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L’évolution du système des partis en Allemagne dans la longue durée
p. 97-114
Texte intégral
1Tout observateur de l’évolution actuelle des partis politiques allemands est frappé par la présence de traditions qui remontent loin dans le temps. Cette résurgence du passé à travers le paysage politique allemand ne s’explique pas seulement par le fait que certains partis tels que le SPD (Sozialdemokratische Partei Deutschlands – Parti social-démocrate) se réclament d’une longue histoire qui se pérennise presque depuis un siècle et demi, mais aussi parce que les attitudes fondamentales et les principes qui les gouvernent ont évolué au fil des générations. Or deux questions se posent ici : jusqu’où dans le temps l’historien doit-il remonter ? Que signifient les nombreuses ruptures et continuités qui marquent l’histoire des partis politiques allemands ? On constate, effectivement, à cet endroit que parmi les partis politiques qui sont à l’heure actuelle représentés au Bundestag, il en est trois qui revendiquent des idées politiques qui furent d’ores et déjà développées au XIXe siècle : le libéralisme, la vocation de construire une politique qui soit en accord avec les principes chrétiens, et le socialisme. Depuis plus de cent quarante ans, le SPD ne cesse de ramener les problèmes sociaux à leur expression la plus condensée, celle de la quête toujours actuelle de la « justice sociale », un principe dont il se fait le dépositaire. Quant au Linkspartei (die Linke), il ne saurait non plus nier ses racines socialistes celles-ci étant précisément ancrées dans la théorie marxiste. Même les Verts (die Grünen), qui firent leur entrée dans l’histoire du parlementarisme allemand en tant que nouvelle force politique inconnue jusque-là et dont les souches sont aussi très diverses, se font forts eux aussi, sur le plan des valeurs, de principes tout à fait conservateurs. Ces derniers préconisent, par exemple, le devoir de préserver la nature. Or cette idée remonte aux théories qui furent développées par Jean-Jacques Rousseau – philosophe du XVIIIe siècle –, même si la plupart des adeptes de ce parti ne sont pas véritablement conscients du fait qu’ils ne font que perpétuer un héritage du passé.
Des origines à la République de Weimar
2Les hommes politiques et professeurs de droit public qui se préparèrent à la rédaction de la Loi fondamentale dans le cadre de la Convention constitutionnelle d’Herrenchiemsee en 1948, et en 1948-49 celui du Conseil parlementaire à Bonn, agissaient en fonction de leur propre expérience de l’histoire. Ces auteurs de la Constitution qui avaient vu de leurs propres yeux s’effondrer la démocratie parlementaire de la République de Weimar ne se laissaient dorénavant plus guider que par un consensus de base, dicté qu’il leur était par la double expérience de deux dictatures : le national-socialisme et le communisme. Dans leur optique, la nouvelle Loi fondamentale devait avoir pour objectif d’édifier une démocratie qui fût plus stable que celle qui avait été instaurée en 1919 lors de la promulgation de la Constitution de Weimar par le Président du Reich. En fait, ce que voulait à tout prix éviter ce comité d’experts, ce fut que la nouvelle Constitution comporta les lacunes d’ordre structurel, qui avaient provoqué la chute de la République de Weimar dans la période entre 1930 et 1933. Naturellement, il ne s’agissait pas des éléments constitutifs qui dès le départ avaient lourdement pesé sur le destin de la jeune République, à savoir tous les contextes d’ordre politique, économique et social, ainsi que les circonstances qui avaient conduit à la défaite de la Première Guerre mondiale. Il fallait, au contraire, se concentrer essentiellement sur les nouvelles donnes : les structures constitutionnelles et le droit de vote. Or l’enjeu décisif dans toutes ces considérations fut la place qui devait revenir aux partis politiques au sein de ce nouvel ordre constitutionnel. Il est évident qu’il fallait, à la base, renouer avec une tradition qui puise ses racines dans les droits de l’homme et du citoyen, lesquels se portent garants de la liberté de l’homme. Au nombre de ces droits fondamentaux figuraient aussi la liberté économique et l’économie de marché. En effet, en raison de la crise sociale de proportion désastreuse que traversa la République de Weimar, – une crise qui fut exacerbée par un taux de chômage extrême –, l’application de ces deux droits aurait dû être complétée par une composante résolument sociale.
3La perception des partis politiques changea de fond en comble avec l’arrivée au pouvoir de la dictature du parti unique exercée par les nationaux-socialistes : les partis politiques de la République de Weimar ayant été considérés avec méfiance, il fallait à présent leur conférer une connotation plus positive susceptible de se substituer à la Parteiprüderie (« la pruderie des partis politiques de la démocratie de Weimar ») pour reprendre l’expression de Gustav Radbruch. Aux termes de la Loi fondamentale, les partis ont pour vocation de contribuer à la formation de la volonté politique parmi les citoyens. L’ancien président du FDP (Freie demokratische Partei – Parti libéral-démocrate) qui fut élu plus tard Président de la République fédérale, Theodor Heuss, s’opposa à la critique notoire qui s’orientait, en Allemagne, contre les partis. Il disait que la démocratie sans partis, c’était comme un club de fumeurs sans cigares. D’un autre côté, force est de constater de nos jours que, malgré les efforts entrepris dans le but de voir dans les partis politiques les acteurs incontournables d’une démocratie parlementaire, la critique des partis ne s’est pas tue. Bien au contraire, depuis quelques années, elle reprend de plus en plus fort.
4Dès lors, toute une série de questions s’imposent si l’on veut circonscrire le système des partis politiques allemand depuis ses origines : La question première qui se pose ici est la suivante : dans quelle mesure peut-on parler de continuité des partis politiques allemands et, dans la mesure où ils furent l’objet de mutations, quelles sont alors les grandes lignes de leur parcours ? Quelles sont leurs origines ? Quelles transformations structurelles subirent-ils jusqu’à la fondation de la République fédérale d’Allemagne en 1949 ? On distingue ici plusieurs étapes : tout d’abord, au milieu du XIXe siècle, l’Allemagne est traversée par des courants politiques dont les promoteurs étaient en quête d’orientation à la fois idéelle et idéologique. Ce n’est qu’au terme de l’apparition de ces mouvements que l’on enregistre une fragmentation de ces derniers au niveau parlementaire, c’est-à-dire tout d’abord au sein des diètes des États confédérés (les Landtage), puis dans le cadre de la première Assemblée nationale constituante qui eut lieu dans l’Eglise Saint-Paul de Francfort-sur-le-Main (la Paulskirche) en 1848/49. Et il faudra attendre la proclamation du Reich en 1871, dont Otto von Bismarck fut l’artisan, pour que ce développement prenne fin, laissant apparaître une organisation des partis couvrant le spectre politique de cette époque.
5Surgis au cours du dernier tiers du XVIIIe siècle, les courants politiques n’étaient pas un phénomène inconnu en Allemagne. Ils s’amplifièrent avec la formation d’une opinion publique préconisée par la philosophie des Lumières. La Révolution française de 1789 vint renforcer les contours de ces mouvements, entraînant par là une concrétisation des réflexions sur le plan politique qui marquèrent de leur sceau la naissance du libéralisme politique et économique. Toujours en conformité avec les principes dérivés du droit naturel, lesquels légitimaient les changements progressifs qui intervinrent autant dans le contexte étatique que social –, ce dernier visait à l’application des revendications constitutionnelles posées à l’intérieur des États territoriaux allemands. Cette tendance se place dans la première phase – la phase libérale – de la Révolution française, une tendance, qui, malgré tout, avait son pendant en dehors des frontières de la France. Déclenchées par la Révolution française, la poussée du rationalisme et l’émergence des mouvements nationaux donnèrent une forte impulsion non seulement à des revendications toujours plus radicales de démocratisation, mais aussi à des courants contraires provenant, eux, des milieux conservateurs. Or on remarquera que la quête d’une législation, qui est inhérente au libéralisme politique, fera de plus en plus la jonction entre, d’une part, l’enjeu constitutionnel et, d’autre part, le postulat du mouvement d’unification nationale de l’Allemagne. Avec la constellation de la Confédération germanique et de tous ses États membres, l’alliance entre le constitutionnalisme et la volonté de créer un État national unifié atteignit son point culminant et, avec elle celle du libéralisme politique, dans la Révolution de 1848-1849.
6La fragmentation de certaines tendances isolées qui se manifestaient au sein du Parlement de la Paulskirche ne saurait être qualifiée de partis politiques du fait qu’elles remontaient dans leur essence aux composantes idéelles et sociales qui caractérisaient les couches supérieures de la population allemande – ces couches favorisées se distinguaient des autres par leur haute formation et leurs possessions (Besitz und Bildung) – ; elle montrait bien avant l’heure de quelle nature serait l’évolution du parlementarisme allemand. Toutefois, on observe ici le fait que tant dans le contexte de la constitutionnalisation qui s’opéra au sein des États allemands et de la Confédération de l’Allemagne du Nord (le Norddeutscher Bund) en 1867 que dans le processus de l’unification de l’Allemagne en 1870-1871, ce fut bien par en haut et non par en bas, c’est-à-dire non par le Parlement et les partis mais par le gouvernement, que les Constitutions furent créées. Ce processus eut des conséquences graves pour les partis politiques en général. Les divers courants libéraux s’en trouvèrent particulièrement affectés, étant donné que ce fut Bismarck qui avait réalisé les objectifs que s’étaient donnés les libéraux et non les partis qui venaient de se constituer. Outre cela, même dans le conflit armé qui se déroula entre le gouvernement et le parlement en Prusse de 1862 à 1866, les conservateurs furent instrumentalisés. En d’autres termes, dans la première phase de fonctionnement du système des partis politiques allemand, ce n’étaient pas encore les partis qui prenaient les décisions. Loin s’en faut.
7Une fois le processus d’unification du Reich achevé en 1871, s’édifia en Allemagne un système politique qui se composait essentiellement de cinq partis. On distinguait plusieurs forces : le libéralisme qui incluait les partis libéraux de gauche et de droite, le conservatisme, le socialisme et le catholicisme politique. De ces courants fondamentaux émanèrent à partir des années 1860 des partis politiques qui se maintinrent jusqu’au début de la Première Guerre mondiale, bien qu’ayant subi certaines modifications.
8Bien que tous ces partis fussent des Weltanschauungsparteien en ce sens qu’ils avaient leur propre « vision du monde », ils différaient les uns des autres du point de vue de leur organisation : le spectre politique s’étendait alors des Honoratiorenparteien – partis des notables qui se composaient de la bourgeoisie possédante et cultivée, situés dans les partis libéraux de droite et de gauche – aux organisations sociales – démocrates dont les structures fonctionnelles étaient soumises à un processus de bureaucratisation croissant, et qui de plus étaient imbriquées avec de nombreuses organisations syndicales. Cela dit, nous sommes ici en présence d’un pouvoir oligarchique tel que l’avait diagnostiqué Robert Michels 1911 dans sa sociologie des partis (Soziologie des deutschen Parteiwesens).
9Or l’évolution du système des partis politiques allemands présentait d’autres particularismes :
10Tous les partis à l’exception du Zentrumspartei (Parti catholique du Centre), dont le dénominateur commun s’était résumé à la confession, étaient des partis de classe très fortement orientés vers une idéologie sociale qui se trouvaient en rapport avec la classe qu’ils représentaient.
11Le système constitutionnel de l’Empire allemand conférait aux partis certaines compétences parlementaires tant en matière budgétaire que législative, mais ne leur accordait aucun pouvoir qui leur aurait permis d’exercer un contrôle parlementaire sur le gouvernement, dans la mesure où ils auraient pu participer soit à sa formation soit à son renversement par le moyen d’une motion de censure.
12La pratique qui consistait à créer des coalitions n’existait pas, bien que Bismarck œuvrât sans cesse à la formation de majorités parlementaires et que ses successeurs fussent contraints de faire pareil afin d’éviter le refus de leur budget et de leurs projets de loi. Cette constellation se répercutait sur la mentalité politique au sein des partis ou bien encore sur la façon dont la société envisageait les partis : les partis avaient le droit d’agir de manière destructive à l’égard du gouvernement du Reich mais pas constructive. En outre, dans les premières décennies de l’Empire, deux partis se trouvèrent durablement marginalisés tant sur le plan politique qu’au niveau de la culture politique, au point même d’être qualifiés d’« ennemis du Reich » (Reichsfeinde). Ce furent, d’une part, le parti social-démocrate en raison de son internationalisme et, d’autre part, le parti du Zentrum qui regroupait les catholiques, et que l’on suspectait d’ultramontanisme, c’est-à-dire de s’orienter vers une instance non-allemande, le Vatican. Ce qui marquait la pratique politique des partis, ce n’était pas la participation au pouvoir, mais la confrontation avec le pouvoir. Le Parlement avait le droit de « parlementer », mais lorsqu’il s’agissait de procéder de manière constructive, il avait les mains liées. La dimension programmatique des partis demeura forte, la dimension pragmatique, elle, resta faible.
13Toutefois, on observera tout spécialement au cours de la dernière décennie de l’Empire, et plus précisément encore vers la fin de la Première Guerre mondiale, une transformation ostensible de la procédure constitutionnelle – on pourrait, pour ainsi dire, employer le terme de processus de « parlementarisation » – qui se déroula de manière subreptice dans certaines limites, même si ce changement n’intervint formellement que par le biais d’une modification apparemment de moindre importance à laquelle il avait été procédé dans le cadre de la réforme constitutionnelle qui avait eu lieu juste avant la Révolution du 28 octobre 1918. Quoi qu’il en soit, le fait est que, là-dessus, les fractions du Reichstag gagnèrent en assurance. Cette confiance en soi nouvellement acquise permit aux partis non seulement de développer des activités menant à la fondation d’organisations autogérées telles que la « Commission intergroupe » au sein du Reichstag en 1916 ou bien encore la réalisation d’un projet de Résolution de paix déposé au Reichstag en 1917. Les partis revendiquèrent, de fait, un rôle auquel ils ne purent accéder que sous la République de Weimar, et plus précisément à partir de 1918-1919. Or, en dépit de tous ces progrès, les mentalités politiques auxquelles je me suis référé plus haut subsistèrent quand même, si bien que c’est à juste titre que Ernst Fraenkel employa le terme de « défectuosité héréditaire » du système des partis politiques allemands (« Vorbelastung des deutschen Parlamentarismus »). Ainsi, sommes-nous ici confrontés à un élément qui s’insère dans le processus de continuité, qui, bien qu’il existât depuis le XIXe siècle, ne devait durablement influencer les formations de coalition qu’à partir des années 1920.
14Abstraction faite de la structure constitutionnelle qui attribuait au Parlement et, par conséquent, aux partis des droits leur permettant tout du moins de participer à la formation du gouvernement, et l’on soulignera ici celui de prononcer des motions de défiance, – un privilège qui était d’ailleurs ancré dans la Constitution de la République de Weimar depuis 1919 –, c’est surtout le suffrage universel qui jeta les bases du système des partis politiques allemands, des bases sur lesquelles il repose encore de nos jours. Seules la période national-socialiste (1933-1945) et la division de l’Allemagne en deux États (1949-1990) constituent une césure dans ce domaine. En effet, et cela vaut pour toute la durée de l’Empire jusqu’en 1918, la réussite d’un droit de vote qui était à l’origine considéré à l’échelle européenne comme très avancé était possible dans la mesure où deux partis pouvaient conjuguer leurs actions et ainsi établir une liste électorale commune. L’exclusion factuelle du SPD d’une telle possibilité par contre était la raison majeure pour laquelle, au cours des premières décennies de l’Empire, le SPD se trouva fortement désavantagé par rapport aux autres partis qui étaient représentés au Reichstag. La raison, entre autres, en était qu’au cours des décennies qui suivirent la proclamation de l’Empire allemand en 1871, les chances du SPD de créer une liste électorale commune étaient rendues pratiquement nulles en raison de cette marginalisation ; elles n’augmentèrent que de manière insignifiante par la suite.
15Par contre, le Zentrum, lui, avait rapidement réussi à se libérer de cette entrave. Cela dit, c’était avant tout l’injuste découpage des circonscriptions électorales dans le contexte du scrutin majoritaire qui ne tenait aucunement compte des mouvements de population de la campagne vers les villes qui eurent lieu dans le contexte de l’urbanisation de l’Allemagne qui porta le plus de préjudice au SPD. Ce n’est qu’en août 1918 dans le cadre d’une réforme qu’elle le fera. Or sa réalisation demeura lettre morte en raison de l’effondrement du Reich en 1918-1919. Mais déjà, en 1912, le SPD remportait un succès électoral fulgurant, parce qu’il avait réussi à conclure une alliance avec les libéraux de gauche lors du deuxième tour de scrutin. Pour le SPD qui avait tergiversé des décennies durant entre un programme révolutionnaire et un pragmatisme ouvert aux réformes, ce succès électoral qui, en 1912, fit de ce parti la plus grande fraction du Reichstag avec 34,8 % des suffrages, – ce score correspondait à 27,7 % des sièges au Reichstag –, équivalait à une consolidation de l’aile réformiste. Cette victoire électorale annonçait la couleur, la façon dont les dirigeants sociaux-démocrates allaient se comporter pendant la Première Guerre mondiale et tout particulièrement le rôle qu’ils allaient jouer dans le contexte de l’instauration de la République de Weimar.
16Ce mode de scrutin qui, bien qu’encadré par les principes légaux du scrutin universel, égal, secret et majoritaire, pour autant que tous les Allemands de sexe masculin en bénéficiaient, était de plus en plus ressenti comme injuste ; cela comptait parmi les raisons pour lesquelles non seulement les sociaux-démocrates, mais aussi d’autres partis de la République de Weimar aspiraient à la mise en place d’un système électoral à la proportionnelle, lequel était censé reproduire avec une minutieuse exactitude l’opinion des électeurs. Or, autant ce motif était-il honorable, autant fut-il la cause fondamentale et ce, dans un cadre légal, du morcellement du système des partis, de sorte que l’on comptait au Reichstag du temps de la République de Weimar dix-sept partis. Cet émiettement progressif des partis freinait, certes, la formation de coalitions et provoqua finalement l’émergence du mot-clé forgé par Ferdinand A. Hermens, spécialiste en matière électorale, qui a écrit un livre important, bien qu’exagéré au vu des doctrines qu’il y postule, et qui porte le titre très suggestif de Demokratie oder Anarchie. Il était d’avis comme d’autres réformateurs du mode de scrutin de la République de Weimar que la proportionnelle était une des causes primordiales non seulement de l’émiettement des partis, mais aussi de l’ascension du national-socialisme à partir de 1930 en tant que mouvement de masse. Notons que jusqu’au 14 septembre 1930 ce parti resta très minoritaire (2,6 % des voix). Le cours de l’histoire laisse, à ce stade, transparaître un net attachement aux traditions qui concerne même les grands partis politiques, car ce n’était pas seulement l’émiettement des partis qui rendait difficile les formations de coalition, mais aussi les ambitions qui accompagnaient les programmes des partis.
17Or ici, il n’y va pas seulement de la problématique du système des partis politiques sous Weimar, ni de la tentative d’en tirer les conséquences comme on l’a fait dans la période 1948-1949. Même sous la Grande Coalition qui gouverna l’Allemagne de 1966 à 1969 se raviva le débat sur le mode de scrutin, du fait qu’il se trouvait au sein des grands partis politiques allemands des adeptes du scrutin majoritaire uninominal qui voulaient supprimer le scrutin proportionnel mixte. Au nombre de ses partisans figuraient le social-démocrate Herbert Wehner, le chrétien-démocrate Paul Lücke et Theodor Freiherr von und zu Gutenberg (CSU). Ils avaient pour objectif d’instaurer le principe d’une majorité parlementaire clairement définie, qui aurait éliminé les Libéraux du Parlement, étant donné qu’ils n’avaient, jusqu’ici, pas encore gagné un seul mandat direct dans le système mixte. Lors des dernières élections au Bundestag en 2009, en dehors de la CDU-CSU et du SPD, seuls deux partis ont obtenu des mandats directs selon le scrutin majoritaire : ce furent les « Verts » (die Grünen) avec un seul mandat et « La Gauche » (die « Linke », anciennement les Communistes) avec quatre mandats. On en conclut : à l’exception de la CDU, CSU et le SPD, si le scrutin avait été purement majoritaire, la « Linke » se serait retrouvée au Bundestag sans disposer d’un nombre de sièges suffisant pour obtenir le statut de fraction parlementaire. Dans le cas où l’électeur allemand aimerait élire son représentant en fonction de facteurs locaux ou bien de manière à ce que les députés soient autonomes, le scrutin majoritaire uninominal en tant que système qui privilégie la personne au lieu du parti serait alors préférable au système existant. La formation des élites politiques au sein du Parlement s’effectuerait alors différemment. Or un tel système électoral ne serait pas « équitable » (« gerecht »), car il ne reflète pas les multiples nuances exprimant la volonté du peuple à l’égard des partis politiques.
18Les discussions que suscite le mode de scrutin en général ne se limitent d’ailleurs pas au seul territoire allemand. En France et en Italie, la législation électorale, objet de nombreux débats, a subi de temps à autre des modifications. Même les élections de la Chambre des communes en Grande Bretagne en 2005 nous livrent un exemple significatif de cette problématique en ce sens que le parti travailliste (New Labour) atteignit en mai 2005, sous la direction de Tony Blair, la majorité absolue des mandats – 356 sur 646 – avec juste 35,3 % des voix, soit 56 % des sièges. On en conclut que le mode de scrutin contribue de manière décisive non seulement à la formation des gouvernements et de leur majorité, mais aussi à la formation du système des partis et des élites parlementaires. Quand bien même le score obtenu en Grande Bretagne par les Libéraux fut considérable, il ne fut jamais assez élevé pour agir sur la construction d’un gouvernement, ce qui fut le cas jusqu’aux élections législatives du printemps 2010. Or comme ce fut la première fois qu’un parti ne fut pas en mesure d’obtenir la majorité au parlement britannique, même en Grande Bretagne, le parti le plus fort – les Conservateurs – est forcé de former un gouvernement de coalition entre les Conservateurs et les Libéraux-démocrates.
Au temps de la République de Weimar
19Une des prémisses majeures sur lequel devait reposer l’ordre constitutionnel de la République fédérale d’Allemagne résidait non seulement dans le mode de scrutin, mais aussi dans les structures du parlementarisme de la République de Weimar. En dépit de la création du parti communiste allemand en 1918-2019 et plus tard du NSDAP, le système des partis de la République de Weimar avait fait preuve d’une continuité considérable, même après avoir été remanié dans sa totalité. Or les conditions générales changèrent avec les modifications qui furent apportées à la Constitution et l’introduction du mode de scrutin. L’intention était d’édifier un système de gouvernement parlementaire, un objectif qui fut en partie réalisé, bien qu’en introduisant – de manière très inconséquente – une forte composante présidentielle, si bien que l’on parla même de semi-parlementarisme. Ainsi le Président de la République de Weimar, hormis le premier Président Friedrich Ebert, qui avait été le seul à être élu par l’Assemblée nationale constituante en 1919, possédait-il, peu avant que l’Assemblée se réunisse, une légitimité qu’il avait acquise par le vote du peuple. En vertu de l’article 25 de la Constitution de Weimar, le Président du Reich avait le droit de dissoudre le Reichstag et au titre de l’article 53, celui de nommer et révoquer le Chancelier du Reich – ce qui n’était pas, comme c’est le cas de nos jours en RFA, un droit formel mais bien réel. De plus, l’article 48 prévoyait pour le Président du Reich le droit de promulguer des décrets d’urgence et l’on constate, finalement, la présence dans la Constitution d’éléments plébiscitaires tels que les pétitions référendaires (Volksbegehren) suivies de référendums (Volksentscheide). Sur le plan constitutionnel, la position du Président du Reich était semblable à celle du Président de la République sous la Ve République en France.
20Ce compromis devait mettre un terme aux craintes qui, en 1919, s’étaient emparées des membres de l’Assemblée nationale de Weimar, d’un prétendu « absolutisme parlementaire » et de la « pruderie de partis », formules que j’ai déjà mentionnées. L’introduction d’un suffrage universel reposant sur une répartition purement proportionnelle et valant pour tous les Allemands âgés de 20 ans révolus – y compris les femmes – se range elle aussi au nombre des conséquences.
21Après 1918, le clivage à l’intérieur du libéralisme subsista. Il se présentait sous forme de deux partis : d’une part, un parti d’inspiration libérale-conservatrice, le DVP (Parti populaire allemand – Deutsche Volkspartei) présidé par Gustav Stresemann, et, d’autre part, le DDP (Parti démocratique allemand, Deutsche Demokratische Partei), parti libéral de gauche. Le conservatisme prit une dimension nationale qui trouva son expression dans la création d’un parti dont la tendance nationale-conservatrice s’accentuera plus tard, le DNVP (parti populaire national-allemand – Deutschnationale Volkspartei Deutschlands). La social-démocratie, quant à elle, se maintint d’abord de 1919 à 1922 sous la forme divisée qu’elle avait prise durant la Première Guerre mondiale avec la scission de son aile pacifiste qui s’était formée en 1915, donc au cours de la Première Guerre mondiale, et s’était installée au Parlement en 1917 sous l’appellation de USPD (Parti social-démocrate indépendant d’Allemagne) – jusqu’à sa réintégration dans le SPD en 1922. Le catholicisme politique, lui, fit preuve, avec la Deutsche Zentrumspartei, d’une continuité évidente tant sur le plan idéologique qu’organisationnel avec lequel, cependant, le BVP (parti populaire bavarois – Bayerische Volkspartei) fera scission en 1920. Reste à dire concernant le catholicisme politique que l’idée de fonder un parti qui réunisse catholiques et protestants, idée qui émergea au cours des années 1920, ne put être mise en œuvre qu’après 1945.
22Sous la République de Weimar, la formation de gouvernements ne se passa qu’une seule fois sans problème : en 1919, les sociaux-démocrates, le Zentrum et les démocrates allemands (le DDP), – et donc les partis que l’on qualifiera plus tard de « coalition de Weimar » – réunirent à eux seuls la majorité absolue des sièges au Reichstag : plus de 76 % de l’électorat allemand s’étaient exprimés en faveur de l’instauration d’une République démocratique et parlementaire. Les raisons pour lesquelles, lors des élections législatives du premier Reichstag le 6 juin 1920, qui s’étaient tenues en conformité avec la nouvelle Constitution et le nouveau droit de vote, ce pourcentage de voix s’était effondré en l’espace d’un an et demi, résidaient non seulement dans les attentes trop élevées qui avaient été placées dans le processus démocratique mais aussi les charges extrêmes qui résultaient de la Première Guerre mondiale. À eux trois, les partis de la « Coalition de Weimar » ne recueillirent plus que 43,5 % des voix. En outre, prédominait au Reichstag depuis les élections du 31 juillet 1932, selon le mot de Carl Schmitt une « majorité obstructive » (Obstruktionsmehrheit), exercée par les partis antidémocratiques, en l’occurrence le NSDAP avec 37,2 % et le KPD avec 14,2 % des suffrages, et auxquels venaient s’ajouter, de surcroît, 5,9 % des voix obtenues par le DNVP, un parti qui était aussi hostile à la démocratie weimarienne. Or, depuis la « catastrophe électorale » du 14 septembre 1930, lorsque le NSDAP qui, de parti groupusculaire qu’il était avec une représentation électorale de 2,6 % lors des élections législatives du Reichstag de 1928 réalisa une percée magistrale en s’imposant comme deuxième force politique derrière le SPD avec 18,3 % des suffrages, le transformant d’un coup en parti de masse, une formation de majorités démocratiques n’était désormais plus possible. Ainsi pourrait-on dire que le gouvernement présidentiel d’Heinrich Brüning et sa coalition minoritaire Centre-droit exercèrent le pouvoir dans une « zone d’incertitude » complète.
23La logique propagandiste du NSDAP voulait, en ce qui concerne son appellation, que l’accent fût mis sur la notion de mouvement « national » et non « de classe ». Concrètement parlant, il prétendait se démarquer des partis qui défendaient les intérêts de groupements confessionnels ou bien de certaines classes sociales : en somme, le NSDAP tenait à se présenter comme étant le seul parti qui fût en mesure de rassembler le peuple allemand au niveau national, pour la bonne et simple raison qu’il n’était pas vraiment un parti politique, mais un mouvement qui transcendait les classes sociales. Par contre, ce qui caractérisait la République de Weimar, c’était le morcellement des partis politiques et un manque général de propension au compromis, une incapacité qu’affichaient même les partis démocratiques. De plus, la participation au pouvoir des partis politiques n’était pas très appréciée par l’électorat allemand qui, la plupart du temps exprimait son mécontentement à travers des pertes de suffrages persistants qui profitaient à des partis qui, bien qu’apparentés à ceux pour lesquels il avait voté, étaient beaucoup plus radicaux. La maxime suivie par une partie de la social-démocratie selon laquelle il valait mieux faire de « l’opposition de conviction » que prendre des responsabilités politiques contribuait à ce que les députés étaient parfois amenés à refuser des projets qui avaient été élaborés par leurs propres cabinets. Ces comportements rappellent quasiment l’attitude critique adoptée par les partis de la Grande coalition à l’approche de la campagne électorale qui précéda les élections législatives en 2009.
24Ce qui frappe dans l’analyse de la République de Weimar, c’est d’une part, l’extrême fragilité de la plupart des coalitions, la Grande Coalition, par exemple qui fut en exercice entre 1928 et 1930 s’inscrit dans ce contexte de fragilité, et d’autre part, le morcellement récurrent des partis, un phénomène qui frappa non seulement le camp de gauche mais aussi les nationaux allemands et les conservateurs. Le seul parti qui fit exception à la règle fut le Zentrum, qui, grâce à sa « force d’intégration » réussit à former des coalitions contraires en Prusse, qui fut le plus grand État allemand, et au niveau du Reich, parvenant ainsi à installer un certain équilibre. On remarquera qu’en Prusse, dont le territoire s’étendait sur les deux tiers de la totalité du Reich allemand et regroupait les trois cinquièmes de la population allemande, le Zentrum favorisait une coalition centre-gauche avec les sociaux-démocrates et le parti démocrate allemand (une coalition fut complétée entre 1921 et 1924 par l’arrivée du Parti populaire allemand présidé par Gustav Stresemann). À l’échelle du Reich cependant, c’étaient souvent les coalitions avec le centre droit qui primaient pour le Parti du Centre. Au demeurant, le Zentrum et le Parti démocratique allemand furent les deux seuls partis qui se chargèrent sans broncher de la responsabilité gouvernementale. Il est à préciser ici que la structure fédérative de l’Allemagne contribue à ce que, tant dans le cas de la République de Weimar que celui de la République fédérale d’Allemagne, les formations de coalitions qui s’effectuent au niveau des Länder et fédéral doivent souvent être considérées sous l’angle de leurs rapports réciproques. En République fédérale, c’est notamment la majorité respective installée au Bundesrat, la représentation des Länder, laquelle est issue de ces coalitions, qui est déterminante.
25Le problème qui déstabilisa les partis de Weimar se situait dans le vieillissement des partis démocratiques traditionnels, tendance croissante. À cette époque, seuls deux partis pouvaient être considérés comme « jeunes » tant à l’égard de la classe d’âge de leurs membres que de leurs élites : le NSDAP et le KPD. Au vu de la vétusté de ces structures, ce n’était donc pas un hasard si ce fut précisément en 1918-2019 qu’émergèrent ces deux nouveaux partis qui incarnaient la jeunesse tant au niveau de leurs membres que de leurs permanents. Et l’on notera en passant que les formes organisationnelles de ces deux partis étaient plus modernes que celles des partis traditionnels.
26De nos jours encore, le problème du vieillissement d’un réservoir électoral au sein duquel les partis recrutent leurs adhérents ne saurait être sous-estimé, bien que la pyramide démographique ait complètement changé. La société de « Weimar » était en comparaison extraordinairement « jeune » : en 1925, 25,7 % des Allemands n’avaient pas 15 ans, 68,5 % d’entre eux avaient entre 15 et 65 ans et seuls 5,6 % de la population avait 65 ans et plus. La proportion des personnes correspondant à une tranche d’âge qui se situait entre 15 et 45 ans était de 49,3 % et équivalait donc à presque la moitié de la population. Autrement dit, 75 % des Allemands qui vivaient à cette époque n’avaient pas atteint l’âge de 45 ans. Le processus de radicalisation qui s’opérait à l’intérieur de la jeune génération constituait donc un problème central de la société weimarienne. Or c’était justement cette jeune génération qui était réceptive aux espoirs en l’avenir que propageaient d’ailleurs autant les nationaux-socialistes que les communistes. Depuis 1930, le pourcentage des catégories qui constituaient le noyau électoral du NSDAP, c’est-à-dire les abstentionnistes et les électeurs qui venaient juste d’atteindre l‘âge électoral, était fortement élevé. Or on observe, à partir de 1930, une transformation du corps électoral : beaucoup de jeunes électeurs tout comme ceux qui jusque-là avaient évité les urnes donnèrent leur voix à des partis extrémistes. Lors des élections du Reichstag qui se tinrent entre 1928 et 1933, 24 % des électeurs issus du camp des non-votants s’étaient exprimés en faveur du NSDAP ; lors des élections au Reichstag le 5 mars 1933, dont le taux de participation était très élevé : 88,04 %, 60 % des électeurs qui jusque-là s’étaient abstenus de voter ou des électeurs de vingt ans accomplis, se mobilisèrent en vue d’élire le NSDAP. Il s’agissait donc, ici, d’un énorme potentiel électoral protestataire.
27L’enseignement qu’il faut tirer de cette évolution du comportement électoral est double : d’une part, une haute fréquentation des bureaux de vote ne profite pas obligatoirement aux partis démocratiques – les exemples cités en sont la parfaite démonstration – et d’autre part, c’est justement dans le taux de participation des non-votants et des électeurs juste arrivés en âge de voter, lesquels manifestent un comportement électoral protestataire, que réside le problème fondamental. C’est ainsi que se sont passées les choses lors des avant-dernières élections au Landtag – le Parlement – du Land Saxe-Anhalt-, où une forte proportion d’électeurs de l’extrême droite est issue de ce camp. Lorsque le taux de participation est élevé, il y a de fortes chances que les partis d’extrême droite ou d’extrême gauche obtiennent un certain succès aux élections. Dans le cas de la République fédérale d’Allemagne, si le taux de participation électorale baisse, c’est dans une large mesure parce que l’électorat traditionnel des grands partis est mécontent de leurs résultats, soit en raison de leur politique sur le plan général, soit en raison des compromis qu’ils ont négociés avec leurs partenaires de coalition.
Au temps de la République fédérale
28Quelles leçons a-t-on donc tiré de l’échec de la République de Weimar ? En quoi l’ordre constitutionnel de la République fédérale d’Allemagne institué à partir de 1949 rompt-il avec le système des partis politiques de la République de Weimar ? Et dans quelle mesure s’inscrit-il dans sa continuité ? Je vais me contenter d’énoncer quelques mots clés :
29Aux termes de la Loi fondamentale fut instauré un système politique reposant sur un régime résolument parlementaire qui, en règle générale, limite le rôle du Président de la République fédérale (le Bundespräsident) à des fonctions représentatives et renforce de manière explicite, – dans un effet de balance entre les trois organes constitutionnels supérieurs : le Bundespräsident, la Bundesregierung et le Bundestag –, les fonctions du Bundestag et celles du chancelier.
30En comparaison avec le droit de nomination exercé par le Président du Reich sous la République de Weimar, le droit de nomination du président fédéral est purement formel : il est tenu de nommer chancelier celui qui dispose de la majorité parlementaire. L’élection du chancelier fédéral est en soi un acte constructif qui présuppose clairement une majorité parlementaire. La nomination d’un chancelier « minoritaire », comme ce fut le cas sous la République de Weimar à partir de 1930 avec la nomination de von Papen, Brüning, Schleicher et d’Hitler, serait, en République fédérale d’Allemagne, exclue.
31Sont également exclus – au niveau fédéral – les contrepoids de nature plébiscitaire qui tendent à limiter les pouvoirs des partis, du parlement et du gouvernement.
32Même l’élection du Bundespräsident n’est pas légitimée par le peuple : seule l’Assemblée fédérale (la Bundesversammlung), composée, d’une part, de l’ensemble des membres du Bundestag et de l’autre, d’un nombre égal de députés délégués par les Landtage (parlement des Länder ou diètes) à cet effet, et qui ne se réunit qu’à ce seul but, est en droit de procéder à une telle nomination.
33Sur le plan du droit constitutionnel, les partis sont positivement définis, vu qu’ils participent à la formation d’une volonté politique à l’opposé de la Constitution de la République de Weimar dans laquelle ils sont négativement définis comme l’article 130 le démontre : « les fonctionnaires sont les serviteurs de la totalité, non d’un parti ». Il faut, en passant, remarquer que ce fut la seule fois où, dans la Constitution de Weimar, les partis politiques furent mentionnés.
34Le mode de scrutin subit des transformations majeures en ce sens qu’un système électoral « mixte » fut élaboré alliant un mode de scrutin à la fois proportionnel et majoritaire et dans lequel, toutefois, le pourcentage des « deuxièmes voix » (Zweitstimmen) se révèle décisif pour la répartition des sièges au Bundestag. De plus, fut introduite dans la loi électorale la « barre des 5 % » (la 5 % - Hürde). Cette dernière comporte une clause exceptionnelle selon laquelle tout parti ayant obtenu au moins trois mandats directs peut entrer au Parlement, sachant que le pourcentage de deuxièmes voix obtenues par ce parti peut être porté à son actif. L’objectif de ce système électoral est clair : éviter à tout prix le morcellement de l’échiquier politique tel qu’il fut vécu sous la République de Weimar, car, à la longue, seuls les partis qui accèdent au parlement sont capables de survivre.
35L’évolution du spectre politique à partir de 1945 était déterminée par la poursuite d’un objectif : réduire les inégalités sociales à l’aide de mesures économiques et sociales. En d’autres termes, les deux éléments qui se trouvèrent dorénavant au cœur de la politique furent l’introduction de l’économie sociale de marché et la poursuite systématique d’une politique sociale. Sur le fond de cette dynamique de changement, une certaine mise à égalité des couches sociales fut dorénavant possible, si bien que l’on parlait à l’égard de la République fédérale d’une « société de classe moyenne nivelée » (nivellierte Mittelstandsgesellschaft), une société donc qui n’avait, de fait, presque plus rien en commun ni avec la société de classes déchirée qu’avait été la société de Weimar, ni avec la nouvelle société née de la dictature national-socialiste, dont les structures avaient été planifiées par le NSDAP et qui était en sa majeure partie mise au pas, de sorte qu’elle se transmutât en une Volksgemeinschaft (« communauté du peuple ») dominée par le parti nazi. Ainsi, à partir de 1945, les grands partis évoluèrent-ils tous dans une même direction, celle de partis dont la « force d’intégration » fût capable de rallier dans leur camp respectif les diverses couches sociales et ainsi de garder leur cohésion en tant que parti, et ce dans le respect des principes démocratiques. En ce qui concerne le SPD, ce processus se déroula sur le plan de la forme plus lentement, perdurant jusqu’à la mise en vigueur du Programme de Godesberg en 1959. Mentionnons que ce « Programme » était né, entre autres, de la pure nécessité, pour le SPD, de devoir s’imposer vis-à-vis du gouvernement d’Adenauer, qui avait remporté un énorme succès auprès de la population, ce que le SPD était de moins en moins en mesure de faire avec son programme traditionnel. Les partis populaires (CDU, CSU, SPD) qui ont donc vocation à représenter toutes les classes sociales, sont cependant aussi appelés à concilier les opinions autant auprès de leurs militants que de leurs électorats, et sont, de ce fait, beaucoup plus aptes à faire des compromis et former des coalitions que leurs prédécesseurs, les partis de la République de Weimar.
36De plus, dans le contexte fédéraliste allemand, la stabilité augmente en fonction de l’application du principe de subsidiarité. Les partis qui se trouvaient dans l’opposition au niveau fédéral furent souvent ceux qui remportèrent des succès électoraux sans précédent aux parlements des Länder. Le fait qu’il était relégué dans l’opposition dans les années 1950, n’empêcha pas le SPD de présenter des « ministres-présidents » (les Ministerpräsidenten) des Länder qui étaient des personnalités impressionnantes et dont l’œuvre était remarquable. On constatera, par ailleurs, que tous les grands partis qui font partie de l’opposition au niveau fédéral sont intégrés de manière constructive dans la politique fédérale par le biais du Bundesrat : un fait souvent occulté par les débats publics. Pour prendre un exemple concret, les nombreuses réformes qui constituent la Loi Harz IV ne reviennent pas au seul gouvernement Schröder ; elles représentent l’aboutissement d’un compromis reposant sur de nombreuses concessions mutuelles entre le gouvernement fédéral, la majorité parlementaire au Bundestag, et une opposition majoritaire au Bundesrat.
37Dans le cadre de l’instauration d’un système parlementaire fédéral après 1945 firent leur apparition sur l’échiquier politique allemand la CDU (l’Union des chrétiens-démocrates) et en Bavière la CSU (l’union des chrétiens sociaux). On remarquera à ce propos que certains partis hérités de la République de Weimar tels que le parti populaire bavarois (BVP) et le Zentrum continuèrent leurs activités politiques au-delà de 1945, soit le BVP en Bavière et le Zentrum en Rhénanie du Nord-Westphalie. Le FDP (le Parti démocratique libre) – les Libéraux – réussit à s’établir durablement en tant que parti rassemblant à la fois l’aile gauche et l’aile conservatrice du libéralisme, bien qu’au cours des premières décennies qui suivirent la fondation de la République fédérale d’Allemagne ce parti subit une évolution qui fut marquée à différentes reprises par des ruptures. Le SPD subsista tout d’abord sous sa forme traditionnelle, avant d’initialiser un processus de modernisation dans la deuxième moitié des années 1950. Le KPD faisait déjà figure de groupuscule lorsqu’il fut interdit en 1956 par le Tribunal Constitutionnel fédéral au motif qu’il était anticonstitutionnel. Quant à la Deutsche Kommunistische Partei (DKP) qui fut fondée dans les années 1960, sa résonance ne fut toujours que très limitée. L’interdiction en 1952 des partis extrémistes de droite se situe d’ailleurs dans le même contexte que le concept politique d’une démocratie prête à se défendre (wehrhafte Demokratie) qui procédait de la non-application voire du non-fonctionnement de la loi sur « la protection de la République » qui fut votée en 1922 (la Republikschutzgesetz). Or comme en RFA au début des années 1950 le DRP et le SRP, les groupes extrémistes de droite subsistèrent, bien qu’à l’état de groupuscules. En effet, jamais encore un parti extrémiste de droite n’a réussi à s’installer au Bundestag, quoiqu’ils soient présents dans quelques Landtage.
38La première phase du système parlementaire fédéral se caractérise par une concentration au niveau des partis. En effet, grâce à leur « force d’intégration », les grands partis – la CDU/CSU et le SPD – réussirent à absorber des partis plus modestes. Ils englobèrent la plupart des adhérents du Bayernpartei (Parti de la Bavière) créé en 1946, du Deutsche Partei (Parti allemand) et du Bloc des réfugiés (Block der Heimatvertriebenen und Entrechteten – BHE) ainsi que d’autres groupes. Ce processus de mutation structurelle fut tel qu’à partir de 1961 le Bundestag, ne se composait plus que de ces trois fractions et ce, pour une durée de 22 ans : la CDU-CSU, le SPD et le FDP, lesquelles disposaient dorénavant d’une grande capacité de former des majorités parlementaires qui, en définitive, dépendaient encore de la disposition du FDP à coaliser avec l’un des deux autres partis. Cette configuration conduisit, entre 1969 et 1982, à la formation d’une coalition socio-libérale. En 1983, se dessine une autre évolution avec l’apparition du parti des Verts sur la scène parlementaire (leur score était de 5,6 %), qui se postaient, en tant que quatrième force, juste derrière le FDP qui venait de réaliser un score de 7 %.
39Un deuxième changement intervint en 1990 – peu après la réunification – avec l’entrée au Bundestag d’un cinquième parti – le PDS (Partei des Demokratischen Sozialismus – Parti du socialisme démocratique) qui fut le successeur du parti unique de l’ancienne RDA – le Parti socialiste unifié (SED -Sozialistische Einheitspartei Deutschlands). Ce dernier qui, au niveau parlementaire, fut de prime abord considéré comme un bassin de rassemblement électoral des anciens Allemands de l’Est, en grande partie communistes, réussit dans le cadre des élections au Bundestag de 2005 à s’implanter, sous sa nouvelle appellation Die Linkspartei (la Gauche – die Linke), dans l’électorat ouest-allemand unifié, grâce auquel il améliorera son pourcentage de voix. Si après 1949 les aiguillages étaient dirigés vers une concentration du système des partis politiques allemands, force est à présent de constater qu’il s’est trouvé à partir de 1990 dans une phase de pluralisation. On en conclura que même si cinq partis sont dès lors représentés sur l’échiquier politique allemand, la situation actuelle ne saurait être comparée avec le processus de morcellement des partis tel qu’il se déroula sous la République de Weimar.
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40Ainsi, lorsque se pose la question de savoir si l’évolution historique du système des partis politiques allemands se caractérise par des continuités ou des ruptures, on constate un net amenuisement de la force de cohésion des milieux socioculturels. Alors que jusqu’à la montée en puissance du national-socialisme en 1930 les grands partis de la République de Weimar étaient – dans une faible mesure – relativement stables, il faudra attendre l’année-clé 1949 pour voir se renouveler cette stabilité. D’un autre côté, on observe, dans l’ensemble, depuis quelques années, un recul flagrant tant de l’électorat traditionnel que du nombre d’adhérents des partis politiques – une évolution qui épargne les partis les plus petits et la CSU. Or la perte de membres du SPD qui de tous les partis établis réunissait le plus de militants, progressa beaucoup plus rapidement que ce ne fut le cas pour la CDU qui est à présent le premier parti en nombre d’adhérents. Ce qui n’empêche pas qu’elle subisse, elle aussi, à partir du printemps 2010, une perte accélérée de ses membres. De plus, on remarque, depuis 1998, une nouveauté dans la formation de coalitions : la montée de l’influence des Verts sur la scène gouvernementale est un symptôme de ces mutations structurelles et identitaires. Force est de constater, au terme des élections législatives de 2005 que les partis traditionnels ne suffisent plus pour former des majorités gouvernementales, à l’exception de la Grande coalition entre CDU/CSU et le SPD qui fut au pouvoir dans la période 2005-2009. Les résultats obtenus dans le cadre des dernières élections en 2009 sont probants : la haute fluctuation d’une part des électeurs entre les divers camps politiques, c’est-à-dire ceux parmi les électeurs qui sont plus « volatiles » et, de l’autre, du pourcentage plus difficilement calculable des jeunes étant arrivés en âge de voter rend un pronostic difficile. Outre cela, les résultats obtenus lors des sondages effectués juste à la veille des élections indiquent que le pourcentage des électeurs indécis est aussi relativement élevé. Compte tenu des faibles majorités, des déviations de 1 à 2 % des sondages constituent souvent des écarts décisifs, comme ce fut par exemple le cas en 2005 lorsque la CDU dépassa de justesse le SPD. En 2002, ce fut l’inverse : le candidat nommé par la fraction CDU/CSU, Edmund Stoiber, aurait dû obtenir 6 000 voix de plus pour pouvoir devancer le SPD. Un travail gouvernemental couronné de succès ne saurait être non plus la condition sine qua non d’une réélection. Et cela n’est pas spécifique à l’Allemagne comme le prouve le cas de Wolfgang Schüssel lors des avant-dernières élections en Autriche. De nos jours, une participation au pouvoir n’est plus automatiquement un bonus, bien que le malus n’ait pas les mêmes répercussions qu’il eût sous la République de Weimar. Ce qui caractérise une partie de l’électorat « flottant » c’est, outre son incapacité de se décider pour l’un ou l’autre parti, la dépolitisation en soi d’avoir à se prononcer pour un parti ainsi qu’un comportement protestataire qui se dirige contre les décisions prises par le gouvernement trouvées injustes par le groupe. Ainsi observe-t-on, dès qu’il est question d’élections, une certaine régression des partis dans leur orientation politique, ce qui explique pourquoi les partis misent de nouveau plus fortement sur une clientèle sociale ciblée. La capacité d’intégration des grands partis politiques se trouve ainsi modifiée ou bien tout du moins partiellement affaiblie, comme le montrent les nombreuses discussions qui ont pour objet, soit l’approfondissement du fossé entre riches et pauvres, soit l’économie de marché telle que la perçoivent les libéraux, un débat qui fait rage depuis le début de la crise économique mondiale. Cela est valable nonobstant le fait que tous les grands partis se définissent en tant que partis populaires qui se situent politiquement au milieu de la société. Or, dans ce milieu, il devient de plus en plus difficile de ne pas perdre la face, et certaines tactiques électorales se réduisent à leur plus simple expression, laquelle consiste à compter sur la solidarité du bloc des électeurs traditionnels du parti tout en tentant d’obtenir des succès auprès d’autres couches électorales. Or ce jeu est risqué compte tenu de la désintégration de leur bassin de rassemblement traditionnel.
41Le bilan de cette analyse met en lumière les conclusions suivantes : en raison de l’évolution du système des partis politiques allemands depuis le XIXe siècle jusqu’à maintenant, qui laisse percevoir une certaine continuité, on constate – abstraction faite, bien sûr, de la dictature national-socialiste –, un fort ancrage des grands partis politiques allemands dans les traditions. Et cela en dépit du fait que la législation constitutionnelle et électorale se différencie complètement de celle de la République de Weimar, et tendait jusque dans les années 1990 à prendre ses distances vis-à-vis de cette époque. Il semblerait que cette tendance se modifie, tout du moins pour le moment. Quant à la gauche, on assiste, au cours des dernières années, à un durcissement idéologique ; les comportements sont de plus en plus orientés vers le changement fondamental des structures fiscales et sociales ainsi que vers la protestation, les formations de coalitions se font plus difficilement. Le taux de chômage relativement élevé et persistant a engendré en République fédérale une grande peur de l’avenir. Ce faisant, il a aussi renforcé le besoin de sécurité, ce qui nuit à l’économie de marché.
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Les territoires du politique
Ce livre est cité par
- (2021) D'une monarchie à l'autre. DOI: 10.3917/arco.bonho.2021.01.0343
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