1Laurence Fontaine, dans son étude sur les sociétés des hautes vallées des Alpes occidentales, évoque la difficulté à écrire l’histoire des montagnes : « Les hauts pays sont, plus que les autres lieux, investis d’imaginaire. Se déprendre des images admises, en retrouver les strates accumulées sous les descriptions et les documents, signifie d’abord déconstruire l’imaginaire citadin et la place assignée aux pays d’altitude dans de changeantes cosmographies et dans des visions de l’espace souvent véhiculées à l’insu des chercheurs1. » S’intéresser au littoral suppose d’adopter une démarche similaire et de procéder à une déconstruction des représentations qui le valorisent tant aujourd’hui. Si son attractivité relève de l’évidence2, elle se déploie paradoxalement à une époque où l’activité maritime tend à reculer, témoin d’une « démaritimisation » à l’œuvre3. Or, jusqu’au début du XIX^e siècle, le « désir collectif du rivage » n’en est encore qu’à ses balbutiements. Alain Corbin en a montré l’émergence4 : les vertus thérapeutiques de la mer attirent une clientèle aisée, adepte du bain froid, qui contribue à la création des premières stations balnéaires en Angleterre puis sur le continent. Au-delà, le « spectacle de la mer » émerveille les visiteurs et déchaîne les émotions ; le rivage devient « un lieu privilégié de la découverte de soi » pour les Romantiques5. Les gens du littoral sont désormais considérés comme des populations pittoresques, acteurs d’un « tableau des grèves » qu’il convient de regarder. L’image du pêcheur courageux, épris de liberté, obstiné et superstitieux, se diffuse grâce aux ouvrages de Victor Hugo et de Pierre Loti ; il apparaît comme le contraire du matelot réputé pour sa propension à l’instabilité, à l’ivrognerie et au plaisir. La valorisation des travailleurs des grèves et de l’océan, mais aussi des sauveteurs en mer, à l’opposé du naufrageur6, transforme le regard porté sur le peuple du rivage et sur le littoral. Celui-ci finit par être presque uniquement assimilé à la plage d’où « l’intrusion balnéaire7 » dont il fait l’objet par la suite.

2Mais qu’en est-il avant « l’invention de la plage », à l’époque moderne ? C’est précisément cette « maritimité première manière8 » qui éveille la curiosité. En ce sens, le concept de maritimité, néologisme forgé par la géographe Françoise Péron au début des années 1990, a toute sa pertinence. Elle le définit comme « un vocable commode pour désigner la variété des façons de s’approprier la mer, en insistant sur celles qui s’inscrivent dans le registre des préférences, des images, des représentations collectives9 ». Il soulève la question des relations qu’entretient le peuple du rivage avec son cadre de vie, du regard porté sur le littoral par ses habitants et les représentations qui en découlent. Or, comme le souligne le géographe Paul Claval, « ce n’est pas parce qu’une société vit les pieds dans l’eau qu’elle accorde nécessairement dans ses représentations beaucoup de place à cet élément10 ». Pour preuve, les « faux-villages littoraux » débusqués par Alain Cabantous dans le pays cauchois : au XVIII^e siècle, ils tournent le dos à la mer. L’exploitation de la terre y est privilégiée car la falaise forme un obstacle naturel limitant l’accès au rivage, entre autres à Mesnil-en-Caux11. Des villages semblables ont été identifiés pour l’époque moderne dans le Cotentin, aux environs de Saint-Vaast-La Hougue12. Même l’insularité ne sous-tend pas une inclination naturelle vers l’océan : à Ouessant, à la fin du XVII^e siècle, « fort peu [d’habitants] vont au loin, à la mer, n’y ayant aucun commerce dans l’île et pas un habitant qui soit en état de fréter une barque13 ». Il faut attendre la fin du XVIII^e siècle pour que Ouessant, à l’instar d’autres îles bretonnes, se tourne vers la mer. Le rapport que les populations littorales entretiennent avec la mer varie donc dans le temps et selon les espaces considérés. Il se décline suivant la fréquentation de l’estran, l’exploitation et la valorisation de l’horizon maritime mais aussi en fonction de la place accordée à l’horizon terrestre à une époque où justement, le rapport à la terre est prédominant. Ces déclinaisons du rapport à la mer et à la terre, sur le littoral, sont précisément l’objet de cette étude et engendrent d’autres interrogations, en particulier la place de l’estran dans cet espace d’interface. De même, l’expression « sociétés littorales » utilisée pour qualifier les populations vivant dans les zones côtières, pose problème : elle sous-entend de nettes spécificités qui les distingueraient des sociétés de l’intérieur, tournées vers la terre et ignorantes des choses de la mer. Ces « sociétés littorales » forment-elles pour autant des sociétés à part – et considérées comme telles – dans le royaume de France ? Et, pour reprendre la question posée par Alain Cabantous à propos de l’identité maritime dans un des premiers colloques consacrés aux sociétés littorales14 : existe-t-il une « identité littorale » ?

3La province de Bretagne au XVIII^e siècle s’est imposée d’emblée pour une telle étude : elle est aujourd’hui immédiatement associée à la mer et à un appel du large mythique, image largement entretenue par le tourisme15. Réputée « province maritime » à l’époque moderne, elle fournit plus d’un tiers des effectifs de la Royale en 178416. Ses côtes nord, de l’Elorn à l’ouest au Couesnon à l’est, représentent près de 1420 km de linéaire côtier17, d’une grande variété. S’y côtoient côtes basses, rocheuses ou sableuses, avec quelques côtes à falaises. Le liseré côtier voit se succéder indentations et rentrants ponctués d’îlots rocheux et de rias. Celles-ci forment autant de voies de pénétration à l’intérieur des terres, ne serait-ce que la Rance. Un marais maritime, le marais de Dol, baigné par les eaux de la Manche et des cours d’eau qui le traversent, se distingue par son étendue, environ 10000 hectares entre Château-Richeux et Pontorson. Les côtes nord de la Bretagne coïncident de 1691 à 1792 avec le ressort de quatre amirautés, celles de Saint-Malo, Saint-Brieuc, Morlaix et Brest (planche II). La création de ces juridictions d’exception, découlant de l’Ordonnance de la Marine, symbolise la découverte du littoral par le pouvoir royal, en particulier du littoral breton, considéré jusque-là comme un finisterre. Dès la fin du XVII^e siècle, la Bretagne, récemment intégrée au royaume de France, revêt une dimension stratégique dans le cadre de l’affrontement pour le sea power entre l’Angleterre et la France18 : durant la « Seconde Guerre de Cent ans », ses côtes nord subissent les « insultes de l’ennemi » que ce soit la « machine infernale » envoyée devant Saint-Malo en 1693 ou les deux débarquements successifs de 1758, à Cancale et à Saint-Briac. La Bretagne a acquis le statut de « province-frontière19 » et il faut organiser sa mise en défense afin de protéger l’arsenal de Brest, Lorient, base de la Compagnie des Indes, et Saint-Malo. Défendre le territoire suppose aussi la préservation du vivier de marins indispensable au bon fonctionnement de la Royale d’où la volonté de contrôler les populations maritimes à travers la mise en place du système des Classes, dès 1668. Les côtes nord fournissent à l’époque un important contingent de terre-neuvas, réputés pour former « la plus excellente des pépinières des matelots du royaume20 » ; ils prennent une importance stratégique en temps de guerre. En dépit des réticences et des résistances, le pouvoir royal s’impose peu à peu au cours du XVIII^e siècle auprès des populations locales par l’intermédiaire de ses représentants officiels et d’institutions spécifiques telles que les Classes, les amirautés et la juridiction des Traites.

4C’est justement le point de vue de ces populations locales que privilégie cette étude. Elle s’inscrit dans le sillage des travaux universitaires consacrés ces dernières années aux relations qu’entretiennent la Bretagne et la mer et ce, dès le Moyen Âge, avec Jean-Christophe Cassard. Il montre les « tâtonnements » successifs des Bretons dans la construction de leur rapport à la mer en soulignant qu’« aucun déterminisme géographique n’a jamais poussé les Bretons vers l’eau salée21 ». Qu’en est-il à l’époque moderne ? Des éléments de réponse sont fournis par plusieurs analyses consacrées à des groupes sociaux spécifiques au littoral, « Messieurs de Saint-Malo » pour André Lespagnol, pêcheurs de sardines pour Dominique Robin, « fermiers du rivage » pour Pierre Martin, populations marginales pour Morgane Vary22. D’autres ont davantage privilégié les espaces : Dominique Guillemet s’est penché sur les îles dont Karine Salomé a analysé les représentations, Jean Meyer, Jean Delumeau et plus récemment Gérard Le Bouëdec se sont intéressés aux places portuaires23. Néanmoins, seuls les travaux d’Olivier Levasseur et plusieurs articles de Gérard Le Bouëdec abordent le rapport à la mer dans sa globalité24, démarche dans laquelle s’inscrit cet ouvrage afin de compléter la connaissance du littoral et de ses habitants au XVIII^e siècle, en particulier ses zones rurales, souvent délaissées par les historiens en faveur des villes portuaires. Les travaux d’Alain Cabantous ont d’ailleurs mis l’accent sur le caractère plutôt urbain de l’identité maritime à travers l’étude de quartiers dans lesquels les gens de mer ont tendance à se regrouper25. Ces zones déjà fortement maritimisées au XVIII^e siècle occultent les vastes portions de littoral qui se situent entre chaque grand port. Les paroisses rurales sont donc privilégiées dans cet ouvrage ainsi que les petits ports mais sans oublier totalement les grandes places portuaires que sont à l’époque Saint-Malo et Brest, incontournables pour appréhender le rapport à la mer des populations du littoral. Par contre, en ont été exclues les îles, bien connues grâce à Dominique Guillemet. Ce travail ne saurait se limiter à une définition restreinte du littoral, celle de l’Ordonnance de la Marine : « Sera réputé bord et rivage de la mer, tout ce qu’elle couvre et découvre pendant les nouvelles et pleines lunes, et jusqu’où le grand flot de mars se peut étendre sur les grèves26. » Le littoral est assimilé à l’estran autrement dit la zone alternativement couverte et découverte par les marées. Il s’agit alors de déterminer le ressort des amirautés, nouvel échelon dans l’enchevêtrement judiciaire de l’Ancien Régime symbolisant l’autorité du roi sur les rivages du royaume27. Cette définition juridique ne prend en compte ni les eaux côtières ni les terres riveraines. La mise en place des milices garde-côtes oblige le pouvoir royal à distinguer les paroisses sujettes au guet de la mer des autres, soumises à la milice de terre. Les « paroisses circonvoisines de la mer » y sont assujetties par l’Ordonnance de la Marine (1681)28, plus précisément celles qui sont situées à moins de 2 lieues du rivage d’après le règlement du 23 novembre 1701. Cette définition, plus large, manque néanmoins de souplesse en imposant une stricte limite géographique, non dénuée d’ambiguïtés, ce qu’a souligné Stéphane Perréon29. Comme le suggèrent nombre de géographes, il est plus pertinent de considérer le littoral en tant qu’« espace influencé par les forces marines agissant au contact du continent30 » incluant l’avant-côte, l’estran et l’arrière-côte « jusqu’à une distance qui englobe les activités quotidiennes et immédiates des hommes vivant sur la côte elle-même31 ». D’où la question de sa profondeur, mesurable à travers la présence de champs professionnels spécifiques découlant de la proximité de la mer, activités maritimes et paramaritimes. Il faut donc varier les échelles d’analyse afin de saisir au plus près ces « gens du littoral » dans leurs rapports avec la terre, l’estran et la mer.

5Aucun document ne permet à lui seul de les cerner : il faut en dépouiller beaucoup pour disposer d’éléments significatifs. Les procès-verbaux rédigés par François Le Masson du Parc, « inspecteur des pêches maritimes », lors de ses deux tournées sur les côtes nord de la Bretagne en 1726 et 1731, sont incontournables. À l’intérieur de ce vaste corpus se distinguent également les archives judiciaires qui offrent la possibilité d’accéder un tant soit peu à la parole des habitants du littoral malgré le filtre du greffier auquel s’ajoute parfois celui d’un interprète « en langue bretonne32 ». Face à la justice, demandeurs, défendeurs et témoins ressentent le besoin de justifier leur présence là où précisément s’est déroulé l’évènement à l’origine de la plainte. Si ces phrases paraissent anodines à l’époque, elles prennent toute leur pertinence dans une étude sur le rapport à la mer33 d’où l’intérêt des premiers degrés de juridiction, minutes des amirautés, des Traites ainsi que des justices royales et seigneuriales riveraines de la mer, en dépit de fonds inégaux34. Procédures criminelles et procès-verbaux ont été mis à contribution sans oublier les inventaires après décès et les actes de police figurant dans les archives des juridictions ordinaires. Dans la même série, les cahiers de doléances donnent des indications sur la manière dont les communautés du littoral appréhendent leur localisation spécifique. Les Matricules des gens de mer tenues par les commissaires aux Classes de la Marine complètent utilement les rôles d’embarquement présents dans les archives de l’amirauté de Saint-Malo. Les documents produits par l’intendance, les États de Bretagne et la Commission Intermédiaire apportent des indications relatives à la fiscalité, l’aménagement des terres vaines et vagues, les pêcheries, les marais et la défense de la province. Les actes notariés fournissent des informations précieuses à propos des gens de mer et sur les usages du littoral de même que les archives du duché de Penthièvre. Des actes disparates figurent aussi dans les fonds de paroisses ou dans ceux des abbayes établies sur les côtes nord de la Bretagne. Enfin, plusieurs documents iconographiques donnent l’occasion d’aborder autrement le rapport à la mer, en particulier les plans établis dans le cadre de la réformation du duché de Penthièvre, à la fin du XVIII^e siècle.

6Partir à la recherche des populations riveraines de la mer, sur les côtes nord de la Bretagne, au XVIII^e siècle, nécessite de prendre en compte la position d’interface du littoral : elle leur offre la possibilité de se tourner vers la mer, la terre ou les deux, conjointement. Elle pose la question de l’appropriation du littoral, de son exploitation économique et de sa dimension d’espace vécu. Observer l’articulation entre un horizon terrestre valorisé et un horizon maritime qui paraît délaissé, met en évidence des usages spécifiques au littoral dans lesquels l’estran et ses abords tiennent une place essentielle au sein des pratiques quotidiennes et de l’environnement familier.

7C’est ensuite sous l’angle d’une limite qu’il faut envisager le littoral. Limite franchie par les « flots de la mer » et les « sables volages » qui menacent de submersion les terres riveraines de la mer. La peur de la surexploitation des ressources maritimes pousse l’État à poser des limites en tentant de règlementer la pêche et le ramassage des amendements, devenus sources de conflits pour les paroisses du bord de mer. La limite se transforme en une frontière à protéger face aux maladies contagieuses et aux réminiscences de la mort et surtout, à défendre contre les incursions des Anglais à l’origine d’un traumatisme durable, celui de la guerre. Elle devient une frontière disputée entre le pouvoir royal et les seigneurs riverains de la mer, attachés à la féodalité du rivage. En filigrane, le rôle de l’État s’avère déterminant tant l’affirmation de son autorité est devenue un enjeu sur les côtes nord de la Bretagne : elle bouleverse profondément le jeu des pouvoirs sur le littoral.

8Enfin, le littoral est un territoire que se sont appropriés ses habitants parmi lesquels se distinguent « ceux qui fréquentent la mer35 » autrement dit, les marins. Ils forment bien une composante spécifique des populations riveraines de la mer parce qu’ils entretiennent a priori le rapport le plus direct à l’élément maritime que ce soient les pêcheurs pratiquant la pêche à pied, la pêche côtière et hauturière, la grande pêche, les « marins des rades et des ports36 » ou les marins du commerce, naviguant au cabotage et au long cours. Cette classification masque cependant l’hétérogénéité de ce groupe : si tous sont soumis aux rythmes de l’océan, l’expérience de la mer diffère selon les trajectoires individuelles. Elle occulte le fait que les marins, une fois débarqués, se fondent parmi les autres et redeviennent des gens du littoral, à l’image de leur femme, ancrée de facto à terre. Tendance accentuée par la pluriactivité qui brouille les identités professionnelles et rend perméable la séparation entre le monde des terriens et celui des marins. Cela soulève la question de « l’appel du large » qui engagerait irrésistiblement les Bretons à prendre la mer : il importe d’en examiner sa validité, ses modalités et ses implications pour les marins et leurs familles, amenées à déployer des stratégies de (sur)vie plus ou moins élaborées pour faire face à l’absence, inhérente aux métiers de la mer.