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Les territoires du politique

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Jean Garrigues
, 
Bernard Lachaise
, 
Gilles Richard

Première partie. Figures et parcours

Maurice Colrat ou les pièges du centrisme

Gilles le Béguec

Texte intégral

1Dans la seconde moitié des années 1920 l’ancien ministre modéré Maurice Colrat avait conçu le projet de rédiger un Pourquoi je suis du centre gauche. Le livre n’est jamais paru.

  • 1 Cf. Louis Guitard, Petite Histoire de la IIIe République, Souvenirs de Maurice Colrat, Les Sept Co (...)
  • 2 Voir en particulier : le Béguec Gilles, « Prélude à un syndicalisme bourgeois (Association de défe (...)
  • 3 On se reportera en particulier à la thèse de doctorat en histoire de Christine Manigand, publiée e (...)

2Le personnage a retenu l’attention de quelques historiens grâce principalement à la véritable mine de renseignements constituée par les Souvenirs de Maurice Colrat, un petit livre publié en 1959 par l’avocat Louis Guitard, heureux bénéficiaire des confidences de l’intéressé1. En l’état actuel des travaux, les textes les plus aboutis portent sur l’action menée à la tête de l’Association de défense des classes moyennes, une organisation fondée à la veille de la guerre de 1914-1918, et aux plaidoyers en faveur de l’émergence d’un « syndicalisme bourgeois2 ». Pour le reste, les chercheurs doivent se contenter d’allusions éparses, parfois très éclairantes au demeurant, à propos notamment de tel ou tel des nombreux amis de Colrat, les frères Henry et Robert de Jouvenel, par exemple3.

3L’objet de cette étude n’est pas de retracer l’ensemble des étapes d’une carrière riche en rebondissements. Notre ambition, plus modeste, est d’apporter un certain nombre d’éléments de réponse à une question de plus vaste portée : pourquoi cette profession de foi centriste – le terme de « centre » étant ici sans doute plus adéquat que l’expression « centre gauche » – est-elle passée aux oubliettes ?

Un homme de réseau

  • 4 Maurice Colrat est entré à la Conférence Molé-Tocqueville en 1893. Il en a été le président en 190 (...)
  • 5 Le nom de M. Colrat figure sur les listes du conseil général de l’ANR pour les années 1897 et 1898 (...)
  • 6 On repère son nom, en septembre 1911, dans la liste des responsables de l’ARD du 16e arrondissemen (...)

4Le déroulement de la carrière politique de Maurice Colrat offre un prodigieux terrain d’observation à l’historien qui s’intéresse à ce type de questions, même si la carrière a finalement débouché sur l’insatisfaction et l’échec. Le deuxième secrétaire de la Conférence des avocats du barreau de Paris (promotion 1895-1896) a été en effet salué très vite comme l’un des talents parmi les plus prometteurs de la nouvelle génération républicaine et libérale, on disait alors « progressiste ». Ses années de formation ont été exemplaires : fréquentation assidue des réunions de la Conférence Molé-Tocqueville4 ; animation de groupements de jeunesse (les Jeunesses démocratiques – qu’il aurait fondées et présidées en 1900 –, le club de l’Union démocratique républicaine, dont il fut le secrétaire général) ; collaboration avec des hommes publics (Raymond Poincaré, à titre professionnel, Waldeck-Rousseau, un peu plus tard Paul Doumer, avec qui il a travaillé lors du passage de celui-ci à la présidence de la Chambre des députés en 1905-1906) ; présence dans les appareils de propagande des « proto-partis » de la mouvance modérée (l’Association nationale républicaine, le Grand cercle républicain), etc5. De même, et une fois passée le temps des apprentissages proprement dits, l’avocat devenu de plus en plus journaliste a su jouer, avec un sens étonnant de l’opportunité, sur des claviers les plus divers : la presse (avec l’aventure de L’Opinion des années 1910-1914), les groupes de pression (l’Association de défense des classes moyennes, qu’il a longtemps présidée), les associations para-politiques (l’Association nationale des Conférences) et les formations politiques en voie d’organisation (la Fédération républicaine et, de façon plus durable, l’Alliance républicaine démocratique6). L’honnêteté oblige à apporter une retouche de taille à un tableau réellement impressionnant : en dehors du bref épisode, au début de l’année 1919, de la présence au sein de la commission exécutive du Parti républicain de réorganisation nationale (ligue de la « Quatrième République »), Maurice Colrat s’est tenu, pour l’essentiel, à l’écart des équipes de direction des partis politiques auxquels il a donné son adhésion. On aura l’occasion de revenir sur ce point.

  • 7 Henri Massis a appartenu à l’équipe de L’Opinion des années 1910-1914. Après la seconde guerre mon (...)
  • 8 Sur la Gauche libérale progressiste, on se reportera à la contribution que nous avons donnée à l’o (...)

5En dernière analyse, Maurice Colrat s’est d’abord comporté sur la scène publique en homme de réseau, lié à d’autres acteurs par des amitiés et des complicités de nature très diverse : solidarité de génération (la fameuse « Génération » de Louis Guitard), solidarité de « pays » (celle des originaires du vaste bloc régional constitué par le Limousin, le Périgord, le Quercy et l’Auvergne), relations mondaines, camaraderie forgée dans le milieu du barreau parisien ou au sein des équipes de rédaction, communauté de préoccupations (avec, notamment, un intérêt marqué pour toutes les questions touchant à l’organisation professionnelle), souvenirs de combats partagés (à l’époque du ministère Waldeck-Rousseau spécialement), etc. Un point est capital : la configuration de ces réseaux s’est presque constamment jouée des frontières séparant les familles d’esprit et les ensembles politiques organisés. En dépit de quelques ruptures, au demeurant assez rares, ce centriste affiché a longtemps conservé des amis à gauche (Henry de Jouvenel, Anatole de Monzie, Joseph Paul-Boncour, sans oublier l’homme d’affaires René Wertheimer, propriétaire et directeur du quotidien L’Eclair au cours de l’année 1918-1919), au centre droit (Georges Bonnefous et dans un genre différent Alfred de Tarde) et au sein d’une droite nationaliste d’affinités barrésiennes et maurrassiennes (le fidèle Henri Massis7). Il est probable que la longue fréquentation des débats de la Conférence Molé-Tocqueville a été pour beaucoup dans l’épanouissement de cette culture de réseau, le fonctionnement harmonieux de la Conférence ayant en partie reposé au tournant du siècle sur la bonne entente entre les deux « groupes » dominants, la Gauche libérale progressiste, réunissant les modérés du centre gauche et du centre droit, et la Gauche démocratique des frères Jouvenel, réunissant radicaux et radicalisants8. Mais d’autres facteurs d’explication doivent être pris en compte, d’ordre psychologique et/ou d’ordre plus proprement politique, au premier rang desquels un idéal de modération allant de pair avec une volonté tenace de maintenir le cap au centre, ou si l’on préfère à l’extrême centre

Le cap de l’extrême centre

6Le projet un temps caressé de rédiger un Pourquoi je suis centre gauche était en pleine harmonie avec la ligne effectivement suivie depuis l’aube d’une carrière politique commencée très tôt. Pour être plus précis, on dira que Maurice Colrat a toujours veillé à maintenir le cap à l’extrême centre, jusqu’au terme de la dite carrière tout au moins. Au prix il est vrai, et c’est ce qui mérite de retenir plus particulièrement l’attention de l’historien, d’un certain nombre d’hésitations, de beaucoup de rectifications de position et de quelques faux-pas.

7L’« entrée au Forum » a été effectuée sous la bannière de ce qu’on appelait dans la décennie 1890-1900 les « progressistes », autrement dit le vaste ensemble constitué par les républicains modérés. Siégeant à la Conférence Molé-Tocqueville sur les bancs de la très active « Gauche libérale progressiste » – dont il est devenu rapidement l’un des principaux chefs de file –, le jeune collaborateur de Raymond Poincaré a ainsi milité à la fois à l’Association nationale républicaine présidée par Honoré Audiffred (en 1897 au plus tard) et au Comité des Conférences démocratiques, une cellule de propagande œuvrant dans le cadre du Grand Cercle républicain fondé en 1897 par Waldeck-Rousseau. On est ici au cœur des premières tentatives faites pour doter ce courant progressiste d’un minimum d’organisation. Tout sera remis en question, comme on sait, par la crise politique de la première moitié de l’année 1899 et la formation d’un gouvernement de « Défense républicaine » placé sous la direction de Waldeck-Rousseau.

  • 9 Cf. la lettre publique parue dans le numéro en date du 22/7/1899 du quotidien Le Siècle.
  • 10 Cf. la thèse de Christine Manigand dont il est fait mention à la note 3. Maurice Colrat a représen (...)
  • 11 Cette Association nationale des conférences, dont on repère une première trace à l’automne 1907, é (...)

8Contrairement à beaucoup de membres de la Gauche libérale progressiste, et après avoir semble-t-il un temps hésité, Maurice Colrat fait alors le choix du camp « waldeckiste », c’est-à-dire d’un centre gauche (en l’occurrence l’aile modérée du Bloc des gauches soutenant le ministère de défense républicaine) opposé à un centre droit regroupant les éléments progressistes hostiles à la politique mise en œuvre par Waldeck-Rousseau9. Dans la foulée, il participe même au lancement d’un petit club politique, l’Union démocratique républicaine, animé par de brillants jeunes gens, issus de divers horizons idéologiques, séduits par la personnalité et l’action du président du Conseil10. Mais ce choix n’est pas synonyme de rupture. Maurice Colrat reste fidèle à la Gauche libérale progressiste et prend soin de cultiver ses amitiés de l’autre côté de la frontière, d’ailleurs assez mouvante, séparant le « Bloc » de l’« Anti-bloc ». Le départ de Waldeck-Rousseau et l’arrivée au pouvoir d’Emile Combes aidant, il accepte ainsi, à la fin de l’année 1903, de faire un bout de chemin avec la Fédération républicaine progressiste nouvellement créée et d’apporter sa collaboration à l’équipe d’orateurs mise en place par Frédéric Clément et Léon Bérard pour le compte d’une association politique clairement située dans l’opposition. Les années qui suivent sont celles d’une nouvelle rectification de la position : abandonnant une Fédération républicaine trop marquée à droite sans doute à son goût, Maurice Colrat rejoint finalement – à une date qui n’a pas pu être fixée, avec davantage de précision – les rangs de l’organisation rivale, à savoir l’Alliance républicaine démocratique naguère portée sur les fonts baptismaux par Waldeck-Rousseau. Ce discret recentrage ne l’empêche d’ailleurs pas d’agir de concert avec ses amis de la Fédération – Georges Bonnefous ou Louis Madelin, par exemple – dans différents groupements situés à la périphérie du système politique proprement dit, au premier rang desquels l’Association de défense des classes moyennes et l’Association nationale des conférences11. De ce point de vue, on peut considérer L’Opinion des années 1910-1914 comme l’outil d’une synthèse permettant de dépasser les ruptures de 1899 et d’accélérer le processus de conjonction des centres.

  • 12 Nous avons nous-même fourni une brève esquisse de l’histoire de ce groupement dans une communicati (...)
  • 13 Rappelons brièvement les principales étapes du cursus parlementaire et ministériel : – Député de S (...)
  • 14 Robert de Jouvenel a mené une campagne très violente contre son ancien ami dans les colonnes de L’ (...)
  • 15 Colrat s’est lui-même expliqué des raisons de son alliance électorale avec Tardieu dans une lettre (...)

9Maurice Colrat a longtemps différé le moment de sauter le pas d’une candidature aux élections législatives, sa répugnance à l’égard des oppositions trop tranchées constituant sans doute l’une des explications de cette hésitation un peu surprenante. Tout s’est donc passé comme si la guerre de 1914-1918 avait radicalement modifié la donne. Durant les derniers mois du conflit, L’Opinion avait largement ouvert ses colonnes aux porte-parole des mouvements dits rénovateurs, en particulier aux équipes du mouvement « Probus » et du groupe des Compagnons de l’Université nouvelle. Au début de l’année 1919, Maurice Colrat a ainsi participé à la fondation d’une association politique – le Parti républicain de réorganisation nationale – militant en faveur de toute une série de réformes d’ordre institutionnel (censées déboucher sur l’avènement d’une « IVe République ») et permettant de doter cet « esprit de 1919 » d’une traduction proprement politique12. Pour des raisons mal éclaircies, l’ancien collaborateur de Raymond Poincaré – demeuré, semble-t-il, encore très proche à cette date de son « patron » – a toutefois assez vite pris ses distances, préférant descendre dans l’arène électorale en empruntant des chemins mieux balisés. Candidat dans le département de Seine-et-Oise sur une liste de large union des républicains pilotée par son ami Georges Bonnefous (Fédération républicaine) et par André Tardieu (ministre dans le gouvernement dirigé par Georges Clemenceau, étiqueté « républicain de gauche »), il a donné son adhésion au lendemain de la victoire à un groupe dit de la Gauche républicaine démocratique campant sur des positions voisines de celles de l’Alliance. Le temps des responsabilités, dans tous les sens revêtus par ce terme, était venu : successivement sous-secrétaire d’État à l’Intérieur, sous-secrétaire à la Présidence du Conseil en charge de la coordination de l’action gouvernementale et garde des Sceaux, le nouveau député de Seine-et-Oise apparaît, très vite, comme l’un des principaux leaders de la majorité se réclamant du Bloc national13. Pour une fois, sa prudence traditionnelle se trouva ainsi prise en défaut, le passage à la Chancellerie au cours de l’année 1923-1924 laissant l’image d’un homme d’ordre, n’hésitant pas à couvrir des mesures de répression (n l’occurrence les mesures visant le jeune parti communiste et ses sympathisants). Le coût de cette politique de fermeté a été élevé, y compris sur le plan personnel : déclenchement de nombreuses polémiques, rupture avec de vieux amis décidés à combattre le Bloc national par tous les moyens (Robert de Jouvenel en particulier, avec qui il avait encore dirigé, en 1919, la rédaction du quotidien L’Eclair), accumulation des malentendus avec un Raymond Poincaré toujours soucieux de ne pas heurter de front le milieu radical et enfin, en 1924, perte de son portefeuille de la Justice dans le gouvernement Poincaré reconstitué14. Brutalement désavoué, cultivant une amertume somme toute assez légitime, l’ancien homme lige du chef de l’État de la période 1913-1920 était désormais contraint de faire sa paix avec André Tardieu et de rejoindre, dans la perspective des élections législatives du mois de mai, la liste dont Tardieu était le véritable chef de file15. Autrement dit de contracter une bonne et belle alliance avec l’un des plus fermes opposants aux politiques mises en œuvre durant la période 1921-1924. Ce choix, violemment critiqué, était le bon : Maurice Colrat a été aisément réélu alors qu’André Tardieu lui-même a été battu.

  • 16 Le groupe comptait 43 membres, dont 12 anciens ministres.
  • 17 Fondée en 1925, la Gauche indépendante comptait 14 membres, transfuges de la GRD, parmi lesquels Y (...)

10Au sein de cette nouvelle Chambre dominée par une majorité de gauche au demeurant assez fragile, Maurice Colrat a beaucoup fait pour rectifier l’image trop droitière laissée par le garde des Sceaux de l’année 1923-1924. Dans un premier temps, il a choisi de s’inscrire au groupe de la Gauche républicaine démocratique reconstituée sous la houlette de Pierre-Étienne Flandin, c’est-à-dire à la formation parlementaire réunissant les éléments les plus conciliants de l’opposition16. Dans un second temps, à l’automne 1925, il a franchi un pas supplémentaire, plaidant en faveur d’un retour à la formule de « concentration républicaine » et participant, aux côtés de son ancien collègue Yves Le Trocquer, à la mise en place d’un nouveau groupe, la Gauche indépendante, occupant une position intermédiaire entre la majorité et l’opposition. Quelques semaines plus tard, début janvier 1926, il a également décidé de reprendre personnellement la direction de L’Opinion et d’imprimer à l’hebdomadaire une ligne politique inspirée du même esprit17. On verra un peu plus loin que le contenu idéologique de beaucoup d’articles n’était pas tout à fait en harmonie avec cette option de teinte centre gauche. Mais il s’agit d’une autre histoire.

  • 18 Toute l’affaire est racontée, avec un grand luxe de détails, dans le livre publié en 1928 par Geor (...)

11Cette opération de recentrage devait se solder par un véritable désastre, en d’autres termes par un faux-pas spectaculaire compromettant tout le reste de la carrière. Lors de la crise multiforme de juillet 1926, l’ancien lieutenant de Raymond Poincaré accepta en effet l’offre du portefeuille de la Justice, avec rang de vice-président du Conseil chargé des « Affaires d’Alsace-Lorraine », faite par Édouard Herriot dans le but de constituer un gouvernement qui devait être renversé le jour même de sa présentation devant la Chambre des députés. Cette décision hasardeuse était sans doute dans la logique politique qui avait présidé à la formation du groupe de la Gauche indépendante quelques mois plus tôt. Mais dans le climat de tension extrême du début de l’été 1926, ce passage à l’acte prenait inévitablement l’allure d’une participation à une manœuvre de sauvetage d’un Cartel des gauches en perdition. Il est probable que Maurice Colrat n’a pas alors bien mesuré l’ampleur du risque ainsi encouru et que, indépendamment des réflexes de pure vanité, il ait été mu par deux types de considérations, de nature fort différente : d’un côté, la conscience de la gravité de la situation dans les trois départements d’Alsace-Lorraine et le désir d’apporter sa contribution à la tâche d’apaisement ; de l’autre, la complicité avec le vieux camarade que n’avait jamais cessé d’être Anatole de Monzie18. Jouant dans toute cette opération de juillet 1926 sa carte personnelle, avec beaucoup de panache, l’entreprenant sénateur du Lot s’était d’ailleurs montré très pressant.

12Quelles qu’aient été finalement les motivations intimes, l’éphémère vice-président du Conseil de juillet 1926 a payé ce choix au prix fort. Aux yeux de toute une partie de la droite modérée, la participation de Maurice Colrat au gouvernement mort-né dirigé par Édouard Herriot a été en effet regardée comme une sorte de trahison. On a ainsi de solides raisons de penser que l’échec subi lors des élections législatives de 1928 en Seine-et-Oise a été dû pour une bonne part à la virulence de ce sentiment de trahison. La sanction électorale, puisque sanction il y a bel et bien eu, a d’ailleurs été infligée de propos délibéré, le jeune Centre de propagande des républicains nationaux animé par Henri de Kerillis ayant joué un rôle non négligeable dans l’affaire.

  • 19 Une précision mérite d’être ajoutée : il aurait été question, en décembre 1940, de faire appel à C (...)

13Cette défaite humiliante a mis un terme à la carrière proprement politique de Maurice Colrat19. L’ancien député des années 1919-1928 a d’ailleurs jeté l’éponge avec une facilité étonnante, demeurant à l’écart de la compétition de 1932 et ne donnant pas suite à des projets (ou des propositions ?) de candidature dans l’Aveyron en 1936. Au cours de cette même année 1936, il s’est laissé convaincre de reprendre du service à la tête d’une Association des classes moyennes secouée de sa longue torpeur. Mais ce que nous savons aujourd’hui du mouvement d’organisation des classes moyennes durant ces années de l’avant-guerre invite à la double conclusion du caractère passablement artificiel de cette opération de relance et de l’installation de l’ex-chantre du « syndicalisme bourgeois » dans une position que l’on est tenté de qualifier d’honorifique. En dernière analyse, le personnage public de Colrat a donc tendu à se confondre avec celui de l’homme de presse, c’est-à-dire de l’auteur d’articles, souvent remarqués, publiés dans de nombreux journaux et périodiques et, de manière plus confidentielle, de conseiller avisé dans des affaires délicates touchant au « Quatrième pouvoir ». Par le monde des lecteurs de journaux, qui n’était pas alors un petit monde, le marquis de Montrozier ne faisait désormais plus qu’un avec « Monsieur de La Palisse », en référence à la signature figurant au bas de ses articles du Petit Journal.

Une fausse rencontre ?

14Par bien des côtés, cette histoire est celle d’un échec, ou si l’on préfère d’un double échec. Commencée sous le signe des plus belles promesses, la carrière de ce cadet plein d’allant et de talent, a débouché sur une impasse. Parallèlement, la volonté de maintenir le cap au centre, qui avait constitué le fil conducteur du parcours proprement politique, n’a pas résisté aux déconvenues de 1926-1928 : écarté du Parlement, l’ancien député modéré a renoncé au projet de rédiger un Pourquoi je suis centre gauche et a progressivement glissé vers des positions idéologiques proches de celles d’une droite conservatrice tout à fait classique, au point de donner un temps des articles de tonalité très « maréchaliste » à la Revue universelle de son ami Henri Massis, un ancien, il est vrai, de la rédaction de L’Opinion de la grande époque.

15À ce double échec, on peut trouver trois séries d’explications, qui, au-delà du cas personnel de Maurice Colrat, permettent d’entrer plus avant dans l’intelligence des difficultés, des ambiguïtés et des pièges d’une certaine forme de centrisme dans le système de la IIIe République à son déclin.

16À l’évidence, les facteurs liés à la tournure d’esprit et au caractère ont pesé d’un poids très lourd. À y regarder d’un peu près, la carrière de Maurice Colrat porte en effet la marque de l’inachèvement, ou pour être plus précis de la répugnance à aller jusqu’au bout des projets envisagés et des choix effectués. Le brillant lauréat de la Conférence du stage des avocats a vite déserté l’univers des barreaux. Homme de contacts et de réseaux, impliqué dans la vie d’une foule de groupements, le virtuose des montages politiques complexes et subtils des années de jeunesse a négligé de jouer durablement la carte des formations organisées, se désintéressant par exemple, de façon surprenante, du sort du Parti républicain de réorganisation nationale (IVe République) qu’il avait contribué à fonder au début de l’année 1919 et qui faisait écho à quelques-uns des thèmes développés dans les colonnes de L’Opinion avant la guerre. Président de l’Association de défense des classes moyennes, il a laissé dépérir son enfant dès 1919-1920 et a cédé à d’autres personnages publics – Étienne Clémentel et son ami Henry de Jouvenel, notamment – le soin de piloter le mouvement d’organisation professionnelle des milieux « bourgeois ». Au total, tout s’est donc passé comme si l’homme d’action avait été étouffé par le spectateur jetant volontiers un regard ironique sur les gens et sur les choses, et par le commentateur ; à l’instar de plusieurs des hommes de sa génération, Jouvenel, et, sous une forme différente, Tardieu, Maurice Colrat a finalement donné la priorité au journalisme, un journalisme faisant en l’occurrence la part belle aux réactions d’humeur du moment.

  • 20 On se contentera de rappeler ici que Maurice Colrat, « marquis de Montrozier », était le neveu par (...)
  • 21 Cf. L’Opinion, 1er avril 1936. Fonctionnaire à la Chambre des députés, Pierre de Pressac avait suc (...)

17Le choix d’une stratégie de « concentration républicaine » impliquant, bon gré mal gré, la recherche de points d’accord avec les radicaux, avec une partie des radicaux à tout le moins, allait parallèlement à l’encontre d’un certain nombre de réalités d’ordre sociologique. De par ses attaches familiales, son éducation initiale et ses relations mondaines, Colrat appartenait en effet à la frange supérieure de la société française20. Durant la phase proprement active de sa carrière, le parti-pris du réalisme politique doublé d’un sens aigu de la camaraderie a fait contrepoids aux tenaces préjugés liés à la culture de son milieu. Mais une lecture un tant soit peu attentive des articles parus dans L’Opinion de la grande époque et, d’une façon plus générale, la prise en compte de la coloration très élitiste de l’hebdomadaire montrent que les préjugés en question n’avaient jamais été totalement surmontés. Une fois venu le temps des échecs, et le spectacle de l’accentuation du processus de démocratisation de la vie publique aidant, ils ont ainsi refait aisément surface. Maurice Colrat s’en est d’ailleurs lui-même clairement expliqué à l’occasion de confidences faites à Pierre de Pressac, son successeur à la tête de la rédaction de L’Opinion, lors des élections législatives de 1936. On ne résistera pas au plaisir d’extraire de l’article consacré par Pierre de Pressac à « M. André Tardieu et la crise du régime » le membre de phrase résumant l’essentiel du diagnostic pessimiste formulé par Colrat sur l’avenir du régime parlementaire, assimilé à un « jeu très noble, très subtil et très délicat qui ne convient qu’à une élite soucieuse de la règle du jeu et sachant jouer en gens du monde. Dès que le nombre s’en mêle, et que des individus douteux maculent ou cornent les cartes tout est fichu21 ». C’est, à l’état presque chimiquement pur, du Charles Benoist, autre grand désenchanté du parlementarisme, pourfendeur du « n’importequisme », avec une touche d’arrogance aristocratique en plus.

  • 22 Le jeune Colrat professe un libéralisme à forte connotation conservatrice. Dans le discours pronon (...)

18L’examen du texte cité dans les lignes qui précèdent invite à prendre en compte une troisième clef d’interprétation, à savoir la question de l’écart entre le soubassement idéologique et les choix effectués concrètement sur la scène politique et parlementaire. Comme dans le cas d’un Charles Benoist, et d’une certaine façon d’un André Tardieu, le sentiment d’amertume né d’une cascade de déceptions et d’un constat d’échec a entraîné ce qu’on peut appeler une « dérive », en d’autres termes un repli sur un système de valeurs aux antipodes de l’idéal proprement démocratique. Mais chez Colrat la contradiction – dans la mesure où l’on peut parler de contradiction – était sans doute très ancienne : les premiers écrits, en particulier le discours prononcé en 1896 en qualité de troisième secrétaire de la Conférence des avocats, sont frappés au sceau d’un libéralisme à fortes connotations conservatrices22. Une dizaine d’années plus tard, le directeur de L’Opinion, rallié à l’Alliance républicaine démocratique, accueille dans l’équipe de sa feuille hebdomadaire des écrivains, un Henri Massis ou un Gonzague Truc par exemple, beaucoup plus proches de la famille nationaliste que du courant « républicain de gauche » incarné théoriquement par l’Alliance. Autre pièce, encore plus importante, à verser à cette partie du dossier : alors que L’Opinion des années 1910-1914 ouvrait largement ses colonnes à des journalistes, tels le jeune Robert de Jouvenel ou le futur ministre de l’Instruction publique du Cartel des gauches François Albert, de sensibilité radicale, ce contrepoids intellectuel et idéologique a disparu de la rédaction d’un périodique repris en mains, en 1925, par un Colrat pourtant résolu à jouer à ce moment précis la carte de la concentration républicaine. En d’autres termes, l’écart devenait pratiquement fossé.

19Il n’y a pas de raison sérieuse de mettre en doute la sincérité de l’option centriste du jeune Maurice Colrat. Au sein du monde des notables, ce choix d’une voie moyenne, d’inspiration à la fois libérale et républicaine, a d’ailleurs été partagé par une frange importante de la nouvelle génération politique, une génération soucieuse de renouer à sa manière avec la glorieuse tradition du « centre gauche » des premières années du régime. Mais la volonté de maintenir à tout prix le cap à l’extrême centre constituait un exercice périlleux, le déplacement constant, ou quasi constant, de la ligne frontière séparant la droite de la gauche obligeant à des repositionnements successifs heurtant de plein fouet toute une série de pesanteurs d’ordre idéologique, d’ordre sociologique et d’ordre électoral. Le cas Colrat est exemplaire dans la mesure où il montre qu’une telle volonté fonctionne parfois comme un piège.

Notes

1 Cf. Louis Guitard, Petite Histoire de la IIIe République, Souvenirs de Maurice Colrat, Les Sept Couleurs, 1959, Préface de Joseph Paul-Boncour. Louis Guitard est l’un des premiers auteurs à avoir introduit le concept de « génération » en histoire politique. Né en 1872, Maurice Colrat est mort en 1954. Henry Lémery était de 1872, J. Paul-Boncour de 1873, Léon Bérard, Henry de Jouvenel et Anatole de Monzie de 1876.

2 Voir en particulier : le Béguec Gilles, « Prélude à un syndicalisme bourgeois (Association de défense des classes moyennes, 1907-1939) », Vingtième siècle, Revue d’histoire, no 37, janvier-mars 1993, p. 93-104. Ruhlmann, Jean, Ni bourgeois ni prolétaire. La défense des classes moyennes en France au XXe siècle, Seuil, Paris, 2001, 462 p., Préface de Serge Berstein.

3 On se reportera en particulier à la thèse de doctorat en histoire de Christine Manigand, publiée en octobre 2000, aux Presses universitaires de Limoges, sous le titre Henry de Jouvenel, 322 p., voir surtout les p. 31-51, consacrées à la « génération » et à l’Union républicaine démocratique. Voir également, un peu plus loin, les références concernant la Conférence Molé-Tocqueville et le groupe de la Gauche libérale progressiste fonctionnant dans le cadre de la Conférence.

4 Maurice Colrat est entré à la Conférence Molé-Tocqueville en 1893. Il en a été le président en 1903, au titre de la Gauche libérale progressiste.

5 Le nom de M. Colrat figure sur les listes du conseil général de l’ANR pour les années 1897 et 1898. Il disparaît en 1902, mais nous ne disposons pas de listes pour les années 1899, 1900 et 1901. Il est probable qu’il a quitté l’Association à la fin 1899, quand celle-ci a rompu avec Waldeck-Rousseau.

6 On repère son nom, en septembre 1911, dans la liste des responsables de l’ARD du 16e arrondissement de Paris où il résidait. Son adhésion est sans doute très antérieure.

7 Henri Massis a appartenu à l’équipe de L’Opinion des années 1910-1914. Après la seconde guerre mondiale, Colrat organisait chez lui, chaque lundi, un diner amical réunissant Léon Bérard, Henry Lémery et Henri Massis. On notera que les hommes de l’Action française ont toujours eu un petit faible pour Colrat. Dans la partie de ses souvenirs parue en 1933 sous le titre Député de Paris, 1919-1924, Léon Daudet parlera d’une « fermeté d’âme et un esprit de justice bien rares chez les ministres de la République ».

8 Sur la Gauche libérale progressiste, on se reportera à la contribution que nous avons donnée à l’ouvrage collectif La Politique et la Guerre. Pour comprendre le XXe siècle européen. Hommage à Jean-Jacques Becker, Noesis, Paris, 2002, sous le titre « Entre modérantisme et nationalisme », p. 488-507.

9 Cf. la lettre publique parue dans le numéro en date du 22/7/1899 du quotidien Le Siècle.

10 Cf. la thèse de Christine Manigand dont il est fait mention à la note 3. Maurice Colrat a représenté, avec Joseph Paul-Boncour, cette UDR au « Congrès de la Jeunesse » organisé à la fin novembre 1900.

11 Cette Association nationale des conférences, dont on repère une première trace à l’automne 1907, était présidée par l’ancien député progressiste Jacques Drake del Castillo, Colrat remplissant les fonctions de secrétaire général. Jacques Bardoux, Georges Bonnefous, Charles Brun, André Lichtenberger (l’un des piliers de la rédaction de L’Opinion), Louis Madelin, Louis Marin et André Tardieu siégeaient au conseil d’administration. Colrat a également participé, au début de l’année 1914, aux activités de la Ligue de représentation professionnelle et d’action régionaliste fondée par Jean Hennessy. Colrat fut également, au début de l’année 1914, l’un des principaux animateurs du Comité extraparlementaire de la réforme électorale, dirigé par son ami Lémery.

12 Nous avons nous-même fourni une brève esquisse de l’histoire de ce groupement dans une communication intitulée « Premiers rassemblements d’objectifs : le mouvement Quatrième République et l’Union pour la Nation » publiée dans le Cahier no 4 de la Fondation Charles de Gaulle, La Genèse du RPF, 1997, p. 23-38.

13 Rappelons brièvement les principales étapes du cursus parlementaire et ministériel : – Député de Seine-et-Oise de 1919 à 1928, battu lors du renouvellement général de 1928 – Sous-secrétaire à l’Intérieur (janvier 1921-janvier 1922) – Sous-secrétaire à la présidence du Conseil (janvier 1922-octobre 1922) – Ministre de la Justice (octobre 1922-mars 1924) – Vice-président du Conseil, ministre de la Justice (19-22 juillet 1926).

14 Robert de Jouvenel a mené une campagne très violente contre son ancien ami dans les colonnes de L’œuvre. Voir spécialement les articles en date des 6, 21, 26, 29 et 30 mai 1923. Dans le numéro du 15 avril 1924, il titrait son article : « MM. Colrat et Tardieu se réconcilient contre la République. »

15 Colrat s’est lui-même expliqué des raisons de son alliance électorale avec Tardieu dans une lettre publiée par L’Opinion dans le numéro du 8 avril 1924. On remarquera l’utilisation du tutoiement.

16 Le groupe comptait 43 membres, dont 12 anciens ministres.

17 Fondée en 1925, la Gauche indépendante comptait 14 membres, transfuges de la GRD, parmi lesquels Yves Le Trocquer, qui venait de démissionner du comité directeur de la Ligue républicaine nationale. Le groupe était présidé par Jean Carnot, un des dirigeants de l’Alliance démocratique. Sur les motivations de Colrat, on se reportera aux articles parus dans L’Opinion, en particulier dans les numéros du 24/10/1925 et du 9/1/1926. Selon toute vraisemblance, l’entrée du jeune René Pleven dans l’équipe de rédaction de L’Opinion s’est faite par l’intermédiaire de Le Trocquer. Pleven a donné des articles sur les problèmes économiques et financiers de façon très régulière au cours de l’année 1925-1926.

18 Toute l’affaire est racontée, avec un grand luxe de détails, dans le livre publié en 1928 par Georges Suarez, aux Éditions de France, sous le titre De Poincaré à Poincaré. Voir notamment le chapitre V. À l’évidence, Suarez a bénéficié des confidences de Colrat. On notera que Colrat et Monzie ont eu un collaborateur commun au cours de leur carrière ministérielle : Paul Souchier (1888-1938), secrétaire général de la préfecture du Lot en 1918, chef de cabinet de Colrat à la Chancellerie en 1923, entré au Conseil d’État la même année par la grâce de celui-ci.

19 Une précision mérite d’être ajoutée : il aurait été question, en décembre 1940, de faire appel à Colrat pour occuper un « ministère de la Propagande ». Voir à ce sujet, Pierre Nicolle, Cinquante ans d’armistice, Tome I, Éditions André Bonne, 1947, p. 145. Témoin bien informé, P. Nicolle avait sans doute été en contact avec Colrat dans le monde des groupes de pression durant les années 1930. Rappelons aussi qu’Henri Massis, très proche du Maréchal, était un vieil ami de Colrat.

20 On se contentera de rappeler ici que Maurice Colrat, « marquis de Montrozier », était le neveu par alliance du grand industriel Maurice Fenaille (1855-1937) et le cousin du comte Robert de Billy (1894-1991), une personnalité très en vue dans les cercles mondains de l’entre-deux-guerres.

21 Cf. L’Opinion, 1er avril 1936. Fonctionnaire à la Chambre des députés, Pierre de Pressac avait succédé à Colrat à la direction de l’hebdomadaire. Les réflexions de cette nature n’étaient pas nouvelles. Le 3 janvier 1925, au moment même où il reprenait la direction de L’Opinion, Colrat dissertait dans l’hebdomadaire sur le devoir des « élites », « ou si l’on préfère des « capacités ».

22 Le jeune Colrat professe un libéralisme à forte connotation conservatrice. Dans le discours prononcé au Palais, le 21 novembre 1896, on repère la phrase suivante : « Rien ne paraît plus opposé à l’individualisme que le dogme et le culte de l’État Providence… » Rappelons que l’ami Monzie militait alors aux Étudiants collectivistes.

Auteur

Professeur émérite d’histoire contemporaine, université de Paris Ouest Défense.

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