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La longue marche vers les élections directes du Parlement européen
p. 201-210
Texte intégral
1La question de l’élection d’une assemblée européenne – puis d’un Parlement européen – au suffrage universel direct fut l’objet d’une véritable querelle théologique, plus particulièrement en France. Il fallut attendre 27 ans après la première réunion de l’Assemblée commune de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA), en septembre 1952, pour que les premières élections européennes puissent voir le jour en juin 1979 selon des modalités nationales différentes. Pourtant le processus avait été envisagé dès la création de la première Assemblée commune en 1951, le souhait en avait été réitéré lors des traités de Rome en mars 1957, mais très vite, en France, les querelles à l’interface des passions politiques nationales et de l’enjeu européen avaient pris le dessus. C’est en suivant ces pistes si souvent défrichées et explorées par Sylvie Guillaume que nous nous proposons d’ouvrir ce dossier qui fut particulièrement brûlant lors de ces trente années.
2Certes, les débats connurent une pause lors de la période gaullienne : le général de Gaulle s’était toujours opposé, en dépit des sollicitations des partenaires du Marché commun, à cette élection au suffrage direct, mais ils rebondirent au début des années 1970 avec une vivacité accrue. Cette situation contrastait avec celle de l’Allemagne où l’approbation de cette évolution était largement majoritaire ; ainsi avec l’arrivée au pouvoir en France du président Valéry Giscard d’Estaing « centriste, libéral et européen », les deux positions purent se rapprocher. Au sommet de Paris, en décembre 1974, le président français et le chancelier allemand Helmut Schmidt purent proposer une relance institutionnelle : corollaire de l’acceptation de la création des Conseils européens, la France levait son opposition à l’accroissement des pouvoirs du Parlement européen et à son élection au suffrage universel donnant ainsi satisfaction à de nombreux partenaires (à l’exception de la Grande-Bretagne et du Danemark). Le débat consécutif prit de l’ampleur par rapport aux années précédentes et mit alors en jeu des sphères beaucoup plus larges, transcendant les clivages partisans traditionnels, pour se terminer par une bataille parlementaire avortée au milieu d’une opinion largement indifférente.
Les étapes à rebondissements du débat institutionnel
3Force est de constater que le débat, tout au long de ces années, à propos du mode d’élection du Parlement européen s’accompagna le plus souvent de celui autour de l’extension des pouvoirs de l’assemblée européenne.
4L’Assemblée parlementaire européenne fut le terme employé jusqu’en 1962, date à laquelle se substitua celle de Parlement européen qui passa vite dans le langage courant, mais qui ne fut reconnue officiellement et inscrite dans les traités que dans l’Acte unique européen de 1986.
Le temps de la CECA, de la CPE et de la CEE
5Le traité de Paris du 18 avril 1951 instituant la Communauté européenne du charbon et de l’acier n’excluait pas l’élection directe des 78 députés de l’Assemblée (dont 18 représentants français), mais en laissait en fait le choix aux 6 États fondateurs : « L’assemblée est formée de délégués que les Parlements sont appelés à désigner en leur sein une fois par an, ou élus au suffrage universel direct, selon la procédure fixée par chaque Haute Partie Contractante1. » Or, il faut noter que c’est à la demande de la commission des Affaires étrangères de l’Assemblée nationale française que cette possibilité fut inscrite… Aucun État ne fit jamais usage de cette possibilité offerte et maintes fois des doutes sur son bien-fondé furent enregistrés.
6C’est cette même assemblée qui fut chargée par anticipation de l’application du traité, signé en mai 1952, instituant la Communauté européenne de défense (CED). Cette assemblée se transforma en Assemblée ad hoc et prit en charge l’élaboration d’un projet de Communauté politique européenne (CPE) corollaire de la CED, adopté le 10 mai 1953 et qui ne survécut pas à l’enterrement de cette dernière l’année suivante. Dans ce projet, la sous-commission des institutions prévoyait un parlement bicaméral composé d’une chambre basse, la Chambre des peuples, élue au suffrage direct et la chambre haute, le Sénat européen, dont les membres auraient été désignés par les parlements nationaux. Ce parlement devait être doté d’un véritable pouvoir législatif exercé jusqu’alors par le Conseil des ministres de la CECA. « Les travaux introduisirent pour la première fois le thème du suffrage universel dans une enceinte institutionnelle2 » et c’est le rapporteur de la commission, le Belge Fernand Dehousse, socialiste et universitaire, qui fut un des farouches défenseurs de ce choix expliquant que
« la sous-commission est partie de l’idée de faire participer le plus vite possible les peuples des six pays à la vie de la Communauté. Jusque-là, seuls les gouvernements et depuis quelque temps les parlements ont eu à connaître de ces questions. La sous-commission a été unanime à dire qu’il fallait recourir à des élections3 ».
7Un des opposants les plus virulents à cette commission ad hoc et à son projet fut Michel Debré qui affirma être le seul adversaire à la supranationalité. Toutefois, au terme des travaux, les élections directes furent acquises, surmontant le souci exprimé lors des discussions de ne pas avoir au sein d’une assemblée européenne de députés communistes français ou italiens. Après 1954 et l’échec de la CED, le débat rebondit au sein de l’Assemblée commune de la CECA et opposa les partisans à la fois de l’élection directe et de l’extension des compétences de l’assemblée européenne à ceux qui exprimèrent leur perplexité face à une rivalité possible entre assemblée européenne élue et parlements nationaux.
8L’Assemblée commune tint son ultime session en février 1958, alors que les nouvelles Communautés issues des traités de Rome avaient commencé leur existence formelle le 1er janvier. La solution qui avait été finalement retenue fut celle de la disparition de l’Assemblée commune au profit d’une assemblée unique pour les trois communautés (Communauté européenne du charbon et de l’acier, CECA, Communauté économique européenne, CEE, Communauté européenne de l’énergie atomique, CEEA). Cette nouvelle assemblée compta 142 membres (dont 36 Français) désignés par les parlements nationaux, mais l’article 138 recommandait l’élection directe sans en préciser le délai : « l’Assemblée élaborera des projets en vue de permettre l’élection au suffrage universel selon une procédure uniforme dans tous les États membres4 ». La question fut abordée quelques mois plus tard et suscita la formation d’une sous-commission, le groupe de travail pour les élections européennes, dont le sénateur Fernand Dehousse prit la présidence. Les travaux furent rendus en juin 1960 sous la forme d’une « résolution portant adoption d’un projet de convention sur l’élection de l’Assemblée parlementaire européenne au suffrage universel direct ». Le rapport Dehousse dut transiger entre les fédéralistes qui apportèrent un fort soutien à l’élection directe et les intergouvernementalistes désireux de renforcer les pouvoirs des parlements nationaux. Le rapport prévoyait donc une période transitoire5, et tout en pensant que la procédure de système électoral uniforme restait la meilleure, laissa la place pour des différences nationales héritées de traditions parlementaires différentes. Toutefois, le groupe pensait trouver ainsi un remède au côté jugé trop technocratique de la construction européenne en y associant un éventuel soutien populaire :
« Les Communautés ont constitué jusqu’ici le domaine réservé de quelques centaines de spécialistes, d’hommes politiques ou de fonctionnaires […] D’aucuns ont dit que c’était chose normale, étant donné qu’il s’agit de matières dont la compréhension échappe de toute façon au public. C’est une affirmation inexacte […] Il est donc temps que les peuples soient associés à cette entreprise, qu’ils prennent conscience de l’enjeu et de ses risques, qu’ils expriment une volonté6. »
9Ce projet de convention demeura sans suite, puisque si 5 des 6 États membres étaient disposés à le prendre en considération, la France pour sa part estimait qu’il était beaucoup trop tôt. En réalité la position française dictée par la pensée du général de Gaulle était centrée sur l’État-nation, seule entité porteuse de légitimité nationale et démocratique, jugeant de ce fait la supranationalité illégitime et retirant toute recevabilité à une intégration fédérale et supranationale. La vision gaullienne débouchait sur la conception d’une organisation européenne susceptible d’équilibrer les relations internationales notamment au sein du bloc occidental et devait prendre la forme d’une confédération d’États assurant à la France un rôle de premier plan. Cette vision antifédéraliste du général de Gaulle constituait une des difficultés empêchant l’élection directe du Parlement européen dans les années 19607. L’opposition ne visait pas l’emploi du suffrage universel appliqué à l’Europe, mais à cette institution parlementaire. Le président français qualifiait le Parlement européen d’« assemblée parlementaire » et son ministre des Affaires étrangères, Maurice Couve de Murville, de simple assemblée consultative. Lors de sa conférence de presse du 15 mars 1962, le général de Gaulle précisa encore sa pensée :
« En même temps, bien qu’il y ait déjà six parlements nationaux plus l’Assemblée parlementaire européenne, plus l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, qui est, il est vrai, antérieure à la conception des Six et qui, me dit-on, se meurt aux bords où elle fût laissée, il faudrait de surcroît élire un Parlement de plus, qualifié d’européen, et qui ferait la loi aux six États8. »
10Jean Foyer, garde des Sceaux, a précisé dans ses Mémoires
« qu’au cours du débat sur la déclaration de politique générale, les 26 et 27 avril, les tenants de la supranationalité avaient attaqué le plan Fouchet. La question fut reprise et posée au Général lui-même pendant la conférence de presse qu’il tint le 15 mai à l’Elysée […] « volapük », le terme indigna les ministres MRP, ou du moins certains d’entre eux. La supranationalité était le principal élément de leur fonds de commerce politique et électoral. Ils présentèrent leur démission ou furent contraints par leur parti de le faire9 ».
11Dans le droit fil de cette opposition, tous les députés socialistes français, ainsi que ceux du MRP, signèrent un « manifeste des Européens » lu devant l’Assemblée nationale le 13 juin 1962 favorable à l’élection au suffrage direct10.
Vers les élections directes
12Lors de cette pause des années 1960, la question était secondaire et annexe ; elle ne rebondit qu’avec l’arrivée à la présidence de la République de Georges Pompidou qui, tout en conservant l’essentiel des conceptions de son prédécesseur, fit avancer bien des sujets restés en suspens : l’élargissement à la Grande-Bretagne, l’Irlande et le Danemark porta le nombre des députés à 198 et le sommet de Paris d’octobre 1972 préconisa la réalisation de l’« Union européenne » avant la fin de la décennie. Le problème d’élections directes se posa à nouveau en raison de l’ébauche de renforcement du pouvoir budgétaire du parlement, or comme l’écrit Pierre Gerbet
« le début d’accroissement des pouvoirs de l’Assemblée permettrait d’échapper au cercle vicieux selon lequel il n’était pas nécessaire d’élire au suffrage universel une Assemblée sans pouvoirs et qu’on ne pouvait pas conférer de responsabilités à une Assemblée non élue au suffrage universel11 ».
13Toutefois, le « rapport Vedel » demandé par la Commission, qui avait été présenté par un groupe de juristes présidé par Georges Vedel, le doyen de la Faculté de Droit de Paris, le 25 mars 1972, et préconisant entre autres un pouvoir de codécision entre le Conseil et le Parlement, ainsi que l’élection de ce dernier au suffrage universel direct, ne fut pas retenu.
14Il fallut attendre le sommet de Paris (décembre 1974) pour que tous les chefs d’État et de gouvernement se mettent d’accord sur le principe de l’élection directe devant intervenir avant 1978. Le président français Valéry Giscard d’Estaing, favorable à titre personnel, et partisan d’une relance institutionnelle, leva alors l’opposition de la France à l’accroissement des pouvoirs du Parlement européen et à son élection au suffrage universel en contrepartie ou en complémentarité de la création des Conseils européens. La mise en œuvre du principe posa toutefois de nombreuses difficultés : l’examen en fut confié à la commission politique de l’Assemblée européenne et un projet de convention fut établi par son rapporteur, le socialiste néerlandais Schelto Patijn, en janvier 1975. Mais la pondération envisagée respectant de très près les inégalités démographiques provoqua des oppositions et « en France particulièrement, les gaullistes et les communistes estimèrent inadmissible que les Allemands comptent quelques députés de plus que les Français12 ». Ce fut au Conseil européen du 15 juillet 1976 que le compromis fut trouvé et qu’il se traduisit par l’acte de Bruxelles13 du 20 septembre 1976, fixant à mai-juin 1978 la première élection directe. Les nombreux débats intergouvernementaux qui eurent lieu entre 1974 et 1976 tentèrent de trouver des solutions aux problèmes en suspens. Thierry Chopin14 en retient trois :
« tout d’abord, l’élaboration d’un système électoral uniforme rencontre le scepticisme de la plupart des délégations ; ensuite la dénomination de l’Assemblée (qui s’est donnée le nom de « Parlement européen » par une résolution du 30 mars 1962) ; enfin, et c’est sans doute le point essentiel, la question du nombre de sièges qui renvoie au problème, peut-être le plus compliqué à résoudre dans une Union composée d’États : celui de la représentation15 ».
15Finalement, l’acte établit le mandat parlementaire à 5 ans et fixa le nombre et la répartition des sièges : 410 députés (dont 81 pour les grands États – France, Allemagne, Italie et Grande-Bretagne –, 25 pour les Pays-Bas, 24 pour la Belgique, 16 pour le Danemark, 15 pour l’Irlande et 6 pour le Luxembourg). Le cumul d’un mandat national et d’un mandat européen était permis tandis que la question de l’uniformité de la procédure électorale restait pendante. Dans chacun des neuf pays se déroulèrent ensuite des débats parlementaires pour la ratification de l’acte et pour le choix du scrutin.
Bataille parlementaire ou bataille d’opinion ?
16La querelle, loin de s’apaiser, reprit de plus belle en France, au Danemark et en Grande-Bretagne. En France, elle se déroula en plusieurs épisodes : une querelle juridico-politique jusqu’à la décision rendue, fin 1976, par le Conseil constitutionnel saisi du problème par le président de la République, puis une querelle parlementaire jusqu’au vote qui eut lieu en juin 1977, le tout sur fond d’une opinion plus que distante face au domaine européen.
L’Europe pomme de discorde entre les formations politiques françaises
17Le projet européen a divisé depuis longtemps les partis politiques et a lézardé bien des majorités existantes à droite comme à gauche. La question du Parlement européen n’échappa pas à cette règle, elle fut même utilisée par les différents acteurs pour enfoncer des coins dans les coalitions (majorité gouvernementale ou opposition regroupée autour du Programme commun). L’argumentaire de part et d’autre porta autant sur le choix du système de scrutin que sur l’extension possible – souhaitée ou redoutée – des compétences du Parlement européen.
18À droite et au centre, les deux courants et partis majoritaires campèrent sur des positions opposées, ce qui alimenta les reproches d’instrumentalisation des sujets européens à des fins de politique intérieure. Si les centristes étaient très favorables à l’élection directe, en revanche le camp gaulliste, assez méfiant dans son ensemble, était très divisé sur la position à tenir : une minorité conduite par Michel Debré dénonçait avec virulence les dangers pour l’indépendance et la souveraineté nationales induits par de nouveaux transferts de souveraineté qui ne pouvaient avoir lieu sans une révision de la constitution de 1958. Le danger qui se profilait résidait dans la supériorité du Parlement européen par rapport aux parlements nationaux, étape menant à la supranationalité tant redoutée. Ces craintes suscitèrent la création d’un comité pour l’unité et l’indépendance de la France. Michel Debré s’en expliqua :
« Nous pouvions estimer qu’après l’échec de l’invraisemblable CED et après les efforts tentés pour assurer une organisation de l’Europe fondée sur les réalités nationales, on écarterait de nos soucis une nouvelle offensive de la supranationalité. Il n’en est rien et certains considèrent encore que l’on peut bâtir en brisant les nations une sorte d’organisation européenne et que cette organisation européenne peut trouver son expression dans une assemblée élue au suffrage universel, en fonction d’ailleurs d’une représentation forfaitaire qui privilégie les petits États par rapport aux grandes nations16. »
19À gauche, le Parti communiste (PC) brandit des arguments parfois proches de ceux des gaullistes et Georges Marchais déclara, le 19 janvier 1976, que cette élection était un « crime contre la France, contre son peuple ». Dans l’Humanité, Jacques Denis dans un article intitulé « Vers de nouveaux abandons », stigmatisa le démantèlement des prérogatives nationales consécutif au projet d’élection du Parlement européen sous couvert d’« alibi démocratique » :
« Il s’agit de donner – en s’appuyant sur cette élection – de véritables pouvoirs à un Parlement européen. Une assemblée à majorité étrangère disposerait ainsi de pouvoirs supérieurs à ceux de la représentation nationale […] Pour nous les travailleurs, les patriotes de toutes tendances, l’indépendance nationale est un bien inaliénable. Elle est la condition de la réalisation sans aucune ingérence de changements profonds que la nation exige de plus en plus hautement17. »
20L’opposition du PC était motivée, d’une part, par ces raisons de politique intérieure et parce qu’ils redoutaient un difficile positionnement très minoritaire face à leurs partenaires sociaux-démocrates au sein de la Communauté européenne. D’autre part, ils conservaient leur traditionnelle analyse d’une Europe imposant la politique des grandes sociétés multinationales18 et tournée contre l’URSS, premier pays socialiste qu’il convenait de défendre. Au Parti socialiste (PS), la divergence d’analyse mettait en valeur les conceptions européennes différentes des deux signataires du Programme commun, mais l’unanimité ne régnait même pas au sein du PS puisqu’un courant refusait le processus d’intégration tel qu’il fonctionnait. François Mitterrand obligé de tenir compte de ces courants, mais officiellement favorable à l’élection directe, déclara
« cela ne veut pas dire pour autant que le Parti socialiste soit pour n’importe quel mode de scrutin ou pour n’importe quelle circonscription électorale. Cela ne veut pas dire qu’il soit pour le rapport Tindemans. Cela ne veut pas dire qu’il soit pour la définition à court terme ou à moyen terme, des principes d’une défense européenne, amalgame auquel nous nous refusons. Par ailleurs le Parti socialiste sera vigilant pour que ce problème de politique extérieure ne soit pas confondu avec je ne sais quelle astuce de politique intérieure. Nous aviserons le jour venu19 ».
21Pour désamorcer toutes les critiques, surtout celles émanant des gaullistes, le président Giscard d’Estaing choisit de saisir le Conseil constitutionnel qui, dans sa décision du 30 décembre 197620, estima que l’élection était conforme à la Constitution et que les modifications de ses compétences seraient de nul effet, c’est-à-dire que comme l’écrit Pierre Gerbet « toute évolution en ce sens ne pourrait résulter que d’une nouvelle modification des traités et de la mise en œuvre des procédures constitutionnelles prévues dans cette éventualité21 ». Valéry Giscard d’Estaing expliqua plus tard cette saisine du Conseil constitutionnel :
« C’est à cause de la campagne vraiment incessante et très ardente de Michel Debré. Car l’opinion qu’il exprimait à l’époque était que le président de la République ne défendait pas les intérêts de la France. C’était une thèse que je ne pouvais pas accepter. Et comme il ajoutait que, quoique gardien de la Constitution, je ne respectais pas celle-ci, je me devais d’interroger le Conseil constitutionnel. Mais je prenais un grand risque22. »
22Cela n’eut pas d’effet apaisant, bien au contraire. À partir de là débuta la deuxième phase de la bataille.
La bataille parlementaire23
23À partir de là, les positions se radicalisèrent : seul, Georges Marchais adoucit, dans un recul tactique, son opposition alors que la minorité du Parti socialiste, le CERES s’opposa au projet en réclamant une position commune avec les communistes avant tout scrutin. Ils furent suivis dans leur opposition par le PSU qui appela à lutter contre cette élection qui accroîtra « le pouvoir des multinationales et le capitalisme de l’Europe de l’Ouest, à dominante germano-américaine se concentrera autour des nouvelles institutions […] une législation centrale au service de ce capitalisme multinational et élaboré par lui pourra être étendue à toute la région24 ».
24De son côté, le RPR demanda donc des garanties supplémentaires que le président Giscard d’Estaing jugea inutiles eu égard à la décision du Conseil constitutionnel. À l’Assemblée, la bataille sur l’Europe s’engagea le 14 juin 1977, mais fut escamotée puisque la ratification de l’acte de Bruxelles se fit sans vote le 16 juin, le gouvernement ayant engagé sa responsabilité et aucune motion de censure n’ayant été déposée. Le non-débat a prévalu permettant ainsi à toutes les formations politiques déchirées de ne pas voter ! Le 21 juin (puis le 29 juin au Sénat), les députés examinèrent et adoptèrent à la quasi-unanimité le projet de loi « portant élection des représentants français à l’Assemblée des Communautés européennes ».
25Tranchant avec cette passion, l’opinion sembla atone, caractérisée par une attitude largement favorable (à 70 % environ25) à l’unification européenne, mais sceptique et dubitative quant au débat en cours. La préparation des élections européennes ne faisait pas partie des préoccupations des Français : elle n’était citée comme une priorité que par 15 % des Français alors que la hausse des prix était le problème le plus important pour 74 % d’entre eux26. Certes, une fois informées, les personnes interrogées s’y déclaraient majoritairement favorables (à 67 % entre le printemps et l’automne 1978) contre 70 % pour l’ensemble des 9 pays27, mais l’intérêt réel demeurait faible et surtout 37 % d’entre eux pensaient que les élections ne feraient pas avancer la construction de l’Europe (pour 31 % elles constituaient un pas important et 32 % ne se prononçaient pas)28.
26Comme l’a écrit Bino Olivi, « l’élection directe des membres de ce que l’on nomme formellement l’Assemblée parlementaire européenne a été parmi les problèmes institutionnels l’un de ceux qui ont le plus tourmenté la vie politico-institutionnelle de la Communauté au cours de son existence29 ». Au sommet de Copenhague, le 6 avril 1978, les chefs d’État et de gouvernement ont décidé de fixer définitivement la date des élections européennes au mois de juin 1979. En France, elles eurent lieu le dimanche 10 juin. Si dans un grand nombre de pays, l’élection directe du Parlement européen sembla un grand pas accompli, il en est d’autres comme la France (mais c’est vrai aussi en Grande-Bretagne ou au Danemark), où le débat fit rage et révéla des déchirements profonds à l’intérieur de tous les partis politiques, à l’exception d’une mouvance centriste. Paradoxalement, ce fut dans ces pays que le débat européen lors de la campagne fut moins escamoté qu’ailleurs en raison de l’hostilité ou plutôt des réserves de deux partis (RPR et PC). Pour autant et, contrairement aux attentes, cette élection au suffrage universel n’a ni mobilisé les électeurs, ni érigé l’Europe en enjeu prioritaire, puisqu’en mai 1979, 25 % seulement des personnes interrogées ont déclaré voter en fonction des problèmes de la construction européenne, mais 59 % en fonction des problèmes français30. L’ambiguïté entre logiques nationales et logique européenne avait encore de beaux jours devant elle…
Notes de bas de page
1 Premier paragraphe de l’article 21 du traité de Paris.
2 Cité dans Le chemin vers les élections directes du Parlement européen, document établi à l’occasion du trentième anniversaire des premières élections directes du Parlement européen (juin 1979), direction générale de la présidence, unité « centre archivistique et documentaire (CARDOC), 2009, p. 10.
3 Cité par Lucile Debras, Les relations entre le Parlement européen et les parlements nationaux depuis 1979 : étude comparative des cas allemand, belge et français, thèse de doctorat dirigée par Élisabeth du Réau, Paris 3-Sorbonne nouvelle, 2008, p. 39.
4 Article 138, paragraphe 3 du traité CEE, article 108-3 du traité Euratom et 21-3 du traité CECA.
5 Le projet prévoyait une assemblée de 426 membres élus au suffrage universel pour 5 ans. Mais durant une période transitoire, 1/3 des membres de l’assemblée continuait d’être élu par les parlements nationaux.
6 Cité par Lucile Debras, op. cit., p. 56.
7 Jean-Louis Burban, Le Parlement européen et son élection, Bruxelles, Bruylant, 1979, p. 7
8 Conférence de presse du général de Gaulle, 15 mai 1962, (extraits). Source : Charles de Gaulle, Discours et messages, tome 3, Avec le renouveau, Paris, Plon, 1970, p. 405 à 409.
9 Jean Foyer, Sur les chemins du droit avec le Général, Paris, Fayard, 2006, p. 257-258.
10 Jean-Louis Burban, op. cit., p. 23.
11 Pierre Gerbet, La construction de l’Europe, Paris, A. Colin, 2007, p. 260.
12 Pierre Gerbet, op. cit., p. 326.
13 Le texte complet de l’acte portant élection des membres du Parlement européen au suffrage universel (20 septembre 1976) JOCE no L278 du 8 octobre 1976 est consultable sur http://www.ena.lu.
14 Thierry Chopin, « le Parlement européen », in Serge Berstein et Jean-François Sirinelli, Les années Giscard. Valéry Giscard d’Estaing et l’Europe. 1974-1981, Paris, A. Colin, 2006, p. 161.
15 Ibidem.
16 Michel Debré aux assises de l’UDR de l’Indre-et-Loire, cité dans Le Monde 11 octobre 1976.
17 L’Humanité, 31 mars 1976.
18 Charles Haroche, « Europe : L’alibi électoral », France Nouvelle, 15 mars 1976.
19 Cité par Le Monde, le 22 janvier 1976.
20 Décision du Conseil constitutionnel du 30 décembre 1976, JORF, Paris, 31 décembre 1976.
21 Pierre Gerbet, op. cit., p. 327.
22 Intervention de Valéry Giscard d’Estaing in Les années Giscard. Valéry Giscard d’Estaing et l’Europe 1974-1981, op. cit., p. 199.
23 Le titre est emprunté à Thierry Chopin qui relate cette bataille dans Le Parlement européen, op. cit., p. 174-179.
24 Tribune socialiste, 28 avril 1977.
25 Nous nous permettons de renvoyer le lecteur à Anne Dulphy, Christine Manigand, « L’opinion française face à l’élection européenne de juin 1979 », Journal of european integration history, 1999, volume 5, no 1, p. 23-39.
26 Sondage Louis Harris-L’Express, 18 septembre 1978.
27 Eurobaromètre, no 10, automne 1978.
28 Ibidem.
29 Bino Olivi, L’Europe difficile. Histoire politique de l’intégration européenne, Paris, Gallimard, 2001, p. 227-228.
30 Le Figaro-SOFRES, 31 mai 1979.
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Les territoires du politique
Ce livre est cité par
- (2021) D'une monarchie à l'autre. DOI: 10.3917/arco.bonho.2021.01.0343
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