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Des maorassiens aux maosoccidents : réflexions sur un label et sa pertinance en lisant un essai récent
p. 167-176
Texte intégral
1Dans un essai récent, le journaliste Jean Birnbaum a pointé du doigt les « Maoccidents », à savoir un certain nombre d’intellectuels, dont la figure emblématique d’André Glucksmann, passés du « culte de l’Orient rouge à la défense de l’Occident1 », soit du maoïsme à Nicolas Sarkozy. En essayant de retracer les étapes et les ressorts de ce qu’il appelle une « souterraine camaraderie2 », Jean Birnbaum met l’accent, parmi d’autres paramètres, sur la figure de Maurras et l’empreinte du maurrassisme. Jean Birnbaum évoque à ce sujet l’importance de Maurice Clavel, « ancien maurrassien et désormais ange gardien des maoïstes » ou de Guy Lardreau (1947-2008) dont il raconte, citant le témoignage d’un de ses anciens condisciples de lycée, Dominique Weinzorn, qu’il était venu les solliciter pour les inviter à porter une cravate noire le 21 janvier 1961, en souvenir de l’exécution de Louis XVI3. Quelques années plus tard, Guy Lardreau faisait l’apologie de Beria et devenait un des rédacteurs de la Cause du peuple4. La chose ne serait pas aussi surprenante qu’il peut y paraître puisque selon Birnbaum, qui le tient de Lardeau lui-même, le père de ce dernier aurait fait ses classes à l’Action française. Birnbaum pointe encore le cas de Christian Jambet dont l’intérêt pour le Petit livre rouge se doublait d’un souci de lire notamment Léon Bloy et Joseph de Maistre. Clavel lui aurait conseillé de lire Maurras et de rencontrer Pierre Boutang : « Boutang était maurrassien et moi j’étais sectaire ! C’est mon grand regret d’autant plus que Maurras a été un grand penseur5. » Une quatrième figure, le linguiste Jean-Claude Milner, est enfin évoquée. L’accent est mis sur le juif assimilé qui est violemment stigmatisé. Un juif sur lequel les maurrassiens auraient changé leur « fusil d’épaule », Aspects de la France prenant en juin 1967 explicitement ses distances avec la doxa antérieure :
« Le vieil enseignement de Maurras sur la finance juive internationale et anonyme ne s’applique pas à Israël puisqu’Israël est tout le contraire […] Il s’agit d’un Etat nationaliste dont tous les hommes ont retrouvé naturellement l’enracinement du sol et des ciels qu’avait chantés Maurice Barrès6. »
2Chez ces anciens Maos, la référence à Maurras est très largement présente et Birnbaum en évoquant notamment les cas de Lardreau et de Clavel a mis l’accent sur le « programme commun » entre l’héritage d’Action française et le maoïsme ainsi défini pour le début des années 1970 : « Un certain esprit de révolte inséparablement chrétien et français, en fidélité à Léon Bloy et à Georges Bernanos. Confondre les méchants, vomir les bien-pensants. » Insistant sur le rôle d’entremetteur de Maurice Clavel, Jean Birnbaum a souligné que ce dernier s’est employé à présenter « les naufragés de la Gauche prolétarienne », qualifiés par Clavel de « Chouans » à
« quelques jeunes royalistes qui lui apparaissaient comme des “gauchistes de droite”. Dispersés, mal identifiés, ces derniers seraient bientôt surnommés les “maorrassiens”. Tout en maintenant la tradition émeutière de l’Action française, ils voulaient la débarrasser de sa nostalgie pétainiste et de ses obsessions antisémites. Moins hostiles à la République qu’à son caractère parlementaire, ils continuaient de se revendiquer d’un Occident musclé et d’un catholicisme de combat, incompatible avec l’individualisme et le matérialisme propres à la société moderne7 ».
3« Maorrassiens », « Maoccidents », ces termes au-delà du label négatifs qu’ils peuvent revêtir pour ceux qui les emploient ont-ils une pertinence historique et renvoient-ils à une convergence réelle au tournant des années 1970 ? Le vocable « Maorrassiens » a été forgé par l’hebdomadaire Minute au printemps 1971 pour fustiger la Nouvelle Action française8. De fait, du Figaro au Monde, les jeunes gens de la Nouvelle Action française sont qualifiés de « gauchistes » de l’Action française9. Il faut dire qu’à l’automne 1970 circule un bulletin ronéotypé intitulé Le Lys rouge, dont le titre ne doit rien à Mai 1968 tandis qu’un ouvrage d’« affrontement » (pour reprendre son titre) a été publié sous le titre Mao ou Maurras.
Mao ou Maurras : « l’affrontement » et ses limites
4Il y a peu à dire sur Le Lys rouge qui se réclame du « socialisme monarchique » sauf à souligner que ce même titre fut, en 1945-1946, celui de l’organe du Mouvement socialiste monarchique de Jean-Marc Bourquin. Un quart de siècle plus tard, Christian Masson le remit au goût du jour en lançant avec quelques étudiants de la Restauration nationale un bulletin qui ne compta que deux numéros. Il s’agit de montrer que la Monarchie, considérée comme la « seule voie française vers le socialisme sera populaire ou elle ne sera ». Si cette éphémère publication préfigure certains des thèmes de la Nouvelle Action française, elle vaut aussi, et peut-être surtout, parce que son principal animateur se retrouva chez les maoïstes de l’Humanité rouge10.
5L’ouvrage, Mao ou Maurras est sans doute plus intéressant à prendre en compte. Il se présente comme un volume de 135 pages, est paru en 1970 aux éditions Beauchesne, dans une collection qui démarre alors sous le titre « Carrefour des Jeunes » dont elle est le second volume11. Sous la houlette du journaliste Guy Baret, appelé par la suite à faire une longue carrière de chroniqueur au Figaro12, sont réunis deux jeunes gens. Le premier, Patrice Sicard (plus connu par la suite sous le nom de Patrice de Plunkett), né en 1947, est alors étudiant en droit à Assas ; le second, âgé de 20 ans, est étudiant en philosophie. Les deux acteurs ont des statuts différents. Patrice Sicard revendique alors ses responsabilités dans la cellule propagande du bureau des étudiants de la Restauration nationale et participe à la rédaction de l’hebdomadaire Aspects de la France et du mensuel AF université13. Philippe Hamel semble être une figure nettement moins représentative de son milieu politique. Le lecteur ignore précisément quel militant il est. Il raconte s’être mobilisé dans la première quinzaine de Mai 1968 puis, après le 13 mai, déçu par les « manœuvres politicardes du PCF » et « la nullité politique et bavarde qui s’étalait à la Sorbonne », s’être installé « en banlieue » et y être resté. « Nous avions », explique-t-il, « créé un Comité d’Action regroupant tous les militants que nous savions désireux de faire un travail politique sérieux. » Au moment de l’entretien, ce comité continue selon lui de « travailler politiquement », ce qui permet à Hamel de souligner que « pour le groupe et pour moi, ce qui était juste et sain dans le mouvement du mois de mai a été préservé14 ».
6Le déséquilibre observable entre la représentativité des deux acteurs se retrouve sur le plan de leurs discours. On peine à trouver des convergences entre eux, sauf pour ce qui concerne le rejet de la société dans laquelle ils vivent, ce qui rend fort délicate une analyse sérieuse en terme de « maorrassisme ». En revanche, si on observe un certain flou dans la pensée de Philippe Hamel qui est au fond un exposé marxiste-léniniste fort classique sur le rôle du parti avant-garde et sur les mérites du maoïsme (dont il paraît avoir une connaissance superficielle), on mesure, à lire Patrice Sicard, dont la rhétorique est rodée, l’évolution qui est en train de s’opérer chez les maurrassiens par rapport au discours ronronnant de la Restauration nationale. Comme d’autres l’ont fait par la suite, de Bertrand Renouvin à Gérard Leclerc, Patrice Sicard cherche à interpréter Mai 1968 à travers des catégories maurrassiennes. Il entend aussi proposer une vision qui puisse concilier certains canons maurrassiens mais aussi des rejets comme des aspirations nées de Mai 1968. Concernant l’Action française et Maurras, c’est la période de l’avant 1914 qui est principalement privilégiée. Outre l’alma mater, Sicard n’hésite pas aller puiser des références du côté de Georges Sorel15, « du vieux fonds anarcho-syndicaliste, typiquement français16 » et des spiritualistes des années 1930 (Arnaud Dandieu)17. Sicard construit une critique serrée de l’individualisme, de la société libérale18, de la société de consommation19 et de la « techno-bureaucratie » (qui est un des points fondamentaux de son discours20). Cette critique frontale s’accompagne de la proposition d’une « révolution » visant à « mettre en train une politique de réanimation de la société qui a été asphyxiée par l’État techno-bureaucratique depuis le début du XXe siècle. Cette politique consiste à reconstruire les communautés naturelles, régionales, professionnelles21 ». On retrouve ici une empreinte maurrassienne évidente mais il faut souligner que cette construction, dans l’esprit de Sicard, ne saurait se faire seulement par en haut même si la chose est jugée indispensable (« on ne changera pas radicalement les structures de l’université, pas plus du reste que les autres structures, si l’on ne commence pas d’abord par s’emparer de l’État22 ») mais aussi par en bas. Il s’agit en effet de « restructurer la société autour de corps intermédiaires, animés depuis la base et de l’intérieur par les intéressés à tous les niveaux23 ». Se dessine ici le futur projet de la Nouvelle Action française qu’exprime Sicard à sa façon : « aider le peuple à reconstituer ses communautés, mais non le faire à sa place24 ».
7L’examen des échanges entre Patrice Sicard et Philippe Hamel nous en apprend moins sur le maoïsme que sur le maurrassisme. Figure alors représentative de cette mouvance, Patrice Sicard participe d’un aggiornamento qui se veut tout à la fois retour aux sources et adaptation au contexte du temps. Il n’y a rien ici de « maorrassien » et on voit mal sur quels points les deux doctrines pourraient se retrouver nonobstant certains constats négatifs et un rejet de la société technicienne et consumériste que la Jeune droite des années 1930 avait déjà formulé et que Thierry Maulnier continue de proclamer. Si le « maorrassisme » n’existe pas au seuil des années 1970, force est de constater en revanche une certaine convergence avec des thèmes relancés avec 68 que les jeunes maurrassiens sont à même de se réapproprier dans la mesure où ils font partie de leur bagage idéologique. La redécouverte des communautés, en particulier du régionalisme, des langues locales et des folklores sont, avec les premiers pas de l’écologie ou certaines formes de syndicalisme, des terrains sur lesquels des convergences sont possibles. Encore faut-il que les maurrassiens parlent à ce sujet d’une seule voix et que l’urgence de changements soit largement ressentie. Force est de constater que si cette conviction est partagée, elle n’est pas unanime ce qui débouche au printemps 1971 sur un conflit interne et la naissance de la NAF25.
La dissidence de 1971 et ses lectures contemporaines
8La dissidence du printemps 1971 s’inscrit dans une longue série et prend le relais, pour songer à la plus récente, de la crise de 1954 qui avait débouché sur le départ de Pierre Boutang et la création de La Nation française. Les contestataires de 1971 ont repris à leur compte un vocabulaire très prisé à l’époque qualifiant l’Action française de « société bloquée26 ». Cependant, il s’agit dans l’esprit de ces derniers, comme le montre un communiqué cosigné notamment par Bertrand Renouvin et l’avocat Georges-Paul Wagner de tout mettre en œuvre « afin que puissent triompher les idées de Charles Maurras » et pour que l’Action française « soit finalement victorieuse27 ». La lecture faite par la direction d’Aspects de la France est tout à fait différente. L’argument de dérive gauchiste est mis en avant mais on doit constater qu’il n’est qu’indirectement question de maoïsme, sauf pour évoquer Alain Geismar. Et pour cause, car c’est bien plutôt du côté de la « deuxième gauche » que regardent certains des dissidents. Pierre Debray met à ce sujet les choses au point dans un article publié le 15 avril 1971 :
« Il n’est pas surprenant que de jeunes militants d’AF aient envie de se déguiser, au goût du jour. Il est certainement plus facile de célébrer les vertus “politiques” de la CFDT dans un jargon grotesque, que d’essayer d’étudier, à la lumière de l’empirisme organisateur, le rôle que joue ce syndicat dans l’opérette bureau-technocratique. Et puis c’est tellement excitant, n’est-ce pas ? de fleureter avec le grand méchant loup. »
9Quelques lignes plus loin, la conclusion tombe, brutale :
« Sachons raison garder. Qu’un quarteron de gamins rêve d’une AF qui prendrait le style d’Alain Geismar, qu’est-ce que cela prouve ? Simplement qu’ils n’ont pas assimilé l’empirisme organisateur. […] Plutôt que de calquer nos méthodes et notre langage sur un gauchisme, qui ne constitue qu’un sous-produit d’ailleurs explosif, des sociétés bureau-technocratiques, inventons un devenir à la mesure d’un grand passé28. »
10C’est cependant au nom de la reviviscence de « l’empirisme organisateur » que naît la NAF qui, dans sa propagande, se présente comme refondatrice :
« Comme l’Action française des origines, la Nouvelle Action française est composée de gens qui ne sont intéressés que par la vie d’aujourd’hui, par leur propre destin et par les problèmes les plus nouveaux que pose leur temps. […] Une telle crise réclame une pensée capable d’apporter une réponse globale et non des réponses partielles. La philosophie politique de Maurras, sa doctrine de l’homme (anthropologie), celle de la cité, sa réflexion sur la civilisation apparaissent aujourd’hui comme des points de repères indispensables. Il faut redonner un sens à la vie, pour sa destinée individuelle comme pour la vie en commun. On trouve tout cela chez Maurras. »
11Et la brochure d’ajouter : « La méthode de Maurras, l’empirisme organisateur, c’est-à-dire l’observation et la réflexion sur le monde tel qu’il est, au-delà des passions et des dogmes, apparaît plus que jamais nécessaire comme méthode scientifique pour résoudre les problèmes d’aujourd’hui29. » Arsenal30, revue théorique lancée fin 1971, s’y emploie puisque son premier numéro où figurent notamment Georges-Paul Wagner, Bertrand Renouvin et Gérard Leclerc est placé sous le signe de la « prospective maurrassienne31 ». S’il y a la méthode, il y a aussi le ressenti et sur ce point, le témoignage du jeune d’Action française recueilli dans l’ouvrage bien connu du sociologue Jean Duvigaud, La Planète des jeunes, est ici fort instructif. On mesure chez « Pierre », présenté comme un « employé, ancien militant d’Action française (19 ans, Ouest) » qui vit à la campagne, toute l’empreinte de la doxa maurrassienne sur la question monarchique, régionale, et plus largement communautaire sans oublier, marqueur du temps, le rejet radical de la technocratie. Il faut y ajouter une certaine empathie pour le gauchisme qui est ainsi formulée : « Par rapport aux autres mouvements de gauche [il met le PCF à part], particulièrement aux mouvements gauchistes, ce que je pense c’est que leur révolte est justifiée, et que la grosse différence qui se crée entre nous, c’est au niveau des solutions32. » Et « Pierre », qui a aussi rappelé les bagarres avec eux (« j’ai un certain nombre de copains qui ont été envoyés à l’hôpital à cause d’eux ») mais aussi salué certaines de leurs initiatives (« Un truc sensationnel qu’ont fait les gauchistes, c’était d’aller travailler chez les agriculteurs »), d’ajouter un peu plus loin :
« Le mouvement gauchiste, c’est quand même quelque chose ! La loi Debré, qui a monopolisé toutes les forces de la jeunesse, ce n’est pas à cause seulement de la loi Debré ; c’est à cause d’un certain niveau : la finalité dans les études, la finalité dans la vie, la remise en question radicale du monde actuel. Si les gens, Messmer, toute la compagnie, les appellent « gauchistes »… à ce moment-là, moi je suis gauchiste. »
12Et « Pierre », que le terme de révolution n’effraie pas, de conclure à l’égard des gauchistes : « notre devoir, c’est de leur faire comprendre que la révolution, c’est la monarchie ».
Maurice Clavel : une empathie et ses limites
13C’est Pierre Boutang (1916-1998) qui fait connaître Maurice Clavel aux jeunes gens33 de la Nouvelle Action française. Les deux hommes se connaissent depuis l’entre-deux-guerres. De l’itinéraire de Clavel34, on se contentera de rappeler sa formation à la rue d’Ulm (comme Boutang), son passage à Vichy (via ce dernier) puis son basculement dans la résistance. Militant RPF enflammé dans la seconde moitié des années 1940, Maurice Clavel est resté gaulliste jusqu’au milieu des années 1960 (sa rupture intervient à l’occasion de l’affaire Ben Barka) avant d’être une plume remarquée du Nouvel observateur. Les années 1965-1966 signent un autre tournant : Maurice Clavel retrouve la foi catholique. En 1968, Maurice Clavel se radicalise et devient, au tournant des années 1970, un compagnon de route bien connu des maoïstes via son action dans les débuts de Libération ou encore ses liens étroits avec certains des futurs « nouveaux philosophes » qu’il reçoit chez lui, à Asquins, près de Vézelay (notamment Guy Lardreau et Christian Jambet). De son côté, Pierre Boutang, a été une des grandes figures de la dissidence maurrassienne après la mort du penseur martégal puisqu’en 1954 il a quitté Aspects de la France puis, en octobre 1955, lancé l’hebdomadaire La Nation française qui est paru jusqu’en 1967. Réintégré dans l’enseignement en 1967, il enseigne alors aux lycées Turgot puis Marcel-Roby de Saint-Germain en Laye avant d’être élu maître-assistant de philosophie à l’université de Brest en 197435 puis, en 1977, professeur de philosophie à la Sorbonne (chaire de métaphysique et de morale, occupée jusqu’alors par Emmanuel Lévinas). Ses travaux philosophiques intéressent très directement Maurice Clavel qui lui écrit durant l’été 1978 des courriers enthousiastes pour l’encourager dans la rédaction de son essai Apocalypse du désir dont il suit la maturation avec Françoise Verny : « Voilà, je meurs de gourmandise de ton texte, mais tu me sembles tellement au point que je te dis : au nom du ciel, ne te presse pas36 ! »
14Au début des années 1970, s’il s’est recentré sur l’enseignement et la philosophie, Pierre Boutang ne perd pas de vue les évolutions de la nébuleuse maurrassienne et, rapidement, s’intéresse de près à la Nouvelle Action française dont les dirigeants l’interrogent régulièrement et qui écrit dans les colonnes de leur journal sous le pseudonyme d’Arthez. Boutang et Clavel ne se contentent pas d’échanges philosophiques et ont en commun une préoccupation commune et ancienne, la jeunesse et son avenir37. On comprend donc le contexte qui conduit la Nouvelle Action française à publier, le 22 décembre 1971 par la plume d’Arnaud Fabre, son rédacteur en chef, une « Lettre ouverte » à Maurice Clavel pour lui signifier son soutien quant aux déclarations qu’il a proférées quelques jours plus tôt à la télévision : « Je m’adresse à un peuple qui a perdu sa patrie car il ne voit à sa place que des banques, un peuple que ses maîtres détournent de son destin par les miettes de leur festin… », ses réserves sur « l’impasse gauchiste » et l’inviter à « balayer la République et permettre la restauration de l’État monarchique dans une France communautaire réconciliée avec elle-même. » Et Arnaud Fabre d’ajouter : « Ce jour-là, la société excrémentielle aura vécu38. » Les relations entre la Nouvelle Action française et Maurice Clavel doivent être précisées et les limites d’une empathie soulignées. Certes, la Nouvelle Action française inscrit quatre ouvrages de Maurice Clavel à sa « librairie », publie des extraits de Combats de la Résistance à la Révolution39. Certes, numéro après numéro, la Nouvelle Action française, par son ton comme par ses titres, résonne d’une tonalité gauchiste : « OS-Lycéens, étudiants… Le sens d’une révolte40… » ou prend des positions favorables aux nombreux mouvements alors en vue, à commencer par celui de Lip41. La Nouvelle Action française n’en condamne pas moins fermement le gauchisme. Si elle reconnaît comme légitime la nécessité d’en finir avec le « désordre établi », elle considère que
« se révolter contre une société inhumaine ne suffit pas. On ne détruit bien que ce que l’on remplace. Et il nous faut condamner sans répit ceux qui essaient de faire croire à la jeunesse que demain peut naître une société sans contraintes ni obligations […] Ce vieux rêve libertaire, ce surréalisme de la politique, c’est encore et toujours l’utopie démocratique qui, au nom de la Liberté et de l’Égalité, ouvre, en fin de compte largement à tous les prisons et les hôpitaux psychiatriques… quand ce n’est pas les cimetières. Assumer sa condition d’homme, c’est se soumettre à un Ordre, un Ordre qui ne soit pas absurde, qui soit conforme aux finalités de la nature humaine, mais un Ordre contraignant malgré tout42 ».
15L’absence d’empathie de fond pour le gauchisme, en particulier dans sa version maoïste, ne saurait conduire à minimiser le gauchissement de la NAF. Il se mesure à la lecture du « Projet royaliste43 » qui prend ses distances avec les programmes antérieurs ou encore à l’analyse de la campagne présidentielle de 1974 où Bertrand Renouvin est candidat pour le compte de la Nouvelle Action française et rompt des lances contre Giscard. Le résultat est cependant limité (42 000 voix) et les lendemains délicats.
*
16L’échec cuisant de Renouvin à la présidentielle attise les tensions au sein d’une NAF où d’aucuns se demandent quel bilan peut être fait de l’aggiornamento entrepris et surtout quelle pourrait être à la place du maurrassisme dans les évolutions qui s’amorcent à l’heure où le candidat monarchiste a tenu des propos extrêmement durs contre les droites à la veille du second tour en explicitant, dans son éditorial, ses raisons de ne pas voter « contre » Mitterrand : « parce que nous refusons de mettre au ban de la nation un Parti communiste dont les électeurs sont infiniment plus patriotes que MM. Lecanuet et Brigneau44 ». À l’été 1974, les tensions sont réelles entre ceux qui, derrière Renouvin, entendent « refaire la révolution française » et se rapprocher du comte de Paris tandis que d’autres, derrière notamment le psycho-sociologue grenoblois Michel Michel, entendent rester fidèles au théoricien du nationalisme intégral et visent pour cela à remettre au coup du jour le célèbre Si le coup de force est possible. Au fil des mois, le fossé s’accentue et la dissidence de la NAF accouche d’autres dissidences45, Bertrand Renouvin décidant pour sa part d’un changement d’appellation : Nouvelle Action royaliste et d’un ancrage durable à gauche aux côtés des socialistes, à l’occasion des municipales de 1977 puis de la présidentielle de 1981 où la NAR soutient François Mitterrand. Le gauchissement de Renouvin et de ses proches est incontestable. Il a cependant peu à voir avec une attraction pour le gauchisme ou le maoïsme, quelle que soit l’empathie de certains pour Clavel, qui ne s’est pas démentie avec le temps46. Il signe d’abord un rejet des droites sous leurs différentes formes et une volonté de construire un projet social si ce n’est sociétal. Plus encore que le maoïsme, la question essentielle est celle de sa relation au maurrassisme dont l’imprégnation s’étiole et disparaît, signant ainsi les limites du projet originel visant à faire surgir, à partir d’une lecture de 1968, un « autre Maurras » pour reprendre le titre d’un ouvrage important du temps, celui de Gérard Leclerc.
Notes de bas de page
1 Jean Birnbaum, Les Maoccidents. Un néoconservatisme à la française, Stock, 2009, p. 22.
2 Ibid., p. 22
3 Ibid., p. 85-86.
4 Hervé Hamon, Patrick Rotman, Génération, tome II, Les années de poudre, Le Seuil, 1988, p. 44-45 et Christophe Bourseiller, Les maoïstes. La folle histoire des gardes rouges français, Points, 2008, p. 158, 171.
5 Cité in Jean Birnbaum, op. cit., p. 91.
6 Ibid., p. 113.
7 Ibid., p. 87-88.
8 Patrick Louis, Histoire des royalistes. De la Libération à nos jours, Jacques Grancher, 1994, p. 156.
9 Voir ainsi le Figaro, « Déviationnisme de gauche… et scission à l’Action française », 23 avril 1971 et « Un Cohn-Bendit royaliste » [c’est Patrick Bertin qui est visé], 3 mai 1971. « Les royalistes « gauchistes » veulent crier et non se taire », Le Monde, 30 avril 1971.
10 Jean-Philippe Chauvin, « Les trois Lys… », Le Lys rouge, no 49, 3e trimestre 2001, p. 10.
11 Le premier est un ouvrage d’Yves de Gentil-Baichis intitulé Problèmes des jeunes.
12 Guy Baret a raconté son itinéraire de journaliste dans un ouvrage intitulé Confessions d’un journaliste lamentable. Ma nécrologie, Jean-Claude Gawsewitch éditeur, 2006.
13 Philippe Hamel, Patrice Sicard, Mao ou Maurras ?, Beauchesne, 1970, p. 12.
14 Ibid., p. 20.
15 Ibid., p. 40.
16 Ibid., p. 23.
17 Cité in Ibid., p. 84.
18 Ibid., p. 57.
19 Ibid., p. 41. Sur ce point Sicard donne un coup de chapeau aux situationnistes.
20 Ibid., p. 75.
21 Ibid., p. 34-35.
22 Ibid., p. 25-26. À cette première « leçon » de Mai 1968, Sicard en ajoute une seconde : « on ne s’emparera jamais de l’État par la technique d’agitations de rues : c’est du romantisme quarante-huitard ». Et Sicard de conclure : « Mai 1968 nous a appris qu’on ne conquerra pas l’État en France, ou d’ailleurs, dans la société technologiquement développée d’Occident, sans avoir une infiltration extrêmement sérieuse dans les points-clef de défense, dans les centres nerveux des forces de répression et de l’appareil de centralisation administrative. »
23 Ibid., p. 63.
24 Ibid., p. 35.
25 Patrick Louis, op. cit., p. 151.
26 Cité in Ibid., p. 152
27 Ibid., p. 153.
28 Ibid., p. 155-156.
29 Ibid., p. 168-169.
30 9 numéros ont été publiés entre décembre 1972 et janvier 1974.
31 Arsenal, no 1, p. 8.
32 Cette citation comme les suivantes sont tirées de Jean Duvignaud, La planète des jeunes, en collaboration avec Jean-Pierre Corbeau et Christine Astier Brunet, Stock, 1975, p. 79-83.
33 Patrick Louis, op. cit., p. 169.
34 Voir en particulier, François Gachoud, Maurice Clavel, du glaive à la foi, PUF, Monique Bel, Maurice Clavel, Bayard, André Bibeur Lu, Deux heures avec Maurice Clavel, Éditions Ouest France, 2006.
35 Pour ces mentions biographiques, se reporter à la biographie proposée par Stéphane Giocanti in Pierre Boutang. Dossier conçu et dirigé par Antoine Joseph Assaf, Les Dossiers H, L’âge d’homme, 2002, p. 426-432. Boutang a soutenu sa thèse de philosophie à la Sorbonne sur l’ontologie du secret en 1973.
36 Lettre reproduite in Pierre Boutang, op. cit, p. 378. L’essai a été publié chez Grasset en 1979.
37 Ils participent tous deux à un numéro de la Parisienne de Jacques Laurent qui a comme thème la jeunesse française et la politique La Parisienne, revue littéraire mensuelle, no 41, 1977 : février 1957 et 1977.
38 La Nouvelle Action française, 22 décembre 1971, p. 2-3.
39 « Clavel par lui-même », Nouvelle Action française, no 68, 16 août 1972, p. 6.
40 Nouvelle Action française, no 101, 4 avril 1973. L’éditorial de ce numéro débute par ces mots : « Chaud, chaud, oui le printemps est chaud. »
41 Voir en particulier Nouvelle Action française, no 119-120, 8 août 1973, « Lip : une heure d’avance ? »
42 « Les vraies raisons de la flambée gauchiste », Nouvelle Action française, 15 mars 1972, no 46, p. 3.
43 Le projet royaliste a été publié par Bertrand Renouvin en 1974 (éditions Royaliste).
44 Nouvelle Action française, no 159, 15 mai 1974, p. 1.
45 Les Grenoblois de Michel Michel sont exclus et fondent avec les Tourangeaux et une partie des Parisiens le Comité provisoire de coordination des opérations royalistes (Louis, p. 171 et suiv.).
46 Ainsi, dans Royaliste, Gérard Leclerc en évoquant le vingtième anniversaire de Mai 1968 soulignait : « Une voix singulière manquait dans ce terne concert. Elle aurait été un coup de trompette du genre de celles qui firent s’effondrer les murs de Jéricho. » (« Mai selon Clavel et la suite… », Royaliste, no 496, 23 juin 1988). Signalons aussi que la revue Cité, qui est dans l’orbite directe de la NAR, a publié en 1989 un numéro (no 23), intitulé « Hommage à Maurice Clavel ».
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Les territoires du politique
Ce livre est cité par
- (2021) D'une monarchie à l'autre. DOI: 10.3917/arco.bonho.2021.01.0343
Les territoires du politique
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