755 dans la rafle de Boscawen. Il ne revient qu’en 1760 : levé pour Lorient l’année suivante, il apprend alors le métier de tonnelier50. Ces jeunes gens semblent éprouver un dégoût pour la navigation quasi immédiat ou qui se révèle au fur et à mesure. Les conditions de vie à bord ont leur part de responsabilités : outre le danger accru par le manque d’expérience maritime, des mousses subissent des brimades quotidiennes et deviennent des souffre-douleur51. En période de guerre s’ajoutent la violence des combats et des scènes traumatisantes, suivis parfois de longues périodes d’emprisonnement dans des conditions éprouvantes. Ces expériences peuvent provoquer une aversion grandissante pour la mer, un « dégoût » pour la chose maritime52, encourageant à se tourner vers l’horizon terrestre à l’image de ce matelot de Plévenon qui, à 56 ans, est jugé « plus charpentier terrien que navigateur53 ».

11Il faut parfois renoncer à la mer suite à des mesures disciplinaires, par exemple pour mauvais comportement : le matelot voleur évoqué plus haut est condamné à 50 coups de corde et « à être chassé comme voleur et indigne de servir le roi sous aucune qualité ni dans aucun cas54 ». L’incompétence peut entraîner de sévères sanctions : un ancien aide-canonnier d’Erquy devenu pilote côtier pendant la guerre d’indépendance Américaine est déclaré incapable d’exercer ses fonctions par le Conseil de Guerre55. Mais dans quelle mesure ces peines empêchent-elles un marin de travailler, en dehors de la Royale ? L’interdiction est relative car cet homme continue de naviguer en tant que maître au petit cabotage. D’autres marins présentent des contre-indications physiques ou mentales non décelées lors de l’inscription. Les problèmes se révèlent ensuite d’autant que les commissaires aux Classes ont l’œil pour repérer les « bons à rayer » pour cause d’imbécilité ou de faiblesse physique56. La navigation et ses à-côtés marquent les corps au point que certains marins, encore jeunes, sont dans l’incapacité de naviguer : l’un, à 30 ans, est « hors de service » en raison d’un « ulcère à la jambe » qu’il traîne depuis un an, un autre a un « ulcère chancreux à la jambe gauche de reste de scorbut » et est jugé « chancreux, mauvais matelot et bon à rayer57 » un an après. Un terre-neuvas a « le doigt annulaire de la main droite coupé de reste d’un panary la main sans force58 ». Les chutes laissent des séquelles handicapantes : un matelot est déclaré hors de service après être tombé de la grande vergue, sur le pont, et s’être « fracassé la tête et cassé les cuisses » quand un autre se retrouve « à ne marcher qu’avec des quilles » après une chute semblable59. Quelques-uns, qui se savaient épileptiques, sont déclarés hors de service vu les risques encourus en cas de crise60. Les archives judiciaires mentionnent des cas de marins incapables de naviguer et dangereux pour leur entourage : Laurent Dorvielle, « matelot navigant à Terre-Neuve et actuellement journalier » tue sauvagement, en 1779, « sur inspiration du démon », un marchand chaudronnier qui a eu la malchance de croiser sa route61. D’après sa femme, il a eu « le malheur de devenir fol » sans que l’on sache si son métier en est responsable. Les deux autres affaires concernent deux maîtres de barque de Saint-Briac62. Le basculement dans la folie s’est fait petit à petit, leur attitude devenant chaque jour plus « extravagante » au regard de leurs proches et de leur équipage. Pour Jean Athanase Lemoine, tout commence alors qu’il se trouve en chargement au Croisic : il abandonne tout et revient chez lui sans prévenir l’équipage de son départ. Sa femme impute initialement ce comportement incohérent « à l’effet de la boisson », dénoncé par l’épouse de l’autre maître de barque, Jacques Joulain dont la folie est la conséquence directe de son alcoolisme, vieux de 14 ans (annexe VII). Il serait trop long de détailler la liste de leurs frasques mais la folie les a obligés à renoncer à la mer parce que plus personne ne voulait leur confier un navire ou s’embarquer avec eux. Jacques Joulain survit, à la limite de l’indigence, depuis une dizaine d’années en volant sa femme dont il s’est séparé. Peut-être a-t-il été traumatisé par la guerre puisque la nuit, il vise avec une arme à feu « les couvertures des maisons disant follement que ce sont les voiles des bâtiments ennemis qu’il veut combattre contre eux63 ». On ignore dans quelle mesure leur métier a pu contribuer à cette dégradation de leur état de santé mais le constat est là : ils ont abandonné. Dernier cas de figure, les « vieux » marins, « usés », qui ne sont plus « en état d’aller à la mer » : ce sont les doyens évoqués plus haut, le plus vieux de notre corpus est âgé de 61 ans. Aide-canonnier sur les vaisseaux du roi et ancien maître au cabotage, il fait office de pilote côtier entre Saint-Malo et Morlaix64.

12Ces hommes peuvent prétendre au titre d’invalide de la Marine et toucher éventuellement une demi-solde versée par la Caisse des Invalides65. Néanmoins, les registres des Classes montrent que plusieurs des « hors de service » continuent de travailler, en dépit de leur état, dotés ou non de ce statut : la demi-solde, si elle a le mérite d’exister, reste modique et permet à peine de vivre. Ainsi, le matelot épileptique évoqué plus haut travaille encore66. Les fonctions de pilote côtier, de gardien de navire et surtout les brigades maritimes des Fermes apparaissent comme des lieux de semi-retraite pour ces marins âgés et/ou estropiés : un matelot canonnier, dès 30 ans, est déclaré « bon pour la côte à la patache67 ». À Roscoff, un quartier-maître, un aide-canonnier et un gabier, âgés de 55, 60 et 49 ans, travaillent pour les Fermes après une honorable carrière maritime68. Certains font le choix d’une activité terrienne qu’ils pratiquaient peut-être déjà avant, entre deux embarquements : un matelot de 33 ans « estropié à la main gauche » se fait tailleur maçon quand un mousse de Saint-Pol-de-Léon, estropié lui aussi, reprend la profession de son père, tailleur, à 21 ans69. Des invalides vivent au château de Saint-Malo ; quelques-uns arrondissent leurs revenus en participant à la contrebande de tabac70. Quand il devient impossible de subvenir à ses besoins, il reste peu de solutions. L’hôpital général en est une : celui de Saint-Malo accueille des invalides de la Marine71. La mendicité en est une autre : Yves Egluer, invalide depuis de longues années, occupait avant son décès une chambre à Roscoff avec sa femme : ses biens frappent par leur extrême pauvreté, ledit Egluer « entretenu de la charité » et disposant juste d’un « méchant habit de toile de matelot de nulle valeur72 ». Au mieux, les anciens marins sont accueillis par un membre de leur famille ou un tiers acceptant de les prendre en charge jusqu’à leur décès. Cette forme de cohabitation fait parfois l’objet de contrats établis devant notaire fixant les obligations de chacun.

Les revenus maritimes, entre précarité et aisance

13En mars 1768, le sieur Forty, commissionnaire d’un armateur de Granville, est excédé par l’attitude de Louis Hardy, un matelot mécontent de son salaire de terre-neuvas. Une altercation a déjà eu lieu en janvier lorsque Hardy a reçu son lot d’environ 16 livres : il a accusé Forty de retenir « partie de l’argent des matelots pour en faire son profit73 ». Depuis, Hardy a poursuivi Forty fils sur le sillon de Saint-Malo. Au-delà de son caractère anecdotique, cette affaire témoigne de la complexité de la rémunération dans les métiers de la mer : Hardy touche un lot 9 mois après son retour qui vient s’ajouter à un « pot-de-vin » versé avant le départ. Elle met en avant une forme de rémunération spécifique à la grande pêche : « l’engagement à la mode du Nord » en vigueur à Saint-Malo74. Ce système d’intéressement se retrouve dans la course et en partie dans le cabotage où les rémunérations dépendent aussi du nombre de jours passés à bord à l’instar du long cours ou de la Royale. Ces modalités de versement, ponctuelles, ont nécessairement un impact sur le niveau de vie des marins à terre. Deux types de sources permettent tant bien que mal de l’appréhender : les rôles fiscaux autrement dit, les listes nominatives de contribuables établies par paroisse et les inventaires après décès, qui fournissent une description détaillée de l’environnement familier du défunt.

Des contribuables comme les autres ?

14Comme tous les habitants de la province de Bretagne, les gens de mer ne paient ni taille ni gabelle et s’ils sont classés, bénéficient de quelques privilèges temporaires rappelés par la Déclaration du roi du 21 mars 1778 : exemption du logement des soldats, de la milice garde-côte, de la corvée des grands chemins et des charges de collecteurs d’impôts, suspension des procès durant le temps du service75. Les marins d’extraction noble ne sont pas soumis au fouage réservé aux roturiers. Étudier des sources fiscales suppose de trouver un impôt payable en principe par tous les sujets du roi, y compris les gens de mer. La capitation correspond à ces critères même si les fugitifs, les errants et les indigents ne la paient pas. La somme à prélever est collectée dans les paroisses auprès de chaque chef de famille. Le montant dû est fixé par un « tarif » répartissant les contribuables en classes selon leur statut ou leur profession76. Les rôles de capitation constituent une source intéressante pour saisir la place des gens de mer dans la hiérarchie sociale ainsi que leurs divisions internes. Ils comportent néanmoins des limites : des professions qui ne sont pas toujours indiquées, les critères subjectifs utilisés pour évaluer les « facultés » et l’image « quelque peu écrasée » qu’elle donne de la hiérarchie des fortunes77. Pour les côtes nord de la Bretagne, 5 rôles se sont avérés exploitables : Saint-Jouan-des-Guérets (1726), Langueux, Cancale, La Gouesnière (1742) et Paimpol (1788)78. Le rôle de Saint-Servan (1756) a été retenu à titre de comparaison79. L’échantillon est restreint mais varié : des paroisses rurales, La Gouesnière, Saint-Jouan-des-Guérets et Langueux, les trois autres ayant un caractère urbain un plus affirmé alors que Saint-Servan fait figure de faubourg malouin.

15D’emblée, se distingue la proportion élevée de contribuables dont la profession exacte n’est pas précisée (graphique 13) ; cela fausse les données même si la plupart sont a priori tournes vers des métiers de l’horizon terrestre. Au-delà, les gens de mer sont partout minoritaires : les paroisses rurales en comportent un nombre infime. Que dire alors de Paimpol, petite place portuaire qui a seulement 6,2 % de gens de mer ? Seules Saint-Servan et Cancale se distinguent mais sans surprise pour la première avec presque un quart de marins : de nombreux matelots malouins y ont élu domicile. Le maximum est atteint à Cancale avec le tiers des contribuables, sans surprise non plus. « Ceux qui ne fréquentent pas la mer » dominent donc les paroisses du littoral mais dans des proportions variables. Les métiers de la terre, très présents à Saint-Jouan-des-Guérets (24,4 %) et à Langueux (29 %), se retrouvent partout avec des domestiques et des journaliers, des artisans et des petits commerçants. Les professions liées au paramaritime restent minoritaires en particulier à Saint-Servan en raison d’une sous-évaluation de la part des collecteurs mais aussi à cause des déplacements quotidiens des ouvriers travaillant dans chantiers navals : beaucoup habitent Pleurtuit. À Langueux, les contribuables liés au paramaritime sont des sauniers tandis qu’à Cancale, ce sont des poissonniers et des marchands poissonniers. Aussi, « les paroisses du littoral sont d’abord des paroisses comme les autres80 » dans lesquelles les métiers de terriens demeurent prégnants bien qu’elles comptent des champs professionnels spécifiques, maritimes et paramaritimes, toujours minoritaires. En cela, elles ne se distinguent pas des autres paroisses du littoral : Cancale et Saint-Servan correspondent aux « petites villes littorales » où la proportion de gens de mer oscille entre un cinquième et le tiers81. Si ces petites places portuaires attirent les populations navigantes, celles-ci peuvent très bien s’établir dans les paroisses avoisinantes ce qui est vraisemblablement le cas de Paimpol. En ce qui concerne La Gouesnière, Langueux et Saint-Jouan-des-Guérets, plus rurales, la proportion des gens de mer est très éloignée du chiffre moyen avancé par Alain Cabantous – 35 à 40 % – et même des 20-25 % de gens de mer trouvés dans les paroisses rurales des quartiers de Dunkerque et du Havre82. Elle se rapproche davantage d’exemples a minima, à peine 10 % à Plozévet ou à Fouesnant sur les côtes sud de la Bretagne83.

16Ces rôles fournissent des indications sur le montant des contributions versées par les gens de mer au titre de la capitation : les cinq listes84 permettent de recenser 299 individus qui paient une somme moyenne de 4 livres 8 sols (graphique 14), chiffre peu significatif vu l’étalement des côtes et les écarts importants, un minimum de 10 sols payé par plusieurs matelots de Paimpol et un maximum de 43 livres 10 sols pour un capitaine de navire de Cancale. Plus des quatre cinquièmes des côtes se situent en dessous de 8 livres avec un gonflement entre 3 et 4 livres et un amenuisement progressif vers les valeurs minimales et maximales. Une majorité de gens de mer se situe donc parmi les « indépendants précaires85 » : beaucoup vivent un quotidien difficile quand quelques-uns se distinguent par leur aisance. La ventilation des côtes montre également les écarts de richesse entre les différentes catégories de gens de mer. Précisons que les professions utilisées par les collecteurs n’ont pas la même signification partout. Si les termes « matelot », « pêcheur », « maître de barque » ou « capitaine » laissent peu de place à l’ambiguïté, le problème se pose à l’égard de « navigant » et « marinier ». À Saint-Jouan-des-Guérets, le premier sert à désigner tous les gens de mer. On serait bien tenté de penser que « marinier » désigne un « officier marinier » à Cancale mais c’est moins sûr ailleurs. Globalement, la hiérarchie du bord se retrouve dans les montants dus pour la capitation : les plus basses côtes sont acquittées par les matelots qui côtoient à Paimpol les journaliers et les domestiques ; ils sont parfois moins taxés qu’eux. Ils appartiennent au monde des « dépendants86 », une situation qui se retrouve au Pouliguen87.

17Les matelots de Cancale s’en sortent mieux : plus des quatre cinquièmes versent une contribution située entre 2 et 4 livres, au niveau de celles payées par des artisans et commerçants de la paroisse et de quelques laboureurs, comme à Saint-Jouan-des-Guérets. La position occupée par les pécheurs s’en rapproche. C’est dans la tranche des 3-4 livres qu’apparaissent les « mariniers » ainsi que quelques maitres de barque et capitaines de navires. S’ils sont effectivement des officiers mariniers, ce positionnement dans la hiérarchie fiscale est significatif de leur spécialisation à bord d’où un meilleur salaire. Au fur et à mesure que les matelots disparaissent, à partir de 4 livres de capitation, les officiers mariniers prennent leur essor avec un gonflement autour des 4-5 livres puis une diminution progressive jusqu’à 10 livres. Des sommes équivalentes sont payées par des artisans, des commerçants, des laboureurs mais aussi des officiers de justice, des procureurs ou des marchands. Les maîtres de barque se classent dans ces tranches : ils paraissent déclassés par comparaison avec les capitaines de navires. Quelques capitaines commencent à verser des montants relativement bas à Paimpol ; quatre donnent plus de 10 livres, 15 livres au maximum. À Cancale, deux capitaines versent les contributions les plus élevées : 24 livres et surtout 43 livres 10 sols, ce qui les place parmi les notables comme au Pouliguen mais avec des cotations supérieures88. Ils peinent toutefois à atteindre des niveaux de capitation comparables à ceux des armateurs et des négociants89 et s’apparentent davantage à la petite bourgeoisie urbaine. De telles disparités internes marquent leur prééminence, sur mer et sur terre, sur les autres catégories de gens de mer ce que relève aussi Alain Cabantous dans les quartiers du Havre et de Dunkerque90. Ces contrastes s’expliquent en partie par les salaires maritimes indiqués par les rôles d’équipage et les actes d’engagement. En 1770, L’Africain part pour l’Amérique : son capitaine reçoit une avance de 150 livres alors que les matelots touchent au mieux 20 livres et au plus bas 9 livres, les officiers mariniers entre 20 et 36 livres91. Pour la grande pêche, le capitaine de L’Argus, armé à Binic en 1751, perçoit avant le départ un pot-de-vin de 500 livres assorti d’avantages en nature au retour : deux lots en espèces et un lot commun, une barrique d’huile et une de morue verte alors qu’un « banquier » ne touche que 54 livres de pot-de-vin92. Mais le montant du salaire n’explique pas tout ; entre aussi en compte le patrimoine hérité ou accumulé par ces capitaines dont certains ont un sens aigu des affaires.

Les inventaires après décès : reflets de la hiérarchie du bord ?

18Les inventaires après décès représentent un moyen d’entrevoir une infime partie de « la vie de ceux qui n’écrivent pas93 ». Dans la province de Bretagne, ces actes sont rédigés par les greffiers des juridictions. Ils sont établis après un décès, le plus souvent à la requête d’un proche, afin de préserver les droits des héritiers s’ils sont encore mineurs. De tels documents, en général précédés d’une apposition de scellés, n’ont pas de caractère systématique d’autant qu’ils ne sont pas gratuits. Leur qualité varie selon le greffier, ses compétences et sa conscience professionnelle ; il inventorie seulement ce qu’il estime avoir une valeur. Les inventaires après décès n’énumèrent pas les possessions immobilières entraperçues à travers la mention de loyers impayés au défunt ou les contrats d’achat trouvés dans ses papiers. Malgré ces limites, ils offrent la possibilité inespérée d’appréhender l’environnement familier des marins grâce à la description de leurs biens mobiliers, pièce après pièce. Encore faut-il connaître la profession du défunt : pour contourner la difficulté, les sondages ont porté en particulier sur des périodes de conflit, la guerre de Sept Ans (1756-1763) et la guerre d’indépendance américaine (1778-1783) durant lesquelles de nombreux marins furent tués ou faits prisonniers, mentions qui se retrouvent dans les actes. Pour disposer d’un large corpus, la sélection a été étendue à l’échelle du couple, aux inventaires des épouses et des veuves, en privilégiant les paroisses rurales du littoral.

19Les inventaires après décès fournissent une estimation chiffrée des biens mobiliers possédés par un individu au moment de sa mort. Les 204 actes du corpus révèlent des écarts significatifs allant du dénuement le plus total jusqu’à l’opulence : qu’y a-t-il de commun entre les 7 livres de biens possédés par Olivier Le Gac, « marin » de Roscoff dont la femme déclare vivre chez ses parents et « avoir vendu les hardes et nippes de son défunt mari pour le soulager pendant sa maladie » et les 31822 livres d’un Gilbert Bertrand, sieur des Chesnaie, noble et capitaine de vaisseaux de la Compagnie des Indes, demeurant a Cancale94 ? Cet écart confirme la hiérarchie des niveaux de vie esquissée a partir des rôles fiscaux. Ces deux extrêmes masquent cependant la diversité des situations (graphique 15). À l’instar des rôles de capitation, une catégorie de gens de mer est bien fournie, celle des « inconnus » dont on ignore la fonction à bord ou l’activité maritime. Au-delà, près de 60 % des inventaires sont inférieurs à 500 livres : il s’agit de niveaux de vie modestes voire d’une pauvreté extrême pour 32 marins, « déshérités de la mer95 » dont la fortune ne dépasse pas les 100 livres. Les matelots, suivis des pêcheurs et des bateliers, forment la majorité de ces gens de mer qui se situent parmi les précaires et les dépendants, au niveau des gagne-petit des paroisses rurales et urbaines. Cette position, en bas de l’échelle sociale, correspond aux résultats d’Alain Cabantous pour les quartiers du Havre et de Dunkerque et à ceux de Guy Saupin pour Le Pouliguen96. Cela concorde aussi avec la situation des marins de la Seudre97. Dans ce groupe émergent, en petit nombre, d’autres catégories de navigants : un pilote et un contremaître, deux maîtres de barque, un chirurgien navigant et deux capitaines. Les deux derniers paraîssent déclassés en dépit de marqueurs sociaux significatifs : d’un côté, de la vaisselle d’argent et de l’autre, un « coffre et armoire bois de cèdre », un « petit bahut petit couvert de cuir garni de clous jaunes98 ». Peut-être ces capitaines se trouvaient-ils en début de carrière, leur manque d’expérience ne leur permettant pas d’avoir un meilleur salaire ; l’un d’eux, noble, rappelle d’ailleurs ces cadets de famille, pauvres, qui tentent une carrière dans la marine marchande99. La situation du chirurgien navigant est tout autre car ont été inventoriés les biens déposés dans une chambre louée à Saint-Ideuc, sa résidence principale étant à Jugon100. La tranche entre 500 et 1 000 livres apparaît comme une phase de transition, une passerelle vers une vie moins précaire pour quelques matelots qui sortent du lot avec des fortunes qui montent jusqu’à 908 livres101 : tous présentent des indices de pluriactivité, une activité agricole et/ou textile, des prêts d’argent, des investissements dans la terre ou dans des parts de bateau auxquels s’ajoutent parfois des dettes102. Cette stratégie se retrouve chez les pêcheurs. Ces pratiques sont présentes chez les matelots de la tranche précédente mais avec un caractère multiforme moins accentué. Elles sont inexistantes chez ceux dont les biens sont inférieurs à 100 livres. La combinaison de plusieurs activités de façon concomitante est donc une solution viable pour améliorer et diversifier ses revenus comme le montrent les autres inventaires de cette tranche, pour les officiers mariniers, les maîtres de barque ou un capitaine de navire de Cancale103. Dépasser le seuil de 1 000 livres de biens est synonyme d’une certaine aisance, au moins d’indépendance économique. Or, les matelots disparaissent de cette tranche à l’exception d’un individu qui vient de percevoir un héritage de 600 livres en monnaie104. Il en est de même pour les officiers mariniers sauf un : son inventaire atteint 2 125 livres. Noble, il a investi dans une autre activité comme en témoignent les importantes réserves de fil, de filasse et de coton dans sa maison de Cancale105. Les autres inventaires de cette catégorie concernent des maîtres de barque, les capitaines et les auxiliaires de l’état-major. Cependant, la fortune des premiers ne dépasse pas les 2500 livres bien que trois sur quatre possèdent des parts de bateaux ou pratiquent une autre activité106. Si quelques membres de l’état-major se situent à un niveau similaire, plusieurs dépassent largement les maîtres et atteignent des fortunes qui les rapprochent de la petite bourgeoisie : Alain Cabantous, Thierry Sauzeau et Guy Saupin aboutissent au même constat au Havre et à Dunkerque, autour de la Seudre et au Pouliguen107. Ces individus font partie des notables de leur paroisse et pratiquent eux aussi d’autres activités qui s’apparentent à des investissements. Sur les cinq premiers inventaires, quatre individus appartiennent à la noblesse : deux lieutenants de vaisseaux, un enseigne et le riche capitaine de vaisseau de la Compagnie des Indes, le sieur des Chesnaie108. Le seul roturier, un capitaine de vaisseau de Cancale, fait figure d’exception109. Même parmi les membres de l’état-major, les écarts de fortune demeurent importants. Si tous disposent d’un capital de départ bien supérieur au simple matelot – en quantité variable : de l’argent, des propriétés, un réseau de relations – la saisie des opportunités et leur sens des affaires font la différence et leur ont permis de s’assurer une position dominante à terre, notamment pour le sieur des Chesnaie dont l’inventaire des papiers laisse entrevoir les qualités de gestionnaire110.

20L’intérêt des inventaires après décès réside également dans la description des objets familiers au milieu desquels évoluait le défunt et plus largement, son cadre de vie. Ils amènent à s’intéresser aux « distinctions et des concordances sociales111 » afin de saisir comment se traduisent les écarts de fortune entre gens de mer. Tout d’abord, l’habitat. La plupart des gens de mer vivent dans un logement étroit, source d’entassement et de promiscuité : 64 % d’individus disposent d’une seule pièce de vie, une chambre ou un « embas » à l’image de ce « décédé en voyage sur mer » qui vit en 1744 avec sa famille dans une chambre à Binic112. Son inventaire fait état d’un réel dénuement (55 livres). Le ménage ne possède que le strict nécessaire : de quoi s’éclairer, se chauffer et cuisiner, une « petite table à couchette » et « une équerre de chaslit et son banc clos », de la literie, un peu de linge de maison, une « table à pliant », deux petites chaises de jonc et un banc, quelques vêtements, un petit coffre sans fond et une armoire. Rien de superflu dans cet espace limité. Pour plus de la moitié s’ajoutent à cette pièce, à la fois chambre et cuisine, un lieu de stockage, un grenier ou un cellier à côté ou au-dessus. Environ 24 % demeurent dans deux pièces de vie, une cuisine et une chambre ; la chambre sert alors de réserve. Seuls 12,2 % disposent de plusieurs pièces de vie : une cuisine, une chambre et un « salon » qui s’apparente à une seconde chambre pour un marinier de Roscoff ou un embas, une cuisine, deux chambres, un cellier et un grenier pour un maître de barque de Ploudalmézeau113. Dans quelques cas, une fonction précise est assignée à ces pièces : par exemple, deux petits « cabinets » dédiés aux loisirs pour un lieutenant de vaisseaux de Plouguerneau114. Quant à « l’office » chez un enseigne de Roscoff, il est à la fois un lieu de stockage tout en restant une pièce mettant en scène son niveau social : il y entrepose sa vaisselle d’argent, un vase de porcelaine et de faïence, une carafe, ses gobelets de cristal et un « cabaret115 ». Ce type de logement, avec ou sans lieu de stockage, est plus fréquent dans les places portuaires ou dans les bourgs des paroisses rurales : il est facile de trouver dans une maison plusieurs pièces à louer ou une simple chambre : le rôle de capitation de Saint-Servan montre qu’en 1756, une majorité de gens de mer et une bonne partie de la population vivent dans des « maisons » divisées en logements affermés116. Dans les villages, l’offre comporte davantage de maisons avec des bâtiments d’exploitation, pour près de 30 % du corpus. Pour la majorité, la pièce unique est associée à un grenier et/ou un cellier, et une étable. Dans six actes, l’étable complète une habitation déjà bien pourvue, par exemple chez Gilbert Bertrand, un capitaine de vaisseaux résidant à Cancale. Au rez-de-chaussée se trouvent une cuisine et sa « décharge », un cellier, un vestibule et une salle, au premier étage, deux chambres et un petit cabinet et au second étage, deux greniers. Un petit caveau se trouve sous l’escalier. Une étable surmontée d’un grenier est bâtie près d’une cour pavée117. Ces actes concernent des marins dont les biens atteignent ou dépassent les 1 000 livres. Tous à l’exception d’un seul, sont capitaines ou lieutenants de vaisseaux ; l’un d’eux loue de surcroît une « chambre » à Brest pour le service du roi118. En général, les occupants d’habitations avec plusieurs pièces de vie appartiennent à l’état-major ou bien sont maîtres de barque. Seuls deux officiers mariniers, un marinier et un matelot figurent dans cette catégorie. L’un des deux officiers est déclassé puisque son inventaire se monte à 241 livres : sa femme avoue avoir vendu des biens durant la maladie de son époux119. Le matelot émarge à 692 livres mais son inventaire donne l’impression qu’il vivait au-dessus de ses moyens120. Enfin, le marinier, avec ses 292 livres de biens121, fait figure d’exception : sa situation s’apparente à celle des maîtres de barque qui bénéficient de plusieurs pièces mais sans efforts en matière d’ameublement ou de décoration122. Les logements d’une ou deux pièces de vie sont plutôt le fait des matelots et des pêcheurs, des « mariniers » et des « navigants ».

21Encore faut-il meubler ces pièces. La différence entre les intérieurs des gens de mer les plus aisés et les autres se traduit par la multiplication des meubles de base : lit, armoire, table, chaise et coffre. Outre leur meilleure qualité et leur bon état général123, ils suggèrent un souci de raffinement, par exemple des tables ou des armoires garnies de fer et de cuivre. La présence de meubles confinant au superflu constitue tout autant un marqueur social : une pendule, un guéridon, une « petite table pour prendre du café124 », un chevet ou une table de nuit, une commode, un secrétaire, un bureau, un « fauteuil de commodité125 », une « table de toilette126 » permettent de se différencier des autres à l’instar des tables de jeu. Quand les intérieurs des « masses navigantes » sont peu décorés, avec une prédominance de vert qui provient pour l’essentiel des rideaux de serge entourant les lits et de quelques images ou miroirs au mur, ceux des plus aisés paraissent particulièrement colorés. Glaces, trumeaux, tableaux et tapisseries égayent les pièces de vie, agrémentées de « rideaux à fenêtre » blancs, rouge ou de toile peinte, de tapis, pour quelques-uns, brodés ou à fleurs, d’écrans de cheminée. Malheureusement, les greffiers décrivent rarement le thème des estampes, tableaux ou des tapisseries : des représentations de la « Sainte Vierge », des « quatre saisons », de « figures et de fleurs », de « fleurs de lys » et la « bataille entre Alexandre et Porus127 ». Quelques intérieurs sont agrémentés de fontaines ou de « pompes » à eau avec leur cuvette de cuivre ou de faïence : l’ensemble est toujours mis en évidence dans une pièce de réception, un salon ou un vestibule, par exemple chez le sieur des Chesnaie, le riche capitaine de navires de Cancale128. À cet égard, sa demeure concentre tous ces marqueurs sociaux et témoigne du luxe dans lesquels il vit, lui et sa famille. La recherche d’un intérieur agréable caractérise les chambres louées « pour le service » par les membres de l’état-major et leurs auxiliaires. Tout, dans la chambre occupée à Saint-Ideuc par le chirurgien navigant, exprime le raffinement et le confort : une tapisserie de Bergame sur les murs, une couchette avec une « tente » et des rideaux de coton blanc, une couette et un dossier de plume, un matelas de laine et une couverture de coton blanc rayé129. Un tapis de Bergame est posé sur une table à pliant. Il dispose de deux miroirs, de chaises paillées « de bois tourné », d’un plat à barbe et d’une « trousse à porte-peigne ». Dans cet intérieur cossu, seuls un « vieux » coffre, une « vieille paillasse », de « vieux » draps et un vieux baril déparent mais restent discrets.

22Ces marqueurs se rencontrent à l’unité dans les intérieurs plus modestes ; ils témoignent d’un désir d’ascension sociale ou tout au moins de la volonté de se différencier par la possession d’objets peu répandus et superflus : un lit orné de « rideaux de coton blanc le ciel dossier et pentes de coton flambé et à grandes fleurs » et une petite table de bois peint en rouge chez un officier navigant, un « tapis de toile peinte piquée » posé sur un lit et une table de toilette pour un navigant contremaître130. Deux mariniers matelots et un navigant en possèdent une131. Quelques objets contribuent à décorer les pièces. Beaucoup ont une résonance religieuse et sont plus présents dans les demeures modestes132 : un pauvre matelot d’Etables, détient un « carré de la Vierge avec le Christ133 ». Ailleurs, chez un navigant, un écran de cheminée représente un crucifix134 ; dans les affaires d’un batelier figure un flacon montrant « la présentation de la mort et passion de notre seigneur » et dans celles d’un maître de barque du Conquet, est prisé un tableau accompagné de deux images de la Vierge135. À l’inverse, plusieurs biens chez l’officier navigant dont la veuve est criblée de dettes, témoignent d’une aisance révolue : le lit avec « ciel et dossier de toile peinte », sa « couverture de toile peinte piquée », la pompe à eau et sa cuvette de faïence, le bureau « à quatre tiroirs de placage, garniture de cuivre » où est posé un « cabaret noir et trois gobelets avec trois soucoupes de porcelaine », la table et l’armoire garnies de cuivre, les chaises paillées, le fauteuil et le porte-manteau136. Il est un des rares individus du corpus à posséder un violon et une vingtaine de livres, « vieux et dépareillés » ; un autre violon figure dans l’inventaire de la femme d’un prisonnier en Angleterre, aux côtés de « onze vieux bouquins137 ». De tels objets servent à mesurer les écarts sociaux et culturels. En effet, plus de la moitié des pêcheurs et 20 à 25 % des maîtres ne savent pas signer – la lecture et l’écriture deviennent obligatoires en 1786 dans le cadre de l’examen pour obtenir la maîtrise – contrairement aux capitaines « très massivement alphabétisés » dès le début du XVIII^e siècle138. La logique voudrait donc que ces livres, présents dans 10,3 % du corpus, se retrouvent chez les membres de l’état-major et les maîtres de barque : ils y sont inventoriés sans leur être exclusifs139. Deux mariniers matelots, un pêcheur, un officier navigant en possèdent et pas seulement un exemplaire : les deux premiers en ont 7 et 8 chacun140. Certes, les bibliothèques les plus fournies sont le fait d’un lieutenant de vaisseau de Roscoff, Hyacinthe Eugène de Pascal (41), du riche capitaine de vaisseau de Cancale (36) et d’un autre lieutenant, cette fois de Plouguerneau (26)141. Les greffiers notent rarement les titres ce qui montre le peu de valeur qu’ils leur accordent, à l’exception des ouvrages religieux. La bibliothèque du lieutenant de vaisseau de Roscoff en compte quelques-uns mais en faible quantité par comparaison avec les ouvrages témoignant de ses goûts pour la littérature et la poésie, l’histoire et la géographie, la langue française, la stratégie et les ouvrages pratiques142. Les deux livres du pêcheur de Saint-Jacut sont moins variés : il s’agit de La rhétorique françoise et des Rudiments de la langue latine ce qui est un peu plus surprenant143. Peu d’ouvrages sont consacrés à la navigation mis à part ceux d’Hyacinthe Eugène de Pascal et d’un maître de barque de Porspoder144. La possession d’ouvrages est parfois associée à d’autres objets tels des écritoires ou des rames de papier en lien avec la fonction qu’occupent ces individus à bord : pilote, capitaine, officier navigant ou lieutenants de vaisseaux par exemple145.

23Les inventaires après décès révèlent un monde des gens de mer fort hétérogène, caractérisé par d’importants écarts de fortune, de la grande pauvreté d’une minorité de matelots à l’opulence ostentatoire de quelques capitaines de navires. Entre ces deux extrêmes se décline une grande diversité de situations qui témoignent de disparités internes : tout en bas, les matelots, qui côtoient les bateliers et les pêcheurs, puis les officiers mariniers, les maîtres de barque et les membres de l’état-major avec une figure qui s’en détache nettement, le capitaine de navire. Ce schéma comporte des chevauchements voire des anomalies avec des marins qui s’en sortent mieux ou dont la situation s’est dégradée. Les salaires maritimes ne sont pas l’unique donnée expliquant le niveau de vie des marins à terre. Plusieurs facteurs se combinent : le capital de départ dont dispose un individu, tant financier que relationnel, le sens des affaires, la capacité à saisir les opportunités, les aléas de la vie. Ces variations se traduisent dans le logement des gens de mer : le nombre de pièces et leur spécialisation éventuelle, les meubles, la décoration et le confort constituent bel et bien des marqueurs sociaux que l’on pourrait élargir aux vêtements, au linge de maison ou à la vaisselle. À ces écarts sociaux répondent des écarts culturels entre les individus qui maîtrisent la lecture et l’écriture et les autres. Ceux qui cumulent ces différents marqueurs affirment et consolident leur position dans la hiérarchie sociale. En ce sens, les gens de mer adoptent un comportement similaire aux terriens.

« L’expérience de la mer », source d’une identité maritime ?

24En 1789, la rédaction des cahiers de doléances fournit aux gens de mer l’occasion d’exprimer des revendications spécifiques. Peu saisissent cette opportunité de se faire entendre en tant que groupe social soudé par des intérêts communs à l’échelle de la paroisse : la plupart donnent l’impression de se fondre dans la communauté d’habitants. Il est toutefois des exceptions : à Brest, les « canonniers matelots » rédigent leurs doléances à part à l’instar d’une corporation et émettent des demandes précises comme les « poissonniers et bateliers » de Landerneau146. Les pêcheurs de Cancale érigés en « communauté » demandent l’application des règlements relatifs à la pêche des huîtres aux maîtres de bateaux de Granville147 ; néanmoins, ils disposent déjà d’un embryon d’organisation, évoqué plus haut, pouvant faciliter la prise de parole et l’expression de revendications collectives. Aucune organisation similaire n’est établie à Saint-Coulomb où pourtant les matelots prennent la parole en dressant un sombre état des lieux :

« En cet endroit les mathelots dont la corporation s’élève au tiers des habitants de notre paroisse, se sont présentés et se sont plaints de loger chez eux, pendant qu’ils étaient au service du Roy, des soldats, de paier le casernement comme suitte de la capitation roturière et d’avoir été contraints à la fourniture des casernes pendant la guerre dernière. Ils se sont égallement plaints de la lenteur des paiements qui leur sont faits par la contabilité des classes, ce qui les plonge égallement que leur famille dans une abime de misère pendant quatre et cinq années, d’après quoi ils se trouvent privés des sallaires qui leur sont légitimement dus, sous le plus léger prétexte148. »

25Le terme « corporation » est certainement exagéré mais il suggère que les matelots de Saint-Coulomb ont exprimé d’une seule voix leurs doléances tout en se faisant entendre au titre de groupe social porteur de demandes précises. Ils sont cependant minoritaires dans leur paroisse ce qui rend leur prise de position d’autant plus remarquable. Mais ces exemples n’émanent jamais que d’une seule catégorie, au sein des gens de mer : les matelots-canonniers de Brest, les poissonniers-bateliers de Landerneau, les pêcheurs de Cancale ou les matelots de Saint-Coulomb. C’est là le problème posé par l’expression « gens de mer » : elle masque les disparités, présentes par-delà un point commun, la fréquentation de la mer. Elle renvoie aussi à la notion d’identité maritime. La cerner suppose de recourir à un large éventail de sources : les archives judiciaires avec notamment les inventaires après décès149 et les procédures criminelles, les rapports de Le Masson du Parc, les fonds de paroisses et les registres de l’administration des Classes.

Les marqueurs de l’identité maritime

26En mars 1781, la femme d’un meunier du Légué témoigne suite à une bagarre entre des matelots de Saint-Briac et un habitant des lieux : elle a juste entendu les défendeurs passer sous sa fenêtre en chantant150. Au même moment, la femme d’un laboureur ouvre sa fenêtre et aperçoit des « matelots » frappant le demandeur. L’apparence et le chant des matelots ont donc permis aux témoins de les identifier comme tels. Des années auparavant, à Saint-Germain-de-la-Mer, une autre rixe avait opposé deux enseignes étrangers à la paroisse. Un domestique avait déclaré avoir vu boire « des messieurs marins151 » : il les avait reconnus à leur apparence, peut-être aussi par leur conversation. Ces affaires laissent entrevoir des indices qui établissent l’appartenance d’un individu au monde de la mer. Ils résultent des gens de mer eux-mêmes mais aussi du regard que portent les terriens sur eux152, en premier lieu, celui des représentants de l’État.

27Circonscrire les gens de mer afin de les « lever » en temps de paix pour les entraîner et en cas de guerre, pour combattre, suppose de les recenser. C’est la première difficulté rencontrée par l’administration des Classes à la fin du XVII^e siècle. Espérer une inscription volontaire des marins était utopique à cause des mauvais souvenirs laissés par la presse, encore en vigueur au milieu du XVII^e siècle. Pour ne pas renouveler les échecs passés en matière de dénombrement153, l’Ordonnance du 15 avril 1689 prévoit une méthode a priori plus efficace, les rôles fiscaux servant de base de recensement d’après l’imprimé envoyé au recteur de Louannec en 1692 par le commissaire ordinaire du quartier de Saint-Brieuc154. Le recteur est chargé de lire l’extrait de l’ordonnance au prône de la grande messe et d’en afficher la copie sur la porte de l’église. Il est enjoint aux collecteurs des fouages de repérer parmi les habitants ceux qui « s’appliquent à la navigation ». Les rôles doivent être ensuite présentés au commissaire de la Marine du quartier. Ce dernier compte sur la bonne volonté des notables mais avec des limites : la non-application de l’ordonnance peut leur valoir d’être dénoncés par des paroissiens et d’être condamnés à verser 300 livres d’amende, la moitié revenant au roi et l’autre aux dénonciateurs. Cet imprimé a dû être envoyé à toutes les paroisses littorales comme le suggère l’espace laissé vierge pour écrire à la main le nom de la paroisse ciblée. Le pouvoir royal s’appuie donc sur les notables pour repérer les gens de mer mais aussi sur l’ensemble des paroissiens qui sont amenés à s’interroger sur ce qui fait qu’un individu est un marin ou non. Pour ces derniers, cela aboutit certainement à se penser comme tels d’autant que la mise en place du service du roi est couplée avec quelques privilèges ; ils contribuent à les différencier des terriens. Un autre document est intéressant à cet égard : une liste manuscrite de 27 marins, la plupart originaires de Locquémeau, ayant servi sur les vaisseaux de la Royale pendant la guerre d’indépendance américaine (1778-1783) et dont certains ne sont pas encore classés155. Sa lecture est prévue durant la grande messe et il est recommandé aux marins de se faire connaître pour toucher leur salaire. Plusieurs sont même « demandés dans toutes les paroisses » afin de les inscrire officiellement dans les registres des Classes. Ce type de démarche n’est pas spécifique à Locquémeau, il est généralisé aux paroisses pourvoyeuses de marins à la Royale depuis 1778. Un siècle après la mise en place des Classes, l’inscription dans les registres est donc loin d’être systématique, tout au moins en temps de guerre. Or, l’ensemble des démarches imposées par cette administration contribue à la construction de l’identité maritime. S’inscrire sur les matricules apparaît comme une officialisation de la condition de marin, une entrée dans la communauté des gens de mer, autrement dit une forme de baptême bien que certains naviguent déjà depuis quelque temps. Ensuite, la carrière d’un marin est jalonnée de rites. Des rites réguliers, avec la revue organisée tous les ans durant laquelle il se rend au bureau des Classes – à moins d’être en mer – et informe le commissaire de son activité professionnelle l’année passée. Il est amené à évoquer sa situation personnelle et ses problèmes éventuels, notamment de santé. Rites irréguliers, en cas de demande de permis d’embarquer dans un autre quartier ce qui nécessite une autorisation du commissaire aux Classes. Les marins en activité sont donc placés en « liberté surveillée156 ». La fin de carrière est également marquée par un rite puisque le renoncement à la vie maritime est déclaré officiellement au bureau des Classes et consigné dans les registres. L’administration des Classes délivre des imprimés pré-remplis aux classés. Ils officialisent le statut de marin à l’image des passeports donnés à la fin d’une période de service. Celui décerné à Joseph Richebec, un matelot de Morlaix, en juin 1761, prouve qu’il n’est pas en infraction, son service étant terminé et qu’il est libre de regagner son domicile depuis Brest où il a débarqué157. Il sert de feuille de paie et d’état de services. Enfin, il montre la valeur de cet homme qui mérite désormais 15 livres de salaire mensuel. Ce n’est pas le seul papier que peut recevoir un marin : Yves Duchesne, matelot de Pordic, se voit donner par le bureau des Classes de Saint-Brieuc, au moment de sa levée, en 1781, un certificat nominatif attestant qu’il bénéficie des privilèges des gens de mer spécifiés dans l’extrait de l’ordonnance reproduit dessus158. Ces documents sont conservés précieusement par les marins ou leur famille. Un matelot d’Étables en garde deux à son domicile, l’un prouvant son inscription sur la liste des invalides de la Marine adossée au versement de la demi-solde, 7 livres par mois, l’autre énonçant les privilèges attachés à ce statut159. L’identité maritime ne disparaît donc pas avec le renoncement à la mer, elle se prolonge jusqu’à la mort. Cela transparaît dans les actes judiciaires ou notariés : l’adjectif « ancien » accolé à un métier de la mer revient de temps à autre en guise de profession. Les papiers décernés aux gens de mer par l’administration des Classes constituent donc une reconnaissance officielle de leur appartenance au monde de la mer et contribuent à la construction de leur identité maritime en les obligeant à se penser et à se voir en tant que marins. En dépit du taux d’analphabétisme élevé chez les matelots et les pêcheurs, ces documents ont valeur de symbole à leurs yeux et participent à la prise de conscience qu’ils appartiennent à un même groupe social, avec des spécificités qui les distinguent des terriens, ne serait-ce que les quelques privilèges dont ils bénéficient. Les marins se distinguent aussi des terriens par les « paroles du corps160 » et leur cadre de vie.

28Le contact de la mer, quelle que soit l’activité maritime pratiquée, marque son empreinte sur les corps. L’exposition répétée au soleil et aux embruns hâle les visages et les parties exposées en provoquant un vieillissement accéléré de la peau. S’y ajoutent pour les moins chanceux les maladies qui affaiblissent, les « fièvres tropicales » et surtout le scorbut qui provoque une fatigue intense, des œdèmes, des hémorragies et le déchaussement des dents. L’intense sollicitation du corps et la répétition des mêmes gestes entraînent rhumatismes et hernies sans compter les séquelles des accidents et les blessures de guerre qui affectent la démarche. Certains corps sont mutilés : un jeune mousse d’Étables se retrouve à 18 ans avec le bras gauche « coupé au ras de l’épaule » après être tombé de la hune d’artimon161. Les amputations sont fréquentes chez les terre-neuvas, exposés au risque de coupures des mains, aggravées par une exposition prolongée à l’eau de mer pour les besoins du travail. Les blessures de guerre laissent des marques terribles à l’image de ce mousse hors d’état de servir parce que sa main droite a été brûlée pendant la guerre de Sept Ans. L’empreinte de la mer se reconnaît aux stigmates indélébiles qu’elle laisse sur les corps. Des marins arborent aussi des tatouages dont nous n’avons pas trouvé trace, même dans les procès-verbaux de cadavres162. Pour travailler à bord, ils ont besoin de vêtements appropriés qui protègent des intempéries, du froid ou de la chaleur en garantissant une liberté de mouvement : vareuse, « palteau de mer », bonnet, mouchoirs de cols, moufles, paire de « houssiaux » (des bottes) autant de vêtements qualifiés de « hardes de mer » dans les inventaires. Les membres de l’état-major de la Royale se distinguent par leur « uniforme » appelé ainsi dans l’inventaire d’un chirurgien navigant au service du roi et prisé à 36 livres. Celui d’Hyacinthe Eugène de Pascal, lieutenant des vaisseaux, est évalué à 150 livres163. Dans quelle mesure les gens de mer portent-ils ces vêtements spécifiques à terre ? En ce qui concerne les officiers, le port de l’uniforme dans les ports est rendu obligatoire par l’ordonnance du 14 septembre 1764 mais pour les autres ? Durant les escales, les membres de l’équipage conservent sans doute leurs hardes de mer par commodité. Elles symbolisent également leur appartenance à un équipage tout en affichant leur statut d’étranger au pays. Cela expliquerait que le domestique évoqué plus haut ait reconnu comme marins les « messieurs » dans le cabaret. Et de retour à terre ? Tout dépend des vêtements de rechange dont disposent les marins. Les membres de l’état-major et leurs auxiliaires, les maîtres de barque et les officiers mariniers possèdent des garde-robes bien pourvues d’où la distinction entre hardes de terre et de mer. Encore que, il doit être tentant de prendre un vêtement de mer en cas de grand froid. La situation des masses navigantes est moins aisée faute de pièces de rechange ; sauf exception, hardes de mer et de terre se confondent et se caractérisent par leur aspect « usé », « méchant » ou « vieux » d’où leur faible valeur. Il semble toutefois que les vêtements de mer soient plus colorés, tout au moins vers la fin du XVIII^e siècle : aux côtés du brun, du noir et du gris, les couleurs claires sont de plus en plus prisées par les gens de mer à l’instar des rayures et des carreaux, les fleurs et les broderies restant l’apanage de l’état-major164. Cela correspond avec l’évolution constatée par Daniel Roche pour l’ensemble de la société au XVIII^e siècle165. Des marins soignent particulièrement leur apparence et apprécient les vêtements colorés comme en témoigne une série de menus vols commis en mai 1783 à Baguer-Pican par trois étrangers à la paroisse, arrêtés par la maréchaussée166. Avant leur interrogatoire, il ne fait aucun doute pour les habitants qu’ils sont marins au vu de leurs vêtements. Le premier arbore « un gilet d’étoffe de couleur grise, piélé de rouge et bleu, culotte de calamande verte, chemise de coton bleu, bas de fil gris ». Le second est « couvert d’une veste d’étoffe bleue, culotte pareille, gilet d’indienne rouge et bleu, bas de laine bruns ». Quant au troisième, il est vêtu « d’un gilet de coton bleu rayé sous lequel est un autre gilet de flanelle brune, culottes de toile fort longues, bas de laine gris ». Les couleurs sombres demeurent discrètes face au mélange de bleu, de rouge et de vert : ils ne devaient pas passer inaperçus. Le bleu est particulièrement prisé d’après les inventaires : il est décliné dans tous les vêtements masculins. Au-delà des pratiques vestimentaires, c’est davantage l’allure générale des individus qui permet de les identifier comme « marins ».

29Le cadre de vie contribue tout autant à les différencier par la présence d’outils spécifiques entreposés à l’intérieur du logement ou à ses abords. Le coffre de mer est un bien quasi-incontournable puisqu’il est destiné au rangement des effets à bord. Les coffres devenus inutilisables restent à domicile dans les pièces de vie, à la vue des visiteurs. D’autres biens sont exposés dans les demeures par manque de place ou pour une question pratique. Un maître de barque de Saint-Briac a chez lui une « barre de drague » tandis qu’un matelot de Lampaul-Plouarzel y a mis une « voile de barque167 ». Les maîtres de barques, les membres de l’état-major et les pilotes y déposent leurs cartes de marine168. Les pêcheurs entreposent les filets et leurs accessoires jusque dans leur chambre169. Dans certains intérieurs, des objets marins font office de décoration : un marinier de Roscoff a accroché dans une chambre une « carte de marine garnie de bois pour le pilotage » et le riche capitaine de navires de la Compagnie des Indes a placé dans un cabinet deux vieux flambeaux de mer170. Ils rejoignent les souvenirs de voyage, présents pour la majorité à l’unité et de façon ostentatoire chez les plus riches. La rareté et l’originalité se transforment en marqueurs sociaux symbolisant l’appartenance au monde des gens de mer et surtout aux élites. Les meubles fabriqués à l’étranger, en bois précieux, rotin, cèdre, ou « bois des isles », sont recherchés171. L’idéal demeure d’allier bois exotique et fabrication à l’étranger : table de quadrille, table de toilette, fauteuil de commodité, commode de toilette ou écritoire, le tout « vernis de Chine172 ». À ce jeu, le sieur des Chesnaie en concentre le plus grand nombre ainsi que d’autres objets « de Chine » : un chandelier de cuivre, deux cabarets, une boîte à thé et des flambeaux. Ce goût pour l’exotisme se retrouve ailleurs : une peau d’ours chez un chirurgien-major, une « figure de perroquet » chez un navigant, une « armoire à perroquet » chez un lieutenant de vaisseau ou plus simplement, un chapelet de coco rapporté de voyage par un timonier173. Cette inclination se traduit par la présence de tissus de fabrication étrangère. Les toiles peintes évoquées plus haut sont vraisemblablement des indiennes. Bien qu’elles soient fabriquées dans le royaume et en Europe, les premières furent importées des Indes et leur fréquence dans les intérieurs même modestes témoignent d’un effet de mode et d’un goût pour l’ailleurs. Les vêtements l’expriment tout autant. Modestement, avec bien souvent une seule pièce originale dans la garde-robe : des « coiffes de Toscane », un « habit de coton de Siam » ou une « veste usée de toile de coton des Indes174 ». Les plus aisés accumulent les pièces confectionnées dans des tissus variés : citons une « robe de ras de castor », un « causoir brodé des Indes », une robe et une jupe de Damas « fond citron », une « paire de souliers de Damas brodés » ou une veste de « sircaqua » (de cirsacs)175. Ce goût respecte la hiérarchie du bord et traduit un souci de paraître qui se retrouve dans une moindre mesure chez les maîtres de barque. Même sur mer, les membres de l’état-major réussissent à concilier le beau et le pratique176. Si l’usage de ces tissus exotiques n’est pas spécifique aux gens de mer, leur présence importante dans les inventaires montre un accès facilité à la source d’approvisionnement. Ils cherchent à suivre la mode impulsée par la noblesse dont les pratiques vestimentaires dictent les tendances177. En ce sens, les membres de l’état-major sont favorisés : nombre d’entre eux appartiennent à cet ordre quand les autres se contentent, à la mesure de leurs moyens, de les copier. Cette inclination pour l’ailleurs se traduit plus rarement par des livres en langue étrangère, soit un clivage culturel supplémentaire : un cuisinier-navigant en avait deux dans son coffre, Eugène Hyacinthe de Pascal compte un dictionnaire anglais dans sa bibliothèque et le sieur des Chesnaie dispose de « quatre plans de différentes côtes en langue anglaise178 ». L’exotisme est présent dans les pièces de monnaie inventoriées, à la fois souvenirs de voyages et témoins des à-côtés de la navigation : réaux, piastres, « pièces du Portugal », « louis d’or d’Amérique », « roupies » et « pagottes d’or179 ».

30Aussi, le cadre de vie et l’apparence des gens de mer sont similaires à ceux des terriens. Même le goût de l’ailleurs qui transparaît davantage chez les membres de l’état-major, ne leur est pas spécifique. Les élites bretonnes, armateurs-négociants malouins ou parlementaires rennais, goûtent aussi les meubles « de la Chine » ou en bois des îles ; quant aux membres du haut clergé, ils apprécient tout autant les cartes marines encadrées180.

Des stratégies identitaires ?

31En 1715, une rixe éclate dans la chaloupe des Deux Couronnes, à Saint-Servan, entre des membres de l’équipage et les ouvriers venus travailler la journée sur le bâtiment181. Un coffre de bord en est à l’origine : son propriétaire, un matelot, en le chargeant, a « débouté à l’eau » le plaintif, Jean-Baptiste Sévigné, maître charpentier de navire. Humilié, il réplique et les deux en viennent aux mains devant les autres passagers dont un officier major et le second maître de navire. Ce dernier prend parti en déclarant à Sévigné : « Il est du bord et toi tu n’y es pas. » La solidarité du bord prime ici face à ceux qui ne font pas partie de l’équipage, sans chercher qui porte la responsabilité de la bagarre. Le navire est alors en instance de départ pour les Indes Orientales ; peut-être s’agit-il d’un réflexe servant à établir une cohésion au sein de l’équipage dans la perspective d’un voyage au long cours. Cette affaire soulève la question de l’identité sociale collective dont Alain Cabantous rappelle qu’elle se construit à partir de référents communs mais aussi dans la confrontation avec l’Autre182. Cela aboutit-il à la mise en œuvre de stratégies identitaires ? Existe-il des formes de sociabilité propres aux gens de mer, une « solidarité du bord » comme le suggère cette affaire ?

32Les travaux menés par Alain Cabantous ont démontré que le monde des gens de mer est essentiellement urbain bien qu’ils soient là encore minoritaires183. Néanmoins, ils y sont visibles car bien souvent, ils se regroupent dans un quartier qui se singularise dans l’espace urbain tels Le Pollet à Dieppe, Le Pérot à La Rochelle ou Saint-Jean à Marseille. Saint-Servan, à bien des égards, fait figure de quartier maritime de Saint-Malo. Si ces quartiers participent à la construction de l’identité maritime, la question des villages de marins se pose pour les paroisses rurales du littoral. Une piste est donnée par les rôles de capitation à deux conditions toutefois : que la profession et un domicile précis soient indiqués. Cela réduit le nombre d’actes disponibles. Seul un document se détache, le rôle de capitation de Cancale, établi en 1742184. Il n’en est pas moins intéressant car Cancale compte parmi ses contribuables un tiers de gens de mer. La paroisse est assez étendue et parsemée de villages localisés aussi bien en bord de mer qu’à l’intérieur des terres (figure 4). Sur les 256 gens de mer recensés en tant que contribuables, près de 20 % demeurent à la Houle, environ 15 % vivent à Terlabouët quand le bourg en accueille environ 8 %. En dehors de ces trois pôles, plus de la moitié se retrouvent disséminés dans presque tous les villages185, près ou éloignés de la côte, avec un accès facilité ou non à celle-ci. Même les pêcheurs n’habitent pas tous dans les hameaux à proximité du rivage. Il n’y a donc pas à proprement parler de villages de gens de mer regroupant l’ensemble ou une bonne partie de la population maritime de la paroisse. La Houle, pourtant, s’y prêterait : ce village se loge dans une anse au pied de la falaise et abrite un petit port de pêche. Or, les gens de mer n’y constituent pas la majorité des contribuables, loin s’en faut : même s’ils sont sous-évalués pour cause de pluriactivité, ils ne sont que 42 %, et atteignent au mieux 50 % à La Basse Cancale, un autre hameau. La Houle n’est pas donc pas encore le village de pêcheurs tel qu’il est présenté aujourd’hui. Les gens de mer se sont implantés dans des hameaux pré-existants sans qu’il y ait création de villages de pêcheurs ce qui correspond au schéma esquissé par Pierre Flatrès186. Ces villages relèvent du clachan, un simple regroupement de plusieurs habitations à l’intérieur d’une paroisse en zone d’habitat dispersé ; les maisons des gens de mer ne se distinguent pas de celles des terriens. Ce semis de clachan se retrouve tout le long des côtes nord de la Bretagne à l’exception des formes d’agglomération que sont les places portuaires et de quelques « vrais » villages de pêcheurs à l’image de Saint-Jacut ou ou de Tu-es-Roc à Erquy187. Les rapports de Le Masson du Parc en donnent également un aperçu. Pour mener à bien sa mission, il doit rencontrer les pêcheurs voire « perquisitionner » chez eux d’où la mention de leur lieu de vie au sein de la paroisse. Ses remarques confirment leur dispersion sur les côtes nord de la Bretagne : à Cherrueix, ils se répartissent dans les hameaux du Lac, de la Haute-Rue, à l’est du bourg et de la Larronnière, à l’ouest188, comme à Saint-Cast189, Hillion, Plérin, Portsall, Plouguerneau ou Landéda190. Ces villages ne sont pas toujours localisés en bord de mer, ni enclavés à l’image de « l’armorique » de Pleubian, « une langue de terre presque isolée de toutes parts ces sortes de gens sont farouches, sauvages et dangereux191 » ; à l’opposé, le bourg de Kérity près de Paimpol ou le village des Hôpitaux à Erquy ne sont pas particulièrement isolés. Néanmoins, une tendance au regroupement s’esquisse parfois : des villages abritant des pêcheurs se trouvent à proximité les uns des autres par exemple à Plévenon avec La Vallée d’un côté et de l’autre, La Ville Boutière, la Ville Hardrieux, et la Ville Meunière192. Les concentrations de pêcheurs dans un lieu précis, bourg ou hameau, se font encore plus rares : Dinard à Saint-Enogat, les Hôpitaux à Erquy, le bourg de Kérity, Portrieux à Saint-Quay et la Houle, ce qui diffère des données fournies par le rôle de capitation de Cancale pour 1742193. Les appréciations de Le Masson du Parc dépendent des éléments glanés sur place, plus ou moins fiables.

33Aucun déterminisme ne pousse les pêcheurs a fortiori les marins, à s’installer près du rivage en dépit d’un indéniable aspect pratique pour les premiers. Si l’on considère que l’implantation d’un groupe social à un endroit précis participe à l’élaboration de son identité collective, nous en sommes loin et il est difficile de trouver un équivalent au quartier maritime des villes portuaires. Cela n’empêche pas les pêcheurs de se singulariser en faisant sécher leurs filets devant leur maison ce que constate Le Masson du Parc à Guipavas194. Quant aux autres marins, leur logement ne devait guère se différencier de celui des terriens, tout au moins dans son apparence extérieure. À défaut de villages de gens de mer, ces derniers entretiennent-ils une culture de l’entre-soi, à terre ? Cette question se pose au regard de l’affaire Sévigné. Les archives judiciaires apportent des réponses partielles grâce aux procédures engagées auprès des officiers des amirautés ou de ceux des juridictions seigneuriales.

34Plusieurs affaires montrent que les relations entre les membres d’un équipage sont empreintes de convivialité : certains se connaissent déjà, avant d’embarquer ou cherchent à travailler sur le même navire qu’un membre de leur famille ou un ami. C’est aussi l’occasion de créer ou d’entretenir des relations amicales. Les actes d’engagement des équipages de L’Argus et de La Marquise de Lisle, armés à Binic pour Terre-Neuve, révèlent que des marins signent pour d’autres195 : Olivier Macé, un mousse de Lantic engagé sur L’Argus en 1751, le fait pour le compte de 27 personnes, presque le tiers de l’équipage196. Le recours à ce jeune homme alphabétisé est-il imputable au hasard ou résulte-t-il d’un service rendu par un individu habitué à signer pour les autres ? Il est difficile d’y répondre mais ce service peut créer des liens tout comme la période de l’entre-deux durant laquelle les marins viennent poser leurs affaires à bord ou « accrocher leur hamac », voire aider à charger les marchandises. Ces va-et-vient créent des moments de convivialité. Le maître de la barque L’Union se voit proposer par un matelot et sa femme, venue à bord, de « manger sa part » de joue de cochon rôtie avec eux dans une auberge de La Houle, ce qu’il accepte volontiers197. Ces moments de détente entretiennent la solidarité du bord surtout lorsqu’il s’agit de se moquer d’un charretier bloqué sur le quai de Saint-Malo, devenu malgré lui la cible d’un matelot qui cherchait à l’atteindre avec l’amarre de sa barque198. La plaisanterie tourne mal et le matelot, rejoint par deux autres, finit par le frapper. Ce genre de démêlé peut développer des liens entre les matelots ayant pris part à la bagarre et plus globalement une culture de l’entre-soi, prélude à la vie en mer. On retrouve ici les mêmes ressorts que l’affaire Sévigné : des membres de l’équipage font bloc contre l’étranger au bord qui fait de surcroît rire à ses dépens.

35Cette solidarité se déploie lors des escales ou de l’arrivée à destination. Lorsqu’un des membres de l’équipage est débarqué pour cause de maladie et transporté à l’hôpital du lieu comme Pierre Clermont, un matelot tombé malade à Port-aux-Princes en 1765, ses camarades lui rendent visite199. Une escale offre l’occasion de se divertir et de quitter pour un temps l’univers cloisonné du navire : le cabaret le plus proche constitue souvent la destination toute trouvée. Les membres de l’équipage se rendent à terre par groupes : des officiers quittent La Marie-Madeleine en chaloupe « pour y avoir quelques rafraîchissements » à Saint-Germain-de-la-Mer : ils s’arrêtent « boire bouteille de vin à la maison où pend pour enseigne la tête noire200 ». L’information précise que la veille, un autre « détachement » d’officiers du même navire « avait laissé une affaire » avec le capitaine garde-côte. Dans le cas de L’Elisabeth, un navire de Guernesey, quatre matelots descendent ensemble au port du Légué201. Ces groupes respectent la hiérarchie du bord. Faire escale est aussi une occasion de se faire des « camarades » parmi les autres équipages : en 1781, un matelot de Saint-Briac, au Légué, se rend au cabaret avec quatre matelots de différents bâtiments202. En voyage sur mer, les membres d’un équipage restent donc entre eux, à terre ou plus généralement, entre marins. Partager un même vécu, en mer, crée inévitablement des liens renforcés par la promiscuité et les épreuves du quotidien, sans compter la durée du voyage pour le long cours ou le cabotage sur les côtes européennes. D’autant que le navire demeure un lieu de repli, quasiment un foyer de substitution, là où sont déposés les effets personnels et où l’on retourne pour dormir. Ceci dit, le fait de naviguer éveille ou avive tout autant des tensions renforcées par l’entassement et la discipline à bord : le navire, à bien des égards, peut faire figure de prison une fois en pleine mer. La violence entache parfois les rapports entre membres des équipages en particulier envers les mousses203. Néanmoins, cette expérience de la mer, acquise au fil des embarquements, peut dessiner des liens, renforcés par le système des Classes. Les gens de mer ont en commun d’être levés puis envoyés à Brest ou à Lorient selon les besoins et affectés sur un navire. Le service du roi induit un brassage géographique mettant en contact les marins de toute la province et au-delà, quelle que soit leur activité maritime. Si cette spécificité, conjuguée avec la pratique de la mer, accentue le sentiment d’appartenance à un même groupe pendant le temps de la navigation, qu’en est-il de retour, à terre ?

36Une fois rentrés, les marins se fondent parmi les terriens dans les paroisses rurales du littoral, moins dans les quartiers maritimes des villes portuaires où ils ont tendance à rester entre eux et encore, ce serait oublier qu’ils se retrouvent mêlés à des étrangers au monde de la mer, même dans leur quartier. Cela n’empêche pas de conserver des relations avec d’autres marins sur un mode amical et de les intégrer à leur réseau social : les trois matelots arrêtés sur la route entre Dol et Pontorson, évoqués plus haut, faisaient route et commettaient leurs larcins ensemble204. Sans être exclusif aux gens de mer, le cabaret apparaît comme un point de ralliement : à Saint-Malo, une affaire évoque une « maison nommée Terre-Neuve » peut-être fréquentée par les terre-neuvas mais pas uniquement, un maître cordonnier y boit aussi205. À Saint-Jacut, une auberge attire les pêcheurs de « l’isle » : le 11 juillet 1773, ils sont cinq à boire en présence de deux « marchands poissonniers et pêcheurs » et de « tireurs de pierre206 ». Se retrouver au cabaret est l’occasion de partager des souvenirs ou d’échanger des nouvelles. Le navire à quai, en instance de départ, constitue aussi un lieu de convivialité : en 1773, un officier major des vaisseaux de Saint-Malo n’hésite pas à se rendre sur Le Saint-Pierre sur l’invitation d’un officier du navire « où étant ils se divertirent et burent quelques bouteilles de vin207 ». Un marin, à terre, peut aussi donner un coup de main à l’arrivée d’un navire : en 1785, pour remercier Jacques Henry de son aide pour avoir amarré son bateau au Légué, le capitaine de L’Elisabeth, de Guernesey, l’invite à « boire un coup de genièvre » dans sa chambre avec un employé des Fermes208. Ils évoquent « les voyages de Terre-Neuve » et se rappellent « les connaissances qu’ils y avaient faites respectivement » : en bavardant, les deux marins se découvrent un même vécu, celui de la grande pêche ainsi que des connaissances en commun dont on imagine qu’ils échangent des nouvelles. Cette expérience maritime transcende donc les clivages nationaux. Mais une fois de retour à terre, les marins ré-endossent leur identité de terrien. Cela est valable pour ceux qui ont gardé un ancrage familial ou amical dans leur paroisse, moins dans le cas des marins gyrovagues qui passent d’un navire ou d’un port à l’autre, ayant rompu toute attache à terre. Face à l’adversité, la solidarité paroissiale et l’intérêt de la communauté passent en premier. L’affaire Tassine, qui fit en son temps beaucoup de bruit à Cancale, est révélatrice209. Louis Tassine fait partie des nombreux marins français capturés pendant la guerre de Sept Ans. Libéré en 1762 après 5 ans de détention, pressé de rentrer chez lui, à Cherbourg, « ayant perdu de vue son père et sa mère », il opte pour le transport maritime, rapide et moins fatiguant, via une frégate faisant le voyage de Cancale à Granville. En attendant, il descend dans une auberge de la Houle où il boit du cidre avec « quatre camarades » puis se couche. Il se relève en pleine nuit, sort pour « faire ses nécessités » et se retrouve à déambuler sur la banche, sous l’effet de l’alcool, la chemise par-dessus la culotte. Il assiste à une vente de poisson et atterrit dans un cabaret où se tient un autre « marché de poisson ». Les protagonistes le remarquent sans éprouver d’animosité envers lui, la cabaretière lui sert du cidre à sa demande et personne ne réagit mal quand il tente de marchander du poisson. La situation dégénère quand l’hôtesse refuse de lui servir une autre pinte et lui réclame son dû : Tassine se sert alors d’une sole pour la gifler et se mêle de nouveau du marché mais gâte la marchandise en marchant dessus et en jetant sa perruque et de l’argent dans une panière de poisson. Se croyant insulté, il essaie de frapper plusieurs personnes qui le neutralisent à coups de bâton. La cabaretière finit par s’en débarrasser en le confiant à l’aubergiste, couvert de sang et de fumier. Alité, Tassine porte plainte contre un de ses agresseurs et fait des demandes de provisions afin de payer ses soins médicaux. Il reconnaît sa part de responsabilité : « Une faiblesse d’esprit pour le moment causée par quelques coups de liqueur qui le surprit par la longueur du temps qu’il n’en avait bu, sortant des prisons210. » Mais les témoins font bloc et seule la déposition de sa logeuse est en sa faveur. Dans cette situation, un monitoire constitue l’unique solution pour délier les langues. Les nouveaux témoignages montrent que le procès est devenu le principal sujet de conversation dans la paroisse, au four ou après la messe, sur la banche. Ils révèlent la tentative d’accommodement menée par la mère du défendeur et surtout la collusion des témoins : « il fallait dire les uns comme les autres211 ». Ce monitoire ouvre les hostilités en impliquant l’ensemble des habitants de La Houle dans une affaire jusque-là circonscrite à quelques pêcheurs et poissonniers. Tous sont plus ou moins au courant mais n’auraient rien dit s’ils ne l’avaient été obligés par crainte de l’excommunication. Louis Tassine reste un étranger et d’ailleurs, on ignore s’il est bien français : lors de la bagarre, il répète à différentes reprises « je suis français » ; la cabaretière déclare « qu’elle n’avait pas affaire de cedit normand là » et « ne savoir si c’était un anglais » d’autant qu’il avait des shillings pour seule monnaie. Cet argument rejaillit dans la contre-attaque du défendeur qui rappelle les obligations des « étrangers » dans le royaume212. Au final, Tassine paraît bien désabusé sur le sort réservé aux gens de mer, de surcroît les anciens prisonniers. Il clôt sa dernière requête par un plaidoyer : « que les marins de toutes les villes et paroisses du royaume sont obligés de voyager d’en retourner des prisons d’Angleterre, qu’ils sont étrangers partout où ils sont obligés de passer, mais que l’on ne doit pas pour cela assommer, au contraire le roi ordonne de les laisser passer librement, bien loin de les assassiner, et de les arrêter213 ». L’expérience maritime et celle de la guerre ne provoquent pas forcément de connivence entre gens de mer : Tassine reste avant tout un étranger alors que les pêcheurs auraient pu éprouver de la compassion envers ce marin éprouvé par les circonstances. Ils n’ont pas montré une franche hostilité mais plutôt de l’indifférence. L’identité terrienne prime donc sur l’identité maritime : les pêcheurs impliqués demeurent des paroissiens avant d’être des marins. Cela pose des limites à la solidarité du bord avec des gens de mer qui changent de comportement selon qu’ils sont à terre dans leur paroisse ou sur mer.

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37À l’expression de Le Masson du Parc répond une réalité complexe tant elle recouvre des situations différentes. La relation avec la mer est loin d’être exclusive dans une société où la pluriactivité est monnaie courante. La figure du paysan-pêcheur est présente mais elle est réductrice au regard des multiples combinaisons possibles associant activités maritimes, paramaritimes ou terrestres, dont la pratique est encouragée par le temps passé à terre entre deux embarquements. Être marin sous-tend une exposition accrue à la mort, aux accidents, aux blessures et à la maladie dont les séquelles compromettent le retour sur mer à l’instar de la vieillesse. Si ces remarques valent pour les marins au long cours, ceux qui pratiquent le cabotage, la grande pêche ou la pêche hauturière, elles sont moins pertinentes à propos des pêcheurs de côte, des marins des rades et des ports et des pêcheurs à pied. C’est là que réside toute la complexité des gens de mer, tournés vers l’horizon maritime selon des degrés et un investissement variables. S’ils endossent leur identité de marin à bord, ils redeviennent ensuite des paroissiens une fois débarqués, sauf aux yeux de l’État qui les considère comme un rouage essentiel dans la conquête du sea power. Ces contraintes nouvelles obligent les marins à se voir comme tels lors de l’inscription dans les registres des Classes qui fait figure d’entrée officielle dans le monde de la mer. Cependant, une identité maritime globale peine à émerger en raison du caractère minoritaire des gens de mer sur le littoral, dans les paroisses rurales et les villages, même dans les places portuaires. D’autant qu’ils ne cherchent pas à se différencier : leur cadre de vie se distingue peu de celui des terriens ; seuls leur physique, quelques objets et hardes spécifiques, un goût plus accentué pour l’exotisme, contribuent à les distinguer. Mais que ce soit sur mer ou sur terre, ils se retrouvent toujours soumis à des règles régissant la vie de la communauté et à des stratégies identitaires visant à assurer la cohésion du groupe. Cette dichotomie, conjuguée à des fortes disparités internes et à la pluriactivité, ne peut que freiner l’émergence d’une identité maritime commune à l’ensemble des gens de mer et ce, en dépit d’une même soumission aux rythmes de la mer et au service du roi. Plutôt que d’évoquer une identité maritime ou mêmes des identités maritimes à l’égard des gens de mer des côtes nord de la Bretagne, peut-être que l’expression « identité du littoral » serait plus juste, tant ils restent des marins par intermittence et des terriens dans l’âme.