1L’orientation vers l’horizon maritime n’est pas toujours une évidence pour les habitants des paroisses littorales du nord de la Bretagne au XVIII^e siècle, loin s’en faut. Les cahiers de doléances rédigés en 1789 en vue de la convocation des États généraux mettent en avant un rapport à la mer variable et oscillant entre connotations positives et négatives. L’article III du cahier de Paramé, près de Saint-Malo, résume à lui seul les maux dont souffriraient les paroisses du littoral :

« Troisièmement, [demandons] la suppression du tirage de la milice garde côte et matelots, entre autres dans la paroisse de Paramé dont les deux tiers des habitants est attaché dès leur bas age à la marinne et au service de sa majesté, tant par mer que par terre, lorsqu’ils sont commandés et que le besoin de l’État l’exige, et qu’on est obligé d’avoir recours aux étrangers pour la culture des terres et le peu de moisson qu’elle produit, la paroisse n’étant pas en état de se suffire par elle-même pendant environ six mois ou environs, la paroisse bordant la côte de plus de sept quarts de lieues, laquelle côte est plus que pirreuse [pierreuse] et sabloneuse et exposée de manière que la moindre sécheresse et les mauvais vents font périr toutes les levées et le cultivateur se retrouve sans espérance1. »

2Paramé concentre donc tous les désavantages liés à la proximité de la mer : outre la ponction de la milice garde-côte et de la Royale sur les hommes, la paroisse n’est pas autosuffisante car son terroir est de mauvaise qualité, en plus d’être exposé aux vents et aux mauvaises conditions météorologiques. Plusieurs cahiers de doléances font des constats analogues ; ainsi, le finage de Saint-Jacut est tellement restreint que ses habitants, pour subsister, se tournent vers la mer, faute de terres à cultiver. A contrario, la proximité de la mer est considérée comme un avantage dans d’autres paroisses littorales : à Cherrueix, la pêche est présentée comme nourricière pour les deux tiers des paroissiens au détriment de la terre qui nourrit l’autre tiers des habitants2. Saint-Cast, Lochrist-Le Conquet ou Trébabu revendiquent même ce caractère maritime pour requérir un aménagement de leurs infrastructures portuaires3. Roscoff profite ouvertement de l’opportunité offerte par les cahiers de doléances afin d’affirmer son identité de « port et havre » distinct de Saint-Pol-de-Léon, en revendiquant le droit de ville et l’utilisation de son octroi pour surseoir à la transformation des quais4. Enfin, les paroissiens de Cancale s’appuient sur le succès et « l’étendue du commerce […] occasionné par sa pêche devenue considérable depuis trois ans, par les productions en poisson et surtout en huîtres, par sa situation, son grand nombre d’habitants, par le concours des étrangers et par l’établissement d’un nouveau marché » pour réclamer l’amélioration des chemins depuis Saint-Malo et Châteauneuf5.

3Toutefois, ces différents propos méritent d’être nuancés car il s’agit de doléances adressées au roi : elles insistent sur tout ce qui est mal vécu au sein de la paroisse6 avec une tendance à l’exagération7. D’autre part, ces demandes spécifiques au littoral n’apparaissent pas dans tous les cahiers de doléances des paroisses des côtes nord de la Bretagne, beaucoup n’y faisant aucune allusion8. Aussi, étudier le rapport à la mer implique de se pencher sur l’exploitation des ressources issues de la mer, licites et illicites, en tant qu’indicateur de la « maritimisation » de ces populations. D’où le recours à d’autres sources : en premier lieu, les procès-verbaux de Le Masson du Parc établis lors de ses tournées sur le littoral septentrional de la Bretagne et en guise de complément, les archives judiciaires et le rapport de l’intendant de Bretagne, Jean-Baptiste des Gallois de La Tour9, écrit en 1733.

La pêche : un objet « accidentel » ? (Le Masson du Parc)

4François Le Masson du Parc (vers 1670-1741) est officiellement nommé par le roi, le 1^er juillet 1726, « Inspecteur général des pêches du poisson de mer dans les provinces de Flandres, Picardie, Normandie et Bretagne ». À ce titre, il effectue une première tournée sur les côtes nord de la Bretagne suivie d’une seconde en 1731. Ses attributions sont vastes et s’appuient sur une expertise acquise lorsqu’il était commissaire des milices garde-côtes puis commis ordinaire aux Classes à Dieppe10; ses connaissances auraient été rassemblées dans un projet ambitieux écrit avant 1722, une histoire des pêches à l’échelle européenne, reposant sur une démarche scientifique et comparative11. Ces compétences se sont élargies grâce à une enquête lancée en 1723 par le Conseil de Marine, sur la raréfaction du poisson : jusqu’en 1724, Le Masson du Parc parcourt le littoral de la Manche, de Dunkerque au Mont-Saint-Michel et rédige ses premiers procès-verbaux. En 1726, pour sa première visite des côtes nord de la Bretagne, le nouvel inspecteur général des pêches maritimes est chargé de vérifier que les instruments et les techniques de pêche sont conformes aux dispositions royales, de rendre compte de « toutes les espèces de pêches », de faire un état des « parcs et pêcheries exclusives placés aux bords des grèves et sur les sables » et enfin il doit recenser tous les pêcheurs « riverains, pescheurs de pied, et tendeurs de basse-eau ».

5Le résultat de ces inspections est consigné dans des procès-verbaux correspondant au ressort des amirautés de Saint-Malo, Saint-Brieuc, Morlaix et Brest12, qu’il parcourt d’est en ouest, du Couesnon jusqu’à la rivière de Landerneau en 1726 puis dans le sens inverse en 1731. Le Masson du Parc accomplit consciencieusement sa tâche puisqu’il veille à longer le trait de côte tant qu’il demeure accessible, à cheval ou à pied. Son itinéraire est minutieusement décrit d’une paroisse à l’autre, chacune d’elle faisant l’objet d’un bilan détaillé qu’il n’hésite pas à mettre en perspective avec les usages observés sur d’autres littoraux. Il y glisse aussi quelques remarques relatives aux difficultés rencontrées sur place et au comportement des paroissiens. Les « Observations générales » qui figurent à la fin de chaque procès-verbal fournissent une synthèse sur l’amirauté parcourue, accompagnée de recommandations. Viennent ensuite la récapitulation des pêcheries repérées puis la liste des pêcheurs par paroisse, dans le ressort de l’amirauté13. Chacune de ses tournées est préparée au préalable : l’inspecteur adresse auparavant des demandes de renseignements auprès de l’administration des Classes et des officiers des amirautés concernées14. Une fois sur place, il se fait systématiquement accompagner par un représentant des autorités locales, d’un guide voire d’un interprète « en langue bretonne ». Consciencieux, il prend parfois des risques et échappe de peu à la noyade dans la baie du Mont-Saint-Michel en raison de l’ignorance du guide15. À Plouguerneau, il doit faire face à l’hostilité et au mutisme du commis de l’amirauté de Brest et du recteur de la paroisse qui refusent de lui parler une fois sa mission connue16. Néanmoins, ces rapports ont le grand mérite de dresser un tableau d’ensemble et d’éclairer une activité découlant de la proximité immédiate avec l’élément maritime, la pêche.

Une désaffection générale pour la pêche ?

6C’est ce qui semble ressortir des rôles de pêcheurs dressés par Le Masson du Parc : un simple comptage pour l’année 1726 révèle 1155 individus recensés dans les quatre amirautés, chiffre qui passe à 1541 en 1731. À titre indicatif, on peut comparer ces données avec celles fournies en 1733 par l’intendant de la province, Jean-Baptiste des Gallois de la Tour, qui comptabilise pour l’ensemble des évêchés bordant les côtes nord de la Bretagne une population de 729 805 habitants. Les pêcheurs riverains représenteraient donc, au mieux, 0,22 % de la population et au plus bas, 0,16 %, soit une infime minorité. Certaines paroisses riveraines de la mer n’ont d’ailleurs aucun pêcheur, à l’image de Carantec, Saint-Jean-du-Doigt, Yffiniac ou Saint-Jouan-des-Guérets17. Parmi les quatre amirautés, celle de Saint-Malo comporte la proportion la plus élevée de pêcheurs riverains : près d’un tiers en 1726 et un peu plus d’un quart en 1731 alors que les amirautés de Morlaix et de Saint-Brieuc restent respectivement à 18,7 % et aux environs de 25 % (graphique 1). Seule l’amirauté de Brest connait une augmentation en passant de 23,6 % à 28,9 % entre les deux dates. Au-delà de ces données chiffrées, la lecture des rapports détaillés que ce soit en 1726 ou en 1731, confirme cette impression de désaffection générale pour la pêche.

7Malgré la part importante de pêcheurs relevée dans l’amirauté de Saint-Malo, Le Masson du Parc fait un constat général plutôt sombre. Exceptés quelques pôles, Cancale, Saint-Briac, Saint-Jacut et Saint-Malo, l’intérêt qu’éprouvent les riverains pour la pêche paraît fort variable, par exemple à Saint-Benoît-des-Ondes : « Ce village est le dernier de la baye où les pescheurs n’ont point de bateaux pour faire la pesche à la mer, parce que la basse mer est trop éloignée du lieu de leur demeure et la brise trop violente au plain ou à la rive de la haute mer, et pour cette raison depuis le Pontorson on ne trouve aucun pescheur en mer avec bateau à joindre que les vases qui bordent les costes rendent partout impratiquable le terrain qui découvre de basse mer18. » Il remarque à Pleurtuit que « ceux qui font la pesche sont aussi laboureurs, comme tous les habitants des deux bords de la Rance19 ». La pêche fait donc office d’activité complémentaire qui ne s’exerce qu’après la culture des terres ; remarque valable jusqu’à l’Arguenon, limite ouest de l’amirauté (figure 1). Même à Saint-Jacut, qui comporte tout de même 77 pêcheurs en 1726, « hommes d’équipage » et pêcheurs combinent les deux activités.

8Les paroisses de l’amirauté de Saint-Brieuc ne semblent guère plus tournées vers la pêche :

« [Ses habitants] se sont adonnés au labourage et ont tellement négligé la pesche que l’on ne trouve pas en tout vingt pescheurs depuis Paimpol jusques à l’extrémité du Goelo, […] ces interessés à la pesche ont voulu suivre au commencement l’exemple de ceux qui envoiaient en Terre-Neuve, on a fait en plusieurs lieux des armemens pour ce commerce mais on les a par la suite tellement négligés qu’il ne reste par à présent deux batimens terreneuviers dans tous les ports de cette amirauté et ce sont même des plus petits que l’on puisse employer pour cette navigation. […] La pesche à la mer avec bateaux pour le maquereau est la plus considérable de toutes celles de la coste et même dans cette partie de la province car tous les bateaux pescheurs et ceux qui font le commerce du sable marin et du gouesmon la font pendant la saison […], tous les laboureurs qui s’y employent quand la saison est finie retournent à la culture de leurs terres20. »

9Elles ont même tendance à la délaisser, déclin symbolisé par la diminution drastique des armements pour Terre-Neuve, à nuancer toutefois pour la seconde moitié du XVIII^e siècle où elle connait un certain redémarrage21. Le Masson du Parc avance plusieurs explications telles que la concurrence de la grande pêche qui aurait provoqué l’abandon des pêcheries et un retour à la terre, la paix ainsi que la morphologie de la côte, jugée impraticable à plusieurs endroits. Seule la pêche du maquereau, une « manne pour les habitants », paraît épargnée et encore, ses pêcheurs sont en fait des laboureurs qui « s’adonnent à la mer » pendant la saison morte des travaux de la terre. Cette pêche apparaît donc comme une activité d’appoint, pratiquée uniquement parce qu’elle s’insère parfaitement dans le calendrier agricole dès la fin des semences et jusqu’au début des moissons.

10L’amirauté de Morlaix suscite des remarques identiques : il ne s’y pratique « aucune pesche considérable puisqu’il n’y a qu’un seul batiment terreneuvier qui s’y équipe, et la pêche à la mer ne se fait uniquement par les pescheurs […] de la paroisse de Plougasnou si on excepte la pêche du maquereau que fait généralement tous les riverains qui peuvent monter dans les bateaux qui servent le reste de l’année à faire le commerce du gouesmon et du sable marin22 ». Le rapport de 1731 apporte quelques explications quant à ce désintérêt général pour la pêche, pratiquée par « désœuvrement » à Plouguiel23 : des courants violents qui pourraient emporter les filets, la crainte des tempêtes, la rareté des havres, des côtes jugées peu poissonneuses, « la paresse d’aller en mer » et surtout, « l’avidité » des riverains qui préfèrent ramasser du goémon. Cette même avidité se retrouve dans « la culture de la terre et le commerce des toiles qui rendent tous les laboureurs de ces costes riches et à leurs aises, contribuent autant et plus à y faire mépriser ou négliger la pesche24 ». Or, Le Masson du Parc incriminait déjà en 1726 ces laboureurs « qui ne quitteront point la culture de leurs terres pour prendre le parti de la mer » ainsi que les matelots, « tant que la paix durera » – la dernière guerre s’étant achevée en 1715 – car « en temps de guerre le matelot incertain de son séjour faisait pendant l’été la pesche25 ».

11Celle-ci semble tout aussi marginale dans l’amirauté de Brest : à Saint-Pierre-en-Minihy, « la pesche ne leur est qu’un objet accidentel parce qu’ils sont tous laboureurs fermiers ou journaliers26 », et même « ignorant la pesche entre Guissény et Tremenac’h27 ». Elle est quasiment en voie de disparition dans la paroisse de Saint-Pierre-Quilbignon où Le Masson du Parc ne comptabilise que trois pêcheurs28. Seuls se démarquent à ses yeux les ports de Roscoff dont les « pesches sont elles seules plus considérables que toutes celles que pratiquent les autres pescheurs du même district qui est cependant d’une très grande étendue29 », et de Brest où la pêche est « bien peu de chose si on excepte environ vingt à vingt-cinq chaloupes qui font dans la baie de Brest, dans les mers voisines et dans la baie de Douarnenez la pêche de la sardine30 ». La pêche du maquereau demeure l’apanage des laboureurs mais atteint une moindre ampleur que dans les amirautés de Morlaix et de Saint-Brieuc « parce que la proximité des mers du Four et d’Ouessant chasse le poisson et l’empesche de séjourner à la coste », en plus de produire de forts courants, obstacles limitant l’utilisation de filets ou de lignes31. En outre, il juge les côtes trop escarpées pour les « petites pesches » et la pêche à pied32 et invoque, à l’occasion, l’éloignement de la mer afin d’expliquer l’absence totale de pêcheurs à Saint-Pol-de-Léon. La mentalité des riverains de la mer en est également responsable à Pempoul, par exemple, où il souligne leur indolence33.

12Le Masson du Parc dresse donc dans ses rapports le portrait d’une Bretagne septentrionale qui, mis à part quelques pôles, paraît peu attirée par la mer ou tout au moins par la pêche, ressource essentielle aux yeux de cet inspecteur des pêches maritimes, affligé de constater qu’un tel potentiel soit aussi peu exploité. Au-delà de la morphologie du liseré côtier, des forts courants marins et des caprices des poissons, il incrimine ouvertement les riverains de la mer qui se désintéresseraient, pour la plupart, de l’océan et de ses richesses.

Un tableau à nuancer

13Bien qu’il soit un fin connaisseur de la pêche, de par son expérience et ses connaissances, Le Masson du Parc ne voit pas tout : il ne fait que traverser les paroisses du littoral. Ses remarques demeurent celles d’un observateur extérieur, étranger à la paroisse et à la province, influencé peut-être par les réponses de ses interlocuteurs qui le considèrent le plus souvent comme un représentant de l’État susceptible de résoudre leurs problèmes ou au contraire de les réprimander pour des pratiques de pêche non conformes à l’Ordonnance de la Marine. D’autre part, Le Masson du Parc établit de façon subjective une hiérarchie entre les pêches : au sommet, la grande pêche, lointaine, risquée et lucrative, suivie de la pêche hauturière pratiquée au large, de la pêche côtière toujours faite à vue des côtes, puis la pêche sur l’estran à l’aide de filets ou d’aménagements plus conséquents, et enfin, la pêche à pied, proche du ramassage. Enfin, il sous-évalue largement le nombre de pêcheurs recensés car tout dépend ce que l’on entend par le terme pêcheur. Pour lui, il s’agit d’un pêcheur professionnel, autrement dit d’un homme qui en a fait son métier mais il est amené à nuancer cette définition du fait de la pluriactivité de la plupart des pêcheurs. Ainsi, dans les listes de pêcheurs riverains, il est courant de rencontrer des individus qui exercent une autre profession, en majorité liée aux métiers de la terre, comme l’a montré Olivier Levasseur34.

14Ses procès-verbaux ne sont pas non plus exempts de contradictions. D’un côté il déplore le faible nombre de pêcheurs mais de l’autre, il souligne à plusieurs reprises lors de ses tournées que les « riverains terriens » de Penvenan, Landunvez, Hirel, Étables, Kérity et Hillion35, « en troupe », « hommes, femmes et filles » à Roscoff ou à Plouguerneau, de « tout sexe et tout âge » à Portsall36, se rendent sur les grèves pour la pêche à pied. La fréquentation des estrans propices à ce type de pêche est particulièrement importante au moment des grandes marées à Plouguerneau, Landéda, Penvenan, Pleumeur-Bodou, autour de l’Île-Grande ou Kérity37. L’inspecteur des pêches maritimes note qu’à Pempoul, « tout le monde vient aussi lors des basses marées des vives eaux faire à pied entre les roches la pesche des coquillages à la main38 ». À Hirel, « lors des basses marées des grandes mers surtout des grands flots de mars et de septembre ces habitants voisins de la coste descendent au bas de l’eau pour y recueillir des coquillages et des huîtres dont tous les fonds de la baye [du Mont-Saint-Michel] sont chargés39 » tandis qu’à Cancale, au même moment, « il descend à la coste des milliers de personnes qui en viennent ramasser sur les fonds et détacher des roches qui sont alors découvertes40 ». Il minimise donc le rôle de ces pêcheurs occasionnels, pour beaucoup des femmes et des enfants, mentionnés dans ses rapports mais sans aucune évaluation chiffrée ; il est vrai que Le Masson du Parc ne devait recenser, d’après ses instructions, que les « pêcheurs » de 15 à 60 ans ce qui excluait d’emblée femmes, enfants et hommes âgés, jugés incompatibles avec le service du roi. À Taulé, il évoque « huit pescheurs non compris les femmes et les filles qui font également la pesche à pied41 ». Elles mettent en place les « tentes de basse eau le long des costes » à Plévenon et embarquent dans des bateaux – ce qu’elles font déjà pour ramasser du goémon ou du sable – à Landunvez, à Ploumoguer ou à Cancale pour aller sur les huîtrières42. À Locquirec, « quelques unes montent mesme avec eux dans leurs bateaux pour la pesche en mer43 ». Ce caractère mixte de la pêche sur l’estran ou à la petite mer s’estompe quelque peu dès que la sortie en mer dépasse la journée, notamment dans le cas de la pêche du maquereau, signifiant une absence de plusieurs semaines, au printemps. Toutefois, Le Masson du Parc affirme qu’à Pleubian, hommes et femmes montent dans les bateaux pour y faire cette pêche44. Finalement, la seule pêche plus spécifiquement féminine est celle du chevron ou crevette, de la menusse et du lançon, pratiquée en l’absence des hommes, entre autres à Plouénan, Saint-Servan ou Plouézoc’h45. Les femmes sont souvent aidées par des enfants. Tout en fournissant des bras supplémentaires, ils apprennent les gestes de la pêche qui se transmettent ainsi de génération en génération à l’image de la « pesche à simple pile » pratiquée à Paramé, pour laquelle Le Masson du Parc note que « ce sont les premières pesches qu’ils font faire à leurs enfants46 » : cela suggère un apprentissage précoce de la pêche, doublé d’une fréquentation assidue de l’estran dès l’enfance. Un certain nombre d’éléments remettent donc en cause son tableau très sexué et trop généralisateur de la pêche sur les côtes nord de la Bretagne, influencé par la grande pêche pour laquelle, effectivement, seuls des hommes étaient embarqués. S’il est logique de trouver dans les archives judiciaires la mention d’un tisserand de Saint-Malo, trouvé mort sous la pointe de la Cité alors que la veille il avait dit à sa femme qu’il allait à la pêche47, le cas de Marie Hiniquin, découverte noyée en avril 1734 à Saint-Michel-en-Grève – elle était allée chercher quelques coquillages sur la grève48 – est plus révélateur. Les femmes participent bien à l’exploitation des productions de la mer au même titre qu’elles prennent part aux travaux agricoles ou au ramassage du goémon et du sable marin.

15Aux yeux de Le Masson du Parc, la pêche fait quand même figure d’orientation par défaut sur les côtes nord de la Bretagne, en dépit de leur potentiel et de leur étendue. Cependant, un gradient est-ouest se dessine à la lecture de ses remarques : l’amirauté de Saint-Malo semble plus tournée vers la pêche que les amirautés de Saint-Brieuc, Morlaix et Brest, et l’ensemble contraste avec la Bretagne méridionale, comme le constate Étienne Taillemite, où « la pêche représente une activité économique intense et alimente un commerce actif et en plein développement49 ». Si une impression de désaffection générale pour la pêche se dégage des procès-verbaux de Le Masson du Parc, elle n’est pas forcément représentative du rapport à la mer qu’entretiennent les paroissiens des côtes nord de la Bretagne. Cela ne signifie pas que ces paroisses littorales rejettent totalement l’horizon maritime, loin de là. Un autre observateur – et acteur – de la province, Jean-Baptiste Des Gallois de la Tour, intendant de Bretagne de 1728 à 1735, nuance fortement ce point de vue dans le rapport qu’il rédige en 1733, juste après la seconde tournée de Le Masson du Parc sur le littoral septentrional de la province. Ses remarques sur la subdélégation de Plouër illustrent la variété des situations pour un cadre géographique restreint : « Le commerce de mer est différent dans plusieurs paroisses. Celui des habitants de Saint-Briac consiste à faire venir quarante à cinquante barques de vin contenant jusqu’à quarante tonneaux qu’ils ont dans leur havre. Ils font le cabotage de Bordeaux, La Rochelle et Le Croisic, et dans tous les autres lieux où les maîtres de barque trouvent à gagner. Ils sont tous à leur aise. Dans d’autres paroisses voisines, les habitants s’occupent à la perche avec des bateaux de six à sept tonneaux. Ils conduisent leur poisson à Rennes, Dinan et Saint-Malo50. » Le Masson du Parc se focalise sur la pêche, objet de sa mission et de ce fait, occulte plus ou moins les autres activités économiques liées à la proximité de la mer. La collecte d’amendements marins se pratique beaucoup le long des côtes, justement dans une de ces fameuses zones peu portées vers la pêche, entre l’Aber Wrac’h et l’Aber Benoît où il compte pas moins de vingt-sept bateaux goémoniers. Le Masson du Parc cite également Saint-Malo pour les voyages au long cours ainsi que plusieurs petits ports spécialisés dans le cabotage national et à court rayon d’action comme Saint-Briac, Pempoul, Landunvez, Plouarzel, Porspoder, Saint-Quay-Portrieux, Ploubazlanec et Plourivo51, sans oublier Roscoff, Morlaix et Paimpol, davantage mis en avant dans le rapport de l’intendant Des Gallois de La Tour52.

16Les procès-verbaux de Le Masson du Parc constituent donc une source incontournable pour l’étude des pêches préindustrielles sur les côtes nord de la Bretagne. Il fournit des informations précieuses mais limite la définition du rapport à la mer à un univers très masculin et à une activité, la pêche. Comme l’écrit Olivier Levasseur, « il part d’un modèle idéal, celui de la paroisse riveraine qui pratique forcément de manière optimale des activités de pêche pouvant lui rapporter des revenus53 ». Les paroisses du littoral nord de la Bretagne ne correspondant pas à cet idéal, il a tendance à se montrer très critique envers leurs habitants dont une faible part s’est vraiment spécialisée dans cette activité, mais sans la délaisser non plus. L’inspecteur des pêches maritimes s’arrête à ce constat : il s’est heurté tout simplement à la question de la pluriactivité qui brouille déjà, à l’époque, les identités. Or, cette non-spécialisation des populations témoigne au contraire d’une forme de rationalisation du travail, pensée à l’avance, reposant sur la combinaison d’activités agricoles et maritimes dans un calendrier annuel. Entre la côte de Goëlo et Porspoder – la zone la moins portée sur la pêche aux yeux de Le Masson du Parc – la pêche du maquereau s’insère parfaitement dans un calendrier défini à l’avance, d’avril à juin, grâce à son caractère saisonnier. Les « pêcheurs » se tournent ensuite vers la terre et pendant les périodes creuses du travail agricole, remontent sur des bateaux pour ramasser goémon et sable marin qui servent à amender les terres. La pêche n’est donc pas délaissée dans cette zone ; au contraire, elle est intégrée à une exploitation rationnelle et conjointe du littoral et de ses ressources. Cette même articulation se retrouve chez les terre-neuvas du pays malouin et des environs de Binic : la grande pêche occupe les mois d’avril à octobre, le reste de l’année étant consacré au travail agricole pour la plupart d’entre eux. La combinaison de ces différentes activités à l’échelle de l’année illustre donc la capacité d’adaptation des populations littorales qui n’hésitent pas à utiliser toutes les opportunités, entre terre et mer, qui se présentent.

Les ressources de la mer et de l’estran

17Dans ses procès-verbaux, Le Masson du Parc s’attache tout particulièrement à décrire les productions de la mer et de l’estran, et n’hésite pas à détailler longuement les différents filets utilisés en allant presque jusqu’à en préciser la taille des mailles. À bien des égards, ces rapports s’apparentent à une encyclopédie de la pêche telle qu’elle était pratiquée sur littoral septentrional de la Bretagne au XVIII^e siècle. En outre, François Le Masson du Parc se montre attentif aux termes utilisés et cherche toujours à reprendre les expressions entendues sur place, qu’il accompagne d’une brève explication. À lire le descriptif paroisse par paroisse, on est frappé par la multiplicité des espèces de poissons, de coquillages et de crustacés, et par la diversité des techniques mises en œuvre pour les pêcher. Cette ressource alimentaire constitue bien une spécificité de l’Armor par comparaison avec l’Argoat, et révèle aussi un autre aspect du rapport à la mer qu’ont établi les habitants des côtes nord de la Bretagne.

Pêcher

18La technique de pêche la plus accessible est le simple ramassage de coquillages, charriés par la mer, détachés par les tempêtes et les grandes marées, ou bien restés accrochés aux rochers découverts à marée basse, notamment pendant les grandes marées. Cette cueillette permet d’améliorer l’ordinaire – en plus d’être gratuite et accessible à tous – puisque ne requérant pas de gestes techniques spécifiques, juste la connaissance des marées et des zones riches en coquillages.

19Ce ramassage s’accompagne souvent d’une pêche à la main qui nécessite de petits instruments, légers et facilement transportables, crochets, digons54 et petits dards de fer, « petites fouannes », « picquoirs ou baschots », cages, « cazelles » et « nasses » pour attraper « poissons de roche et autres rocailles » entre les rochers55. Les « perches à la ligne56 » ou « lignes montées sur perches » sont assez courantes, surtout dans les paroisses dotées d’un estran rocheux. Ainsi, les « perchiers » se trouvent en nombre dans l’amirauté de Saint-Brieuc où « les roches dont la coste est bordée leur procurent toutes les facilités possibles pour la faire étant toujours mesme de basse mer une eau très profonde au pied des roches où les pescheurs se portent avec leurs lignes ». Les habitants de Plouézec utilisent plutôt des cordes tendues entre les roches57. Sur les estrans sableux, les riverains se servent d’outils agricoles, bêche, « pelot58 » ou petite « pelle de fer » et faucille afin de dessabler le lançon ou la « bourlotte » aux environs d’Étables59. À Ploumoguer et au Conquet, Le Masson du Parc indique qu’ils « patinent aussi ou font la foule sur les sables60 » ; cela s’apparente à la pêche à la foule pratiquée aussi à Oléron, consistant à essayer de bloquer sous ses pieds les poissons qui se sont ensablés61. D’autres techniques, plus perfectionnées, reposant sur le flux et le reflux des marées, sont mises en œuvre pour attraper du poisson sur l’estran : à base de « gros ains » c’est-à-dire des « lignes amarrées sur des piquets » ou avec des filets, des « trameaux sédentaires » ou des « rets de basse eau » appelés aussi « séchées » ou « rets à mulets et rets de pied62 ». Les tendeurs de basse eau viennent donc régulièrement poser et lever des filets sur le rivage : Jeanne Bouchard, par exemple, découvre un cadavre en se rendant le matin du 7 août 1772 « dans ladite anse de Saint-Lunaire lever des filets par elle tendus le jour d’hier au soir63 ». Quant à Charles Morvan et sa femme, ils expliquent dans leur plainte « que le 20 décembre dernier [1769] à huit heures et demie du soir [ils étaient] allés tous deux voir à leurs filets posés au rocher de Gouya à la grève », dans la paroisse de Binic64. La pêche de la menusse se fait souvent avec des sacs ou des « chausses » de toile, de manière à piéger plus facilement le petit poisson : les pêcheurs se mettent dans l’eau et « exposent leurs sacs à la marée montante », « une heure environ avant et autant après le plus bas de l’eau », aussi bien sur le rivage que dans les rias65. La pêche des crevettes, appelées chevrons ou chevrettes, repose sur le même principe, cette fois avec des « haveniaux », utilisés entre autres à Plouézoc’h66. La pêche à pied se pratique donc quasiment partout sur les côtes septentrionales de la Bretagne quand l’estran s’y prête : les côtes basses, sableuses ou rocheuses, y sont propices et elles sont particulièrement nombreuses sur le littoral nord breton. Les estrans sableux offrent également la possibilité de conserver quelque temps le poisson frais dans ce qui s’apparente à des viviers : à Cherrueix, l’ingénieur Dorotte, chargé d’inspecter la digue protégeant le marais de Dol de la mer, constate que les pêcheurs font dans la grève « des trous ou réservoirs, pour y conserver du poisson de mer67 ».

20La pêche du poisson frais, plus ponctuelle sur les côtes nord de la Bretagne, implique de se rendre en pleine mer et de s’éloigner plus ou moins de la terre ferme (figure 1). La pêche à la petite mer a un caractère journalier. Elle permet aux pêcheurs de rentrer chez eux le soir alors que la pêche hauturière, dite à la grande mer, implique de s’absenter plus longtemps, durant la saison. Les techniques utilisées à terre, sur le rivage, sont transposées sur les bateaux avec parfois quelques adaptations puisque les filets sédentaires côtoient les filets en dérive, comme le mentionne Le Masson du Parc dans plusieurs paroisses de l’amirauté de Brest. Sont cités68 aussi des « manets » à Plounéour-Trez, à Locquénolé, des « seines d’été et d’hiver », à Lanmeur, des « seines pierrées » alors qu’à Lannion, ce sont plutôt des « rets dérivants ». De même, le principe de la pêche à la ligne est repris. Il arrive que les pêcheurs embarquent avec eux des paniers, notamment à Trévou-Tréguignec69. Le ramassage des moules et des huîtres s’apparente aussi à cette pêche à la petite mer lorsque les bancs naturels, moulières et huîtrières, sont accessibles uniquement par bateau. Une fois sur place, elles sont cueillies soit à la drague, en raclant le fond de la mer, soit à la main sur des rochers et les bancs de sable en pleine mer « où l’on ne peut aller de pied70 ». À Cancale, les deux types de pêche sont pratiqués de façon concomitante71 : Le Masson du Parc note qu’en 1731, les pêcheurs embarquent sur quatorze grands navires de quinze à vingt tonneaux, de huit à neuf hommes d’équipage, « chacun desquels bateaux a une petite chaloupe dont l’équipage se sert pour faire à pied sur les bancs des sables qui découvrent de basse mer dans cette baye, la pesche des huistres à pied ». Parallèlement, « cinq autres petits bateaux de trois à quatre hommes d’équipage » font la pêche des huîtres à la drague. Le Masson du Parc, lors de cette même tournée de 1731, énumère d’ailleurs toutes les huîtrières et moulières présentes le long des côtes nord de la Bretagne, la plupart en exploitation. Dans l’amirauté de Saint-Malo, il relève d’Est en Ouest plusieurs huîtrières dispersées dans toute la baie de Cancale et des moulières situées sur les « rochers qui bordent les paroisses de Paramé, de Saint-Coulomb et de Cancale qui découvrent toutes les marées et où l’on peut pescher journellement », une par le travers de Saint-Coulomb et l’autre par le travers du Mingard, suivies d’une huîtrière à Saint-Malo, placée entre le Petit Bé et Cézembre, et d’une moulière « sous Saint-Briac sur les rochers qui bordent le pied de la coste, dont la principale est placée au bas de la montagne nommée la garde guérin au N [ord] du corps de garde de Saint-Briac ». L’amirauté de Saint-Brieuc est, elle aussi, riche en huîtrières et en moulières, particulièrement nombreuses entre le Cap Fréhel et l’île de Bréhat, la plupart accessibles seulement par bateau, la pêche des huîtres s’effectuant plutôt à la drague entre la côte de Goëlo et la rivière de Trieux72. Les bancs d’huîtres sont d’un nombre conséquent dans l’amirauté de Morlaix dans l’embouchure du Trieux et surtout, le long du « bras de mer » formant la rivière de Tréguier, à Trébeurden « entre l’Isle de Sable et l’Isle Millau », dans la baie de Saint-Jean-du-Doigt et enfin, dans la baie de Morlaix où « la pesche ne peut se faire qu’à la drague avec bateau », avec notamment une grande huîtrière « au milieu de la rade, et qui est fort abondante73 ». Les moulières sont, par contre, moins présentes. Le Masson du Parc en mentionne à l’embouchure de la rivière de Tréguier, dans la baie de Lannion, et à proximité de Saint-Jean-du-Doigt et de Plougasnou ; pour ces dernières, un transport par bateau était nécessaire et elles n’étaient exploitables qu’au moment des grandes marées74. Dans le ressort de l’amirauté de Brest75, on retrouve la baie de Morlaix à travers ses nombreuses huîtrières, exploitées à la main ou à la drague pour la plus étendue – toujours la même – située « par le travers de l’Isle Callot et de Carantec » « jusques le territoire de Locquénolé », et dans la rivière de Landerneau, où la pêche se fait également à la drague. Les moulières signalées se situent quasiment aux mêmes endroits dans l’Elorn et dans la rivière de Morlaix.

21Les bernaches constituent une dernière ressource alimentaire présente sur l’estran : ces oiseaux de mer, des migrateurs, sont chassés de nuit, en plein hiver, depuis le rivage ou à bord d’une chaloupe. Leur présence est mentionnée uniquement à Penvenan par Le Masson du Parc : « Les pescheurs de cette paroisse font pendant l’hiver une pesche ou plustot une chasse abondante de bernaches, ce sont les véritables demies oyes de mer des pescheurs normands et picards et que l’on confond en Bretagne avec les macreuses censées du genre des poissons. […] ces oiseaux fort estimés surtout pendant le caresme, les riverains y font alors un gros profit, mais le fond de l’hiver est le tems le plus convenable pour en trouver un plus grand nombre76. » L’emploi du terme « pêche » pour désigner la chasse des bernaches illustre d’ailleurs le rôle nourricier de l’estran et son statut d’excroissance du finage villageois pour les habitants des paroisses du littoral.

Consommer et commercialiser le produit de la pêche

22La pêche est une activité accessible à tous les riverains de la mer quel que soit leur milieu social ou leur sexe. Les plus aisés la pratiquent, à l’image de Pierre de Tregouët, sieur de Coutances, agressé alors qu’il était en train de pêcher : « Que lundi dernier 22 du présent mois de mars [1723], la mer étant basse il alla au bas de l’eau dans la grève de Lancieux joignant celle de Saint-Jagu [Saint-Jacut] pour s’y promener et y pêcher sur les rochers des huîtres, moules et autres poissons à coquillage comme font plusieurs autres enfants et grandes personnes, et après en avoir pris dans un petit sac ou poche qu’il portait avec lui à la mer montante il prit la voie de s’en retourner chez lui77. » Deux autres jeunes gens, âgés de 14 et 15 ans, furent témoins de la scène car eux aussi étaient « à la pêche du coquillage » quand ils remarquèrent le jeune homme qui portait une poche sur ses épaules78. La fameuse poche, conservée par son agresseur, contenait « ses bas, souliers et autres choses » : on peut supposer que le jeune homme les avait enlevés pour éviter de les mouiller, comme il devait avoir retroussé ses culottes pour parcourir la grève. Pour les « coureurs de grève79 » plus modestes, il s’agit davantage de se nourrir, plus que de varier les repas ou même se promener. Ainsi, ce sont « les pauvres et les gens désœuvrés » qui « viennent faire la pesche à la main entre les roches à la basse mer » à Tréflez80. Le 14 août 1772, les officiers de l’amirauté de Saint-Malo, lors d’une descente au havre de La Houle, à Cancale, pour vérifier la bonne application des règlements relatifs à la pêche des huîtres, surprennent une femme avec une petite quantité d’huîtres dans ses paniers. Prise en flagrant délit, elle leur répond simplement « qu’elle ne fait point de commerce d’huîtres mais qu’ayant de petits enfants chez elle abandonnés d’un père depuis plusieurs années, elle était allée leur chercher ce petit panier d’huîtres pour leur donner à manger avec un peu de pain81 ». Quelques années auparavant, c’était Marie Robichon, une petite fille, qui se justifiait en déposant qu’elle était allée « ramasser quelques huîtres pour elle et sa mère qui sont pauvres et qu’elle ne crut pas faire mal82 ». La pêche à pied représente donc une manne gratuite et accessible pour les populations riveraines, notamment les plus pauvres.

23La pêche permet d’agrémenter les repas à un moindre coût tout en proposant une assez large variété de coquillages, crustacés et poissons. Outre ceux déjà cités, on peut rajouter berniques, ormeaux, crabes, palourdes, homards, « grosses sauterelles de mer », poissons plats et ronds, congres, lieux, « gras-dos » ou « éperlan bâtard », colins, bars, mulets, dorades, plies, turbots, grandes raies ou « gros guillaume », « flanards ou grosses tires », grands et petits « chiens de mer » ou roussettes, rougets, merlans, « vieilles », « guittans » ou petites morues, lieux, bars, pour ne citer qu’eux83. La liste est longue mais tous ces produits ne se valent pas. Deux critères sont déterminants : leur conditionnement et leur place dans une hiérarchie des produits de la mer, avec à son sommet, les « poissons royaux », la grande puis la petite marée, et les poissons dits « utiles84 ». Leur présence dans l’alimentation des riverains de la mer nous paraît souvent sous-estimée par les observateurs extérieurs85 tel Jacques Cambry, lorsqu’il décrit les repas des habitants du district de Morlaix à la fin du XVIII^e siècle : « Une fois par semaine ils font des crêpes de blé noir. Ils mangent beaucoup de lait, de beurre et de bouillie, peu de poisson, même sur la côte. » Affirmations réitérées dans sa description du laboureur de Saint-Pol-de-Léon : « La nourriture ordinaire du laboureur est la bouillie d’avoine et de blé noir : la soupe au lard est son mets favori ; il vend son poisson qu’on ne voit jamais sur sa table. Dans les jours gras et dans les jours de noces, on sert du far mêlé de raison, une espèce de tourte de froment et de pommes86. » Certes, une partie est commercialisée mais l’autoconsommation demeure essentielle dans ces paroisses riveraines de la mer ce que souligne – tout en le déplorant – Le Masson du Parc pour l’amirauté de Brest87. La « pesche de la rocaille » y est uniquement destinée à la consommation « au contraire des pescheurs normands qui font de cette sorte de pesche leur occupation continuelle » de même que la pêche des huîtres, utilisée par « les habitants du lieu qui en font la pesche à la différence de Grandville et Cancale88 ». La situation est semblable dans les autres amirautés : à Trégastel, il souligne l’absence de commercialisation des homards au contraire des côtes de La Hague et du Bessin tandis qu’à Étables, il remarque que « ceux de ce lieu ne font la pesche [de l’huître] que pour leur seul usage ce qui n’est point un objet89 ». À Brest, le peu de pêcheurs de poisson frais ne travaillent que pour leur consommation et à Cancale, les huîtres, mangées crues ou cuites, « aident à leur nourriture90 ». Son point de vue est cependant plus nuancé pour Saint-Malo car il affirme que beaucoup attrapent du lançon pour leur propre consommation alors que d’autres, souvent « de pauvres gens », « en fournissent les habitants de la ville, où ce poisson est très recherché », ce qui leur permet pendant quelque temps d’en « tirer une subsistance91 ».

24En effet, une partie de la pêche sert à approvisionner les villes, même littorales, comme Saint-Malo où d’après lui, il n’y a presque aucun pêcheur. Le transport vers les centres urbains se fait par voies terrestre, fluviale ou maritime. La pêche des huîtres, écrit Valin en 1746, « procure au menu peuple des villes maritimes une ressource abondante, non seulement pour la nourriture de leurs familles mais aussi pour le paiement d’une partie de leurs subsides92 ». Certains moments de l’année s’avèrent intéressants à cet égard93 ; outre le vendredi saint chaque semaine, qui engage les pêcheurs de Saint-Cast à travailler « pendant les marées des mercredi et jeudi pour avoir lieu de porter leur poisson les jours maigres dans les marchés voisins de leurs costes94 », la période du Carême offre également l’opportunité de pêcher et d’écouler davantage de poisson frais. Il se fait durant cette période une consommation abondante de gras dos, appelé aussi « crados » ou « prestre », poisson présent dans la Rance. L’hiver est encore plus propice à la vente de poisson frais, les températures plus basses allongeant son temps de conservation : les pêcheurs de l’amirauté de Morlaix « portent mesme leur marée seulement dans les villes les plus prochaines et où ils n’en trouvent ordinairement qu’un prix très modique si on excepte le temps de l’hiver, où pour lors ils peuvent vendre dans ces villes leur poisson à d’autres marayeurs pour le transporter plus loin95 », par exemple jusqu’à Paris. Cela provoque une augmentation des prix, fortement ressentie dans le ressort de l’amirauté de Saint-Malo comme l’explique Le Masson du Parc :

« La pesche de l’aveu des pescheurs se rétablit, la baye de Cancale commençant à devenir plus poissonneuse mais avec cela la marée y devient de jour en jour plus rare et plus chère à Saint-Malo surtout durant l’hiver et le caresme, parce que depuis le mois d’octobre jusques à la fin de mars les chasse marées en ramassent la plus belle, qu’ils transportent à Paris, où la délicatesse des tables et la consommation deviennent de plus grandes en plus grandes, en été le poisson de mer ne peut estre à bon compte à Saint-Malo […]. Durant l’été ceux de Cancale, Saint-Jacut et Saint-Briac n’y apportent la belle marée qu’autant qu’ils n’espèrent point en avoir un prix avantageux à Rennes et dans les autres grandes villes de la Province, qui sont à portée de la recevoir. Une autre cause de la cherté apparente et nécessité du poisson de mer, c’est que depuis que la marée s’enlève pour Paris, plusieurs particuliers s’ingèrent sous le prétexte d’être pourvoyeurs des tables et maisons de sa Ma. ^té [Majesté] et des princes de sa famille, de mettre en leurs mains la plus belle marée des pescheurs […] en sorte que le public en souffre, et ne trouve plus pour ainsi dire aucun poisson de la première qualité pour son usage96. »

25Le poisson frais, quand les circonstances sont réunies – une demande importante provenant de citadins aisés et un transport rapide sans altération de la qualité de la marchandise – peut provoquer une véritable spéculation enrichissant surtout les intermédiaires, ces « pourvoyeurs » que dénonce l’inspecteur des pêches maritimes. Dès que l’on s’éloigne du littoral, la consommation de poisson frais devient l’apanage des gens aisés et fortunés, en faisant office de marqueur social97. C’est la relative proximité de Saint-Malo par rapport à Paris qui fait autant monter les enchères, phénomène qui ne se retrouve pas dans les autres amirautés, trop éloignées des fines bouches parisiennes98. Il en est de même pour les huîtres dont l’acheminement jusqu’à Paris, le « plus grand centre français de consommation des huîtres sous l’Ancien Régime99 », est décrit par Nicolas de la Mare dans son Traité de la Police100. Il est donc rare que les pêcheurs vendent eux-mêmes le produit de leur pêche. Le plus souvent, ils ont recours à des marchands, des poissonniers, qui s’occupent ensuite de son transport vers les points de vente à l’image d’un Jean Sébastien, poissonnier de Cancale, agressé en revenant de Rennes où il avait porté du poisson à vendre ou d’une Françoise Jagoret, marchande poissonnière de Cancale, qui déclare s’être rendue à Saint-Servan, un samedi de septembre 1762, pour vendre son poisson101. L’affaire dans laquelle elle est amenée à témoigner montre d’ailleurs les modalités de vente entre pêcheurs et marchands à Cancale. Ces derniers se rendent à « l’heure de la marée », « au lieu ordinaire où les pêcheurs vendent leur poisson » autrement dit la banche de La Houle. S’il fait trop noir pour voir la marchandise, le « marché de poisson » a lieu dans « quelques maisons ou auberge » en l’occurrence, l’auberge de Germaine Nicolas, hôtesse débitante et marchande de La Houle. Celle-ci dépose d’ailleurs que le 10 septembre 1762, un peu après une heure du matin, « il entra chez elle déposante grand nombre de personnes qui y apportaient leur poisson pour vendre » et « qu’il y entra plusieurs personnes pour acheter le poisson ». Le poisson est « étalé dans la place pour être vendu », mis dans des panières à même le sol. Les achats se font par lots dont le prix est « marchandé » entre pêcheurs et acheteurs potentiels. Ce soir-là, le demandeur, Louis Tassine, un officier marinier, en négocie un pour 15 livres au lieu de 20 auprès de deux pêcheurs associés alors que plusieurs marchands leur en avaient déjà demandé le montant102. Le poisson est ensuite partagé entre les marchands, lorsqu’ils sont associés.

26Certains produits de la mer subissent une transformation afin d’être vendus, à l’instar des huîtres qui peuvent être « écallées » c’est-à-dire vidées et placées dans des cuveaux, en saumure, ce qui se fait sur la grève de Saint-Malo103. Elles sont destinées à être cuisinées, comme l’indique Le Masson du Parc : les huîtres de la baie de Saint-Brieuc sont de « grosses huistres qu’ils [les pêcheurs] portent à Saint-Malo aux personnes chargées de faire des huistres à la daube pour les hollandais ou autres étrangers, et les pescheurs n’en draguent que lorsqu’ils sont sûrs d’en avoir le débit à ces commissionnaires », une pratique qu’il retrouve à Tréveneuc104. La volonté de les conserver est évidente mais peut-être est-ce là tout simplement une question de goût. Huîtres vivantes ou cuisinées sont ainsi consommées à Paris ce dont témoigne Nicolas de la Mare : « L’on expose deux espèces d’huîtres, les unes en vie que l’on nomme huîtres en écailles (ou à l’écaille et en escailles), les autres mortes, tirées de leurs écailles ou huîtres105. » La cuisson est également utilisée pour conserver les maquereaux, destinés à servir d’appât à Kérity et dans le ressort de l’amirauté de Saint-Malo, placés ensuite dans des boîtes106. Ailleurs, menusse et chevrons sont préférés pour attirer le maquereau et la sardine. Les sauterelles de mer sont fournies à Saint-Jacut par les femmes107. On peut supposer qu’elles sont salées comme cela se fait dans la rivière de Morlaix, et mises dans des barriques. Un reste fut d’ailleurs inspecté par Le Masson du Parc à Plouénan : il jugea « que la puanteur de cet appât qui est des plus fortes pourrait aussi bien contribuer à attirer les sardines comme font les parfums toutes sortes de poissons108 ».

27Faire sécher le poisson constitue une autre façon de le protéger de la corruption mais il ne semble pas, d’après les rapports de Le Masson du Parc, qu’il y ait eu de sècheries de poissons d’importance sur les côtes nord de la Bretagne. Au contraire, celles-ci semblent davantage appartenir au passé109. Elles étaient présentes entre autres, à Kérity : « On y préparait des lieux, des colins, des morues, des congres et des rayes que l’on faisait sécher et qui se transportaient dans les pays étrangers ce commerce s’y trouve présentement entièrement éteint et il n’en reste plus que la mémoire110. » Le peu de sardines pêchées sur ces côtes est pressé sur l’île de Siec où « les salaisons s’y préparent de mesme que celles qui se font le long de la coste de la rive méridionale de la province ». Elles sont toujours là en 1786 comme le confirme un procès-verbal de descente : la présence de dix-huit magasins à sardines y est mentionnée111. Le Masson du Parc évoque également des salaisons à Brest : « il s’en consomme une quantité infinie dans le pays où ce poisson est une manne pour les habitants », les sardines étant pêchées dans la baie de Douarnenez112.

La mer, une manne providentielle

28Sur les côtes nord de la Bretagne, « aller à la coste » relève de l’habitude pour les riverains de l’estran : ils y ramassent tout ce que la mer a bien voulu apporter. Ces laisses de mer représentent des ressources gratuites et à portée de main d’autant qu’à l’époque, il est inconcevable d’abandonner à son sort un objet qui peut être récupéré, consommé, transformé ou revendu. Pour les plus démunis, le ramassage fait figure de nécessité économique car il donne l’occasion d’améliorer l’ordinaire. Or, la limite entre cueillette et vol se trouve vite franchie quand il s’agit des restes d’un navire naufragé. Cette manne providentielle est considérée comme un don bien difficile à refuser puisqu’il vient de Dieu. D’où la distorsion des points de vue entre les riverains d’un côté, pour lesquels la récupération des débris fait figure d’évidence et de l’autre, les officiers de justice qui la jugent comme un délit. L’ambiguïté n’est plus de mise pour la fraude qui se situe clairement du côté de l’illicite : l’horizon maritime est exploité pour favoriser la pénétration de marchandises étrangères illégales dans le royaume, en particulier le tabac113. En effet, sa production, son approvisionnement et sa commercialisation sont le monopole de la Ferme générale à partir de 1730. Celui-ci est battu en brèche par le faux-tabac provenant illégalement de l’étranger ou de provinces privilégiées du royaume ; il présente l’avantage d’être moins cher. Ainsi, se dessine un marché de consommateurs potentiels, peu regardants sur la nature ou l’origine de leur tabac. En raison de leur proximité avec les îles anglaises de Jersey et Guernesey, « véritables plateformes de contrebande entre les deux rives du Channel114 », les côtes nord de la Bretagne constituent un lieu privilégié pour la contrebande, avec la complicité de gens du littoral qui profitent là aussi de cette manne venue de la mer. Appréhender le pillage et la contrebande maritime suppose de recourir aux archives des juridictions englobant une partie ou la totalité du littoral dans leur ressort : archives des amirautés mais aussi de la juridiction des Traites, au titre de la lutte contre la fraude.

Piller

29C’est précisément ce que reproche Le Masson du Parc aux habitants de Plounevez, Tremenac’h et Plouguerneau lors de son passage en 1726 dans le Léon115. Il qualifie les uns de « gens sans discipline et grands ennemis de côte et dangereux lors des échouements » et les autres de « sauvages, dangereux et pillards ». S’il n’a rien observé de tel, le comportement des paroissiens à son égard l’a conforté dans ses préjugés. Les mêmes reproches sont réitérés par le subdélégué de Lesneven à la fin du XVIII^e siècle, dans un rapport adressé à l’intendant : il y accuse les « paysans » de ces paroisses « d’occasionner » « parfois » des échouements, de piller les navires naufragés et « même faire périr de malheureux navigateurs, qui loin de trouver des hommes qui leur donnent les secours nécessaires, ne trouvent que des barbares116 ». Certes, les naufrages sont fréquents sur cette portion du Léon en raison de forts courants marins conjugués à des vents violents, danger accru par un liseré côtier découpé et ponctué de récifs. Ils accentuent de fait la tentation du pillage chez les populations riveraines de la mer sans qu’il ne se concrétise forcément117. Tentation réelle, cependant : pour les gens du littoral, toutes les laisses de mer constituent « un extraordinaire pactole118 ». Cette conception heurte le point de vue du pouvoir royal qui assimile cette attitude à une atteinte à la propriété ; l’Ordonnance de la Marine place d’ailleurs les épaves sous la protection du roi119. D’où la confrontation entre deux logiques, celle du droit et celle de la coutume.

30Différents degrés de pillage120 sont perceptibles dans les sources121. Le premier degré consiste à ramasser spontanément ce qui est apporté par la mer. Après le naufrage d’une chaloupe empruntée par de jeunes malouins en 1717, leurs familles en récupèrent les débris et les apportent à leur domicile où elles les font sécher devant leur porte122. Ce ramassage de « petit calibre123 », s’il est sous-évalué par les sources, paraît bien dérisoire au vu des objets récupérés et de leur valeur. Le pillage d’une épave revêt une autre dimension. Il est facilité par la présence du navire naufragé sur la grève ou à proximité. Il prend un caractère spontané, chacun s’emparant de ce qui se trouve à sa portée. Il est collectif ce qui dédouane de toute culpabilité à l’égard du propriétaire légitime des marchandises ou du bateau. Car le pillage attire de nombreux individus, curieux et prêts à saisir toutes les opportunités de ramassage : en novembre 1719, lorsque les officiers de l’amirauté de Saint-Malo se rendent à Jouvente pour examiner l’épave du Touper, ils découvrent plusieurs riverains en train d’enlever les bois du navire et les tonneaux de morue qu’il transportait124. La Marie-Louise, une barque de Lézardrieux échouée à Saint-Servan en 1770, attire davantage de monde du fait de sa cargaison : près de 400 boisseaux de froment et d’avoine125. La tempête passée, le bled est peu à peu « jeté au plain par les flots de la mer126 » et les riverains s’empressent de le ramasser bien qu’il soit mêlé de vase, de sable et de goémon. Les premiers arrivés sur les lieux découvrent le bled parsemant la grève. L’un d’eux, employé dans les Fermes, avoue en avoir pris dans son mouchoir « pour donner à des pigeons qu’il élève ». À l’improvisation succède la préméditation. Une fois la nouvelle connue, le ramassage s’organise : des balais, de « petits morceaux de bois » et des « plumats » sont utilisés pour récupérer les grains, ensuite transportés dans des draps. Une intense activité règne ainsi sur le rivage pendant plusieurs jours et mobilise des dizaines d’individus, hommes et femmes, tous de Saint-Servan. Beaucoup viennent en famille ou entre amis, et partagent leur butin. D’autres, à l’instar d’un taillandier (artisan fabriquant des outils tranchants), mobilisent leurs ouvriers afin d’en récupérer une plus grande quantité. Cette préméditation est perceptible en novembre 1754 à Plouguerneau, après le naufrage de L’Espérance, un navire de Hambourg127. Le plus proche voisin des lieux de l’échouement découvre les débris un dimanche matin, « étant allé à la grève » avant la messe. Il y retourne après déjeuner accompagné d’un comparse, propriétaire d’un bateau qu’ils empruntent « pour se rendre sur les rochers à vue dudit bâtiment ». Ils en profitent pour récupérer du bois, une barrique de bière et deux poulies mais la mer, mauvaise, les oblige à rentrer. Le soir, ils repêchent une cinquantaine de plaques de cuivre lors d’une nouvelle expédition. Un degré supplémentaire dans le pillage est franchi en juin 1771 par François Mavion, de Tremenac’h : il pille ouvertement L’Anne-Gertrude d’Amsterdam128. S’il commence tout d’abord à enlever gréement et ferrailles à l’aide de son bateau, très vite, il va beaucoup plus loin : une semaine après le naufrage, avec un complice, il retire du « fond de la mer » une partie du pont et des haubans qu’ils mettent en pièces sur la grève à coups de hache. Il ne s’agit plus d’une simple cueillette mais d’un dépeçage en règle de l’épave, prémédité et organisé. La violence souvent associée aux pilleurs d’épaves n’apparaît en fait que dans une seule affaire : le pillage de la barque Le Jean de Saint-Servan, en 1718. La plainte est déposée par deux matelots de l’équipage, chargés de la garde de l’épave et des marchandises récupérées, posées sur la grève près de « la tour de Solidor ». L’agression se produit après cinq nuits sans incident : « Il est venu environ sept ou huit personnes dans l’obscurité la plus profonde l’épée à la main qui se sont jetées dans ledit bateau et tandis que les deux témoins l’épée sur la gorge des plaintifs les autres se sont saisis des marchandises et ballots qu’ils ont voulu, lesquels ils ont emporté en menaçant lesdits plaintifs que s’ils criaient et faisaient aucun bruit ils les égorgeraient et reviendraient s’ils entendaient leur passeraient leur épée au travers du corps129. » Le lendemain, une nouvelle tentative a lieu mais cette fois, les gardiens se sont munis d’armes à feu. Ils tirent quelques coups de fusil qui font fuir les rôdeurs. Ces incursions sont donc préméditées et font des gardiens d’épaves des individus exposés à la vindicte des pilleurs, au même titre d’ailleurs que les « garde-bris » qui, dans certaines paroisses, sont chargés par le corps politique de « la protection et la sauvegarde des vaisseaux, leur équipage et chargements qui auront été jettés par la tempeste sur les cottes […] ou autrement qui y auront échoués et généralement tout ce qui aura échappé du naufrage130 ».

31Ainsi, le moindre objet apporté par les flots est avidement récupéré par les riverains de la mer, quel que soit son état. Le bois est recherché du fait de sa rareté sur le littoral131, encore plus sur les îles132. Les morceaux d’épave sont réutilisés ou vendus, au pire, ils servent de bois à feu. Matériel de navigation, gréement et ferrailles trouvent toujours preneurs à l’instar de la cargaison ; ils sont écoulés en empruntant les mêmes circuits informels que les objets chapardés sur les quais ou dans les navires. Quant aux denrées alimentaires, elles sont très prisées car elles signifient une amélioration de l’ordinaire et ce, gratuitement : les « pilleurs » du Touper s’attaquent à sa cargaison de morue et le moindre grain de bled de La Marie-Louise est ramassé et mis à sécher sur des draps, sur la place du Naye et dans des jardins. Tout ce travail est fastidieux et peut-être inutile : un témoin déclare que le bled « était si plein de graviers et si gonflé qu’il n’a pas été possible de le manger, étant amer ». Cela n’empêche pas un employé des Fermes d’en revendre contre 3 livres et un navigant de « l’envoyer au moulin ». Il n’est pas concevable de laisser perdre quoi que ce soit, encore moins de la nourriture ou des boissons133.

32Cela n’empêche pas les pilleurs d’être conscients du caractère illégal de leur action. Les comportements divergent face aux représentants de l’autorité. Dans le cadre de leur mission, les employés des Fermes, « courant et ambulantant sur les grèves134 », sont susceptibles d’assister à un pillage ce qui se produit en août 1784 à Plouha, au clair de lune135. L’histoire est rocambolesque (annexe IV) : deux employés, de veillée au corps de garde de Port Moguer, surprennent les pilleurs du Nassau de Paimpol, chargé de « terrerie » et de barriques d’huile. Ils aperçoivent, « la brume dissipée », un bateau enlevant « furtivement » les marchandises. L’ayant reconnu, ils se rendent à son havre ordinaire et « s’embusquent » dans la « montagne » – le haut de la falaise – d’où ils observent les faits et gestes du groupe. Ils décident d’intervenir au moment où les quatre individus s’éloignent : ils les exhortent « au nom du roi » de poser ce qu’ils transportent dans leurs chemises. Les pilleurs tentent alors de les corrompre ; face à leur refus, ils passent à la menace en leur promettant qu’« ils ne mourraient que de leurs mains soit de coup de fusil ou de quelques autres manières de jour ou de nuit » et qu’« ils n’auraient jamais ni prêtres ni moines à leur enterrement ». Entretemps sont apparus d’autres individus qui se mettent à jeter des pierres sur les deux employés. Sentant leur vie menacée, ils se retirent mais continuent de suivre la bande, de loin. L’un des pilleurs perd toutefois de son assurance quand une perquisition a lieu chez lui, le lendemain : un employé des Fermes affirme l’avoir vu « trembler » au moment où des « terreries » sont découvertes sous de la paille, dans sa cour. Dans le cas des officiers de l’amirauté de Saint-Malo, les pilleurs préfèrent la fuite à l’altercation : à Jouvente, en 1719, dès qu’ils aperçoivent les représentants de la justice royale, ils déguerpissent à l’exception d’un tisserand, qui les insulte copieusement puis s’enfuit aussitôt après136. Face à une procédure judiciaire, les aveux sont rares et se font lorsque le déposant estime qu’il prend peu de risques. Les employés des Fermes ramasseurs de bled sont sollicités dans le cadre d’une information et non d’un interrogatoire. Tous deux insistent sur le fait qu’ils n’étaient pas les seuls137. Certains mentent tel le pilleur de L’Espérance : le mauvais temps l’aurait empêché de porter les marchandises récupérées au greffe le plus proche138. D’autres font preuve de mauvaise foi. Dans l’affaire de La Marie-Louise, plusieurs témoins se justifient en affirmant que le fils du propriétaire, présent sur la grève, ne s’est pas opposé au ramassage du bled et ne l’a pas réclamé non plus. Tous font preuve d’une propension à se dénoncer les uns les autres qui s’explique par des antagonismes personnels, familiaux ou sociaux139. Mais dans cette affaire, le ramassage fait par les « pauvres » de la paroisse suscite davantage de tolérance que celui commis par des gens plus aisés. Un des ramasseurs déclare avoir vu « différents particuliers pauvres » en prendre mais avoir remarqué, « avec surprise », le taillandier avec ses ouvriers, faire la même chose. Pour les uns, il s’agit de survie et pour l’autre, de cupidité. Cette affaire montre également que la perception du pillage a évolué depuis l’Ordonnance de la Marine. Le profit immédiat lié à la récupération des marchandises est moins recherché que l’éventuelle récompense donnée par le propriétaire à ceux qui se sont donnés la peine de sauver ses grains. D’où l’absence de culpabilité chez les particuliers perquisitionnés : tous offrent de le lui rendre « moyennant qu’il les eut un peu récompensés de la peine qu’ils avaient eu ». En ce sens, ils ont bien satisfait aux principes établis par l’Ordonnance de la Marine, tout en les détournant à leur profit.

33Les maîtres de barque, les capitaines, les propriétaires de navire et de la cargaison y voient davantage un vol et s’appuient sur la même ordonnance pour le dénoncer140. Le maître de La Marie-Louise utilise des termes renvoyant au caractère sauvage et incontrôlable d’une population littorale peu civilisée, une « populace » pareille à une horde qui se « jette » sur l’épave, la « pille » et y commet des « prédations141 ». C’est ce point de vue que suivent les juges d’amirauté en considérant qu’il s’agit d’une atteinte à la propriété et à l’autorité royale. Les procédures judiciaires donnent lieu à des sentences sévères afin de donner l’exemple. Ainsi, François Mavion, de Tremenac’h, est condamné en 1777 par l’amirauté de Brest à 10 livres d’amende et 300 livres de dépens142. Il doit être attaché au pilori sur la place du marché de Lannilis et marqué des lettres « VB » à l’épaule. Il lui est en outre interdit de s’approcher à moins de 10 lieues des « rivages de la mer ». Pour dissuader d’éventuels pilleurs, la sentence est inscrite sur un tableau « attaché dans les endroits les plus apparents » au port du Corréjou, à Plouguerneau, Tremenac’h et Lannilis. Faire appel entraîne en général une aggravation de la peine : Mavion se retrouve condamné à 20 ans de galères et à être marqué des lettres « GAL143 ». Un an plus tard, un arrêt du Parlement de Bretagne rappelle à tous les habitants des « paroisses voisines des côtes » que le pillage est interdit et les enjoint de nommer, chaque année, un ou plusieurs garde-bris chargés du sauvetage en attendant l’arrivée des officiers de l’amirauté concernée, une pratique qui existait déjà dans certaines paroisses144. Cependant, une timide évolution est perceptible au même moment, dans l’amirauté de Saint-Malo. En 1772 et en 1774, confrontés à des objets perdus en mer, deux maîtres de barque de Saint-Cast et un autre individu d’Hirel, les repêchent et en font le dépôt au greffe de l’amirauté. Il s’agit de deux ancres trouvées en pêchant des huîtres et d’une petite boîte de clous. Les préceptes de l’Ordonnance ont donc fait leur chemin car une telle attitude était difficilement imaginable un siècle auparavant. Elle reste cependant minoritaire au regard du nombre sans doute élevé d’objets ramassés sur l’estran ou repêchés dans les « flots de la mer », jamais déclarés au greffe.

34Cette attitude visant à récupérer tout objet a priori abandonné ne s’exerce pas uniquement à l’égard des laisses de mer. À l’époque, tout est récupérable, que ce soit sur l’estran ou ailleurs, même la charpente pourrie de l’auditoire de justice de Pordic que les habitants du bourg pillent avidement après sa chute, comme un navire échoué sur la grève145.

Frauder

35Philippe Jarnoux a identifié sur les côtes nord de la Bretagne trois plaque-tournantes pour la contrebande de tabac : Morlaix, Saint-Brieuc et surtout Saint-Malo146. La morphologie du liseré côtier facilite les versements : la prédominance des côtes basses est un avantage du point de vue des fraudeurs. Les estrans rocheux servent à camoufler les ballots de tabac quand les estrans sableux permettent de les débarquer et de les transporter rapidement à l’abri. Les anses et les criques, les îlots rocheux sont exploités par les contrebandiers de même que les rias qui forment des voies de pénétration à l’intérieur des terres. Le littoral sert de base de distribution et irrigue l’ensemble de la province en faux-tabac à tel point que la contrebande du tabac est préférée au faux-saunage tant les gains occasionnés sont substantiels147. La fraude organisée frappe par la logistique mise en œuvre, les quantités importées et les sommes en jeu148 : elle représente une manne pour ses organisateurs. Les archives de la juridiction des Traites en laissent entrevoir une infime partie149.

36Si la livraison est d’ampleur, l’organisateur prend contact, auparavant, avec un fournisseur, ce qu’illustre une lettre adressée en 1773 à un Monsieur Ragot de Saint-Malo, par Salomon Lauga de Guernesey, découverte au cours d’une perquisition. Elle fait état de négociations pour l’acquisition de tabac et atteste de relations commerciales déjà établies entre les deux parties150. Une fois la commande passée, il faut ensuite trouver un bateau et quelqu’un capable de le manœuvrer : c’est là qu’interviennent des marins, en particulier les bateliers des passages ou des maîtres de barque qui, sous couvert d’aller à la pêche, de livrer du maquereau salé ou de ramasser du goémon, participent à la fraude151. Ils perçoivent une avance : un des bateliers du passage du Naye, à Saint-Servan, déclare en 1786 avoir reçu 24 livres sur un total de 120 livres152. Plusieurs compétences sont requises par l’organisateur : être capable de manier un bateau rapidement, de nuit comme de jour et quel que soit le temps pour échapper aux pataches des employés des Fermes, bien connaître la morphologie de la côte et savoir se taire en cas d’arrestation. Certains équipages comptent jusqu’à sept hommes, rémunérés en argent ou en nature, sans que tous soient issus du milieu des gens de mer à l’image de ce charpentier qui aurait dû recevoir un « demi-cent » de tabac en guise de salaire s’il n’avait pas été arrêté153. L’association entre marins et terriens est assez fréquente et s’illustre dans un bateau de Pleudihen pris en 1785 : se trouvent à bord un marin, un cordonnier, un marchand mercier, un sabotier et un garçon meunier154. La pluriactivité brouille souvent les identités : un maître de bateau chargé de goémon et de tabac se dit laboureur, tout comme Joseph Mabille, arrêté sur son propre bateau155. Tous saisissent l’opportunité du voyage parce qu’ils y gagnent un salaire, encore plus attractif pour des individus en marge tel ce « garçon journalier travaillant à la terre », sans domicile, arrêté en 1787156.

37À terre, un versement se prépare minutieusement. Il nécessite une logistique efficace qui doit rester discrète. Il faut recruter une main-d’œuvre en quantité suffisante pour débarquer les ballots et les transporter dans une cachette sur la grève ou à l’intérieur des terres d’où les attroupements considérables que les employés découvrent parfois sur les grèves, jusqu’à 200 hommes à Saint-Coulomb en octobre 1789157 : un gros versement suppose d’agir vite pour éviter d’être découvert. L’organisateur exploite son réseau de connaissances en débutant par ceux qui ne peuvent décliner une telle proposition, les journaliers des environs. Ils forment les petites mains des versements et la majorité des prisonniers faits par les employés des Fermes. En 1777, François Roux, un journalier de Saint-Broladre, avoue avoir été « mis à l’ouvrage » par un marchand de drap de Dol de sa connaissance, rencontré par hasard158. On imagine l’organisateur ou ses rabatteurs parcourir les zones proches du lieu prévu pour le versement afin de recruter suffisamment d’hommes. Sur les quatre journaliers capturés près de Saint-Coulomb, en 1789, l’un avoue avoir rencontré deux hommes qui lui ont proposé de gagner 6 livres, deux ont été vus démarchés chez eux et le dernier, qui s’était endormi ivre dans un fossé, s’est réveillé sur la grève159. Les recruteurs comptent aussi sur le bouche à oreille : l’un de ces journaliers, « séduit » par la proposition et y voyant là l’occasion d’acheter des souliers neufs, recrute son propre frère. Le jour et l’heure prévus, en général la nuit, se pressent sur la grève quelques individus à plusieurs dizaines, attirés par l’appât du gain : un menuisier, un métayer, son valet et des gardiens de moutons à Hillion en 1767, un couvreur, un charpentier et un matelot à Rothéneuf en 1773 ou un avocat à Cherrueix en 1777160. L’accostage est parfois facilité par des « signaux de feu161 ». Les transporteurs procèdent ensuite à l’enlèvement du faux-tabac en le chargeant sur leur dos ou sur des chevaux. Ils l’emmènent dans une cachette, plus ou moins éloignée, sauf urgence. Au plus près, les ballots sont entreposés sur les rochers ou enfouis dans le sable162. Les fortifications servent à l’occasion de lieu de stockage avec la complicité de leurs occupants. En 1786, les employés assistent à un versement sur l’île Harbour, au pied du fort, auquel participent des soldats de la garnison. La gardienne du fort avoue qu’elle était chargée de veiller aux ballots déposés sur les rochers en échange d’un lot de vaisselle anglaise163. Deux ans auparavant, le gardien du Fort La Latte était lui aussi mis en cause dans la saisie de 2286 livres de tabac entreposées au-dessus de l’écurie du « Château164 ». Certains fraudeurs optent pour un dépôt à l’intérieur des terres dans des caches variées : buissons, « jeannais » (une ajoncière), champ, forêt ou au domicile des receleurs. Ces derniers se recrutent parmi les débitants officiels de tabac et au-delà : un maître perruquier de Saint-Malo, un pêcheur de Cherrueix et un tanneur de Paramé font l’objet d’une perquisition à leur domicile165. Une fois en lieu sûr, le tabac est écoulé au fur et à mesure : des particuliers sont chargés de la livraison. En bout de chaîne se trouvent les vendeurs à l’instar d’un manouvrier de Dinan et d’un compagnon tisserand. Capturés en flagrant délit sur le sillon, ils déclarent l’avoir acheté à un « facteur » employé par deux fraudeurs notoires, à 20 sols la livre, « pour le vendre en détail pour y gagner leur vie166 ». Certains vendeurs sont mieux organisés que les autres : dans ce cas, le faux-tabac s’est transformé en une source de revenus régulière avec des outils spécifiques, râpe à tabac et balances, autant de preuves pour les employés des Fermes. Menée sur « avis », une perquisition met au jour ce commerce illégal en 1774 chez un « laboureur et navigant » de Tressé167.

38Ces bandes de contrebandiers fonctionnent donc en réseau dont les contours sont fluctuants. Si tous les riverains de la mer sont susceptibles d’y participer, certaines paroisses sont plus enclines à la fraude que d’autres. En 1768, une perquisition chez un débitant de tabac d’Erquy suscite l’indignation générale et les employés se voient attaqués par une foule de paroissiens168. Même réaction à Plouër, visitée la même année : hommes et femmes les traitent de « voleurs », « f. maltôtiers et de fripons ». Ils reçoivent des pierres lancées par une « troupe de paysans » qui les « hue et les invective » en se vantant d’avoir du faux-tabac. Craignant pour leur vie, les employés se rendent au Port Saint-Jean et au Port Saint-Hubert où « une multitude de monde » s’assemble ce qui les enjoint à s’enfuir de peur d’une « rébellion générale ». À La Houle, en 1753, ils font face aux coups de la « populace » et aux insultes du capitaine garde-côte169. Les violences perpétrées contre eux en 1713, à Plouescat, ont dû être graves pour que le général de la paroisse soit condamné par une sentence du Présidial de Rennes170. Bien que toute la population ne soit pas partie prenante de la fraude, elle apporte son soutien à ses fraudeurs contre ces « maltôtiers » ouvertement détestés. Dans la fraude organisée, les tâches sont sexuées : le versement et le transport reviennent aux hommes tandis que les femmes interviennent en tant que passeuses ou revendeuses. Une figure se dégage cependant, celle des « fraudeurs de profession », à la tête du réseau : ils sont rarement arrêtés en dépit de leur réputation de « fraudeur insigne ». Il faut disposer d’un capital de départ à investir et d’un réseau de relations solide et étoffé. Ces fraudeurs de profession se recrutent parfois au sein de la Ferme générale : quelques affaires font état d’employés corrompus, en particulier le sieur Jean Renault, basé à Cézembre, suspect à cause de l’absence totale de prise pendant dix ans171. Il est payé pour s’absenter avec le canot des Fermes quand ses complices effectuent le versement sur Cézembre qui sert d’entrepôt temporaire. Il présente cela à son collègue comme « un moyen d’amasser du bien » et que « sous peu ils seraient en état de se passer d’emploi », en plus d’avantages en nature, soupers au fort, tabac et vêtements. Si Renault facilite la contrebande, d’autres employés l’organisent à l’instar d’un sous-brigadier et d’un pilote de La Houle, pris en flagrant délit172. La corruption est endémique dans les Fermes173 : en 1741, deux employés des environs de Saint-Malo, révoqués, sont devenus en quelques mois de véritables chefs de bande174. Ils procèdent à des versements de 4 000 à 5 000 livres de tabac grâce à leur connaissance de la côte, des tactiques de leurs anciens collègues et de la présence d’espions dans les brigades. L’affaire remonte jusqu’à l’intendance et suscite de l’inquiétude face à ces chefs insaisissables qui se moquent ouvertement des autorités. Les mêmes préoccupations sont engendrées en 1738 par un versement « considérable » sur la presqu’île Saint-Laurent près de Porspoder : il est le fait d’une autre bande composée de « fraudeurs des plus insignes et des plus obstinés » n’hésitant pas à recourir à la violence175. Parmi eux figurent un maître de barque de Portsall, trois frères de Guitalmézeau, un meunier de Plouarzel, un autre de Plourin et un charpentier de Brélès. Ces contrebandiers ne bénéficient pas du soutien des autres paroissiens comme le révèle une lettre du capitaine garde-côte de Ploudalmézeau, adressée au subdélégué de l’intendant à Brest : il lui demande de « délivrer le pais » de ces personnes connues pour leurs « débauches » et faisant régner la terreur dans leur voisinage176. Si des listes de « chefs fraudeurs » sont établies, tous les contrebandiers n’y figurent pas en l’absence de preuves : un « gentilhomme de Plurien » est mentionné sans être inquiété. Cependant, un rapport de la Maréchaussée évoque « une présomption violente » contre lui et dénonce son « autorité dans le pays » et le clientélisme qui en découle177. Cela fait écho à la sentence prononcée en 1714 par le Présidial de Rennes contre le général de Plouescat, qui « condamne les habitants de ladite paroisse, ensemble les Gentils-hommes y demeurant sans exception178 » et à deux autres affaires rappelées par Jean Meyer : l’association formée en 1698 par des cadets de la noblesse des côtes de Tréguier et de Saint-Brieuc et l’affaire La Hunaudaye, en 1723, impliquant un gentilhomme de Plurien179. Ces nobles pratiquent la contrebande avec un sentiment d’impunité tant leur influence est grande et leur réseau de relations étendu : les liens de dépendance leur assurent de ne jamais être pris ou dénoncés. Ces chefs de bande s’exposent peu contrairement aux petites mains recrutées pour l’occasion.

39Le versement du faux-tabac constitue un moment périlleux pour les protagonistes de la fraude, quel que soit leur camp. Pour les fraudeurs embarqués, l’arrivée de la patache des Fermes provoque un mouvement de panique qui se traduit par une fuite en avant. Si certains réussissent à lui échapper grâce à des manœuvres rapides et à la nuit, d’autres, en dernier recours, se jettent à la mer malgré le danger. Deux hommes se noient de cette manière dans l’embouchure de la Rance en 1768 et en 1773180. Le déchargement présente des risques : il faut s’avancer dans l’eau jusqu’au bateau pour prendre les ballots puis retourner sur la grève. La manœuvre est risquée quand elle est effectuée en pleine nuit et dans l’eau froide : fin décembre 1789, un homme « noueyé » est retrouvé dans l’anse du port de Saint-Coulomb, les employés supposent que le drame s’est produit durant le versement181. Des morts accidentelles sont provoquées par les violents affrontements sur la grève, entre fraudeurs et employés, bien souvent en infériorité numérique face à des attroupements parfois impressionnants, de quelques dizaines d’individus jusqu’à 200, la plupart armés de bâtons, fourches, fusils, pistolets ou de sabres. Les tactiques des employés oscillent entre la prudence et la prise de risques : soit ils décident de rester embusqués à surveiller les fraudeurs, en capturant les individus isolés182, soit ils se découvrent et annoncent à haute voix leur qualité. C’est là que les accidents se produisent : les fraudeurs poussent des cris « affreux183 », s’enfuient ou attaquent, excités par la présence des « gabelous ». Ils profèrent alors des menaces telles que « Tuons ces bougres de maltôtiers, il ne faut pas leur faire de quartier ! » ou « Voilà les bougres de maltôtiers qu’il faut égorger184 ! » Les employés tirent d’abord des coups de feu en l’air185 pour effrayer la troupe et avoir du renfort puis, contraints de « repousser la force par la force », ils se voient obligés de tirer ou de foncer sur la troupe, la baïonnette au bout du fusil186. La situation devient critique lorsque les fraudeurs tentent de les encercler, par exemple en décembre 1738 sur la presqu’île Saint-Laurent187. Acculés, ils mettent en joue leurs adversaires ce qui provoque leur fuite. La force des employés repose sur leurs armes à feu dont ils n’hésitent pas à se servir ce qui leur est parfois reproché188. Mieux vaut qu’elles ne s’enrayent pas : en mars 1788, à Saint-Lunaire, au moment de tirer sur une douzaine de fraudeurs, les cinq employés se rendent compte que leurs fusils ont été abimés par « le frimas de la mer et la pluie » et sont battus à coups de bâton et de pied189. En septembre 1789, à Cancale, deux employés croient intercepter un bateau avec 8 hommes d’équipage mais aussitôt leur fonction déclarée, ils voient surgir 50 à 60 particuliers190. L’affrontement est violent et quelque temps après, les employés se réveillent étendus par terre sur la grève, « dos à dos liés et garrottés ». Les fraudeurs sont susceptibles d’être blessés pendant l’affrontement : l’un est mortellement touché en 1738 sur la presqu’île Saint-Laurent191. Transporté jusqu’au domicile d’un des employés, il décède le lendemain après avoir reçu les derniers sacrements (annexe V). Les décès restent cependant rares par comparaison avec les fréquentes arrestations effectuées par les Fermes.

40S’ils se font capturer, les fraudeurs risquent gros : un arsenal règlementaire se constitue dès 1674 et prévoit la saisie de marchandises et des moyens de transport, des amendes et des peines afflictives, plus la déchéance pour les fraudeurs nobles192. Une partie de ces mesures est reprise dans l’arrêt du Parlement de Bretagne du 7 mai 1779 : les peines, très sévères, prévoient entre autres la confiscation des biens et la mort pour ceux qui ont participé à un attroupement de plus de cinq personnes, avec port d’armes193. Les autres sont condamnés aux galères et à une amende de 1 000 livres. Les peines sont aussi dures à l’égard des complices, hommes et femmes. Tous les fraudeurs, organisateurs ou petites mains, sont donc logés à la même enseigne. Mais la valeur dissuasive de ces peines a peu d’effets sur les fraudeurs qui comptent sur la faible probabilité de se faire surprendre, les arrestations se produisant par malchance, manque de discrétion ou sur dénonciation. Une fois arrêtés, peu prennent le risque de dénoncer leurs complices. L’attitude qui prime est le déni total voire le mensonge : trois fraudeurs pris sur la grève aux environs d’Hillion, en 1767, vers 22 heures, prétendent qu’ils se promenaient en chassant des bernaches et que faute de mieux, ils avaient épié des blaireaux d’où leurs fusils et de petits sacs « pour mettre les canards194 ». C’est plausible mais un versement s’est produit juste avant là où ils étaient censés chasser. Le prétexte de la promenade revient lors de l’arrestation de deux individus à 3 heures et demie du matin dans l’anse du Guesclin : l’un déclare qu’il avait eu envie de voir le Fort195. D’autres se justifient en évoquant des ballots trouvés par hasard en ramassant du goémon ou la recherche d’une génisse égarée à 2 heures du matin196. Quelques-uns avouent, signent le procès-verbal et tentent de s’arranger avec les employés afin d’échapper aux sanctions. Ils essaient de les amadouer à l’image de pêcheurs soit-disant « égarés » à cause du mauvais temps : le maître de bateau finit par avouer « que ce n’est que le besoin qui lui a fait faire ce voyage, ne gagnant rien à la pêche197 ». Une pratique nouvelle apparaît à la fin du XVIII^e siècle, les « accommodements », autorisés par les supérieurs des employés, notamment le directeur de la Ferme, basé à Saint-Malo. Un journalier et un maître de bateau capturés après un versement à Rothéneuf implorent la pitié des employés étant « dans l’indigence et que c’était la misère qui les avaient obligé de faire le commerce, que lui Garet avait un mal incurable dans une jambe et que lui Dinard était un pauvre journalier chargé d’enfants198 ». Garet propose de payer en guise d’amende 60 livres et Dinard, 42 livres ce qui est accepté par le Directeur des Fermes. Au regard de la loi, ils auraient dû être emprisonnés, payer une forte amende et Garet aurait vu son bateau saisi. Les fraudeurs essaient donc d’amadouer les employés, libres de refuser l’offre en fonction de critères arbitraires. Un refus est opposé à quatre journaliers vu la « modicité de leur offre » et « l’importance de l’affaire » de même que les 200 livres « payables en 4 mois » d’un maître d’un bateau du passage de Saint-Malo et de ses complices, tous insistant sur le besoin de gagner leur vie, leur misère et leurs charges de famille199. Par contre, ils acceptent les 600 livres d’un maître de bateau de Saint-Servan après un gros versement effectué à l’île Harbour ou les 48 livres d’un pêcheur surpris avec du tabac dans sa hotte remplie de poissons200. La fraude pour beaucoup de ces gagne-petit est donc un moyen de diversifier les sources de revenus mais avec une part de risque importante : en cas d’arrestation, si l’accommodement est rejeté, il faut payer les 1 000 livres d’amende, une somme assez considérable. Comme beaucoup n’ont pas les moyens de l’acquitter, elle est souvent commuée en 5 ans de galères. Devant de telles perspectives, des fraudeurs essaient de fausser compagnie aux employés : les quatre journaliers capturés, évoqués plus haut, profitent d’un « arrêt pour le besoin » pour s’évader ; les employés ne peuvent pas les rattraper à cause de la fatigue accumulée depuis la veille201. D’autres s’évadent des prisons d’où les perquisitions menées dans les paroisses « fraudeuses » ou chez des particuliers connus pour héberger des personnes frauduleuses. Le plus souvent, les fraudeurs sont conduits au Bureau général du Tabac où les employés procèdent à la pesée de la marchandise. Ils sont ensuite emmenés aux prisons les plus proches. Pour les petits fraudeurs, une procédure civile s’engage et aboutit à une amende de 1 000 livres et à la saisie du bateau si les fraudeurs ont été pris dessus, à moins d’une inscription en faux202. C’est pourquoi certains fraudeurs font appel : trois contrebandiers arrêtés sur l’île Tomé, près de Perros-Guirec, s’adressent en 1743 au Parlement de Bretagne pour faire annuler la sentence du juge des Traites suite à leur arrestation avec près de 4 000 livres de tabac ; ils sont déboutés203. Leur requête portait sur la saisie du bateau qu’ils voulaient faire annuler et non sur l’amende en elle-même. En dépit d’un montant élevé, les mécanismes de l’endettement permettaient de l’acquitter par contre, la saisie du bateau signifiait la disparition du gagne-pain quotidien. Les individus mêlés à un attroupement armé font l’objet d’une procédure criminelle assortie de peines plus graves : les fraudeurs de Plouescat sont condamnés à 500 livres d’amende, 3 000 livres de réparations, dommages et intérêts envers le Fermier général du Tabac204. Les affaires les plus graves reviennent à l’intendant en tant que « délits de contrebande » : en 1750, il condamne Jean Suas pour un versement à Saint-Briac aux galères pour 5 ans, à une amende de 1 000 livres et à être marqué des lettres « GAL205 ». Pour toute procédure, le procès-verbal établi par les employés des Fermes fait office de preuve. C’est justement l’absence de preuve qui pose problème pour les fraudeurs notoires : ils continuent leur trafic et s’en vantent. S’il s’agit d’employés des Fermes, un rappel à l’ordre est effectué dans un premier temps, suivi éventuellement par un renvoi comme nous l’avons vu plus haut. Cette affaire révèle une autre façon de se débarrasser des employés corrompus situés à un niveau plus élevé dans la hiérarchie : leur offrir une promotion en échange d’informations sur leurs complices. Ainsi, le « chevalier de Fontenelle » s’est vu offrir un poste de capitaine général dans le département de Nantes206. Mais cela n’a pas suffi pour confondre les deux ex-employés devenus des fraudeurs notoires. Ce type d’affaires remonte alors jusqu’à l’intendance sur sollicitation des Fermiers généraux207 : les subdélégués sont chargés d’enquêter afin que l’intendant puisse statuer. C’est de cette manière que l’on apprend qu’un des protagonistes du versement sur la presqu’île Saint-Laurent bénéficie de protections haut-placées208. Il est interrogé avec deux complices mais aucun n’avoue et en l’absence de preuve, la justice ne peut que les libérer à moins qu’entre-temps, ils aient commis un autre délit et qu’ils soient jugés pour celui-ci. Or, le subdélégué de Brest remarque justement qu’« il serait d’une dangereuse conséquence d’accorder la liberté à ces trois particuliers, ils retourneraient dans leur pays publier qu’il ne faut savoir que se taire pour n’être pas punis et apprendre à leurs complices qu’ils peuvent frauder en sureté pourvu qu’ils ne s’associent qu’avec des gens sûrs et discrets209 ». Aussi l’éloignement, sur suggestion des Fermiers généraux, apparaît la seule solution pour s’en débarrasser durablement. Il est rendu possible par le biais des « lettres de petit cachet » : leur usage est détourné pour envoyer les contrebandiers notoires aux colonies ce que confirme une lettre écrite le 15 juillet 1739 par l’intendant à son subdélégué de Brest210. Cela présente plusieurs avantages : un éloignement garantissant l’arrêt – momentané – de la contrebande, une sanction qui a valeur d’exemple et qui donne au fraudeur l’occasion de prendre un nouveau départ ailleurs et un moyen de peupler les colonies françaises, les « Îles » ou la Nouvelle-France211. S’il est peu efficace pour Hervé Corolleur, de nouveau arrêté le 12 juillet 1740 après s’être « échappé des colonies françaises où il avait été conduit sur ordre du Roi », il l’est dans le cas des deux employés corrompus qui déclarent à l’un de leurs complices avoir renoncé à la contrebande parce que le « sieur Fermier général » leur a affirmé détenir une lettre de cachet contre eux212. Les Fermiers généraux en semblent tellement satisfaits que le subdélégué de Lesneven finit par trouver abusives leurs requêtes en lettres de petit cachet : à propos d’un « fermier » de Porspoder dont ils demandaient l’exil, il répond que ces derniers « ne peuvent pas servir de prétexte aux Fermiers pour solliciter comme ils le font un ordre du Roi afin de faire passer un homme aux colonies213 ».

41Ces sanctions se caractérisent donc par leur extrême sévérité envers les fraudeurs de profession et à l’égard des petites mains. Du point de vue de ces gagne-petit, la disproportion entre les sanctions et le salaire promis frappe en particulier dans le cas de Guillaume Perret, un journalier de Saint-Méloir-des-Ondes qui accepte de se mettre à l’eau jusqu’à la ceinture, en pleine nuit, en octobre, et court le risque de se faire prendre, pour seulement 3 livres214. Les exemples sont légion et on peut s’interroger sur la connaissance qu’ont ces individus des peines encourues d’où la volonté du Parlement de Bretagne en 1779, devant tant d’ignorance de la part des fraudeurs – réelle ou feinte – d’informer régulièrement tous les paroissiens des peines prévues215.

*

42Les procès-verbaux de Le Masson du Parc soulignent tout d’abord qu’une localisation en bord de mer, pour une paroisse, n’est pas forcément négative, bien au contraire, ce qui nuance les propos rencontrés dans quelques cahiers de doléances. Les côtes nord de la Bretagne donnent l’impression d’être sans cesse parcourues par des pêcheurs, occasionnels ou plus avertis. Les ressources de la mer et de l’estran jouent partout un rôle essentiel pour leurs habitants mais à des degrés divers, qui vont de la simple consommation individuelle à la commercialisation. Autoconsommées, elles permettent d’atténuer l’impact des crises frumentaires ou tout au moins de varier l’alimentation quotidienne. Commercialisées, elles représentent une ressource non négligeable qui fournit l’Argoat en poissons de mer, en coquillages et en crustacés, dont il est dépourvu. La pêche est le fait de quelques pôles, plus spécialisés et davantage tournés vers la mer, à l’image de Cancale et de ses huîtres. Pêcher demeure une pratique accessible à tous ce qui amène à nuancer les remarques de Le Masson du Parc, déçu que le potentiel offert par les côtes nord de la Bretagne soit aussi peu exploité par des pêcheurs de profession. Mais si l’on prend aussi en compte les autres activités maritimes présentes sur le littoral nord de la Bretagne, licites et illicites, il en ressort que l’horizon maritime n’est pas un « objet accidentel » même dans les paroisses rurales. Ainsi, les estrans sableux et rocheux situés dans l’hinterland maritime de ces ports sont particulièrement prisés par les contrebandiers qui recherchent des endroits tranquilles pour effectuer discrètement leurs versements à la côte. Au-delà, les laisses de mer apportées quotidiennement par la marée amènent parfois les vestiges d’un naufrage, susceptible de se produire n’importe où le long des côtes nord de la Bretagne. À bien des égards, l’horizon maritime représente une manne providentielle pour le peuple du rivage bien qu’il ne soit pas toujours reconnu à sa juste valeur face à un horizon terrestre largement valorisé.