1Pour autant, l’horizon terrestre ne semble guère plus privilégié à la lecture des doléances écrites dans plusieurs paroisses littorales en 1789. Ainsi, le sol n’est « que sable et dunes » à Saint-Jacut1, il est aride à Porspoder2 et la situation paraît désespérante à Plouarzel : « Notre paroisse, sire, située sur la côte, ne fait presque qu’une montagne continue parsemée de rochers et rocailles qui rendent le terrain insusceptible de culture et en grande partie stérile et inculte. Les semailles qui dans la saison humide donent au pauvre laboureur la flateuse espérance de la plus belle récolte, viennent par la nature pierreuse du territoire se dessécher et s’évanouir à la moindre chaleur du soleil d’été, en sorte qu’en sept ou huit jours nous voyons perdus les fruits de nos travaux de plusieurs mois3. » Ces doléances, loin d’être majoritaires sur les côtes nord de la Bretagne, suggèrent que le bord de mer n’apporte que des désagréments : une mauvaise qualité des terres pour la plupart stériles ou incultes, des difficultés à les travailler en raison des rochers et de la pente, en plus de leur sensibilité à la sécheresse. Il faudrait rajouter le vent à cet inventaire, dont l’action desséchante était soulignée à Paramé, sans oublier les « sables volages » ou les risques d’inondations.

2D’autres documents viennent néanmoins contrebalancer ces propos, écrits dans un contexte bien particulier. L’un présente un caractère exceptionnel : un plan, réalisé à l’encre de Chine et au lavis, représentant la « champagne de Roténeuf », dans la paroisse de Paramé, près de Saint-Malo (planche I et couverture)4. Bien qu’il ne comporte aucune indication relative à son auteur, à son commanditaire ou à sa date de réalisation, il a dû être réalisé suite à un litige foncier5. Au-delà, il montre une appréhension globale du littoral composé de trois espaces distincts à travers des couleurs appliquées par plages, au pinceau. L’avant-côte est dominée par le bleu, parsemé de petits traits irréguliers plus saturés évoquant des vagues. L’estran, à marée basse, se divise entre une côte sableuse soulignée par un ton ocre et une côte rocheuse identifiable à sa couleur marron et striée de traits plus foncés, entremêlés les uns aux autres d’où une impression de hauteur. Un personnage, un chapeau sur la tête, se trouve encore dans son bateau dont la voile est repliée. Le second, affublé d’un chapeau et portant un bâton, s’engage sur le « grand chemin qui sert à desservir les pièces de terre qui sont dans la champagne de Roténeuf ». Il paraît venir de la grève, peut-être de la barque, reconnaissable à l’absence de mât. Près des bateaux, de petits dessins évoquent ce qui pourrait être du goémon de flot. Un troisième personnage, arborant un chapeau à large bord, observe la scène depuis le grand chemin, dans l’arrière-côte. Celle-ci occupe la plus grande partie du document. Une zone en vert saturé attire plus particulièrement l’attention6 : sillonnée par des lignes pointillées et parallèles, elle représente une parcelle cultivée. D’autres zones coloriées cette fois en vert clair, désignent elles aussi des terres labourables ; certaines d’entre elles comportent des lignes continues, peut-être un autre type de culture. Le vert uni semble désigner des pâtis, voués au pacage des bestiaux, au plus près de l’estran. Malgré l’absence d’échelle, les parcelles paraissent assez grandes et sont imbriquées les unes dans les autres. Une seule est bordée d’arbres, sur un côté, ce qui laisse entrevoir un paysage de champs ouverts, la « champagne de Roténeuf » autrement dit un méjou au cœur du bocage breton7. Cependant, l’œil du spectateur est attiré par les trois personnages, réalisés avec soin de même que les bateaux, le goémon et les vagues. S’ils contribuent à animer le plan en le rendant plus vivant et tout bonnement plus joli, ces détails sont inutiles au regard du litige foncier qui devait être à l’origine de la commande.

3Bien qu’il soit sorti de son contexte, ce document fournit donc des indications précieuses quant au littoral : la manière de le représenter, le paysage de l’armor, l’utilisation conjointe par les habitants de Rothéneuf des ressources maritimes incarnées par les navires et le goémon et des ressources offertes par la terre symbolisées par les sillons des champs et les pâtures. Il laisse entrevoir une mise en valeur pragmatique des terres situées en bord de mer. Est-elle pour autant valable pour l’ensemble des côtes nord de la Bretagne et au-delà, comment les habitants de l’Armor exploitent-ils l’horizon terrestre ?

Cultiver le bord de mer de l’Armor

Une utilisation semi-extensive du littoral

4Une première approche, réalisée à l’échelle de la paroisse, est rendue possible par les plans établis pour la réformation du duché de Penthièvre à partir de 1785. L’objectif de cette opération était une meilleure gestion des revenus seigneuriaux, mettant en relation les titres, anciens et nouveaux, et un inventaire précis des terres relevant du duché de Penthièvre, supervisé par Étienne-François Cicille, arpenteur renommé, doté d’une formation de juriste.8 Seules quatre paroisses littorales sont concernées par ces plans, complétés par des « tables d’application » ou des « répertoires de plan » : Erquy, Hillion, Pléneuf et Morieux9. Parmi celles-ci, Pléneuf et Erquy ont retenu notre attention. Outre le fait qu’elles fassent l’objet de répertoires de plan détaillés, elles sont dotées chacune d’une façade maritime étendue caractérisée par un liseré côtier varié alternant côte à falaises, anses sableuses et pointes rocheuses, pas toujours accessible à pied ou à cheval du fait d’une dénivellation parfois importante. Afin d’y étudier les usages agricoles de l’arrière-côte, ont été relevés sur les plans tous les numéros renvoyant aux éléments incluant le rivage ou localisés au plus près ainsi que leur nature et leur superficie. Bien que Pléneuf et Erquy soient deux paroisses contiguës, les résultats obtenus diffèrent quelque peu comme le montrent les graphiques 2 et 3.

5À Pléneuf, le bord de mer est essentiellement utilisé comme pâture à 68,5 % avec des superficies élevées, à l’image du marais de Dahouët, proche des 13 hectares ; il s’agit en fait d’un marais maritime, situé en fond de ria et inondé uniquement lors des grandes marées. Les « terres et pâtures » ne forment que 16,8 % Terres mélangées total, avec 7,1 du des surfaces moins élevées. Elles se retrouvent souvent à proximité des pâtures seules, dans des zones en pente : le tracé du parcellaire épouse alors les courbes de niveau. Les terres labourables ne constituent qu’un dixième du total et sont très disséminées et en général, parallèles à la pente. Elles sont d’une contenance moindre par comparaison avec les pâtures et logiquement concentrées autour du havre de Dahouët. Les prés et les jardins sont quantité négligeable. Le bord de mer à Erquy présente un aspect différent, tout d’abord par la très faible part du bâti. D’autre part, par la prédominance de la lande mêlée de friches dans le cas, par exemple, de la Garenne d’Erquy qui à elle seule, rassemble 800 journaux soit 384 hectares. D’où la faible proportion de terres, elles aussi mélangées à des landes, des friches ou des prés, et parsemées de rochers. L’ensemble formé par le Goulet est intéressant (planche III) : situé sur un cap, l’extrémité en est formée par deux parcelles semées de rochers dont les limites épousent la pente. Un chemin les sépare de huit autres champs en lanière, cette fois perpendiculaires au versant, qui s’agrandissent de plus en plus vers l’intérieur des terres. Les terres seules n’occupent que 2,3 % de l’espace et se retrouvent souvent encadrées par la lande. Les marais sont localisés uniquement dans la « bouche d’Erquy » pour une superficie de 25 hectares environ. Les prés et jardins sont là encore quasiment absents. Quant aux rochers, il s’agit des Rochers de la Hérissais visibles sur la planche III.

6Qu’en conclure ? Tous les espaces situés en bord de mer à Erquy et à Pléneuf font l’objet d’une appropriation, même les zones plus difficiles à exploiter en raison de leur exposition aux embruns, de la nature du sol, des blocs de pierre, de la pente ou de la végétation naturelle. Ainsi, les dunes, les friches, les landes, les marais, ou même les îlots accessibles seulement à marée basse, semblent avoir une utilité bien que ces espaces puissent être qualifiés d’incultes, à l’époque. En 1733, l’intendant Des Gallois de la Tour comptabilise 10236 arpents de terres « incultes » dans la subdélégation de Saint-Brieuc sur 20370 arpents au total, tout en déplorant qu’il ne soit pas possible de les mettre en valeur10. Or, ces espaces ont tous des propriétaires, ils sont découpés selon des limites précises ce qui leur confère une valeur aux yeux des populations riveraines qui, loin de les délaisser, les ont intégrés à leurs pratiques agricoles. Pratiques dont la diversité est reflétée par les termes employés pour décrire la nature des parcelles : ils laissent transparaître la complexité du terme « inculte ». Aussi, la Déclaration royale du 13 août 1766 paraît bien réductrice en l’assimilant à « toutes les terres qui n’ont pas porté de cultures depuis 40 ans ». Cette définition ne prend pas en compte les nuances locales : l’inculte y est tout simplement plus ou moins durable comme le souligne Annie Antoine11. Elle juge plus pertinent d’établir une gradation entre les incultes temporaires courts, terres chaudes régulièrement cultivées demeurant momentanément sans cultures, des incultes de longue durée, terres froides d’une médiocre qualité mais cultivés de temps à autre, et enfin des incultes cultivés très ponctuellement. Les parcelles de terre mêlée d’inculte d’Erquy semblent se rattacher à la seconde catégorie alors que les landes et les friches évoquent davantage la dernière. Ces espaces servent de pâture, à l’occasion, quand les végétaux de la lande sont exploités pour produire des engrais destinés aux terres chaudes12. Les terres et pâtures de Pléneuf illustrent également la flexibilité de ces usages agricoles. Loin de la conception physiocratique déplorant la non-rentabilisation de ces espaces, les populations riveraines de la mer, elles, y voient un complément indispensable pour l’exploitation des terres chaudes tout en s’adaptant aux spécificités du littoral. D’autant plus que la plupart de ces espaces ont le statut de communs13 : 30,6 % pour la paroisse de Pléneuf et 80,8 % pour Erquy, la Garenne comptant à elle seule pour 67,2 %. Cette utilisation spécifique du saltus rejoint les conclusions d’Annie Antoine pour la Bretagne, avec un inculte placé « au centre du système agraire14 ».

7Pour autant, est-ce extrapolable à l’ensemble des côtes nord de la Bretagne ? Cela nécessite de repérer les espaces d’arrière-côte dans les sources manuscrites. La toponymie s’avère utile car des termes courants suggèrent la proximité du rivage : une pièce de terre à Etables, près des « banches15 » (la grève) ou ces terres sises dans « l’Armorique » de Pleubian et de Plestin-les-Grèves16. Les « débornements » permettent aussi de les trouver : « du bout vers midi à la banche et plain de mars », « à la grève et rive de la mer », « sur » ou « près le rivage de la mer », près « de la rivière de la mer » (la Rance). La nature des sols donne aussi des indices : un « espace de terrain en mielles » à Saint-Coulomb, des terres sableuses parfois « à sable accombré [es] de rochers » de Pleubian, Plounéour-Trez, Landéda et Plouguerneau17. A l’aide de ces indications, nous avons dégagé 43 actes notariés dont l’analyse complète les observations effectuées auparavant18 : il s’agit bien là d’un système agraire semi-extensif. Trois types d’espaces se distinguent, selon une gradation de l’intensif vers l’extensif.

8Tout d’abord, les terres chaudes, exploitées de façon permanente et intensive, notamment les jardins attenant aux maisons, entourés de murs et d’une petite superficie. Ils sont vendus ou loués comme partie intégrante de la maison : l’une d’elles, située au havre de La Houle, à Cancale, est affermée avec une cour commune et un jardin près de « la grève et rive de la mer ayant des murs tout autour », le tout contenant 5 cordes19. Aux jardins s’ajoutent les terres labourables : à Pleubian, 80 cordes « sur la rive de la mer » sont exploitées en faire-valoir direct20. Un sol, même de nature sableuse, n’est donc pas forcément rédhibitoire. À Roscoff, un procès-verbal de visite décrivant la métairie de Troguirol fait également mention d’un « petit parc joignant le rivage de la mer […] consistant dans les pannets [panais] y étant » avec une maison et trois courtils21. Entrent également dans cette catégorie les terres complantées d’arbres fruitiers, surtout de pommiers à cidre dont Jean Meyer a souligné l’expansion en Bretagne à partir du XVI^e siècle : leur rendement est meilleur en plein champ qu’en verger22. Un contrat de vente mentionne ainsi parmi les terres attachées à une maison construite à Pleurtuit, un clos sur le bord de la mer23. D’une contenance de 1 journal 3 cordes de terre, il est planté de quatre rangées de pommiers « joignant d’un bout à la mer et rivière de Rance » : ces rangées devaient être alignées dans une terre labourable. Les preneurs soient parfois encouragés à en planter, par exemple, dans la ferme au titre de domaine congéable comprenant, à Ploubazlanec, une maison avec aire, cour et étable et une pièce de terre « donnant sur la falaize de Launay » : les convenanciers sont autorisés à y mettre « des plants vergers à leur volonté24 ».

9Toutefois, la plupart de ces espaces sont apparentés à des terres froides, mises en culture de temps à autre comme la « pièce de terre froide et fougereuse de cinq sillons en labeur » de « l’isle de Rochpret » à Plouguerneau ou les terres froides de la « montagne de Bergot » en Lannilis25. Quelques baux à ferme indiquent la possibilité d’ensemencer ces terres, notamment une parcelle située au Goulet d’Erquy, d’un demi-journal, « joignant d’orient en occident au rivage de la mer ». Le preneur a « la liberté de mettre ladite terre en labour dès à présent pour l’ensemencer à la Saint Michel prochaine26 ». Cette pièce de terre figure sur les plans du duché de Penthièvre27. De toute évidence, il s’agit de la pièce 87 représentée sur la feuille 1 (planche III). La nature du terrain, des « terres et landes » dans le répertoire du plan, confirme son statut de terre froide.

10Enfin l’inculte permanent, proprement dit, caractérisé en général par de plus grandes superficies. À Saint-Coulomb, un « espace de terrain en mielles » de 15 journaux est vendu en 1783. Situé le long de la grève, une partie est en « jonchée » et contribue certainement à alimenter les terres chaudes en engrais28. La grève de Trocquetin à Saint-Servan sert de pâturage aux vaches de plusieurs propriétaires à l’instar de la « lande de Frehelle [Fréhel] », qui fournit de surcroît genêts et bruyères coupés à la faucille29. De même, une maison à Pleubian est accompagnée d’une « petite jaunay » (une ajoncière), complément indispensable malgré sa petite surface30. Plus significative encore, l’acquisition effectuée par le seigneur Magon du Bos à Saint-Servan en 1766. La taille et la diversité du terrain sont impressionnants : il est constitué de terres, falaises, rochers, landes, vallée et « paturail ». Il comporte un petit logement niché contre la roche, l’habitation du fermier du passage de Jouvente. Les indications relatives aux usages de cet espace se font rares ; seul le terme paturail suggère une utilisation comme pâture. Acheté pour 200 livres, il est revendu en 1775 par Magon, quasiment tel quel, pour 1200 livres31. Celui-ci réalise donc un bénéfice confortable et se réserve deux sources de revenus non négligeables : la maison et le jardin de Jouvente qui apportent de la valeur au passage, comme logement du fermier et surtout, la coupe des joncs. Investisseur avisé, il s’est uniquement débarrassé de ce qui ne lui rapportait pas assez : la récolte des joncs a donc une valeur car ces derniers, hachés et mélangés à d’autres éléments, constituent de l’engrais. Le terrain n’est pas pour autant dépourvu de valeur puisque l’acheteur débourse une forte somme. L’usage comme pâturage se retrouve aussi dans les îles accessibles à marée basse32 : les quatre îles du convenant le Toinnou à Trébeurden sont vendues avec le droit « de mesner les bestiaux pasturer ». Dans la paroisse de Plouénan, les preneurs de l’Île Verte sont autorisés « à pouvoir jouir du pâturage, couper les goémons qui croissent sur et autour de ladite isle et aux rochers qui en dépendent33 ».

11Cependant, il reste difficile de distinguer les incultes à l’échelle des exploitations car ils ne sont pas toujours comptabilisés de manière précise. Lors la cession de la pièce de la Coulombière, à Cancale, il est vendu « un journal quart et un huitième de journal sans y comprendre les costières et vallons jusqu’à la mer, qui néanmoins en dépendent34 ». Toujours à Cancale, une terre située près du rivage, plantée en partie en joncs, trouve sa place dans un bail à ferme incluant deux maisons, deux jardins et trois petits clos plantés en pommiers. Sept ans après, le bail suivant apporte davantage d’informations et montre les transformations effectuées : le terrain y est décrit comme « parties plantées d’arbres et en joncs35 ». Les clauses enjoignent les preneurs à « ne pas émonder les jeunes chesnes du clos de la chapelle ni fresnes ni chataigniers et autres jeunes arbres plantés dans la falaize au nord et au midi ni à ceux plantés dans les falaises ». Plus globalement, les terres dites incultes au sein d’une exploitation contribuent à la bonne qualité du marnix, à l’instar des portions de landes permanentes évoquées par Henri Jaquemet pour le Morbihan36. Au milieu de ces espaces incultes, les terres régulièrement cultivées sont délimitées par des fossés ou des clôtures : la pièce de terre appelée la Brosse, à Pleurtuit, « contenant avec la vallée et la falaise au côté soixante et onze cordes de terre joignant du côté vers orient à la rive de la mer », est entourée de bois, haies, fossés, et clôtures, « à l’exception de ladite vallée qui n’est point entourée de fossés37 ». Ainsi, les usages agricoles du bord de mer soulignent la souplesse de ses habitants et leur faculté à tirer parti de toutes les terres, même parsemées de rochers, comme le messiou nosant, dans l’Armor de Pleubian, composé de deux clos et d’une petite parcelle « sous joncs et pâturage et encombrement de roche et partie labourable38 ». Cette capacité d’adaptation se retrouve dans les exploitations où les parcelles, tant chaudes que froides, se trouvent donc bel et bien intégrées aux usages agricoles.

La mise en valeur d’un marais maritime : le marais de Dol

12Les marais maritimes traduisent eux aussi la flexibilité des usages agricoles malgré leur exposition plus ou moins grande au « délit » d’eau douce et/ou salée. Le marais de Dol constitue un cas intéressant de par son étendue – près de 10 000 hectares entre Château-Richeux et Pontorson – et sa localisation puisqu’il est cerné par les eaux de la Manche et traversé par plusieurs rivières d’où son surnom, l’Enclave39. Sa situation spécifique est soulignée par les habitants de la partie sud du Marais en 1745 : « On a donné à ce terrain le nom de marais parce que c’est un plat pays surchargé d’eau douce qui ne s’évacue que par plusieurs canaux40 … » A priori, on pourrait penser à l’instar des Physiocrates que cette zone humide constitue un espace perdu pour l’agriculture, un « inculte », car inexploitable, jugement repris par les économistes, les médecins et les chimistes du XVIII^e siècle, qui « tous condamnèrent les marais41 ». Même Jean-Baptiste Des Gallois de la Tour, intendant de la province, émet en 1733 une remarque cinglante à l’égard de la subdélégation de Dol : « Dol est une petite ville mal située, entourée de marais, mauvais air et le plus méchant pays de la Bretagne42 ». Or, les plans manuscrits, les archives notariées et les déclarations pour le paiement du Vingtième43 nous en livrent une toute autre image44.

13Certes, la menace des inondations est présentée comme une contrainte mais presque uniquement dans les paroisses du « marais noir » composé de terres régulièrement baignées par les eaux. Situé au sud-ouest du Marais, il est séparé de la mer par le « marais blanc45 ». C’est ce que déplorent deux propriétaires de Saint-Guinoux possédant pour l’un, « une pièce de terre pourrie et inondée par les eaux en pré » ou pour l’autre, « une pièce de terre presque toujours noyée d’eau46 ». Cependant, une parcelle n’est jamais considérée comme inutilisable même si « on ne peut pas en jouir la moitié du temps ». Elle produit toujours « quelques mauvaises herbes » ou du « mauvais foin » ou « ne sert qu’à patre ». Dès que les eaux baissent, les terres, souvent d’une grande superficie, sont systématiquement utilisées à l’image de cette quantité de terre « propre à faire du blé quand les eaux ne sont point trop hautes » ou de ces 16 journaux « dont il n’y en a que quatre qui se puissent labourer qu’on ensemence encore lorsque les eaux le permettent en froment de deux ans en deux ans la terre reste en guéret [jachère] l’année intermédiaire », le reste de 12 journaux servant de pâture, l’été, « lorsque les eaux se retirent47 ». Au mieux, les terres sont déclarées labourables et parfois complantées d’arbres fruitiers. La déclaration faite par Joseph Normant, sieur du Faradon, illustre bien la souplesse de ces usages puisqu’il affirme posséder : 1 – un pré de 9 journaux et demi, couvert « des eaux six mois de l’année dont la moitié est à pasture et l’autre moitié produit de gros et mauvais foin », en faire valoir direct, qui lui rapporte 50 livres par an ; 2 – un clos de 12 journaux « qu’on laboure quand les eaux le permettent et qu’on ensemence en froment de deux ans en deux ans, la terre restant en gueret l’année intermédiaire », labouré « à moitié de tous fruits et récolte », soit 45 livres par an « ce qui est beaucoup au dessus de la valeur » ; 3 – Trois autres pièces de terre : deux « partie labourable et partie en pasture » de 6 journaux et de 1 journal 20 cordes, une autre de 1 journal, « presque toujours inondée ne produit que des glaieuls et quelques pastures », les trois « labourées à moitié de tous fruits et récolte », soit 45 livres par an ; 5 – Un journal labourable et 2 journaux 16 cordes « qui étant fort inondées ne produit que gros et mauvais foin ou de la pasture », « labourée à moitié de tous fruits et récolte », pour 8 livres par an48. La moindre parcelle de terre est donc mise en valeur avec une variable supplémentaire inhérente aux marais maritimes : la durée et la fréquence des inondations. Joseph Normant s’assure un revenu confortable en combinant différents usages, avec des terres en faire valoir direct et indirect dont l’exploitation est réglée par des baux à moitié. Nous sommes donc bien loin des préjugés assimilant tout marais à une zone improductive et ce, même dans le marais noir. Le marais blanc, situé au nord et à l’est du marais de Dol et à proximité immédiate de la mer, semble encore plus fertile. Là encore, les terres jugées inutiles ont un caractère exceptionnel comme ce journal de « marécage inculte et ne servant de rien » à Saint-Marcan, d’après les dires de son propriétaire49. Ce cas mis à part, les terres régulièrement noyées se font beaucoup plus rares face à des terrains en général de plusieurs journaux et systématiquement mis en valeur, comme dans le marais noir. On trouve ainsi au Mont-Dol des rosières exploitées, à Saint-Marcan, une « chanvrière vers la mer50 » et surtout de nombreuses terres labourables, parfois plantées de pommiers ou de saules, présentes aussi à Saint-Méloir-des-Ondes et à Cherrueix51. Certaines sont délimitées par des fossés ou des canaux. Les propriétaires des terres du Marais, à Saint-Marcan, sont même très précis quant aux rotations et aux façons culturales. Cela permet de distinguer deux catégories de terres cultivées : l’une de qualité inférieure, propre au seigle et au blé noir, voire à l’avoine « après lesquelles productions consécutives qu’ils ne peuvent néanmoins faire sans marnisser [amender] au moins une fois, on est obligé de laisser lesdites terres se reposer quelques années » et l’autre, majoritaire, « propre à froment de deux années une ayant été précédemment suivie d’un guéret de six érailles » soit un assolement triennal avec une jachère travaillée. Un autre acte précise que « qu’après s’être reposée un an, pendant laquelle année on charrue lesdites terres cinq fois avant d’ensemencer ». Sur ces terres, orge et paumelle (orge de printemps) succèdent au froment (rouge) et sont suivies par la culture de légumineuses, pois et vesces, luzerne et trémaine (trèfle), enrichissant le sol en azote52.

14Deux plans manuscrits confirment l’exploitation agricole du marais de Dol : le plus ancien est une « carte particulière des Côtes et partie des marais de Dol, en Bretagne » dédiée aux « Seigneurs des États des pays et Duché de Bretagne par leur très humble serviteur J. J. Russel procureur et agent des habitants et généraux des paroisses et enclaves desdits marais53 » (planche IV). Réalisé en 1732, il propose une vue partielle du marais de Dol et met en valeur le marais blanc qui apparaît comme un espace presque entièrement dédié à l’agriculture avec la prédominance de champs cultivés représentés par de petites parcelles hachurées. Elles sont imbriquées les unes dans les autres entre Cherrueix et Saint-Georges-de-Gréhaigne ce qui contraste avec les environs de Saint-Benoît-des-Ondes, Hirel et Vildé-la-Marine, où les terres sont plus grandes. Même les zones désignées comme des « marais » sont exploitées puisque hachurées. Parmi ces terres labourables sont disséminés champs complantés et vergers54 avec quelques taillis au niveau du Mont-Dol ainsi qu’un bois. Les « grèves et verdures » de la baie font office de pâtures. Le second plan, daté cette fois de 1756, est en parfait état55(planche V). Il représente les « marais de Châteauneuf et partie ceux de Dol » soit la partie ouest du Marais qui s’étend de Saint-Méloir-des-Ondes à Hirel, et vers le sud jusqu’à Châteauneuf, Saint-Guinoux et Lillemer. La légende indique « toutes les terres qui s’y trouvent marquées par des sillons qui représentent le labourage, sont en valeur et presque toutes non sujettes aux inondations, lorsque les gouttes, bieds, sont entretenus, toutes les terres lavées en verd d’eau pasle sont presque toujours couvertes par les eaux » ce qui permet de distinguer le marais blanc du marais noir. Ce dernier se situe au sud, avec les « terrains souvent couverts par les eaux même dans l’été, les eaux séjournent encore sur plus de la moitié du terrain, dans les saisons les plus sèches ». La mare Saint-Goulban se distingue dans ces terrains ; elle est soulignée de figurés rappelant des joncs. Quelques terres semblent avoir été retirées de l’emprise des eaux comme deux parcelles de la paroisse de Saint-Guinoux situées au sud et au nord-est du Bied Jean. Le bourg de Lillemer fait figure d’enclave en plein cœur de la zone inondable car placé sur une zone surélevée comme toutes les habitations, dispersées, et les terres cultivées du marais noir. Les arbres sont en général plantés en bordure des terrains inondables voire même dessus, et les parcelles sont plutôt de grande taille. Ces paroisses sont décrites dans l’encart comme étant toutes sujettes aux inondations contrairement à celles du marais blanc, Saint-Benoît-des-Ondes et Saint-Méloir-des-Ondes dont les terres sont surélevées. Dans cette partie du marais de Dol prédominent donc les parcelles labourables, parsemées de quelques arbres et très imbriquées. Leur forme irrégulière est liée à l’implantation des canaux et des chemins mais aussi à la délimitation du finage de la paroisse.

15Loin d’être inculte, le marais de Dol constitue donc une zone fertile, ce que Bertrand d’Argentré, commissaire envoyé en 1560 par le Parlement de Bretagne pour visiter le Marais, avait remarqué en soulignant « la bonté et la fertilité d’un pays fort fructueux », jugement repris en 1776 dans un mémoire anonyme évoquant « un pays très fertile en froment, chanvre et autres denrées de toutes espèces56 ».

Des cultures variées

16La nature des plantes cultivées sur l’arrière-côte du littoral nord breton demeure assez imprécise si on se limite aux archives notariées et aux déclarations pour le paiement du Vingtième57. S’imposent alors un élargissement de l’échelle au finage des paroisses et l’analyse des données issues des inventaires après décès. L’ensemble fournit un aperçu des cultures sur les côtes nord de la Bretagne qui confirme et complète les éléments donnés, entre autres, par Jean Meyer, Jean Quéniart et Alain Croix58.

17Il existe un dénominateur commun, le froment, céréale d’hiver cultivée tout le long du littoral et semée à l’automne, fin octobre-début novembre à Pleurtuit où « les terres destinées pour le froment seront préalablement mises en guéret c’est-à-dire que pour l’ensemencement dudit froment il y aura toujours deux bons labours59 ». À Trébeurden, une déclaration pour le paiement du Vingtième indique le rendement de 3 journaux de terre chaude plantés en froment dont « un tiers pour semence et labeurs et un quart qu’on laisse en repos tous les ans » : 12 boisseaux de froment par journal soit un total de 36 boisseaux par année60. Le froment est parfois mélangé à d’autres céréales, en général du seigle, ce qui forme le méteil : il est mentionné comme tel à Pleubian pour un arpent de terre et à Cancale, sous le nom de « mestillon ». On le retrouve à Plouguerneau dans un parc ensemencé de « seigle fromenté », à Binic ou à Châteauneuf où il est associé à de l’avoine61. Reviennent fréquemment le blé noir, l’orge, le seigle et l’avoine, contrairement au mil, jamais cité62. A Cancale, le bail de la métairie de la Haize stipule que 7 journaux de terre devront être semés de froment, 1 journal et demi en paumelle et 8 journaux en blé noir63. Ces cultures sont présentes dans des proportions semblables à Pleurtuit, dans quatre autres métairies64. Plus à l’ouest, à Trébeurden, le convenant Loine Irelauf ne produit quant à lui que « de gros bled, du bled noir et de l’avoine » alors que dans la même paroisse, le convenant Kerraoul fournit « une année du chanvre, une année du froment, une année de l’orge et une année de l’avoine » en complément de cinq journaux de terres « my-chaudes produisant une année de l’orge, une année du seigle et une année de l’avoine65 ». La culture du chanvre est mentionnée également à Pleubian et à Pordic66 ce qui n’est pas étonnant en soi : l’évêché de Tréguier est connu pour être le « premier producteur de lin (et de chanvre) de la Bretagne à la fois en volume et en qualité » devant celui de Saint-Brieuc et plus largement, le Léon, de Plouguerneau à Roscoff67. Lin et chanvre figurent effectivement dans plusieurs inventaires après décès établis à Ploudalmézeau, Porspoder et à Saint-Mathieu-Fin-de-Terre68. Le Masson du Parc note leur présence dans l’amirauté de Morlaix, aussi bien en 1726 qu’en 1731, à Trélévern, Trédrez, Lannion et Pleumeur-Bodou où elles font « la richesse des paysans de ces cantons69 ». Il les intègre même aux grains de mars, semés au printemps dans la paroisse de Saint-Jacut70. Ces plantes sont cultivées dans une moindre mesure dans l’évêché de Saint-Malo, notamment à Cancale, Châteauneuf et dans quelques métairies de Pleurtuit71.

18Les récoltes de céréales, de sarrasin et de plantes destinées à la fabrication de la filasse sont complétées par le ramassage de légumes et de légumineuses – Le Masson du Parc l’a remarqué à Saint-Jacut – ce qui s’avère a priori valable pour l’ensemble des côtes nord de la Bretagne, même si le terme générique légumes est souvent utilisé par les greffiers afin d’éviter une trop longue énumération. Des terres ensemencées en fèves et pois sont mentionnées aussi bien à Binic qu’à Châteauneuf, Pleurtuit, Cancale, Porspoder ou Saint-Mathieu-Fin-de-Terre72. Les panais sont assez répandus, tout au moins dans le Léon73. À Plouguerneau, ils sont associés aux choux que l’on retrouve aussi à Paimpol, à Ploudalmézeau et Châteauneuf ; à Saint-Mathieu-Fin-de-Terre, des « choux-fleurs en terre » sont inventoriés dans un jardin74. Dans cette paroisse, est relevé dans un autre courtil « tout ce qu’il y a de jardinage poureau [poireau] et autres légumes75 ». Deux baux comportent des clauses relatives à une culture spécifique, les asperges. Dans la métairie de la Maison Rahaut à Cancale, le bailleur se les réserve entièrement tandis que dans celle de la Chaise Saint-Jouan à Pleurtuit, il n’en prend que quelques planches76. Un procès-verbal effectué dans une métairie de Paramé – juste après la descente des Anglais de juin 1758 – en mentionne aux côtés de choux, d’artichauts, de salades, de pois, de fèves, de haricots, d’ail, d’échalotes et d’oignons et même des melons, le tout en grande quantité77. Le terroir de Roscoff paraît concentrer à lui seul tout le panel de légumes cultivables sur les côtes nord de la Bretagne, d’après Jacques Cambry : « Les habitants de Roscoff cultivent la terre la plus riche, la plus féconde ; elle produit une incroyable quantité de légumes de toute espèce, qui naissent en plein champ ; oignons, choux, navets, panais, choux-fleurs, asperges, artichauts78. » La rareté des asperges ou les melons contraste avec la présence diffuse de pommiers, surtout aux environs de Saint-Malo, plantés soit dans des espaces spécialisés, les vergers79 ou dans des courtils ou des clos, labourés et ensemencés, servant à l’occasion de pâture aux vaches dont il faut les protéger en les « empagnolant », clause récurrente dans les baux80. La récolte de poires est évoquée dans ces actes, souvent partagée à mi-fruits à l’instar des pommes81. D’autres arbres fruitiers étaient vraisemblablement plantés, châtaigniers en tête, mais ils sont peu mentionnés dans les sources, à l’exception de quelques actes concernant Pleurtuit et Cancale82. Ces arbres fruitiers, taillés « tant en espaliers qu’en éventail et en rond » dans la métairie de la Mabonnais à Pleurtuit, font l’objet d’un relevé précis dans le bail à moitié de la métairie de la Chaise Saint-Jouan à Pleurtuit (annexe II). Non content de s’octroyer les asperges du jardin, le propriétaire, Aaron Pierre Magon, se réserve tous les fruits « comme noix, châtaignes, cerises aigres et douces, prunes, figues et autres » ce qui montre la diversité – et l’exotisme – des arbres fruitiers présents dans cette métairie et peut-être ailleurs, si les conditions climatiques le permettaient83.

19La culture de ces fruits et légumes, adaptée à la douceur du climat océanique, laisse donc entrevoir un début de spécialisation dans les cultures maraichères, effective à la fin du XIX^e siècle sur les côtes nord de la Bretagne, entre autres autour de Saint-Pol-de-Léon. Il s’agirait donc des prémices de la ceinture dorée bretonne.

Amender les terres grâce à l’estran

20Amender les terres est une nécessité pour maintenir une fertilité suffisante. Le Masson du Parc individualise deux zones sur les côtes nord de la Bretagne, délimitées par la baie de Paimpol84 : à l’est, les terres plus fertiles nécessitent moins d’amendements85 alors qu’à l’ouest, ces derniers sont vitaux pour les paroisses littorales dont les terres sont jugées bien plus « froides86 ». Toutefois, Le Masson du Parc ne fait aucune allusion à la fertilité des terres de Roscoff, soulignée par Jacques Cambry. Il donne également un sens différent aux adjectifs chaud et froid qui qualifient la fertilité ou l’infertilité des terroirs contrairement aux actes notariés prenant en compte l’exploitation – intensive ou extensive – des sols.

21Aussi, tout élément susceptible de renouveler la fertilité des sols est conservé au sein des exploitations agricoles. Les clauses des baux sont à cet égard très strictes et indiquent par exemple que les preneurs « ne pourront vendre ni disposer des pailles et marny [fumier] qui proviendront desdits héritages au contraire ils les emploieront à l’amélioration des terres et laisseront le surplus dans les étables à fin de ferme87 ». Les clauses englobent les productions issues de l’inculte des exploitations puisqu’il est interdit aux preneurs de la métairie de la Rissais, à Langrolay, de « vendre ni donner dans ladite année aucuns joncs, bruère ni genêts propres à faire des pavés ou de la litière, mais ils seront libres d’en faire usage pour la métairie88 ». Plus largement, tout ce qui peut maintenir la fertilité des terres est recherché, même en dehors de l’exploitation avec l’étrépage et l’écobuage89 et ce, encore plus s’il s’agit de ressources gratuites et abondantes, ramassées sur l’estran, goémon en tête.

Des amendements issus de la mer

22La solution la plus simple consiste à récolter le goémon-épave « arraché par la marée montante, se trouvant sur la grève dans la laisse de mer90 » : son ramassage, à la main ou à l’aide d’un outil entre le râteau et la fourche, est libre et accessible à tous d’après l’Ordonnance de la Marine91. La quantité disponible varie suivant l’exposition aux courants marins. Le Masson du Parc remarque qu’à Kérity, « le bord de la coste se trouve couvert d’une quantité prodigieuse de gouesmon de flot ou de flache qui se tient au plain qui empescherait d’aborder la terre et les grèves92 ». Il se fait plus abondant après les coups de vent, assez fréquents, semble-t-il, à Saint-Méloir-des-Ondes93. À Saint-Servan, « les terriens » l’enlèvent « avec leurs harnais à la côte et dont ils ont à suffisance les vents d’aval en rejetant à la grande grève sous les moulins du sillon, des monceaux et des quantités infinies94 ». C’est a priori ce que faisait un ménager de Roscoff, un soir de mars 1774, « environ minuit, étant occupé à la grève […] avec sa charrette et ses chevaux à ramasser du gouesmon et le nommé Claude Clidic complaignant s’y trouvant aussi à même fin avec sa jument qu’il avait chargée de gouesmon, il vit tomber une grêle de pierre à l’endroit où ils étaient alors95 ». Il est courant que la cueillette s’effectue le soir et la nuit avec des risques de noyade accrus pour les goémoniers, dénoncés par Jacques Cambry96. Elle se fait aussi pendant la journée ce que dépeignent deux garde-côtes de Lampaul-Ploudalmézeau : arrivés avant midi sur la grève, ils y découvrent dix-sept personnes, la plupart accompagnées de charrettes attelées de trois à cinq juments97. Cela suppose un accès aisé au rivage, loin d’être évident en raison de la topographie du liseré côtier.

23Le goémon de roche ou d’attache suscite des préoccupations semblables. Cueilli sur les rochers découverts par la marée basse, il faut l’acheminer hors de la grève. Le problème se pose à Saint-Cast où Le Masson du Parc remarque la difficulté d’accès à la côte98. Pour ces raisons, le goémon n’était quasiment pas en usage le long des côtes de Goëlo et du Penthièvre :

« Depuis Benic [Binic] jusques à Saint-Cast, le gouesmon n’y sert que peu ou point, la mer y est trop rapide, elle en dépouille même les rochers sur lesquels il en peut croistre, et ils sont aussi la plupart escarpés, en sorte qu’il serait très difficile d’haler au haut de la coste le gouesmon de flot, les harnais n’y ont que peu d’accès et ne pourraient monter à la coste qu’à grands risques plusieurs roches comme nous l’avons observé ne sont pas propres à l’accroissement de ces algues marines, comme les terres par leur qualité n’ont pas besoin de cet engrais, les riverains qui le méprisent ne se sont pas mis en peine de le haller au cabestan au haut de la coste comme font les pescheurs de La Hague qui ont un extresme besoin du varech pour fumer leurs terres sans quoi elles seraient presque toutes stériles et infructueuses99. »

24Dominique Guillemet fait le même constat « pour les îles hautes à falaise où n’existent pas de platins rocheux facilement accessibles et où les criques sableuses sont réduites », à l’image de Belle-Île100. Le peu de goémon récolté à Porspoder l’est à l’aide de râteaux tandis qu’à Cancale sont employés faucilles et couteaux, comme pour l’ensemble des côtes nord de la Bretagne101. Son ramassage est toutefois moins aisé que celui du goémon-épave. S’il est tentant d’aller sur les roches et îles désertes en pleine mer, encore faut-il un moyen de transport. Dans l’estuaire de la Rance, Le Masson du Parc note que « ceux des paroisses de la rivière » se rendent à Saint-Malo avec leurs chipes pour en couper « sur les rochers qui adossent la ville au Nord » et « en tout temps sur les islots et roches désertes de la coste102 ». Sa cueillette est généralisée dans l’amirauté de Saint-Brieuc, riche en côtes rocheuses et îlots. À Plouézec103, les riverains « ne se laissent pas d’en aller journellement cueillir sur les roches qui sont en pleine mer ». Il comptabilise à Plounez onze « grandes gabarres gouesmonnières » sachant que « les laboureurs riverains ont presque tous un bateau pour la récolte du gouesmon ou pour le sable104 ». Parcourant l’amirauté de Morlaix, il réitère ces remarques de Lézardrieux à Locquirec, en passant par Plougrescant dont les riverains laboureurs louent des gabarres pour aller en couper105. De même, les paroisses de l’amirauté de Brest exploitent le goémon vif, tout au moins de Carantec à Landéda. Au-delà, son ramassage devient ponctuel bien que notable à Porspoder, Plouarzel et Le Conquet106. Certains havres paraissent exclusivement consacrés à cette herbe marine au détriment de la pêche, comme Plouescat, Tréflez et Plounéour-Trez. Roscoff, en plus de la pêche et du commerce, en fait un « commerce considérable107 ».

25Le ramassage du goémon constitue donc une activité économique essentielle sur le littoral nord de la Bretagne, globalement de l’Aber Benoît à la côte de Goëlo, à un tel point que les riverains n’hésitent pas à faire appel à tous les bras disponibles et ce, quelque soit l’âge ou le sexe. A Plougrescant « pour charger plus promptement, il s’y embarque avec les matelots, et de toutes sortes de personnes, hommes, femmes et filles », à l’instar de Carantec, Plouénan, Plounéour-Trez et Lannilis108 ce qui amène d’ailleurs Le Masson du Parc à dénoncer les risques encourus. Une fois en pleine mer, ces navires surchargés étaient susceptibles de se renverser au moindre coup de vent, provoquant la mort de leurs passagers, drames malheureusement récurrents. Cependant, prendre du goémon à marée basse, sans monter dans un bateau, est tout aussi dangereux d’après les techniques de halage décrites par Jacques Cambry à Pontusval :

« Chacun travaille à recueillir un mulon de varech. On le dépose sur huit cordes, autour d’une barrique vide, et l’on attend le retour de la mer, qui doit le transporter au fond du port. Imaginez les peines de ceux, qui dégoutans d’eau de mer et de vase, sont obligés de réunir, de rassembler, de presser, de lier cette masse infecte de goémon ; ce n’est rien, il faut la conduire, la diriger à travers les écueils, à l’aide de longs bois ferrés. Souvent les cordes sont rompues, les malheureux s’abîment et se noient : s’ils se sauvent, au milieu de ces plantes qui surnagent, qui s’opposent à leur passage, c’est avec des efforts et des dangers inimaginables. Souvent un coup de vent les éloigne du rivage, la mort les attend en pleine mer109. »

26Travail dur et dangereux, souligné par tous les observateurs de ces goémoniers mais la prise de risque – réelle – est justifiée par la rentabilité de cette herbe marine, tant recherchée pour amender les terres froides. C’est également une ressource essentielle pour les plus pauvres qui le revendent ensuite pour « avoir les moyens de subsister110 » selon le recteur de Landéda en 1774. À Penvenan, il apparaît que les laboureurs aisés « ont attention durant le temps de la coupe de laisser quelques cantons de gouesmon où ils ne touchent point pour les pauvres habitants qui ont peu de terre et aucun harnais pour en faire une grande et prompte récolte », forme de solidarité assez étonnante au vu des frictions que pouvait provoquer le ramassage du goémon111.

27Le goémon est encore plus rentable lorsqu’il est associé à la pêche du maquereau, le reste de l’année étant consacré à l’exploitation des terres. Citons, à titre d’exemple, le cas de Perros, doté de « six petits bateaux pescheurs qui servent pendant l’année à faire le commerce du sable et du gouesmon la pesche des cordes pour le maquereau et celle des autres poissons dans l’intervalle, les pêcheurs cultivent leurs terres et ne font point d’autres pêches112 ». Ces activités complémentaires impliquent donc une polyvalence pour les bateaux et pour les hommes, et parfois les femmes, qui s’y embarquent.

L’utilisation des amendements marins

28« Toutes les paroisses ne gouesmonnent point » affirme Le Masson du Parc. Le goémon peut être « méprisé » en raison de la faible étendue du linéaire côtier à Trévou-Tréguignec, absent des grèves à Saint-Michel-en-Grève, difficilement exploitable à Planguenoual dont la « coste est écorre », ou jugé inutile du fait de terres assez chaudes, à Hillion ou à Plérin113. Ailleurs, les paroissiens marquent souvent une préférence pour l’un ou l’autre type de goémon. Délaissé à Plounez, il est particulièrement estimé à Landerneau et aux environs de Saint-Malo, dans l’estuaire de la Rance et vers l’est jusqu’à Le Vivier114. Ces paroisses sont en général peu fournies en goémon vif d’où l’habitude d’utiliser le goémon de flot. Cependant, d’autres paroisses présentent l’avantage de disposer des deux, par exemple à Saint-Suliac115.

29Les usages diffèrent en fonction du temps de latence, plus ou moins court, avant de répandre cette matière organique azotée dans les champs. Le goémon, à Locquirec, est utilisé immédiatement, frais : ils est répandu « comme font les laboureurs des costes de Basse Normandie, ce qui est différent de ce que pratiquent les autres riverains des mesmes costes de cette partie de la Bretagne, qui font aussi usage du gouesmon qui le coupent et le mettent plus tard en usage116 ». À Paramé et à Trédrez, il est ainsi utilisé après quelques jours de séchage durant lesquels il s’égoutte tout en étant rincé par la pluie pour le débarrasser de son sel117. Cette opération s’effectue souvent dans un endroit précis : à Ouessant, Dominique Guillemet relève la présence d’aires de séchage118, présentes également sur la terre ferme, soit affermées dans un lot, soit louées seules. Le bail de la maison du Grand Kernelechen, à Plouézoc’h, donne la possibilité aux preneurs de faire sécher du goémon dans le parc119. À Porspoder, ces aires de séchage sont considérées comme partie prenante du bien affermé au même titre qu’un courtil ou une crèche à vaches. Ainsi, l’ensemble formé par « une maison manable » sur le port de Melon comprend « une place pour sécher de gouemon donnant sur la grève120 ». Des « applacements à sécher gouémon » sont même donnés seuls en location à Porspoder contre 1 sol 8 deniers par an et pour une durée de 9 ans121. Présents aussi à Landéda, ils laissent transparaître un découpage des îles, accessibles à marée basse, notamment l’île Tariec : en 1789, ce sont pas moins de trois « applacements et franchises à sécher gouémon ou varech » qui sont loués pour 9 ans. Ces étendues de terre sont affermées pour des sommes relativement élevées : 20 livres pour l’un, 27 pour un autre et jusqu’à 40 livres pour le dernier122. Les clauses figurant dans ces actes sont classiques et succinctes : il est juste imposé au preneur d’en jouir en bon père de famille.

30Une fois égoutté, le goémon peut être répandu frais sur les terres auquel cas elles sont dites « goémonnées », comme l’indique le bail du lieu Lansalut Bras, à Plouézoc’h. Il comprend en particulier une parcelle de terre chaude « après froment goemonnée et en veillons entiers », et la moitié d’un courtil « après orge succédé de froment et fremboyé audit froment et goémonnée audit orge123 ». Le terme « fremboyé » renvoie au mot frambais soit un « mélange de goémon et de fumier pour fertiliser les terres124 » ce qui laisse entrevoir une période de maturation plus longue et surtout des mélanges d’amendements effectués par les riverains. Le Masson du Parc résume d’ailleurs ces usages agricoles du goémon dans son rapport sur l’amirauté de Saint-Malo :

« Plusieurs laboureurs dans différentes provinces répandent sur les terres les gouesmons ou varechs fraichement couppés, ou nouvellement ramassés à la coste, quelques uns le font sécher avant de le jetter sur leurs terres, d’autres enfin l’amassent en mulon qu’ils nomment manis le laissent souvent plusieurs années pourrir avant de s’en servir, et le mettent ensuite sur leurs terres. Ceux qui ne ramassent de ces manis ou fuliers ont soin de les placer toujours dans un lieu humide à l’ombre et dans un fond où l’eau se trouve naturellement par la chute des pluyes, […] ils joignent aux gouesmons les fumiers ordinaires qu’ils peuvent avoir, et les augmentent de joncs marins qu’ils font pourrir auparavant, et de croutes ou de la superficie des landes. […] Ces sortes de fumiers sont excellents pour les terres froides que le sel dont ces herbes sont remplies, échauffe et les rend de cette manière plus fertiles125. »

31Le goémon est d’ailleurs jugé si utile que son usage est imposé dans quelques baux, à Pleurtuit, qui diffusent les innovations agronomiques. Le propriétaire de la métairie de la Chaise Saint-Jouan recommande par exemple à ses preneurs de « faire le plus de fumier qu’il sera possible et pour augmenter encore le nombre de ces fumiers en y mettant du gouesmon, le seigneur bailleur fournira un bateau et deux bateliers pour apporter dans l’anse de Saint-Tellier six battées de gouesmon par an, à condition que le preneur le fera couper, embarquer, charroyer du bord de la mer et employer entièrement à l’amélioration des terres lui affermées par le présent126 ». Pratique imposée aussi dans la métairie de la Guerays où cette fois, le bailleur s’engage à fournir « cinq battelées de marnis de ville ou huit battelées de gouesmon […], le gouesmon sera melé parmi les fumiers de la pavée, iceux des étables127 ». Dans ces deux cas, le propriétaire s’engage à organiser et à payer l’approvisionnement en goémon alors que le coût du marnix est partagé entre bailleur et preneur de la métairie de la Guerays. Peut-être s’agit-il d’un moyen pour inciter en douceur les exploitants de ces métairies à améliorer leurs terres. Encore plus intéressant, le bail de la métairie de la Basse Rue, toujours à Pleurtuit : l’usage du goémon est intégré dans un « plan d’amélioration » imposé par le propriétaire. Il s’agit de mettre en culture toutes les terres labourables de l’exploitation, peut-être pour faire disparaître la jachère. Cela requiert un apport initial d’engrais sous la forme d’un mélange de « marnix de ville » (4 battées) et de goémon (4 battées), effectué chaque année dans 6 journaux de terre jusqu’à ce que l’exploitation ait été entièrement amendée, avec priorité accordée aux « terres maigres » sur les « terres grasses ». Le bailleur ne fournit que le bateau et ses bateliers, la cueillette revenant aux preneurs. L’usage du marnix de ville suggère l’existence d’une collecte et d’un circuit d’approvisionnement à destination des terres agricoles, avec vraisemblablement des ratés. En effet, la seule excuse pour la non application du plan est le cas où le bailleur rencontrerait des difficultés d’approvisionnement. Le terme « battelée » suggère que ce fumier était lui aussi acheminé par bateau mais sans que la provenance en soit précisée. Ce marnix – mélangé au goémon dès sa maturation ou au moment de le répandre sur les champs – est arrosé d’eau de mer, conservée dans 12 barriques, alors qu’ailleurs, le goémon était plutôt égoutté et séché pour enlever le sel. Tout dénote dans ces dispositions l’intérêt que porte le bailleur, Aaron Pierre Magon, à l’agriculture et à ses terres dans l’optique d’en améliorer la rentabilité. Connaissances en terme d’agronomie que l’on retrouve aussi dans le choix du sarrasin semé dans les terres amendées l’été suivant : il participe à la préparation des sols tout ayant de forts rendements. Ce plan pouvait effectivement s’avérer efficace grâce au goémon. Dominique Guillemet cite le cas de l’île de Ré où « les quantités les plus considérables [de goémon] étaient transportées, qui permettait ainsi d’éviter la jachère sur les terres labourées et semées en céréales », les vignes produisaient alors le double voire le quadruple de raisin128.

32Au-delà de son rôle d’amendement, les riverains des côtes nord de la Bretagne y trouvent d’autres usages : combustible vital dans les îles dépourvues d’arbres au même titre que les bouses de vache129 à Batz, Ouessant130, Bréhat131 et sur la terre ferme à Plougrescant132, rembourrage de matelas pour la garnison du poste militaire des Sept-Îles au XVIII^e siècle133. Il est considéré comme un facteur essentiel pour la reproduction des poissons, tout au moins à Batz134. Par contre, la présence de fourneaux à goémon n’est mentionnée que dans un acte de 1636, un procès-verbal établi sur l’île Maudez, au large de Lanmodez, suite à une ordonnance du lieutenant de la cour royale de Tréguier « sur l’advis leur donné que plusieurs particulliers non originaires de la province et incogneux à ceux du pays se sont retirés et arrettés en l’isle de Maudez pour y fere du salpaistre et pouldre à canon qu’ils vandent et débitent journellement aux capitaines pirates quy rodent à la cotte, ennemis du Roy135 ». Dix hommes y sont découverts, tous originaires du diocèse de Coutances, brûlant du goémon dans 32 « fournaises ». Interrogés, ils affirment travailler pour deux marchands de Rouen et de Dieppe et loger à Bréhat. Ils ajoutent qu’après « ils en doivent ancores aller fère du mesme métal dans une autre islle près Paimpol en Gouellou, nommé l’islle de Saint Adrian ». Cette forme d’exploitation du goémon revêt un caractère exceptionnel sur les côtes nord de la Bretagne. Il n’est pas étonnant que cet usage ait été importé – main d’œuvre y compris – par des marchands normands, précurseurs en la matière puisque cette activité se répand le long des côtes depuis la Normandie. Il n’est pas surprenant non plus qu’elle soit pratiquée dans une petite île quasi déserte en raison de l’odeur qui s’en dégageait136.

33D’autres productions de la mer servent d’amendement comme le sable marin ou marne, riche en calcaire et bien adapté à l’acidité des terres bretonnes. Il y est utilisé a priori autant que le goémon mais Le Masson du Parc se montre moins disert à son sujet, peut-être parce que le ramassage du sable ne suscite pas de conflits comparables. Il recommande par contre que le poids des navires chargés de sable soit réglementé afin d’éviter tout risque de naufrage137. Il est aussi évoqué par Jacques Cambry dans sa description du district de Morlaix : il fait allusion au maërl, composé de squelettes d’algues calcaires quand Le Masson du Parc parle plutôt du sable coquillier138. Le sable marin fait l’objet d’une commercialisation aussi importante que le goémon et les chiffres avancés par Jacques Cambry sont éloquents pour le district de Lesneven : plus de 500 gabarres acheminant le sable dans la rivière de Morlaix et plus de 200 « voitures » par semaine pour le verser « de là dans l’intérieur du pays139 ». Un usage plus local caractérise deux autres amendements marins. Tout d’abord la marre ou tangue, un « sable vaseux riche en débris coquilliers140 » spécifique à la baie du Mont-Saint-Michel, recherché surtout par les habitants de Saint-Méloir-des-Ondes pour fertiliser les terres du marais de Dol141. Quant au poisson du premier âge, le frai ou la menusse, il constituait un engrais moins conventionnel. Piégé en même temps que les poissons de plus grande taille et non comestible, il fertilisait les terres et même les arbres fruitiers dans les paroisses de Vildé-la-Marine et Cherrueix tandis qu’à Morlaix, il contribuait de surcroît à la nourriture des porcs142.

Valoriser les terres « incultes » du littoral

34« Pour l’observateur étranger de la campagne, ce qui est beau est porteur de richesse, la nature (cultivée) est belle parce qu’elle est promesse de récoltes. Et pour être vraiment belle, elle doit être entièrement cultivée143. » Au XVIII^e siècle, les paysages de l’Armor, au nord de la Bretagne, sont loin de satisfaire à cette conception utilitariste de la campagne, résumée par Annie Antoine, puisqu’ils comportent une part élevée d’espaces « incultes ». Espaces qui focalisent de plus en plus l’attention dès le XVII^e siècle144 : réserves de terres porteuses d’une vocation agricole, il paraît désormais possible de les mettre en culture à condition d’y réaliser des aménagements comme le préconise en Bretagne l’intendant Des Gallois de La Tour dans son rapport écrit en 1733, à la demande du Contrôleur Général des Finances, Orry145. Il encourage défrichements et dessèchements accompagnés d’une fertilisation. Précisons cependant que des tentatives de mise en valeur de l’inculte se sont produites bien avant que l’intendant ne prodigue ses conseils et ce, à l’initiative des seigneurs riverains de la mer. Néanmoins, la plupart des aménagements restent peu ambitieux et il faut attendre la Déclaration du 13 août 1766 – adoptée en Bretagne en 1768 – pour que le pouvoir royal, sous l’influence des Physiocrates, impulse et favorise la mise en valeur de l’inculte à travers de grands projets. Or, l’inculte, sur les côtes nord de la Bretagne, est utilisé et l’appropriation de ces terres, des communs en majorité, bouleverse profondément les habitudes de leurs usagers, ce qu’illustrent les procédures d’afféagements et les archives judiciaires146.

Un moyen privilégié : les afféagements

35Les seigneurs, à l’échelle locale, constituent les premiers acteurs de l’aménagement de l’inculte à travers une politique volontariste de mise en valeur de leurs terres Ils s’appuient sur la Coutume de Bretagne qui leur octroie la propriété des terres incultes non privatives, dotées pour la plupart du statut de commun147. Seule condition à respecter : leurs usagers ne doivent pas payer de droits pour les utiliser148. Par conséquent, un seigneur est tout à fait libre de reprendre ces terres afin de les exploiter puisqu’il ne fait que tolérer la présence d’usagers dessus. Il détache alors ces terres de son domaine pour les concéder à un afféagiste, désormais détenteur de leur propriété utile, en charge de les améliorer à ses frais contre le versement d’une rente annuelle, symbole de la propriété éminente du seigneur, dont le maximum est fixé à 5 sols par journal par la Coutume de Bretagne (annexe III)149. Cette inféodation du domaine seigneurial, conclue par écrit, est avantageuse pour le seigneur qui prend finalement peu de risques. L’inculte ne lui rapportant rien, il s’assure un revenu annuel, même modeste, et ne peut que considérer d’un bon œil l’amélioration de ses terres150. Du point de vue de l’afféagiste, le pari est plus risqué car les travaux engagés s’avèrent souvent onéreux et doivent être rentabilisés par l’exploitation des terres dégagées. En cas de succès, l’afféagiste s’en tire à bon compte avec des récoltes correctes au bout de quelques années tout en profitant du faible montant de la rente due. Dans le cas contraire, il peut être amené à tout abandonner et s’expose alors à la ruine. En dépit de ce risque, nombre d’afféagements sont réalisés au cours du XVIII^e siècle sur les côtes nord de la Bretagne car celles-ci comportent de véritables réserves d’espace a priori susceptibles d’améliorations151.

36Le duché de Penthièvre fait figure de précurseur en matière d’afféagements : certains sont conclus dès la fin du XVII^e siècle152. En 1698, trois d’entre eux concernent des terrains riverains de la mer : le premier consiste en une « pièce de terre en commun » d’environ 1 journal trois quarts à Erquy, le second, deux pièces de terre à Hillion, d’une superficie de 5 journaux et le dernier, dans la même paroisse, « les vaux et costes communs » contenant environ 5 journaux « tant en costes que rochers falaizes et précipices153 ». Les clauses imposées aux afféagistes sont peu contraignantes par comparaison avec les baux à ferme : les actes ne comportent aucune indication sur la mise en valeur des terres concédées. Seule la rente due au seigneur est indiquée dans l’acte, en l’occurrence, 30 sols pour les deux premiers, 20 sols dans le cas du troisième avec en sus une commission d’entrée de 30 et 20 livres pour les deux terres situées à Erquy. La rente et les droits d’entrée semblent être déterminés en fonction de la superficie des terres afféagées et surtout de leur nature, les « vaux et costes communs » paraissant plus difficiles à mettre en valeur. À l’occasion, le seigneur demande à son afféagiste de laisser « les chemins de servitude libres ». Le duc de Penthièvre, à l’époque, n’hésite donc pas à reprendre des communs en saisissant la possibilité offerte par la Coutume. Il le fait sur la proposition d’un afféagiste potentiel (une soumission) auquel leur mise en valeur est ensuite confiée. Politique poursuivie par la suite avec l’afféagement de surfaces semblables, principalement à Erquy, Hillion, et Yffiniac, riches en terres incultes : portions de grèves, terres « vaines et vagues » et marais y sont concédés154. Jusqu’en 1741-1742, deux afféagements retiennent davantage l’attention en raison de la superficie en jeu : deux portions contiguës des marais d’Hillion, une pièce de terre de 15 journaux et un « canton de terre vaine, vague et inculte » de 11 journaux155. Vu la taille des terrains, les rentes se font plus élevées, une redevance en nature pour l’un (10 perrées de froment) et 55 sols pour l’autre. Ces afféagements ne sont guère comparables à l’opération menée à partir de 1723 dans le Marais Drouet, à Ploubalay, après une première tentative en 1716156. L’afféagiste potentiel demandait l’inféodation du « Marais Rozay et du « marais salé », d’environ 100 journaux chacun, qui joignaient ses terres, en contrepartie de 10 livres et 10 pistoles de denier d’entrée sans compter le droit de « sous-afféager parties desdites choses ». Il semble que la rente proposée au duc de Penthièvre ait été jugée trop modique. En 1723, il autorise finalement l’afféagement du Marais Rozay au profit de huit afféagistes avec la possibilité, accordée en 1744, de mettre « des bornes ainsi qu’ils voiront et à les diviser entre eux ou en jouir ensemble à condition de continuer la rente portée au contrat », pour 10 livres par an157. Un aménagement de cet ampleur peut donc prendre du temps : 21 ans se sont écoulés depuis l’acte d’afféagement sans que cela n’avance vraiment. À partir des années 1741-1742, comme l’indique Jean Meyer, la procédure, au sein du duché de Penthièvre, est normalisée et se trouve désormais confiée à un membre éminent du Parlement de Bretagne qui préside chaque année aux adjudications des afféagements158. Toute demande doit être déposée chez le directeur de la réformation du duc à l’aide d’un formulaire pour faire ensuite l’objet de bannies et d’enchères, laissant aux communautés la possibilité de s’exprimer en cas de désaccord. Encourager les afféagements représente un moyen d’accroître les ressources du duché car les enchères et la concurrence permettaient d’augmenter le montant de la rente.

37Les afféagements réalisés au sein du duché de Penthièvre sont assez représentatifs des tentatives de mise en valeur de l’inculte sur le littoral septentrional de la Bretagne d’avant la fin des années 1760 : « petits défrichements » peu durables pour Jean Meyer159, ils concernent des terres de quelques journaux voire moins, tel l’afféagement concédé par la veuve du seigneur des Landes à Cancale en 1753. Elle accorde à un couple 3 journaux et demi, une « pièce de terre vagues en petit jonc » jouxtant la grève et d’une « quantité de terre en mielles costière et grève » à côté, pour 40 sols par an, ce qui se rapproche d’un autre afféagement effectué 10 ans plus tard à Saint-Benoît-des-Ondes, contre 10 deniers par an, accompagnés d’un godet de froment à Noël160. Il concerne une terre à prendre « dans un grand espace de terrain vague » où se trouvent d’autres parcelles afféagées. Les clauses se veulent précises : les afféagistes s’engagent à « enclore » le terrain et à y planter « saulles ou autres arbres ou d’y bâtir tels édifices qu’ils jugeront à propos, de manière toutefois qu’ils augmentent la valeur actuelle ». Des obligations identiques sont imposées à un couple de Goulven pour la mise en valeur à la charrue, de 3 journaux, de « terres froides et aquatiques et décloses », en 1766, contre 9 livres de rente les deux premières années puis 13 livres 10 sols161. Les candidats à l’afféagement demeurent avant tout des locaux. Leur soumission est parfois appuyée par des notables : les moines de l’abbaye de Bégard reçoivent en 1722 une lettre écrite de Trébeurden au sujet de l’île Milliau, une des possessions de l’abbaye162. Après leur avoir souhaité « cette année bonne et heureuse suivie de plusieurs autres pareilles », le sieur Kerlemarec Legat se fait le porte-parole de Michel Allain qui « voudrait bien savoir s’il y aurait moyen d’afféager les droits de l’île de Milliau » et, le cas échéant, il le prie « qu’il l’ait en ferme, c’est un bon ménager et qui a du bien ».

38Les terres relevant directement du roi, elles, font l’objet d’une adjudication. Ainsi, l’île de Mez de Goëlo est remportée par le sieur Dufresne de Goasfroment suite à un arrêt du Conseil d’État rendu en 1726 et une mise aux enchères effectuée la même année163. En 1688, le marquis de Châteauneuf, avait lui aussi obtenu par adjudication la mare Saint-Goulban, soit 50 journaux de terres labourables et 24 journaux de prés déjà desséchés, le surplus « couvert d’eau presque toute l’année et d’une terre si mouvante qu’on ne peut y envoyer les bestiaux », contre 455 livres de rente annuelle et 455 livres de frais de publication et de contrat164 à charge pour lui d’entretenir et de réparer les bieds et fossés pour favoriser l’écoulement des eaux165. Si l’ampleur de cet afféagement tranche avec les petits défrichements du début du siècle, il n’est pas sans rappeler celui de plusieurs centaines de journaux réalisé dans les marais des Talards et du Routhouan, près de Saint-Malo, le 5 septembre 1714, après un arrêt du Conseil d’État, sur la requête du Chapitre de Saint-Malo en tant que co-seigneur166. Il s’agissait de gagner des terres sur la mer afin d’améliorer les infrastructures portuaires malouines, dégager des terres labourables et assurer une liaison terrestre permanente entre Saint-Malo et Saint-Servan. Cela supposait la construction, aux frais des afféagistes, de deux digues dessinées par Siméon de Garengeau qui présidait déjà aux travaux d’accroissement de la ville. La proposition, ambitieuse, émanait de plusieurs notables malouins, leur initiative étant soutenue par les « armateurs, capitaines et officiers de vaisseaux » de la ville167. En plus des digues, ils devaient construire trois chemins et en laisser un grand dans la grève, « pour venir de Paramé », ainsi qu’un terrain pour y bâtir une église ou une chapelle. Les rentes demandées en contrepartie étaient élevées – 134 boisseaux de froment minimum et 1 godet par journal de terre asséchée, « bonne et utile » – mais divisées entre les afféagistes. Le partage en lots eut lieu le 22 avril 1717 et ne concernait plus que six d’entre eux qui se répartissaient les 180 406 livres à verser pour la construction des digues168. Cette somme très élevée montrait l’ampleur des travaux à réaliser ; en cela, cet afféagement préfigure les opérations débutant dans les années 1760 et qui se prolongent jusqu’à la fin du XVIII^e siècle169.

39Ces « grands afféagements » sont encouragés par les États de Bretagne170 qui se voient confier la gestion du domaine royal et son aliénation dans la province de 1759 à 1771, puis par le pouvoir royal, sous l’influence de Bertin171, tous sensibles aux idées des Physiocrates172. Le progrès agricole passe désormais officiellement par la mise en valeur de l’inculte, landes, grèves et marais, pour la plupart des communs, raison de plus pour favoriser défrichements et assèchements. D’où la Déclaration du 13 août 1766 accordant à « ceux qui défricheront des terres incultes » une exemption fiscale, texte que le Parlement de Bretagne refuse d’enregistrer173. Il faut attendre 2 ans pour que ces dispositions deviennent applicables à la Bretagne, avec la Déclaration du 6 juin 1768, adoptée par le Parlement le 23 juin suivant174. Voulant « pourvoir avec une attention particulière aux défrichements et dessèchements à faire dans notre province de Bretagne, qui renferme une quantité considérable de terrains incultes ou inondés », il est accordé une exemption fiscale pour 15 ans dans le cas des défrichements et de 20 ans pour les dessèchements175. Le texte précise la procédure à suivre. C’est ainsi qu’entre 1768 et 1781, pas moins de 45 000 hectares sont afféagés en Bretagne soit 4,5 % de la superficie de la province et 10,5 % des terres incultes, essentiellement sur les côtes nord où grèves et marais maritimes sont bien présents176. En effet, sur le littoral, la Déclaration de 1768 conjuguée à l’Ordonnance de Marine – qui parachève la notion de domaine maritime public – laisse espérer la mise en valeur de terrains relevant désormais du roi.

40Ces « incultes » deviennent donc la cible d’afféagistes potentiels, non plus seulement locaux mais aussi étrangers aux paroisses parmi lesquels figurent surtout des nobles, des notaires, des avocats, des ingénieurs des Ponts et Chaussées ou de simples ménagers ; la palette est large et correspond peu ou prou aux résultats donnés par Geneviève Boulic177. Tous réalisent un investissement, seuls ou avec des associés, et attendent une rentabilisation rapide de leur capital, quitte à bouleverser les usages locaux et réaliser des travaux conséquents pour privilégier ensuite la céréaliculture. Ainsi, Jean-Baptiste Paul Lefevre, comte de la Brulaire et « conseiller de Grand Chambre au Parlement de Bretagne », obtient par un arrêt du Conseil d’État du 19 mai 1764, l’autorisation de bâtir une digue « d’environ trois quarts de lieue de longueur sur le bord de la mer entre la côte d’Hillion et celle où est bâtie la tour de Cesson » ce qui en revient à dessécher une partie de la baie de Saint-Brieuc, le tout dans un délai de 10 ans178. Il fait valoir « l’utilité à sa patrie » et entend réaliser une « entreprise avantageuse pour la province et l’État ». Le 26 avril 1777, c’est au tour du sieur Pluchon, un négociant de Landerneau avec ses associés, d’obtenir par adjudication 497 journaux de terres « vagues », « incultes » et « sablonneuses » avec plusieurs « applacements à goërmon », sur les grèves de Plouguerneau179. Les commissaires du Domaine et les États de Bretagne sont sensibles aux recettes que peuvent générer de tels aménagements180. Les offensives contre l’inculte ne concernent pas uniquement le domaine royal : l’évêque de Dol afféage en 1786, après un premier acte signé 13 ans plus tôt en faveur du sieur de la Musanchère, à Jean Joseph Louis Graslin, économiste et Receveur général des Fermes du roi à Nantes181, une portion importante du marais de Dol, les « communs des Grandes et Petites Bruyères182 ». Cependant, ces grands afféagements se réalisent souvent difficilement à cause des résistances suscitées de toutes parts183 ou par manque de moyens financiers, témoin, la première tentative d’aménagement des grèves effectuée à Ploudalmézeau, par un habitant de la paroisse, obligé de tout abandonner faute d’argent184.

41Parallèlement à ces entreprises de grande ampleur, les petits afféagements se poursuivent jusqu’à la fin du XVIII^e siècle dans les incultes disponibles dont certains sont très convoités, tout particulièrement les grèves d’Hillion, objet d’un découpage en règle185. Les autres demandes concernent des territoires situés tout le long des côtes nord de la Bretagne : un marais maritime à Pleurtuit, 20 journaux dans la grève de Pleudihen, 3 journaux à Plouguerneau avec un terrain marécageux, une vingtaine de journaux de « terre froste et pierreuse au bord de la mer » à Plouzané et plusieurs journaux de marais au Légué, à Binic, à Yffiniac et à Dahouët186. Ailleurs, on retrouve des afféagements du même type à Pléhérel, Plévenon, Saint-Cast, Saint-Jacut et Trébeurden187. Tous n’ont pas forcément vocation à augmenter la surface arable : le sieur Magon du Bos requiert en 1774 un « petit bras de mer appelé le Dicq de Créhen » pour y bâtir un moulin à marée, l’autorisation lui est accordée en raison de l’utilité publique du moulin et de sa chaussée qui « servira en tout temps de passage à ceux qui vont et viennent […] et qui y passant actuellement à mer retirée seulement sur des pierres mouvantes avec bien de la difficulté188 ». Quant aux habitants de la paroisse de Guissény, ils demandent la concession d’un terrain leur servant de sécherie pour le goémon ramassé, le fonds étant peu « susceptible de cultures » et « rempli d’inégalités189 ». Par contre, l’afféagement des métairies de la Houle et de la Garde en Saint-Briac, réalisé en 1776, dépasse le cadre des défrichements et des dessèchements car l’acte s’apparente davantage à une ferme190. Le sieur marquis de Pontbriand a juste décidé d’inféoder ces deux métairies en prévoyant peut-être, sans le stipuler dans l’acte, la reconstruction du logement principal de la métairie de la Garde dont il ne reste plus qu’un « aplacement », les « appartements » « ayant été incendiés par les anglais lors de leur descente à Saint-Briac en 1758 ».

Des résistances locales

42Un afféagement bouleverse tout : le statut des terres, leur propriété et leurs usages. Dès qu’une soumission est envoyée, les tensions latentes sont ravivées dans un contexte où le pouvoir royal affirme son autorité sur le littoral auprès des seigneurs riverains de la mer, dans la même logique que la vérification des droits maritimes. L’enchevêtrement des seigneuries complique singulièrement les choses sans compter les interlocuteurs successifs chargés de l’aliénation du domaine royal. D’autant que les afféagements portent sur des territoires réputés incultes mais qui ont leur pleine utilité dans le système agricole semi-extensif en vigueur sur les côtes nord de la Bretagne. Les conflits sont presque inévitables.

43Les afféagements révèlent tout d’abord l’extrême enchevêtrement des seigneuries riveraines de la mer et la difficulté de savoir ce qui relève de l’une ou de l’autre. Ainsi, il arrive qu’un afféagement soit validé puis remis en cause par la suite : l’afféagiste des deux « cantons » de terre dans « l’Armor » de Pleubian a la mauvaise surprise de découvrir lors de l’arpentage des terrains qu’une partie du premier est entourée de fossés « nouvellement construits », à l’intérieur desquels se trouvent une petite maison et une « gaignerie de froment » « paraissant le meilleur terrain de ladite issue ». Soupçonné d’usurpation aux dépens du duc de Penthièvre, Yves Barrat, mis en cause, prouve le contraire en présentant un contrat de féage en date du 19 septembre 1745. Le terrain a tout simplement été concédé entretemps par un autre seigneur191. À leur décharge, il est parfois difficile pour les seigneurs sollicités de savoir jusqu’où s’étend leur propre seigneurie surtout lorsqu’elle atteint des proportions importantes. Dans le cas du domaine royal, les commissaires aux Domaines et les États de Bretagne cherchent à se prémunir contre ce genre de désagrément et procèdent à un examen attentif des requêtes en consultant les subdélégués de l’intendant. Leurs rapports mentionnent explicitement les problèmes qui pourraient se poser. La soumission d’un ingénieur en chef des Ponts et Chaussées suscite des interrogations en 1779 puisque 972 journaux sont en jeu dans le marais de Drouet. Acquiescer à la requête de l’ingénieur soulèverait nombre d’inconvénients énumérés par le subdélégué de Dinan : « Le Roi […] irait contre les inféodations d’une multitude de proches ou arrières vasseaux ; que ce serait mettre des propriétaires paisibles depuis plusieurs siècles dans la nécessité de discuter au vis avis d’un nouvel afféagiste, des droits qui peuvent n’être pas contestables, et qu’enfin ce serait rendre inutiles les procédures et instructions faites tant au Conseil qu’au Parlement de Bretagne, pour la conservation des droits du roi sur lesdittes grèves et marais192. » Dans ce cas, pourquoi risquer de remettre en cause l’autorité du roi ? D’autant plus que le subdélégué émet des doutes quant aux réelles motivations du candidat qui n’obtint jamais gain de cause193. Cette tentative en rappelle une autre, effectuée en 1776 dans les marais de Hillion : l’avis rendu en soulignait les problèmes potentiels, le duc de Penthièvre ayant déjà accordé des afféagements à des particuliers « qui y ont construit des maisons et autres édifices et fait des dessèchements et défrichements considérables194 ». En dépit de cet avis réservé, l’arrêt du Conseil d’État du 24 août 1776 prévoyait l’adjudication du terrain, qui ne se produisit jamais, le duc de Penthièvre ayant menacé de faire opposition à l’exécution de l’arrêt du Conseil195. Toute procédure est donc lancée en connaissance de cause et offre une nouvelle occasion d’affirmer l’autorité du roi tout en mettant un frein aux velléités de certains seigneurs, comme les religieux de Saint-Jacut dont il est jugé, en 1778, « très intéressant d’arrêter les usurpations ». Ils viennent en effet de disposer de 100 journaux de terrain recouverts par la mer à chaque marée dans la « baie de Drouet » qui relèvent du domaine de la Couronne196.

44De même, les avantages fiscaux liés aux afféagements suscitent des réticences de la part du clergé local. C’est ce que montrent les plaintes, restées sans suites, du recteur de Ploubalay à l’encontre du sieur Lachoue de la Mettrie, afféagiste d’une partie du marais de Drouet197. Ce dernier refuse de s’acquitter de la « dîme des marais » alors que 10 à 12 journaux déjà ensemencés auraient produit « une récolte si abondante que vingt journaux de terres ordinaires pourraient à peine produire ce que dix de ces marais produisent ». Les « manœuvres du clergé » aboutissent à une redéfinition de l’inculte dans les Lettres Patentes du 23 octobre 1773 : y sont officiellement intégrées les terres écobuées, pourtant considérées comme des terres cultivées par le clergé et non assujetties à l’exemption de la dîme198.

45Une bonne connaissance des textes juridiques peut susciter des tentatives de manipulation comme en firent l’expérience les commissaires du Domaine sollicités par la Dame Gaillard des Noës de Cancale, en 1776. Elle dénonce des usurpations de terrains aux dépens du roi, dont les « seigneurs voisins du havre et port de la Houle » seraient coupables199. Elle les accuse aussi de s’être emparés du droit de parcage d’huîtres. En fait, le Domaine n’est pas fondé à en réclamer la propriété comme l’explique le subdélégué de l’intendant à Saint-Malo : « à la vérité tout ce que la mer couvre dans les hautes marées dépend du Domaine ; mais ce principe du droit public en france n’a pas été étendu aux terrains que la mer a envahi200. » L’application de l’Ordonnance de la Marine connaît donc des exceptions notables : les terres submergées par la mer, argument déjà invoqué par les religieux de Saint-Jacut pour justifier les concessions faites sur l’estran afin d’y établir des pêcheries. Quant au droit de parcage des huîtres, le subdélégué reprend le même raisonnement : « il n’a jamais pu naître et s’établir sur un terrain qui lui eût toujours appartenu [au comte du Plessis Bertrand] ». Il s’agit donc d’une manipulation, « une espèce de dénonciation », afin de s’affranchir de la rente due par la Dame Gaillard des Noës. Cet essai n’est pas isolé : quelques années auparavant, le projet du comte de la Brulaire, dans la baie de Saint-Brieuc, échoua parce qu’il avait omis volontairement d’adresser sa demande d’afféagement aux États de Bretagne alors chargés de l’aliénation du domaine royal. Il l’avait envoyée directement au Conseil d’État duquel il avait obtenu un avis favorable. Les États de Bretagne, alertés par les généraux des paroisses concernées, réagirent immédiatement. Ils l’accusèrent d’« obreption » pour n’avoir pas respecté les attributions des États et de « subreption » « en ce qu’il a supposé qu’il était de l’utilité publique de lui donner la disposition de cette vaste étendue de terrain sous prétexte d’y construire et entretenir une digue pour contenir les eaux de la mer pendant qu’il est certain au contraire qu’une pareille attribution privative et prohibitive ne peut être qu’une source de calamité publique201 ». Même de plus petites seigneuries, a priori plus faciles à administrer, ne sont pas exemptes de ces tentatives. En 1773, les usurpations dont se rend coupable la veuve de Guillaume Pendezec sont dénoncées dans un rapport émanant du duché de Penthièvre202. Le 18 juillet 1760, elle a obtenu du comte de Quelen l’afféagement d’un « terrain vacant depuis la banche de Binic jusqu’au ruisseau du moulin Doublot », contre 15 livres par an et 52 écus de commission d’entrée. Elle l’aurait abusé, le comte ne connaissant « ny le local ni les rentes de Pordic ». En effet, la description des biens concédés dans l’acte, cache volontairement l’étendue du terrain – en majorité des communs – qui comprend « une très grande quantité de terres labourables et propres à faire des prairies, l’emplacement d’un moulin à fouler, ainsi que les anciennes pêcheries », « le havre ou petit port y est compris, et les côtes abondent en belles pierres propres à batir ». La veuve en sous-afféage des portions et « expulse d’anciens colons sous prétexte qu’ils ne sont pas inféodés » tout en interdisant l’accès aux riverains, « qui n’avaient de ressource pour la nourriture de leurs vaches, moutons et chevaux que le pacage de ces communs », sauf paiement d’une contribution annuelle. Elle s’est également emparée d’un fief dans ce terrain, « de façon que les vassaux depuis 1760 ne payent plus la rente annuelle […] et le seigneur ne peut pas les y forcer puisqu’ils sont dépouillés par son authorité même de la jouissance des terrains qui y étaient sujets ». L’acte étant légal, il reste peu de solutions pour mettre un coup d’arrêt à ses prétentions sauf obtenir la résiliation de l’afféagement en échange d’un dédommagement, ce qu’a vainement tenté le représentant du duc de Penthièvre chargé de la « Régie de Pordic ». La seule solution résiderait dans l’exploitation d’une négligence de l’afféagiste qui n’a jamais procédé à l’appropriation du bien.

46Il s’avère tout aussi difficile de s’opposer à une procédure d’afféagement validée par le Conseil d’État à moins qu’une faille juridique ne soit révélée. Les opposants, certes, peuvent s’exprimer, mais sans grand espoir de changement à partir du moment où a été rendu un arrêt prévoyant une adjudication. C’est ce que tentent, vainement, le général de la paroisse de Pleudihen et le marquis de Châteauneuf, après avoir pris connaissance de l’arrêt du Conseil du 26 juillet 1777 autorisant la concession de 20 journaux de terre à prendre dans une partie de la grève, à Pleudihen203. Peu de moyens sont à leur disposition pour empêcher la procédure : le marquis de Châteauneuf adresse une requête à l’intendant, sans effet, puis réitère les mêmes arguments au moment de l’adjudication, le 8 novembre 1777, accompagné cette fois du général de la paroisse204. Ces récriminations sont reportées dans l’acte d’adjudication mais ne l’empêchent en rien et le terrain est bel et bien attribué au meilleur enchérisseur205. Pourtant, les arguments invoqués étaient fondés et exprimaient les craintes des riverains soutenus par leur seigneur. Cette « espèce d’anse », un commun, est d’une importance vitale car « nécessaire à la subsistance de moutons dans la paroisse où le défaut de pâturages ne permet d’avoir qu’un très petit nombre de vaches et de chevaux et que des endroits de cette partie sont, d’ailleurs, des lieux d’entrepôt et d’embarquement et de débarquement nécessaires à la paroisse de Pleudihen, aux paroisses voisines et aux habitants de Dinan et de Saint-Malo » et en raison de l’utilisation de la vase comme amendement pour les terres206. Le coût des travaux ne peut qu’aboutir à un « rançonnement » des habitants « par la vente de l’engrais à un prix arbitraire et par le louage dans quelques endroits nécessaires pour le commerce » sans compter la suppression de plusieurs moulins à eaux. Le marquis de Châteauneuf complète cet argumentaire en se donnant le beau rôle : s’il « a laissé ce terrain sans clôture ce n’est pas que depuis bien des années, il en ait ignoré la possibilité ; mais il a préféré l’utilité publique207 ». Le même problème se pose à Ploudalmézeau en 1777. Les habitants prennent connaissance, au prône de la grande messe du 6 avril, de l’adjudication prochaine de leurs « applacements à sécher le gouémon » – pour beaucoup des communs – décidée par le Conseil d’État le 22 janvier précédent208. Comme à Pleudihen, le général de Ploudalmézeau envoie une requête à l’intendant, plaidant pour un report de six mois209. Déclarant ne pas s’opposer par principe aux aménagements, il fait valoir une exception : les communs de la paroisse pour lesquels une rente était payée au roi depuis 1702 et insiste sur leur caractère vital pour les habitants :

« Il ne faut pas envisager les [terres] vagues dont il s’agit et les terres labourables de la paroisse de Ploudalmézeau comme les vagues et terres des autres paroisses de la province. En Ploudalmézeau ces vagues nourrissent les bestiaux de mille familles et les terres labourables cultivées par les mille familles ne servent point de paturage celles-cy dans le mois de 9^bre [novembre] sont chargées et trempées, elles restent ainsi jusqu’en mars temps des semailles. Otez à ces mêmes familles leurs patis, voilà mille familles ruinées, sans bestiaux faute de patis et incapables de manoeuvrer leurs terres sans bestiaux. Perte dans le commerce des bestiaux, perte dans l’ancienne culture. […] Le titre 10 de l’ordonnance maritime 21 avril mil six cent quatre vingt un, donne aux paroisses sittuées sur les bords de la mer, la coupe exclusive du gouemon crû sur les côtes. Quel sera désormais le séchoir de ces gouesmons, si sa majesté aliène au premier venû ces sechoirs et quelles entraves ne met-il pas à la coupe car point de coupe de gouemon s’il n’y a point de séchoir, puisqu’il faut conserver cet engrais d’une année à l’autre, il se coupe en avril, les semailles sont finies, il ne sert donc qu’à l’année suivante. […] si le séchoir est possédé par un étranger, la paroisse de Ploudalmézeau ne recueillera pas de gouesmon, et cet engrais qui fait celuy de ses terres restera pourrir au rivage faute de séchoir de là s’ensuivra la désertion de la culture. Il est encore vrai que partie des habitants pourront affermer ces séchoirs : nouvel inconvénient, ce sera enrichir quelqu’un et ruiner plusieurs. »

47Malheureusement, ces arguments restent sans effet et l’adjudication est maintenue. En dernier recours, un capitaine de vaisseau, « avec toute la franchise d’un militaire très peu instruit dans ces matières », envoie une requête à l’intendant, la veille des enchères. Elle reprend des arguments similaires et le met en garde : « Vous auriez, monsieur, à vous reprocher d’avoir porté sans le savoir une playe mortelle à deux des plus riches paroisses de l’évêché de Léon210. » Rien n’y fait, le terrain est adjugé le lendemain211. C’est justement pour se prémunir contre cette éventualité que les habitants de Guissény requièrent, en 1788, l’afféagement de la « sècherie et le droit de passage sur un autre terrain inculte212 ». L’avis rendu leur est favorable et marque une inflexion : « Le terrain dont il s’agit n’est pas vraiment susceptible de culture, il est d’ailleurs rempli d’inégalités, et ne peut sous tous les points de vue convenir qu’aux habitants de guisseni qui n’en ont point d’autre pour la sécherie de leur gouesmon, et qui s’il passait dans d’autres mains seraient mis à contribution, attendu la nécessité où ils sont de s’en servir ou essaieraient des procès fréquents et ruineux de la part de l’afféagiste213. »

48Les opposants ont en effet la possibilité d’engager un procès contre l’afféagiste, procédure longue et coûteuse. A vrai dire, la voie la plus fréquemment choisie par les anciens usagers est celle de la résistance passive : faire comme si de rien n’était. Ce n’est évidemment pas du goût de l’afféagiste dont les premiers travaux consistent à enclore le terrain afin de marquer sa propriété et le rendre privé par opposition avec son ancien statut de commun. Les clôtures sont matérialisées par des fossés ou des plantations d’arbres formant des haies que les usagers prennent un malin plaisir à détruire. Le marquis de la Musanchère, afféagiste des « grandes et petites bruères du marais de Dol » en fait les frais car « les habitants des paroisses voisines accoutumés à mener leurs bestiaux paitre dans cette partie des marais, pour le bon plaisir des seigneurs évêques de Dol qui voulaient bien le tolérer pendant qu’elles sont restées décloses […] continuaient cet usage comme au passé214 ». Il finit par obtenir une ordonnance de police de la Juridiction du Comté de Dol. L’ordonnance ne met cependant pas un coup d’arrêt aux « malversations » des riverains puisque le sieur Graslin, le nouvel afféagiste, fait constater, en 1790, les dommages commis dans la Grande Bruère « plantée tant en herbe, bedoux215 que roseaux ». L’ayant « contourée, circuitée et environnée », les experts ont constaté que les plantations ont été mangées « depuis huit à quinze jours, par des vaches ainsi qu’ils y ont encore vu et remarqué des bouses de vaches, qui leur ont paru toutes nouvelles c’est-à-dire ayant été faites ce jour ou tout au plus le jour d’hier et même des pas de vaches », soit 8 livres de dommages. Seize ans après le premier afféagement, les habitudes n’ont pas changé. Continuer d’emmener ses vaches pacager constitue une manière de marquer sa désapprobation envers l’évêque de Dol et son afféagiste, qui les dépossèdent d’un commun. A l’occasion, ce ressentiment peut se muer en volonté d’intimidation, comme en firent les frais Nicolas Tatinin et sa femme, afféagistes de 2 journaux dans un commun, près de la mer, à Erquy216. Moins de quatre mois après la signature de l’acte, ils portent plainte, excédés et effrayés par « plusieurs particuliers malfaisants » :

« furent la nuit du vendredi au samedi deux et trois de ce mois de mars renverser tous les ouvrages et recombler les fossés qu’avait fait faire ledit Tatinin et qu’après avoir mis à exécution leur mauvais dessein ils furent environ en la maison où demeure ledit Tatinin jurant et blasphémant le Saint nom de Dieu sans manières jettant des pierres à ses portes et fenestres disant ces mots sont coquin, bougre de malheureux passant outre nous t’accommoderons comme tu le mérites, tu dis que tu as fait ton féage à Lamballe, nous nous moquons de toi et de ton féage aussi bien de ceux qui te l’ont passé et fait prendre, vas-t-en voir tes beaux ouvrages ou tu as tant de peine à faire travailler dans quel état ils sont, et appelle à présent à ton secours ceux qui t’ont du afféager pour voir s’ils te garantiront, nous t’avertissons que si tu es assez hardi d’y faire retravailler davantage que tu ne mourras jamais que de nos mains et nous te bruslerons toi et ta femme dans ta maison et enfin sans que la pointe du jour commença de paraistre ce qui les obligea de se retirer crainte d’être reconnus ils auraient effectivement enfoncé la porte de la maison et assassiné ledit Tassinin et sa femme217 ».

49Aucune suite ne fut donnée à la plainte. L’afféagiste, considéré comme un accapareur, cristallise les haines d’autant plus s’il est étranger à la paroisse. Parfois, excédé, il prend les armes à l’image des afféagistes d’un « terrain inculte » du marais de Dol qui n’hésitent pas, en 1776, à tirer sur les « perreyeurs » chargés d’extraire les pierres destinées à la réfection des digues218.

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50L’horizon terrestre est donc pleinement exploité dans les paroisses rurales des côtes nord de la Bretagne. La moindre parcelle sur l’Armor est appropriée et utilisée à titre individuel ou collectif, même les « incultes ». Ces espaces suscitent bien des convoitises, les aménageurs potentiels étant attirés par les faibles rentes dues dans le cadre des afféagements accordés par les seigneurs riverains de la mer. L’impulsion de l’État via la Déclaration de 1768 relance d’ailleurs les appétits des afféagistes, séduits par la promesse d’un retour rapide sur investissement. Ce renversement dans la représentation de l’inculte – et l’enjeu qu’il est devenu, au cours du XVIII^e siècle – se fait au détriment de ses usagers, attachés aux usages collectifs et déstabilisés par l’individualisme agraire encouragé par les afféagements. En effet, toutes ces terres, d’une manière ou d’une autre, trouvent leur utilité à l’échelle des paroisses et des exploitations agricoles Au-delà, le long des côtes nord de la Bretagne se succèdent des terres chaudes et froides selon la fréquence et le degré de leur exploitation, de l’intensif vers l’extensif. Cela fait du littoral septentrional de la Bretagne une zone fertile où sont cultivées des plantes variées qui laissent préfigurer la ceinture dorée bretonne. Ce système agraire semi-extensif, spécifique aux campagnes de l’Ouest et marqué par une grande flexibilité, gagne encore en souplesse sur le littoral et s’enrichit de l’utilisation d’amendements marins à des fins agricoles, goémon en tête, incontournable à l’ouest du Goëlo. Les riverains de la mer n’hésitent donc pas à intégrer les spécificités du littoral dans leurs usages, ses contraintes et surtout ses avantages : aucune ressource ni aucun espace ne sont laissés inexploités sur les côtes nord de la Bretagne.