1Alors que les débats font rage en Espagne depuis le début des années 2000 sur la mémoire du franquisme – autre « passé qui ne passe pas » au-delà des Pyrénées, pour reprendre une formule désormais célèbre1 –, la transition démocratique opérée de 1975 à 1982 et qui permet à l’Espagne de sortir pacifiquement de plus de 35 ans de dictature franquiste semble, quant à elle, faire l’unanimité. Cette transition, sans heurts ni violence, maintes fois racontée par ses acteurs et témoins, participe d’un consensus inédit en Espagne, d’autant plus surprenant que la péninsule Ibérique est marquée par une succession de crises et de tensions politiques et sociales tout au long des XIX^e et XX^e siècles. Au risque de paraître banal, il faut en effet insister sur le fait que le consensus est devenu un élément structurant de la vie politique espagnole exerçant une sorte de « tropisme ». Sujet inépuisable ayant donné lieu à une abondante littérature2, ce consensus, si bien analysé par Sylvie Guillaume à propos de la France3, s’exprime en Espagne tant sur le plan institutionnel qu’en matière de politique économique ou étrangère.

2Depuis la fin des années 1990, cependant, plusieurs historiens s’attachent sinon à démonter ce mythe, du moins à nuancer cette transition présentée parfois de façon trop lisse et consensuelle. S’il y, a bien sûr, une culture du consensus qui s’est installée et développée en Espagne tout au long des années 1970-1980 autour de la figure du roi et de la nécessité de démocratiser le régime en instaurant une monarchie parlementaire sur le modèle anglais, il n’en demeure pas moins vrai que l’Espagne postfranquiste est traversée par une série d’actes de violence4, par de fortes oppositions sur des thèmes politiques et sociaux et par l’activisme des forces régionalistes centrifuges qui mettent en péril la construction identitaire nationale5. À une culture du consensus s’ajoute certainement une culture du conflit – ou du pronunciamiento6 – qui n’a pas complètement disparu après la mort de Franco mais qui a emprunté de nouveaux chemins.

3Quoi qu’il en soit, cette transition démocratique espagnole est largement l’œuvre du roi, des élites issues du sérail franquiste, et d’un parti du centre qui incarne à lui seul le succès de cette transformation démocratique : l’Union de Centre Démocratique (UCD). Parti créé de toutes pièces par Adolfo Suárez et Leopoldo Calvo-Sotelo, l’UCD règne en maître sur l’Espagne sans discontinuer de 1976 à 1982, jusqu’au triomphe des socialistes de Felipe González. De nombreux observateurs qui avaient prédit de beaux jours d’existence à ce parti ont, cependant, dû se rendre à l’évidence à la fin des années 1980 : la bipolarisation gauche-droite n’a pas laissé d’espace politique au centre et a mis à mal la culture du consensus portée par l’UCD. Plus encore qu’Adolfo Suárez – président du Gouvernement de 1976 à 1981 –, Leopoldo Calvo-Sotelo incarne cet échec du centre. La carrière politique de cet éphémère président du Gouvernement espagnol – pourtant riche de nombreuses réalisations et de plusieurs mandats – reste en effet marquée par la déroute complète de l’UCD et le basculement du centre vers la droite, tandis que l’épisode de la tentative de coup d’État du lieutenant-colonel Tejero, le 23 février 1981, reste associé à sa présidence. Succédant à Adolfo Suárez – l’homme de la transition, désigné « homme de l’année » par plusieurs quotidiens européens des années 1980 –, précédant Felipe González – qui a gouverné l’Espagne pendant 14 ans, marquant de son empreinte et de son charisme, voire aussi de son charme, les années 1982-1996 –, Leopoldo Calvo-Sotelo fait plutôt pâle figure. À travers l’étude du parcours de ce président du Gouvernement espagnol décédé le 3 mai 20087, on pourra ainsi s’interroger sur l’échec du centre et la recomposition du centrisme en Espagne, un thème de recherche cher à Sylvie Guillaume8.

Leopoldo Calvo-Sotelo et la création de l’UCD : le centre en Espagne, produit des élites politiques franquistes

4De nombreux historiens ont insisté sur le rôle des élites franquistes dans la transition démocratique espagnole9. En particulier, une nouvelle génération politique, issue des courants progressistes et démocrates-chrétiens, formée dans les collèges catholiques et les grandes écoles, ayant fait carrière dans les grands corps de l’État espagnol, et qui a à peine connu la guerre civile (1936-1939), prépare la succession du Caudillo au début des années 1970 et aspire à un changement en douceur, sans révolution, avec l’appui de l’Église et du prince Juan Carlos et en respectant les lois. Aux côtés d’Adolfo Suárez, Leopoldo Calvo-Sotelo incarne parfaitement ces nouvelles élites politiques issues du franquisme qui vont contribuer à faire la transition et rénover en profondeur la vie politique espagnole. Né en 1926, il est le neveu de José Calvo-Sotelo, homme politique nationaliste et monarchiste espagnol, dont l’assassinat le 12 juillet 1936 par des militants républicains socialistes sert de prétexte au déclenchement du coup d’État nationaliste conduisant le pays à la guerre civile. Élevé dans des collèges et institutions privés proches de l’Institution libre d’enseignement à Madrid et loin des dogmes franquistes, Leopoldo Calvo-Sotelo obtient un diplôme d’ingénieur civil des chemins, canaux et ports. Il commence sa carrière dans le groupe chimique Río Tinto et au sein des groupes bancaires Banco Hispano-americano et Urquijo. Il devient en 1967 président de la RENFE, la société espagnole des chemins de fer. Ce brillant parcours administratif ainsi que ses engagements associatifs le conduisent à entrer en politique. Membre des Jeunesses monarchistes, proche de l’Association catholique nationale de propagandistes (ACNP), de l’Association espagnole de coopération européenne (AECE), Calvo-Sotelo devient procurateur aux Cortès en 1971. Il participe à la formation du groupe Tácito10 et surtout à la création en 1975 de la Federación de estudios independientes SA (FEDISA) en compagnie de Manuel Fraga, José Maria de Areilza et Pío Cabanillas, un groupe politique progressiste aspirant à une ouverture politique du régime franquiste et préparant la transition démocratique. Pressenti un temps comme ministre dans le dernier gouvernement de Franco, il occupe à partir de décembre 1975 le portefeuille du Commerce dans le gouvernement Arias Navarro, premier gouvernement de la monarchie de Juan Carlos. Il devient ensuite ministre des Travaux publics dans le gouvernement Suárez de juillet 1976 à avril 1977, date à laquelle il démissionne pour s’occuper de la formation de la grande coalition centriste (UCD) qui remporte les élections de juin 1977. Calvo-Sotelo est lui-même élu député de Madrid. Suárez en fait alors son conseiller technique.

5Lorsqu’il est chargé des Relations avec les Communautés européennes en février 1978, Leopoldo Calvo-Sotelo est un des rares membres du gouvernement à être en même temps député : il passe pour être un des leaders de l’UCD et un proche du président du gouvernement. À la tête de la Trinidad – nom du palais où siège le nouveau ministère –, Calvo-Sotelo fait preuve d’une grande ténacité et de beaucoup de compétence, menant un double front de négociations : un front extérieur à la table des négociations à Bruxelles avec ses homologues européens, et un front intérieur lorsqu’il s’agit de convaincre ses concitoyens du bien-fondé de la démarche gouvernementale11. Réélu député de Madrid en mars 1979, Calvo-Sotelo est nommé en septembre 1980 vice-président du gouvernement, ministre de l’Économie, devenant ainsi le numéro trois du gouvernement – derrière le général Gutiérrez Mellado, ministre de la Défense –, et le successeur naturel d’Adolfo Suárez. Après la démission de ce dernier en janvier 1981, le roi Juan Carlos le désigne pour former un nouveau gouvernement. Il quitte le pouvoir après la victoire des socialistes en octobre 1982, mais reste député de Madrid, membre du groupe parlementaire centriste jusqu’en juillet 1986. Marié, père de huit enfants, titulaire de Grand-croix de Charles III, Leopoldo Calvo-Sotelo est l’auteur de trois livres de Mémoires : Memoria viva de la transición (Barcelone, Plaza y Janés/Cambio 16, 1990), Papeles de un cesante. La política desde la barrera (Barcelone, Círculo de lectores/Galaxia Gutenberg, 1999), et Pláticas de familia (1878-2003) (Madrid, La Esfera de los Libros, 2003).

6Sous l’impulsion d’Adolfo Suárez, l’Espagne se transforme peu à peu en une monarchie démocratique. Les grandes réformes sont menées en concertation avec le roi et les principales forces politiques du pays : c’est d’abord la loi de réforme politique de 1976 qui supprime les Cortès franquistes, puis la légalisation de tous les partis y compris le PCE, enfin l’organisation d’élections générales en juin 1977. Dans cette perspective et non sans hésitations12, Suárez décide lui-même de se lancer dans la bataille électorale. Après avoir gouverné sans le soutien d’aucune formation politique, il décide de confier à son ministre Calvo-Sotelo la mission d’organiser un parti destiné à soutenir son action gouvernementale et écartant soigneusement d’éventuels rivaux. Suite à des négociations difficiles avec plusieurs groupes politiques progressistes, notamment avec le Parti populaire de José María de Areilza et Pío Cabanillas, Leopoldo Calvo-Sotelo parvient à créer une vaste coalition centriste rassemblant pêle-mêle des courants libéraux, démocrates-chrétiens, sociaux-démocrates et des éléments réformistes issus de la vieille garde franquiste. L’UCD se présente donc au départ comme le parti du chef du gouvernement destiné à soutenir le processus démocratique espagnol. Le rôle de Calvo-Sotelo a été triplement décisif dans la naissance et la victoire de l’UCD aux élections de 1977 : d’abord, il permet à Suárez de se consacrer entièrement à sa tâche gouvernementale tout en lui garantissant l’appui d’une large base partisane et électorale dans les perspectives des premières élections démocratiques organisées dans le pays depuis 1936 ; ensuite, l’action de Calvo-Sotelo a été déterminante dans l’élaboration des listes électorales ; enfin, il a contribué à assurer le bon financement de la campagne de cette coalition. Même si l’UCD ne remporte pas la majorité absolue et même si sa victoire repose en grande partie sur l’action et le charisme de Suárez, Leopoldo Calvo-Sotelo peut largement être considéré comme le grand ordonnateur de l’UCD, responsable d’un succès centriste inaugurant une nouvelle phase de la transition démocratique et marquant le triomphe de l’idée d’une « monarchie du centre ».

Une « monarchie du centre » ? Leopoldo Calvo-Sotelo et la recherche d’une identité et d’un espace politiques centristes en Espagne

7L’histoire de l’UCD est celle d’un pari13 : celui d’une monarchie constitutionnelle gouvernée au centre et par un parti de centre. Mais l’identité et l’espace politiques de ce centre ont été difficiles à définir, même au moment de l’apogée de l’UCD. Malgré leurs efforts conjugués, ni Suárez ni Calvo-Sotelo n’ont réussi à contrôler leur formation et à lui donner une ligne politique claire. L’éclatement de l’UCD est en quelque sorte prévisible dès le départ. Les circonstances politiques ont certes permis l’émergence d’un moment centriste, mais n’ont finalement pas été propices à l’installation d’un parti du centre. L’hypothèse d’une « monarchie du centre » pour caractériser l’Espagne post-franquiste repose davantage sur la recherche d’un consensus politique général autour de la nécessaire démocratisation du pays que sur la prédominance ou l’hégémonie d’un parti politique centriste.

8C’est qu’il existe, en effet, un moment centriste important en Espagne entre 1976 et 1982, c’est-à-dire sous les présidences d’Adolfo Suárez et de Leopoldo-Calvo-Sotelo, qui concerne l’ensemble des acteurs politiques, économiques et sociaux à la recherche d’une voie moyenne. La transition politique espagnole se fait sans rupture ni révolution ; après de nombreuses tensions et une certaine suspicion pesant à la fois sur le roi Juan Carlos14 et sur Adolfo Suárez15, la classe politique, y compris les partis de gauche, le patronat, les syndicats, la société civile dans son ensemble, tous acceptent la stratégie de démocratisation et de pacification décidée par le gouvernement. La nouvelle constitution définitivement adoptée en décembre 1978 est le fruit d’un compromis obtenu par les représentants des cinq grandes formations politiques. Ce moment centriste se caractérise aussi par un mode de gouvernement relevant d’une politique « pactée » et négociée, symbolisée par les pactes de la Moncloa et le processus autonomique.

9Au cours de ce moment centriste, l’illusion a pu être entretenue d’un parti centriste fort et puissant, s’insérant profondément dans la vie politique espagnole, incarnant à lui seul la nouvelle monarchie constitutionnelle de Juan Carlos, capable de gouverner durablement le pays, à l’opposé des extrêmes représentés par les socialistes de Felipe González et les anciens franquistes de l’AP réunis autour de Manuel Fraga. Or, force est de constater, au contraire, que l’histoire de l’UCD est marquée dès le départ par les divisions et les querelles internes16. Cette forte instabilité, à la fois identitaire et politique, porte en elle les germes de la décomposition future. L’UCD est d’abord victime de son succès. Forte de 165 sièges au Congrès des députés, la coalition électorale se transforme en parti politique doté du plus important groupe parlementaire présidé par Leopoldo Calvo-Sotelo. Mais cette transformation, opérée par le président du gouvernement avec l’aide de Calvo-Sotelo, ne se fait pas sans difficulté en raison de l’existence de plusieurs courants au sein du parti et d’un manque de leadership. Constituée par 15 formations politiques différentes17, théoriquement contrôlée par Adolfo Suárez, l’UCD est dans la réalité divisée en quatre tendances démocrate-chrétienne, libérale, social-démocrate et régionaliste, et elle subit l’influence de quelques « barons », comme Fernando Alvarez de Miranda, Joaquín Garrigues Walker ou encore Francisco Fernández Ordóñez. À la recherche d’un subtil équilibre, Adolfo Suárez forme son deuxième gouvernement en tentant de tenir compte de ces différentes composantes. Mais davantage préoccupé par la poursuite des réformes politiques et l’action gouvernementale, il délaisse un parti de plus en plus miné par des clans et des forces centrifuges. Pourtant fort d’une légitimité politique conférée par son élection à Madrid, Leopoldo Calvo-Sotelo n’est pas appelé par Suárez pour faire partie du gouvernement18. Homme de parti sans être partisan, n’appartenant à aucune des familles politiques présentes dans l’UCD, il manque encore d’autorité suffisante pour contrôler à lui seul la coalition centriste.

10Ce qui fait ensuite défaut à l’UCD est le manque d’unité idéologique, laissant planer une incertitude autour de la ligne politique du nouveau parti qui apparaît comme un simple instrument destiné à gagner les élections et à se maintenir au pouvoir19. Certes, on peut relever plusieurs points communs aux différents groupes politiques qui ont intégré l’UCD : soutien et loyauté au gouvernement Suárez, programme réformiste, démocratique et progressiste, respect de l’état de droit et des libertés individuelles, défense des valeurs humanistes, acceptation du capitalisme, garantie de la justice et de l’égalité sociale20. Mais dans la pratique, faute d’homogénéité idéologique cohérente, la formation peine à trouver une entente sur de nombreux sujets de politique intérieure et de société, contrairement au PSOE ou à l’AP, plus structurés autour d’un corpus idéologique stable. Chaque baron de l’UCD cherche à tirer la couverture à lui et à faire triompher son point de vue.

11Malgré tout, l’UCD parvient à gagner à nouveau les élections organisées en 1979 à la suite de l’adoption de la nouvelle constitution. Mais ce nouveau succès apparaît plutôt comme une victoire à la Pyrrhus. Il repose essentiellement sur la personnalité et la confiance qu’inspire Adolfo Suárez au sein d’un électorat de classes moyennes qui préfère encore la voie moyenne représentée par l’UCD et refuse l’alternance proposée par les socialistes et la frange droitière incarnée par la Coalición Democrática de Manuel Fraga. Le centre a conservé son électorat et son espace électoral plus par défaut que par adhésion massive des Espagnols. Qui plus est, après l’adoption de la constitution, la transition politique stricto sensu se termine et avec elle également la politique du consensus qui a présidé en Espagne de 1975 à 1979. Les deux grands partis d’opposition – PSOE et AP – durcissent leur discours à l’égard du gouvernement tout en présentant des programmes plus modérés et en devenant des alternatives crédibles. En particulier, Felipe González apparaît comme la figure montante de la vie politique espagnole et n’hésite plus à défier Suárez, notamment en déposant contre le gouvernement une motion de censure en mai 1980, qui échoue finalement mais qui lui permet d’acquérir une stature de leader incontesté de l’opposition. C’est dans ce contexte que surgit la débâcle de l’UCD.

Leopoldo Calvo-Sotelo et l’échec du centre : du centre-droit à la droite-centre

12L’histoire de l’UCD est celle d’une formidable ascension et aussi d’une chute vertigineuse21. En l’espace de quatre ans de 1979 à 1982, l’UCD va perdre une à une ses positions et entrer dans une phase de complète décadence. Après les dernières tentatives d’Adolfo Suárez de maintenir une cohésion gouvernementale et partisane, le dernier gouvernement UCD de Leopoldo Calvo-Sotelo symbolise cette décomposition. L’UCD enregistre ses premières déconvenues à la suite du référendum sur le statut d’autonomie de l’Andalousie en février 1980 et des élections autonomiques au Pays basque et en Catalogne. Le parti centriste n’arrive qu’en cinquième position avec six sièges au Pays basque, loin derrière le PNV, et n’obtient que 19 sièges en Catalogne sur 135, loin derrière le CiU de Jordi Pujol. En octobre 1981 et en mai 1982, l’UCD perd la Galice et l’Andalousie.

13Par ailleurs, pour des questions de gouvernance et d’efficacité, Suárez fait le choix de former en 1979 un gouvernement centré sur des « suaristes », en laissant de côté les « barons » du parti qui en profitent pour faire de la politique et se désolidarisent peu à peu du chef du gouvernement. Ainsi, chaque réforme, chaque projet de loi fait l’objet de nombreux débats internes au parti avant d’arriver devant le parlement, ce qui a finalement pour effet de retarder l’adoption de plusieurs textes. Suárez est contraint de remanier trois fois son gouvernement entre 1979 et 1981, acceptant finalement bon gré mal gré de faire entrer les « barons » et étant obligé de se séparer de son homme de confiance, Fernando Abril Matorell. Il perd ainsi progressivement le contrôle d’un parti manquant toujours autant de cohérence idéologique et organisationnelle22.

14D’autre part, l’échec de l’UCD tient à l’incapacité de ses leaders à maintenir leurs troupes et imposer une discipline de vote à l’Assemblée. Sur de nombreux textes, les querelles éclatent au grand jour révélant la difficulté à faire de l’UCD un parti unitaire. Dès novembre 1979, plusieurs membres de l’aile démocrate-chrétienne du parti s’opposent au texte du gouvernement sur le divorce, ce qui a pour effet de paralyser le projet. Il faut attendre juin 1981 et la décision du gouvernement Calvo-Sotelo pour que la loi soit enfin adoptée. Les démocrates-chrétiens s’opposent aussi aux sociaux-démocrates à propos de la loi sur l’autonomie des universités. Les divisions se poursuivent sur la définition idéologique du parti et son organisation interne. À la fin de l’année 1980, le nouveau président du groupe parlementaire centriste23 de tendance démocrate-chrétienne, Miguel Herrero de Miñón, en compagnie de plusieurs leaders de l’UCD représentant l’aile droite du parti, comme Óscar Alzaga, Fernando Alvarez de Miranda ou encore Antonio Fontán, réclame une plus grande démocratisation interne et une clarification idéologique.

15La constitution de ce « secteur critique » au sein de l’UCD témoigne à nouveau de la perte du contrôle du parti par Suárez et de la montée des tensions internes. Un nouveau pas est franchi avec la publication le 21 décembre 1980 d’un « manifeste des 200 » du courant critique auquel se joignent des éléments libéraux et indépendants de l’UCD, et qui reprend les requêtes formulées plus tôt. Sentant que la situation lui échappe, Suárez préfère annoncer le 29 janvier 1981 sa démission de la présidence du gouvernement ainsi que de celle du parti centriste. La tenue du II^e congrès de l’UCD à Palma de Majorque en février 1981 est marquée par la question de la succession de Suárez et l’affrontement entre les courants « officialiste » et « critique ». Suárez semble cependant garder la main sur le parti en désignant Leopoldo Calvo-Sotelo pour lui succéder à la présidence du gouvernement, et en réussissant à faire élire Agustín Rodríguez Sahagún président du parti face au candidat « critique » Landelino Lavilla, et Rafael Calvo Ortega secrétaire général face à Ignacio Camuñas.

16La présidence du gouvernement de Calvo-Sotelo (février 1981-octobre 1982) est marquée par un infléchissement politique plus conservateur, tandis que l’UCD prend elle-même un virage de plus en plus à droite. Il n’est donc pas excessif de considérer que « le caractère centriste de l’UCD a pris fin avec la démission de Suárez comme président du gouvernement et avec l’arrivée au pouvoir de Calvo-Sotelo en février 198124 ». Moins charismatique que Suárez, plus technocrate et plus froid, homme de dossier plus que de discours, le nouveau président du gouvernement apparaît à tort ou à raison comme un homme politique de la droite classique. Devant gérer une situation politique et économique difficile, il compose un gouvernement centriste essayant de satisfaire toutes les tendances de l’UCD mais faisant la part belle au courant social-démocrate. Commencée au lendemain de la tentative de coup d’État du lieutenant-colonel Tejero, la présidence Calvo-Sotelo est marquée par l’adoption de la loi sur le divorce, l’entrée de l’Espagne dans l’OTAN qui provoque une vive polémique avec le PSOE, la poursuite des problèmes économiques et des tensions avec la France.

17D’un point de vue plus partisan, la démission de Suárez a accentué la crise de leadership au sein de l’UCD. Le parti centriste qui avait pratiquement comme seul objectif organique et politique le soutien à l’opération de transition démocratique opérée par Suárez a perdu sa raison d’être et est rattrapé par la bipolarisation gauche-droite. Après de piètres résultats aux élections locales et autonomiques, les grandes figures politiques décident de quitter une à une le parti : les premiers sont les sociaux-démocrates de Fernández Ordóñez qui forment en novembre 1981 le Parti d’action démocratique (PAD) – qui est intégré plus tard au PSOE –, puis vient un groupe emmené par Herrero de Miñón qui rejoint l’AP, ce sont enfin les démocrates-chrétiens de Óscar Alzaga qui fondent le Parti démocratique populaire (PDP) en juin 1982. Le coup fatal est porté par Suárez qui rompt avec son ancien parti pour fonder le CDS en juillet 198225, malgré l’insistance de Calvo-Sotelo à vouloir faire revenir l’ancien président du gouvernement à la tête de l’UCD26. L’échec est cuisant aux élections d’octobre 1982 : avec seulement 6,7 % des voix, l’UCD n’obtient que onze sièges de députés. Calvo-Sotelo est lui-même battu à Madrid ; il ne se retrouve député qu’à la suite de la démission de Landelino Lavilla. Ayant assumé la présidence de l’UCD en novembre 1981, Leopoldo Calvo-Sotelo s’est montré incapable d’enrayer cette spirale de l’échec. Préférant défendre à tout prix une position d’« extrême centre » à égale distance entre le PSOE et l’AP27, alors qu’une majorité des membres conservateurs de l’UCD réclamaient un rapprochement avec les populaires de Manuel Fraga et un glissement vers la droite, il n’a pu assister qu’impuissant à la décomposition d’un parti qu’il avait grandement contribué à faire naître et qui est dissout en février 1983.

18L’UCD n’aura finalement pas survécu au processus de transition démocratique qu’elle a mené. S’il y a bien eu un moment centriste en Espagne entre 1975 et 1982, il n’y a pas eu, en revanche, constitution d’un parti du centre s’inscrivant durablement dans le paysage politique espagnol. Celui-ci reste caractérisé par une bipolarisation gauche-droite qui ne laisse que peu de place aux autres alternatives politiques. Après 1982, la plupart des leaders de l’UCD ont fini par intégrer l’AP devenue PP à partir de 1989 ; seule une minorité a rejoint le PSOE. Quant à Leopoldo Calvo-Sotelo, il refuse d’intégrer l’AP et reste membre du groupe parlementaire centriste jusqu’en 1986, tout en intégrant le groupe du Parti populaire européen au Parlement de Strasbourg où il est élu en 198628. Dans les années 1990, le PP de José María Aznar revendique l’héritage politique et idéologique de l’UCD, renforçant ainsi l’idée que le centre-droit a basculé vers la droite-centre. Quoi qu’il en soit, si l’UCD a incarné une culture du consensus « à l’espagnole », non dénuée d’ambigüité ; sa décomposition marquée par les querelles internes relève, au fond, davantage de la reprise et de la persistance d’une culture politique de l’affrontement. Il n’en demeure pas moins que l’Espagne se présente à bien des égards comme une « monarchie du centre » caractérisée par un mode de gouvernement « au centre », à la recherche de la modération et du consensus.

Annexe :

Liste des abréviations

19UCD : Unión de Centro Democrático (dissout en 1983)

20PSOE : Partido Socialista Obrero Español

21PCE : Partido Comunista Español (Izquierda Unida à partir de 1986)

22AP : Alianza Popular (Coalición Democrática en 1979, Coalición Popular en 1986,

23Partido Popular à partir de 1989)

24PDC : Pacte Democràtic per Catalunya (CiU à partir de 1979 : Convergència i Unió)

25PNV : Partido Nacionalista Vasco

26CDS : Centro Democrático y Social (créé en 1982)

27Source : élaboration personnelle.