1Le congrès de l’Alliance démocratique (AD) tenu à Dijon en mars 1929 s’est déroulé dans un climat passionné1. Paul Reynaud et Pierre-Étienne Flandin, tous deux vice-présidents du mouvement, se sont livrés à une joute dialectique sur les vertus de l’union nationale reposant sur les républicains nationaux ou sur celles d’une concentration républicaine impliquant modérés et radicaux. Ce duel conceptuel oppose, en fait, le tenant du bipartisme et le partisan de la tripartition. L’événement est connu. La présentation des prémices sera l’objet de cette communication. L’analyse partira de la date ô combien symbolique pour les alliancistes, du 23 juillet 1926. Poincaré – président d’honneur, inactif certes, du mouvement – forme alors un gouvernement qu’il qualifie d’union nationale.

Les prémices du débat : centre droit ou centre gauche ?

2« L’heure est décisive » écrit, à chaud, André François-Poncet, éditorialiste de L’Avenir. L’auteur de Réflexions d’un républicain modéré, un allianciste qui se veut « réaliste », précise : « Il est clair que la voie est désormais libre pour une politique républicaine et nationale […] qui n’est concevable sans notre appui, sans le concours des forces qu’on avait prétendu exclure de la République. » Il laisse sourdre ainsi une rancœur vivace envers le récent Cartel. Il enfonce le clou : « Certes, le ministère constitué par M. Poincaré n’a pas de quoi susciter l’enthousiasme », et d’expliciter : « Les principaux postes sont attribués à des hommes d’équivoque2. » De fait, les radicaux-socialistes sont dotés de portefeuilles majeurs.

3Au congrès national de Strasbourg (les 5, 6 et 7 novembre 1926), si tous les intervenants de l’AD louent l’action bénéfique de Poincaré, là s’arrête le consensus. Lafarge, député de Corrèze, un autre vice-président de l’Alliance, chargé du rapport sur la politique générale, souligne le redressement opéré ; il certifie : « Pour nous, nous continuerons d’être les fidèles tenants de la politique d’union nationale. » Il poursuit, restrictif : « Une politique d’union ne peut se concevoir que si de part et d’autre elle est pratiquée avec sincérité. » Nombre de modérés doutent en effet de la solidité du soutien valoisien. Reynaud, quant à lui, ironise concernant les prochaines élections sénatoriales : « Ils veulent bien être co-ministres, mais ne veulent pas être colistiers. »

4En effet si l’attitude des élus ou dirigeants de la Fédération républicaine rassure les alliancistes, en revanche les radicaux-socialistes, à Bordeaux où se tenait leur congrès, ont annoncé que « quelle que soit la durée de la trêve, [le rôle du parti] ne saurait se borner à être à la remorque de combinaisons auxquelles ils participent sans y avoir joué le rôle de direction qui doit demeurer son but ». Union nationale conçue comme une trêve provisoire ou propédeutique à la concentration républicaine, le dilemme est déjà posé.

5Reibel, député de Seine-et-Oise, se faisant l’interprète des sceptiques, se prononce pour la « concentration républicaine », mais il en écarte « ceux qui se feraient les alliés des partis de la révolution ». Au cours de la discussion sur la politique générale, François-Poncet et Flandin disent souhaiter la reviviscence d’un parti du centre. De fortes nuances cependant entre eux. « Si l’on veut être le parti du Centre, il ne faut pas, énonce le député de la Seine, hésiter à chercher des appuis à droite comme à gauche » ; l’entente avec les catholiques démocrates et les hommes de la Fédération Républicaine (FR) est fort désirable, alors qu’il suffit de tendre la main seulement « aux éléments raisonnables du parti radical-socialiste ». Le député de l’Yonne préconise, lui, « la constitution d’un grand parti centriste qui serait la représentation la plus exacte de l’opinion publique et qui pourra comprendre les radicaux définitivement libérés des liens du Cartel et certains membres de la FR ». Réserve à gauche pour l’un, à droite pour l’autre.

6Le duel conceptuel Reynaud-Flandin – personnalisation abusive – se trouve donc esquissé dès Strasbourg. Selon les us, la déclaration finale voile le différend : « L’Alliance s’en voudrait de raviver les polémiques […]. Elle reste convaincue qu’une large union républicaine sera néanmoins nécessaire demain, comme elle l’est aujourd’hui, au salut du pays. » Langue de bois, selon le langage actuel3.

7Des conditions nouvelles motivent l’antinomie des prises de position. Le passé récent tout d’abord. Les élus et les affiliés du PRDS ont vécu l’expérience du Cartel comme un péril pour la nation. Ratier, Flandin, François-Poncet, Bérard, Reibel, un peu plus tard Reynaud ont siégé au Comité directeur de la Ligue républicaine nationale, Aventin d’alors pour mieux torpiller la politique cartelliste. Ces libéraux, ces défenseurs de la propriété et des classes moyennes et du monde des affaires ont fait le procès sans aménité de la gestion des finances et vilipendé le projet d’imposition sur le capital, signe de la « dictature socialiste4 ».

8Deuxième nouveauté, la nouvelle génération entend imposer ses vues. Au calcul, elle préfère le réalisme ou le prétend. Elle est sensible à l’impact des questions économiques et sociales et regrette l’inorganisation de l’AD. Ainsi, la décision du Comité directeur prise à Strasbourg de muer le parti, le PRDS, en alliance, AD, redevenue, comme à ses origines, un trait d’union entre républicains de gouvernement, ne la convainc pas. Face aux partis organisés, que vaut l’AD ?

9Au cours des deux années 1927-1928, l’alternative, ou pencher à droite ou sceller la concentration modérés-radicaux, demeure d’actualité.

10Trois partielles serviront tout d’abord d’illustration. En vue du tiers renouvelable du Sénat (janvier 1927), en ce qui concerne la Seine, les délégués de l’AD se sont entendus avec ceux de la FR et ceux du PDP pour recommander aux électeurs dix candidats, dont Millerand, afin de faire barrage aux gauches manipulées par les communistes. François-Poncet dramatise l’enjeu : « Il n’y aura bientôt plus qu’un parti de l’ordre et un parti du désordre, la paix et la guerre civile, prélude de la guerre intérieure. » Empruntant le vocabulaire de l’extrême droite, il écrit : « Nos candidats sont du côté de la France, ils sont contre l’anti-France. » Millerand, ayant échoué, se présente en octobre dans l’Orne. Ratier, président de l’Alliance, s’engage personnellement pour soutenir le parachuté, contre l’avis de Dariac, un des vice-présidents de l’AD, député de l’Orne depuis 1910, qui supportait un candidat de conciliation républicaine5. Cette fois, la tactique de « barrer à droite » indispose des alliancistes et suscite l’ire des radicaux. Pierre Auscher, membre de la commission de propagande de l’AD et fondateur du Cercle d’études politiques, sorte de think tank créé fin 1926 réunissant des jeunes gravitant autour de l’Alliance, désapprouve la ligne officielle du parti6. Il publie dans Le Rappel un article au titre incendiaire : « Entre Millerand et la République, je choisis la République ». Du Mesnil, éditorialiste du même journal, ironise sur le « raté de Ratier » ; il prédit : « Avec une telle orientation, Ratier tuera la concentration républicaine, ni plus, ni moins7. »

11Pourtant, lors d’une législative partielle dans l’Aube en juin 1927, Ratier s’est entendu avec la direction de la rue de Valois. Le candidat allianciste ou radical arrivé en seconde position au premier tour de l’élection se désistera pour le mieux placé afin d’éviter une triangulaire avec le communiste. Contrat respecté : Bouhenry, investi par l’AD, est élu8.

12Lors du congrès de Rouen en 1927 (27, 28 et 29 novembre), Mamelet se réjouit des succès remportés lors de partielles, et en incombe le mérite à Reynaud, ardent propagandiste de l’Alliance. L’AD s’avère bien être « le pivot de la politique d’union républicaine pour faire échec au cartel socialo-communiste ». On remarquera que le secrétaire général préfère l’épithète « républicaine » et non « nationale » pour l’accoler au mot union, et qu’il omet – prétérition significative – d’adjoindre les radicaux-socialistes au cartel SFIO-PCF ? Solution nègre-blanc chère au personnage.

13À Rouen, second point, l’éminent juriste Joseph Barthélémy, député du Gers, dans son rapport de politique générale, se veut mesuré. Après avoir souligné l’antinomie entre « une formule qui a échoué », autant dire celle du Cartel, et la formule d’union nationale qui produit « un redressement presque miraculeux », il émet le souhait de voir perdurer la trêve établie par Poincaré. Aussi voudrait-il que « s’apaise l’ardeur des excommunications et se calme le venin des polémiques » entre les partis que rapproche actuellement « le salut de l’État et de la République ». Le blâme s’adresse certes aux valoisiens qui, un mois plus tôt, au congrès de la salle Wagram à Paris, ont désavoué bruyamment l’unionisme prôné par Franklin-Bouillon et ont élu Daladier comme président. L’avertissement vaut sans doute aussi pour quelques alliancistes, qui établissent une synonymie un peu rapide entre valoisiens et socialistes. J. Barthélémy traite ensuite de deux grandes préoccupations de l’heure : la consolidation nécessaire de la situation économique et sociale et l’organisation de la sécurité propre de la France, malgré la SDN. Ces sujets sont approfondis par Fabry, Grinda et Flandin. Le député de l’Yonne, délaissant la « politique politicienne », consacre son exposé au nécessaire développement de la consommation et du bien-être « pour toutes les catégories sociales ». La superfiscalité devant être écartée, la relance économique lui paraît passer par les solutions sociales. Il a déjà fait maintes fois profession de néo-capitalisme, inspiré du modèle américain, et il le réitérera.

14Mais la proximité des législatives et l’option d’union à gauche retenue par les valoisiens amènent les congressistes à s’attarder sur la tactique électorale. Vachal, un délégué de la Corrèze, se fait l’interprète des préoccupations et des peurs de la majorité des présents. Ce sont « les éléments de la charpente sociale » qui courent un danger, car les communistes sont en embuscade pour tout détruire. Il brosse un tableau apocalyptique des méfaits prévisibles si le cartel socialo-communiste triomphait, entraînant les radicaux-socialistes. Quel remède ? Une politique d’union nationale, synonyme, selon lui, d’une entente à droite. Il revient à l’Alliance « pivot des nationaux » de la souder. Reynaud, à la veille du congrès, avait précisé dans L’Avenir : « L’AD devra fixer son programme au congrès de Rouen […]. Depuis la scission du parti radical, elle devient le pivot des partis républicains nationaux. » À Rouen, animateur de la réunion de propagande, le 28 au soir, il dénonce crûment « un cartel nouveau à tête socialiste et à queue radicale ». Aussi l’Alliance doit-elle aller au « combat » avec « à notre gauche les radicaux nationaux […] avec Franklin-Bouillon et ses amis », et à notre droite « avec des démocrates populaires et avec la FR ». Voilà qui est clair.

15Quelques retouches ont dû être apportées au texte de la déclaration finale. Elles donnent satisfaction aux intervenants. L’AD, concède le rédacteur, « travaillera avec ceux qui ont gardé la conscience des réalités présentes, le souci des plus hauts intérêts du pays et le sentiment national », et de spécifier « avec les républicains nationaux de toute nuance » et « avec tous les radicaux qui acceptent la formule d’union nationale et osent répudier toute compromission avec les socialistes révolutionnaires et avec la IIe Internationale ». François-Poncet, conscient d’opérer une sorte de reniement par rapport et au passé de l’AD et à l’union nationale telle que forgée par Poincaré en juillet 1926, prononce quelques mots avant de lire la déclaration. Il s’en tire par une pirouette :

« Notre alliance, nous la concevons comme un élément fondamental d’équilibre de la vie politique ; […] si la menace est à droite, nous faisons contrepoids vers la gauche ; si elle est à gauche, nous faisons contrepoids vers la droite, et les observateurs superficiels s’imaginent que nous varions. En vérité, nous ne bougeons pas ; nous sommes au centre et nous nous maintenons sur la ligne par laquelle passe l’axe de la stabilité de la vie française9. »

16Auscher et ses amis « aile radicalisante de l’AD » selon Le Temps, ne reconnaissent pas dans le congrès de Rouen « le vrai visage de l’Alliance », mais y voient le triomphe de Maginot, président de la LRN depuis janvier 1926, « qui rêve d’un parti national10 ». Des commentateurs pourtant non acerbes concluent à une trahison de l’AD et à une dissociation du centre. Incontestablement, la thèse de Reynaud a fait des émules, et la base a entraîné les instances dirigeantes dans un tournant droitier, à tout le moins au centre droit, au risque d’une rupture avec les radicaux.

17Après la publication des programmes valoisien et allianciste, Mamelet, jugeant que celui des radicaux est une simple réédition des promesses de 1924, a cette formule incisive dans la République démocratique : les électeurs ont à choisir « entre deux programmes11 ». Mais que valent les mots d’ordre dans un scrutin uninominal à deux tours et pour une formation sans véritable ossature ? Il est piquant, à titre d’illustration, de retenir deux cas corréziens. À Tulle I, Vachal, qui s’était distingué par une intervention musclée contre les radicaux-socialistes, se désiste au second tour au profit du candidat valoisien de Chammard, qui l’emporte contre un communiste. À Tulle II, Lafarge, député sortant de l’AD, moins doté en voix que le socialiste Spinasse, mais plus que les candidats de la rue de Valois et du PC, se maintient au second tour. Les suffrages radicaux-socialistes se sont reportés massivement sur Spinasse, qui bat l’allianciste et le communiste12.

D’autres aspirations centristes

18Avant même le succès de Poincaré aux législatives de 1928, plusieurs projets de fondation d’un parti centriste, et après avril d’un organisme structurant la majorité parlementaire, voient le jour.

19De Kérillis crée en 1927 le Centre de propagande des républicains nationaux, conçu comme un lieu de rencontre et de réflexion pour républicains nationaux. Maginot, à la tête de la LRN, confère à la Ligue une vocation similaire. Comme Reynaud, ils prônent le système bipolaire et ambitionnent d’ancrer l’union nationale à droite, l’AD et la FR en étant les deux piliers. André Tardieu, ministre des Travaux publics dans le cabinet Poincaré, le 3 juillet 1927, se prononce pour la formation d’un « parti central13 », dont il n’écarte pas les radicaux-socialistes concentrationnistes et socialement conservateurs.

20A contrario, dans le mensuel Politique, R. Cornilleau, un démocrate chrétien, entame, au cours de l’année 1927, une campagne contre le bipartisme. Dans Pourquoi pas ? une politique réaliste, Cornilleau n’hésite pas à avancer que « la lutte des partis érigée en principe par François-Albert (à gauche) et Reynaud (à droite) est aussi malveillante que la lutte des classes ». Que propose-t-il ? « Nous répondons hardiment : collaborer ». Il précise que la réforme de l’État, la réforme fiscale, l’organisation de la paix peuvent rapprocher « en une collaboration possible des éléments catholiques, radicaux et socialistes ». En 1929, il se méfie du conservatisme économico-social de certains alliancistes, mais il ouvre largement les colonnes de la revue aux jeunes « flandinistes14 ». Corrélativement, Notre Temps, fondé par Jean Luchaire, « aux marges » du parti valoisien, rend compte des tentatives et des réflexions de jeunes démocrates désirant dépasser les anciens clivages partisans. C’est le cas des « jeunes équipes » proches des radicaux, des jeunes gravitant autour du PDP, et des membres du Cercle d’études politiques attirés par l’AD. En écho, aux vues de Cornilleau, Auscher, en porte-parole des « jeunes attachés au maintien des institutions républicaines » dit œuvrer, au Quartier latin, à la collaboration « des jeunesses de l’AD jusqu’aux jeunesses socialistes en passant par les jeunesses radicales », afin de contrecarrer l’influence de l’Action française. Dans le cadre du Cercle, la majorité des jeunes se détourne du parrainage initial de Reynaud pour défendre l’idéal de la concentration républicaine entre modérés et radicaux et se rallie assez vite à l’objectif de Flandin, la création d’un parti du centre. Elle lui offre, à la veille de Dijon, la présidence du Cercle15.

21Mais tous ces projets n’aboutissent à aucune réalisation concrète. C’est en partie la raison pour laquelle, au lendemain des législatives d’avril 1928 bénéfiques aussi pour l’AD qui revendique 110 élus, soit un gain de quelque 20 sièges, des personnalités de l’Alliance et même les jeunes limitent leurs ambitions unificatrices au monde des élus de la Chambre.

22Des députés, dont Gignioux, Reibel, Reynaud qui a réintégré la Chambre, tentent de réunir les élus de l’AD en « un groupe du centre », qui serait à la Chambre la « copie exacte » des volontés de la formation16. Ce groupe et celui de l’URD assureraient le gouvernement d’une majorité stable. La tentative se heurte au mauvais vouloir des élus, qui finissent par se disperser en sept groupes. Un mois plus tard, François-Poncet supplie dans L’Avenir : « Faites un centre » à l’adresse de tous les inscrits des groupes de la GR à l’ADS, qui assure, l’un le contact avec le GRS, et l’autre avec le groupe Marin17. Ce serait un intergroupe au centre et du centre. L’incitation suscite moult critiques. À gauche, on vitupère contre « l’ingénieux moyen » d’enraciner l’union nationale à droite. La Nation récuse un projet qui écarte la FR18. Quant à Reynaud et ses amis, ils dénoncent l’illogisme d’une telle construction.

23Amer, François-Poncet, dont les prises de position ont évolué, tire désormais à boulets rouges contre « la thèse des deux partis », négation, selon lui, de l’union nationale. Comment la définir d’ailleurs ? « Qu’est-ce donc sinon l’affirmation d’un centre qui s’interpose entre les extrêmes, les empêche d’en venir aux mains et rallie, autour de lui, dans une besogne salutaire les hommes dont la pente est de se dévorer19. » L’Avenir rend compte d’incitations en faveur d’un centre unificateur : discours du sénateur Raoul Péret, ex-président de la Chambre, extraits de l’article de Flandin publié dans La Revue de Paris. Préssentant la fin prochaine de l’union nationale, le moment serait venu d’opter entre trois formules : bloc national, concentration républicaine ou bloc de gauches. Il va de soi que le député de l’Yonne vante la deuxième solution. François-Poncet surenchérit : « Ou organiser le centre, ou bien renoncer à prôner la stabilité politique. » Plus tard, L’Avenir rend compte de la polémique opposant les jeunes du Cercle à Mamelet à qui ils reprochent un laxisme directionnel20. En janvier 1929, Auscher écrit dans Notre Temps que les jeunes, avant comme après le « coup d’Angers »21 s’assignent une double mission : l’union de tous les républicains et l’entente entre alliancistes.

24En effet, les radicaux-socialistes réunis en congrès à Angers en octobre 1928 ont arrêté que l’exécution de leur programme ne pouvait être assumée avec « la formule d’union nationale », mais par la « seule politique d’union des gauches ». Les ministres valoisiens, mis en demeure, démissionnent du gouvernement Poincaré. Reconduit à son poste, le président du Conseil forme un ministère avec deux entrants emblématiques, François-Poncet et Maginot. L’union nationale sans les radicaux conforte la thèse de Reynaud.

Le grand débat : union nationale ou concentration républicaine ? bipartition ou tripartition des forces politiques ?

25Le congrès national de l’Alliance, qui se tient à Dijon les 25, 26 et 27 mars 1929, est des plus animés. Le duel attendu Reynaud – Flandin se double du procès de l’organisation jugée pour le moins défectueuse de la formation. Les interruptions et interventions sont nombreuses, passionnées.

26Les procédés dialectiques des deux « amis », ainsi se qualifient-ils, diffèrent. Reynaud opte pour l’affrontement oblique, Flandin pour la méthode frontale, non dénuée d’insinuations perfides. Reynaud débute son rapport en prenant acte de « la rupture de l’union nationale ». La responsabilité en incombe aux seuls radicaux-socialistes. L’Alliance, elle, n’a pas changé, elle reste fidèle à Poincaré qui applique « son » programme. Il rappelle que les journaux « cartellistes » ayant fait savoir que les radicaux étaient décidés à s’allier avec les socialistes, la politique de concentration devient impossible. Le programme du cartel implique : guerre religieuse en Alsace, laïcité agressive, lutte contre les concentrations industrielles, « la camisole de force » de l’État sur les industries privées. « Notre programme » signifie, a contrario, « exaltation des forces morales et économiques du pays », paix religieuse, sécurité d’abord, désarmement ensuite, option pour le capitalisme « qui triomphe aujourd’hui dans le monde contre le marxisme ». Avec qui le réaliser ? À l’exemple de la Fédération des partis républicains anti-cartellistes de la Côte d’Or, avec « tous les partis républicains nationaux depuis les socialistes indépendants jusqu’aux jeunesses patriotes, en passant par l’AD, le FR et le PDP ». En présentation orale de son rapport, il insiste sur trois points : ses efforts vains pour constituer un groupe au centre ; il lance alors un brûlot : « Il n’y a pas de parti sans discipline », ce qui provoque deux interruptions contradictoires : Jossier, un ancien de l’AD : « C’est un langage nouveau » ; Auscher approbateur pour une fois : « Nous sommes la risée de tout le monde. » Reynaud déplore enfin : « Vouloir se distinguer de son voisin pour s’asseoir un peu plus à gauche que lui dans l’hémicycle, c’est un jeu dont l’intérêt public fait les frais. » Auscher interrompt encore : « ou plus à droite ». La réflexion jette un froid.

27Flandin, tout de go, réfute la thèse du député de Paris, « partisan de deux partis seulement en France […], le parti de l’ordre et le parti de la révolution » et lui oppose la formule « du fort parti central ». Il avance trois objections principales au bipartisme. Ce système met en question la stabilité politique par des alternances brutales ; il va à l’encontre de la tradition républicaine en assimilant la réaction ; il jauge à tort la situation du pays à l’aune de Paris. Insidieusement, il rappelle que Reynaud a pris la succession de l’amiral Bienaimé, un nationaliste avéré, après avoir échoué en 1924. Il justifie la constitution d’un parti central par cinq arguments : eu égard à son passé, l’Alliance ne peut se situer à l’aile gauche d’un parti de l’ordre ; confondre concentration et néo-cartel relève du fallacieux ; il existe bien des points d’accord entre le radicalisme et l’Alliance, alors que Reynaud n’a cité que les divergences ; en province, l’expression ni réaction, ni révolution demeure parlante ; enfin, puisque le Bloc national a laissé insatisfait, que le Cartel a conduit à une catastrophe, pourquoi ne pas essayer la troisième voie, celle du parti central, c’est-à-dire de la concentration ?

28La plupart des militants qui ont pris la parole accréditent les idées de Reynaud. Lorin, professeur à la faculté de Bordeaux, député de Gironde, relativise le procès du bornage. Que les élus de l’AD s’unissent à la Chambre « au faisceau des énergies nationales » qui soutient le gouvernement. « Cela, c’est l’avenir. » Flandin se serait un peu trop référé « à la tradition », alors que Reynaud « a parlé davantage de l’avenir ». Delsol, député de Paris, prend carrément position en sa faveur. D’ailleurs, sur le plan électoral, l’apport des radicaux serait nul. De Fels et Reibel contestent : grâce au désistement valoisien au second tour, ils ont pu être élus et donc faire barrage au PCF.

29Au vrai, plusieurs intervenants glissent de la théorie à la pratique. « C’est toujours le parti le plus discipliné, le plus cohérent, qui prend la tête et entraîne les autres dans son sillage », remarque le Dr Riché, député des Ardennes. Ce proche de Reynaud va jusqu’à stigmatiser « la dispersion du parti et l’impuissance de notre état-major. » Auscher avance également : « Le parti du centre pour exister vraiment doit d’abord s’appuyer sur une organisation politique. Au lieu de suivre d’autres partis et de constituer pour eux une force d’appoint, il faut qu’il ait sa personnalité propre. » Trois exigences disciplinaires sont émises : l’impossibilité pour un membre de l’AD d’être adhérent à un autre parti ; l’engagement pour tout candidat désirant l’investiture de l’AD, si élu, de s’inscrire au groupe parlementaire issu de l’Alliance ; des sanctions éventuelles contre tout affilié jugé en infraction à la discipline consentie. Cette réorganisation souhaitée par plusieurs congressistes souvent dans l’orbite de Reynaud sonne comme un désaveu du président Ratier et de Mamelet, récemment démissionnaire – en fait destitué – de son poste de secrétaire général, mais resté responsable des publications, qui tous deux se disent offusqués d’un alignement de l’AD sur un « parti unifié ». Pour les questions de procédure, les congressistes ont finalement confié au Comité directeur la mise en forme de leurs requêtes.

30La déclaration finale rédigée par Bérard fait silence sur la réorganisation et condamne « toute caricature de concentration qui, comprenant la SFIO, ne serait qu’un Cartel déguisé », bref, elle avalise la thèse de Reynaud. Son adoption à l’unanimité gomme, in fine, l’expression de stratégies politiques divergentes. Au vrai, dans une ultime prise de parole, Flandin semble rendre les armes. « Pour moi, il doit n’y avoir qu’une formule, l’Alliance et rien que l’Alliance. » Pourtant, Reynaud avait réfuté, point par point, les arguments de son contradicteur, et fait l’apologie de Tardieu : « S’il plaisait à M. Poincaré […] de quitter le pouvoir, tout le monde a compris que la majorité ne bougerait pas, qu’elle aurait un chef, capable de marcher devant ses troupes et de s’exposer à leur tête22. »

31Les observateurs de presse commentent, à chaud, le triomphe des idées de Reynaud. Ceux du Temps, des Débats, du Figaro, de L’Écho de Paris s’en réjouissent. L’Avenir persiste à mener campagne pour un parti du centre sans exclusive. À gauche, on relativise le souhait concentrationniste de Flandin. D’après J. Luchaire dans La Volonté, « le groupe Flandin ne voulait qu’une chose : rendre l’Alliance indépendante de l’URD ». L. Blum dans Le Populaire parle de « guerre ouverte avec nous […] L’AD spécule sur l’impatience du pouvoir de certains radicaux23 ».

32Un an plus tard, le congrès d’Angers (9-11 mai 1930), en l’absence de Ratier pour raison de santé, de Flandin et de Reynaud pour charges ministérielles, est le théâtre d’un revirement de stratégie24. Des proches de Flandin tels de Fels, Lerédu, Auscher, mais aussi Riché et même Mamelet plaident pour un parti organisé et un rapprochement avec les valoisiens. Ils sont applaudis. La déclaration rédigée par Reibel est axée sur deux thèmes : la lutte contre le collectivisme, « le marxisme, voilà l’ennemi » et l’union de tous les républicains sans exclusive : « Il appartient à l’Alliance qui est par essence même le parti du centre de grouper ses immenses masses éparses et flottantes. » Pourquoi ce changement d’orientation ? Plusieurs raisons s’additionnent. En fait les alliancistes restaient divisés depuis Dijon et Paul Reynaud avait renoncé à la présidence de la Commission de propagande. Taillan, de la fédération de la Seine, et de Fels le remplacent. Tardieu, président du Conseil, dit pratiquer « la trêve des partis ». L’union à gauche a fait perdre quelques sièges aux radicaux au profit des socialistes. Ne serait-il pas opportun de profiter de ce désarroi pour attirer les radicaux, quitte à s’écarter quelque peu de la FR et du PDP ?

33Puis la situation n’évolue guère. De la faute à Tardieu, si l’on peut se permettre. Reynaud et Flandin, membres du cabinet, sont neutralisés. Le président du Conseil apparaît comme le leader incontestable du « gouvernement au centre » qu’il ne faut pas confondre cependant avec le gouvernement du centre. Il réintègre l’AD à la fin 1930. Comment, dès lors, ne pas penser à lui pour la direction de la formation ? Le 20 novembre 1932, il récuse absolument l’offre. Flandin se dit « désolé », mais la voie est ouverte pour lui25. Ratier ayant renoncé à la présidence en décembre, Flandin prend le gouvernail en janvier 1933. Au congrès extraordinaire de mars 1933 est créée « L’Alliance démocratique, parti autonome des républicains de gauche et des républicains radicaux26 ». La thèse concentrationniste l’emporte… provisoirement. Bientôt, les séquelles des événements de février 1934 réactualisent le tropisme de la bipolarisation. « Le centre en France : un échec27 ? »

Quelques éléments conclusifs

34Ce débat de positionnement politique peut paraître vain. Il démontre, en vrai, les difficultés de l’existence d’un Centre en France. Il est aussi révélateur de représentations nouvelles de la vie politique à la fin des années 20 : la perception de l’importance d’une organisation partisane ; le rôle du leader qui oriente les prises de position de son parti, galvanise les énergies ; les revendications de la jeune génération et des « quadras », qui entendent prendre les rênes et visent à l’efficience, se réclamant du réalisme – mot à la mode – face aux vieilles lunes des aînés.

35Certes, au sein de l’AD, les démons ne sont pas exorcisés : la « guerre des ego », les préoccupations électoralistes au risque même de la palinodie. Des interventions révèlent aussi une vision déformée des réalités, relevant plus, parfois, de la représentation que de la raison. Tous les alliancistes pensent le marxisme comme un cataclysme ; malgré la Noël 1920 ils ne font guère de différence entre les communistes et les socialistes. Beaucoup perçoivent le parti de la rue de Valois comme une force de gauche, dangereuse s’il fraie avec la SFIO, alors que le radicalisme opère – alternant les phases, il est vrai – un recentrage. D’autres rejettent la FR et le PDP pour compromission avec le catholicisme. Quoi qu’il en soit, les controverses témoignent de l’importance ou du rêve d’un centre, entre gauche et droite, garant de la stabilité politique, d’un juste milieu dans lequel se reconnaîtraient les classes moyennes ennemies des extrêmes. « In medio stat virtus28. »