D’Adolphe Thiers à Antoine Pinay : l’autre famille des hommes providentiels
p. 47-58
Texte intégral
1De Bonaparte jusqu’à de Gaulle, à chaque fois qu’elle a été confrontée à une situation de crise, aux guerres comme aux « fièvres hexagonales » décrites par Michel Winock, la République a eu la tentation d’un homme providentiel, d’un héros capable de trancher le nœud gordien de nos malheurs et de nos incertitudes1.
2Dans un essai pionnier, Raoul Girardet a recensé cette fascination pour le « sauveur » parmi les « mythes et mythologies politiques » qui ont imprégné notre histoire contemporaine2. Il en inventorie quatre modèles, qui peuvent se combiner : celui d’Alexandre, le conquérant dont Bonaparte est l’archétype ; celui de modèle Moïse, le prophète dont le destin individuel s’identifie au destin collectif de la nation, tel le général de Gaulle en 1940 ; celui de Solon, le législateur, le refondateur qui rompt avec le passé, tel ce même de Gaulle en 1958. Enfin, celui de Cincinnatus, le vieil homme illustre et sage rappelé à la tête d’un peuple dans le malheur, tels Adolphe Thiers en 1870, Georges Clemenceau en 1917 ou Gaston Doumergue en 1934.
3L’historiographie du mythe est riche pour les trois premiers modèles cités, autour des figures emblématiques de Bonaparte, de Pétain et du général de Gaulle3. En revanche, elle mérite d’être revisitée en ce qui concerne la famille des Cincinnatus, une famille par ailleurs très complexe et contrastée, et dans laquelle peut s’inscrire Antoine Pinay. C’est pourquoi, dans l’héritage des travaux pionniers de Sylvie Guillaume, il nous semble très stimulant de porter notre attention sur cette mythologie particulière des sauveurs modérés, qui ont longtemps souffert de la désaffection des historiens4.
4De l’orléaniste Adolphe Thiers, plébiscité en 1871 pour mettre fin à la guerre et à l’occupation prussienne, au libéral Antoine Pinay, reconnu comme le sauveur du franc en 1952, en passant par Raymond Poincaré et Gaston Doumergue, il y a une sorte de fil conducteur qui raconte les aspirations d’une certaine France à la stabilité économique et à l’ordre social. Politiquement modérés, socialement conservateurs, dépourvus d’éloquence tribunicienne, de charisme et de panache, voici donc quatre personnalités que rien ne prédisposait à incarner cette récurrente fascination française pour l’homme providentiel. C’est ce qui rend l’étude de leurs « mythes » d’autant plus passionnante.
5Quelles circonstances mais aussi quels moyens, quel discours, quelles images les ont propulsés au statut de sauveur ? Quelles ont été les formes de leur état de grâce et de leur idolâtrie ? Enfin, comment ont-ils passé le cap difficile de la postérité et du mythe ? Telles sont les questions que posera cette étude, en guise d’ébauche de travaux à venir.
L’ultime recours
6À l’instar des autres modèles d’hommes providentiels, le Cincinnatus français apparaît comme l’ultime recours dans les moments de crise. L’élection de Thiers à la tête du pouvoir exécutif de la République française, le 17 février 1871, répond au désarroi d’une France vaincue, occupée, déboussolée, qui se donne à un vieux sage expérimenté, ancien ministre de Louis-Philippe, opposant déterminé mais pragmatique au Second Empire, respecté par les modérés de tous bords. Son triomphe lors des élections du 8 février 1871, qui l’ont vu se faire élire dans vingt-six départements, est la marque de ce respect unanime. « L’Assemblée ne pouvait hésiter à remettre le Gouvernement entre les mains de M. Thiers. Elle n’avait pas à le choisir, elle n’avait qu’à suivre les indications du pays », écrira Jules Simon, car « tout le monde, amis et ennemis, savait qu’il était notre seul homme d’État, et que son nom était pour nous une protection, une force morale5 ».
7De même, qu’attendent les Français à l’été 1926, en pleine panique financière, alors que le franc s’effondre par rapport à la livre sterling britannique et que les anciens combattants, soutenus par l’extrême droite, manifestent aux alentours du Palais-Bourbon ? Ils attendent un expert et un père, un spécialiste avéré des questions monétaires et surtout un rassembleur de la nation. Un nom s’impose : celui de Raymond Poincaré. Celui qui a « incarné l’union sacrée aux heures tragiques de la guerre », écrit Le Temps du 23 juillet 1926, « peut incarner aujourd’hui, aux heures difficiles de la crise financière, l’union nationale que tous les Français, sauf les amateurs de désordre, réclament ». Il semble, peut-on lire dans le même journal, qu’un « souffle irrésistible porte le ministère d’union nationale » car le « pays sent d’instinct que, seul, il peut être l’instrument de son salut financier ».
8Au sortir de la crise du 6 février 1934, ce n’est pas un hasard si ce même Poincaré vient en personne accueillir à la gare d’Orsay l’ancien président de la République, Cincinnatus revenu de sa retraite de Tournefeuille : Gaston Doumergue. Ce que souligne l’éditorial du Temps du 9 février 1934, évoquant le « miracle » du « redressement effectué par M. Poincaré en 1926 » :
« Le redressement qui s’annonce avec l’entrée en scène de M. Gaston Doumergue et le retour à l’esprit d’union ne tarderont pas […] C’est parce que M. Doumergue est vénéré de tous pour la dignité de sa vie politique, pour son bon sens et pour son patriotisme, qu’on voit maintenant en lui l’homme dont la nation a besoin. »
9C’est ainsi que réapparaît la figure de l’homme providentiel, associée à l’image du républicain consensuel et patriote.
10Et c’est encore au « poincarisme », c’est-à-dire « l’art de rattraper le franc au bord de l’abîme », que fait référence l’hebdomadaire Paris-Match lorsqu’Antoine Pinay, député-maire de Saint-Chamond, est nommé chef du gouvernement, le 6 mars 1952, par le président de la République Vincent Auriol. Certes, à la différence de Thiers, Poincaré et de Doumergue, Pinay est peu connu du grand public lorsqu’il est appelé au pouvoir. L’anecdote veut même qu’il ait été refoulé par les gardes de l’Élysée lorsqu’il est venu voir le président Auriol, vers quatre heures du matin, pour mettre au point son investiture6. Mais, comme ses illustres prédécesseurs, il doit faire face à une crise grave, qui met le franc en péril, et qui révèle l’impuissance du « système des partis ». Comme eux, il va susciter en quelques jours une véritable idolâtrie messianique.
L’idolâtrie
11A priori, tout oppose le Cincinnatus français à la dramatisation héroïque dont s’imprègne la mythologie de l’homme providentiel. Adolphe Thiers, le vieil orléaniste qui s’est toujours défié de la « vile multitude », Raymond Poincaré, l’économiste expert qui endort l’hémicycle sous des tombereaux de chiffres, Gaston Doumergue le placide retraité de Tournefeuille ou Antoine Pinay, le petit industriel de Saint-Chamond apparaissent aux antipodes du charisme messianique qui peut remuer le cœur des foules. Et pourtant, la moindre des surprises n’est pas de constater à quel point, chacun à sa façon, ces figures tièdes ou recuites de Cincinnatus à la française ont pu susciter l’adhésion, voire l’enthousiasme d’une grande partie des Français.
12Lorsque Thiers arrive au pouvoir en février 1871, un écrivain républicain comme Émile Zola le reconnaît comme « le génie français incarné », « éminemment français » parce qu’il « est la France » et parce que « jamais personne n’a réuni à pareil degré les qualités moyennes de notre pays7 ». En dépit du massacre de la Commune, son prestige ne se dément pas, bien au contraire, car il devient pour beaucoup, notamment dans les campagnes, le rempart de l’ordre contre le péril rouge. Lors de la revue militaire organisée à Longchamp, le 29 juin 1871, la presse souligne « l’ovation enthousiaste faite par le public » au chef du pouvoir exécutif, ajoutant que ce dernier « paraissait extrêmement ému » de ces démonstrations spontanées8. Lorsqu’est votée la proposition Rivet lui conférant le titre de président de la République, Émile Zola s’exclame : « La France entière est avec vous9. »
13En témoigne le journaliste politique Paul Bosq, racontant qu’il y a « chaque jour un interminable défilé […] de républicains venus des quatre coins de la France pour apporter au Chef du Pouvoir exécutif les félicitations et les vœux de ses concitoyens10 ». En témoigne surtout la profusion des brochures publiées en sa faveur, comme aux plus beaux jours du bonapartisme. L’une se réjouit que « La Providence » ait réservé au « patriotisme » de Thiers « l’œuvre la plus glorieuse » : « sortir une nation de ses ruines et lui donner une vie nouvelle11 ». Une autre, sous forme de « Souvenir Poétique », exalte « ce grand et puissant orateur/Apprécié partout, en tout homme de cœur,/Érudit et profond, fidèle ami de l’ordre », qui « agit pour le bien, réprime le désordre12 ».
14Ce sont les thèmes majeurs que l’on retrouve dans les très nombreuses adresses et pétitions en sa faveur qui affluent à Versailles. Parmi des milliers, retenons celle d’Ally (Cantal), le 4 juin 1871, qui le nomme « sauveur de la patrie », ou celle du conseil municipal de Rouen, en date du 26 mai 1871, remerciant Thiers et l’armée française d’avoir « sauvé la civilisation en péril » contre la révolte parisienne13. Ce n’est bien sûr qu’une photographie partielle de l’état de l’opinion à l’époque, mais elle est corroborée par plusieurs indices, notamment le succès des emprunts contractés pour rembourser la dette de guerre aux Allemands et la percée des républicains modérés dans les élections partielles. Dessinant Thiers portant la République dans ses bras, tel Paul enlevant Virginie, le fervent républicain André Gill reconnaît que « le vin de 1872 », « ni trop de blanc, ni trop de rouge », est celui qui convient le mieux aux Français14.
15Si le soufflé des pétitions en sa faveur semble être retombé après l’été 1871, au terme de son bras-de-fer avec les communards, il remonte à nouveau après son Message présidentiel du 13 novembre 1872, par lequel il affirme son engagement en faveur de la République. « Vous avez plus fait que les grands hommes des Républiques antiques et que Washington en Amérique », lui écrit le conseil municipal de Terguiers (Aisne), le 24 novembre 1872. Une nouvelle vague thiériste suit après la signature du traité franco-allemand permettant la libération anticipée du territoire, le 15 mars 1873, notamment en provenance des départements de l’Est. C’est pour lui que sont fabriqués les premiers objets attestant d’un véritable culte de la personnalité. Après les images d’Épinal des deux Bonaparte, et avant la déferlante d’objets boulangistes, le chef du pouvoir exécutif inspire des pipes à son effigie15. Une lithographie de l’époque le représente apportant « les bienfaits de la paix » aux paysans, aux artisans et aux ouvriers au travail16. C’est ainsi que l’orléaniste Monsieur Thiers, qui fustigeait en 1850 la « vile multitude », est devenu, au moins dans la France de province, un personnage populaire.
16Un même sentiment de respect anime les commentateurs lorsque Raymond Poincaré constitue son gouvernement d’union nationale en juillet 1926. « Un souffle irrésistible porte le ministère d’union nationale. Le pays sent, d’instinct, que seul il peut être l’instrument de son salut financier. », lit-on dans Le Temps, le quotidien de référence17. Ajoutons que cet enthousiasme messianique semble partagé par l’ensemble de la presse de province ainsi que par la presse étrangère, le New York Herald par exemple exprimant toute sa confiance pour « l’ardent patriote » qui lance à la France un nouvel « appel à l’union sacrée », à l’exemple de la Grande Guerre. Une brochure le décrit comme « le plus apte que l’on connaisse, en France, à grandir son rôle dans le sens et la mesure des événements », se félicitant que « le doigt du Destin » vienne « de tourner devant lui et pour lui une page de l’Histoire encore toute blanche18 » ! Et Sennep dessine son buste dans un coffre-fort ouvert, avec cette légende : « C’est tout ce qui reste dans le coffre-fort de la République19. »
17Reconnaissons que l’état de grâce poincariste est en demi-teinte, si on le compare avec la dévotion suscitée quelques années plus tôt par Clemenceau ou par le maréchal Foch. Pourtant, lorsqu’il est contraint à quitter le pouvoir pour des raisons de santé, en juillet 1929, l’opinion lui reste majoritairement favorable. « La France est auprès de M. Poincaré » lit-on dans Le Temps du 28 juillet. Dans Le Petit Parisien du 30 juillet, l’éditorial de Lucien Romier rend un hommage appuyé à son « œuvre », « à l’effort tenace, rigide et méticuleux que rien n’a brisé ni fléchi » et qui « laisse la nation libre, prospère, et maîtresse s’il lui plaît de donner des leçons au monde ». Jusqu’au bout, ce sauveur tranquille et sans charisme aura réussi à incarner l’unité nationale et à rassembler la majeure partie des Français.
18À l’instar de Poincaré, Gaston Doumergue peut lui aussi compter sur la faveur d’une grande partie de l’opinion, à l’exception notable de la gauche socialiste et communiste. On salue « le vieux patriote qu’un ouragan de popularité porte irrésistiblement au pouvoir », et on l’inscrit dans la continuité de l'« autorité d’union sacrée conférée naguère à Raymond Poincaré », et plus largement de ces « phénomènes de génération spontanée en matière de gouvernements de salut public » qui « ne s’expliquent que par un état d’unanimité nationale20 ». L’Illustration du 17 février 1934 se réjouit aussi qu’une « nouvelle union sacrée ait mis un terme aux querelles des partis et groupé pour le salut national les représentants du pays à peu près unanimes autour du seul homme qui fut sans doute aujourd’hui capable de réaliser ce miracle de redressement ».
19Le choix du vocabulaire religieux n’est pas indifférent, d’autant qu’il est conforté par l’enthousiasme de la presse catholique. En témoigne l’article de La Croix du 11 février 1934 titré « Le sourire du président », et saluant sans réserves « celui qui, providentiellement, est appelé à diriger les destinées du pays en ces heures troubles », ce « vieillard sur qui les ans ne semblent point peser », et qui prépare « les solutions heureuses, qui assurent la paix et le progrès », car « son sourire est une promesse » et « c’est une force aussi ». Étonnant portrait d’un vieux radical du Sud-Ouest transformé en sauveur christique, quasi miraculeux, par la grâce de la peur sociale. Car l’explication de cet unanimisme des droites et du centre envers Doumergue réside évidemment dans sa capacité à incarner la France des ligueurs et des organisations d’anciens combattants, la France conservatrice des classes moyennes contre celle du rassemblement populaire qui commence à s’organiser.
20Il reçoit des milliers de lettres, de poèmes, découpages, dessins d’enfants et de chansons, qui ont été conservés depuis dans les archives familiales. Un exemple les résume en superposant les visages multiples du sauveur :
« Magnanime vieillard, Chef au prestige immense/Qu’acclame un seul cœur, non pas une faction/Vous n’avez qu’un drapeau, qu’un seul parti : la France !/Mais l’unanime voix de toute la Nation !/Oui, notre Soleil bienfaisant/C’est vous, noble figure/C’est vous, Monsieur le Président/Votre âme est belle et pure21. »
21Faut-il associer Antoine Pinay à cette galerie des « sauveurs de l’ordre » ? Oui, dans la mesure où « Pinay-la-Chance », selon la formule utilisée à l’époque par le journal Combat, apparaît comme un nouvel homme providentiel, ressuscitant la légende poincariste du sauveur du franc. Pourtant, à la différence d’un Thiers, d’un Poincaré ou d’un Doumergue, Pinay apparaît comme un homme neuf lorsqu’il arrive au pouvoir le 8 mars 1952. Et c’est précisément parce qu’il est un presque inconnu, à la fois anti-Pétain et anti-De Gaulle, que la France, lasse de ses héros, fait de ce Monsieur Dupont un personnage très populaire. « Ses gestes sobres, ses paroles nettes font que les Français reconnaissent en lui l’homme qu’ils attendaient […] une aspiration populaire longuement contenue qui, brusquement, déferle en faveur de celui qui lui permet de s’exprimer », écrit son premier biographe22.
« Après quelques jours de pouvoir, il a déjà une légende […] C’est le Français moyen, l’ancien combattant de 1914, le mutilé, médaillé militaire, maire de sa petite ville sous trois régimes ; entrepreneur sans dettes. Ses manques le servent. Hier, on le trouvait quelconque ; demain, on le trouvera représentatif », analyse Albert Fabre-Luce, qui le préfère à Pierre Mendès France23.
22Et même une mendésiste ardente comme Françoise Giroud reconnaît les vertus du maire de Saint-Chamond : Son secret, c’est qu’il n’a « pas fait son nom à Vichy, ni à Londres, ni à Alger, ni dans le maquis », qu’il a « subi le sort de l’immense majorité des Français », et s’en est « tiré, comme eux, à son honneur », n’apparaissant « ni comme un mystique, ni comme un héros, ni comme un élu de la providence24 ».
23Les rapports mensuels des préfets font état de ce surprenant effet Pinay : « Alors que les précédentes crises ministérielles laissaient l’opinion indifférente, la formation du nouveau Cabinet, l’élaboration de son programme et ses premières décisions ont suscité le plus vif intérêt », peut-on lire dans la synthèse du mois de mars 1952, expliquant ce « choc psychologique » par l’image « d’un homme nouveau » (souligné dans le rapport), conforme à « ce que souhaitait l’opinion25 ». En somme, c’est parce qu’il en apparaît comme l’antithèse que le discret Monsieur Pinay, l'« homme à figure d’électeur » selon le Time, peut endosser les habits rutilants de l’homme providentiel.
24Il faut dire aussi qu’une bonne partie de la presse lui est favorable. Dans Le Monde du 13 mars 1952, qui n’est pourtant pas de son bord, Jacques Fauvet reconnaît que Pinay apparaît comme « un homme de bon sens », « lucide et honnête », mais aussi et surtout qu’il « a de la chance », ce qui explique « sa popularité grandissante ». Même son de cloche à L’Aurore, qui s’affirme comme un partisan inconditionnel du nouveau président du Conseil. « Qui donc peut s’opposer au sauvetage du franc ? », demande Robert Bony dans son éditorial du 5 mars 1952, exhortant les députés du RPF à ne pas jouer « le jeu destructeur des communistes ». Une fois Pinay investi, il ne se passe pas une journée sans que le journal de Marcel Boussac ne lui consacre un article élogieux, voire militant. Dans l’édition du 7 mars, Robert Bony réclame « une très large union nationale » autour de lui, car c’est « le vrai moyen, le seul moyen de ranimer la confiance ». Le 12 mars, il y voit « la promesse d’une politique nouvelle qui tend à sauver tout ce qui était en péril ». Et le 25 mars, il l’affirme : « Le pays […] veut que M. Pinay réussisse. »
25Lui-même se livre avec complaisance à la mise en scène de son propre mythe, notamment dans les colonnes de Paris-Match. L’édition du 22 mars 1952 le montre partant « en guerre contre la vie chère », parce qu’avec lui « chaque Français se sent plus ou moins président du Conseil ». Suit un panégyrique de cet « homme simple », fils « d’un fabriquant de chapeaux de Saint-Symphorien » et d’une « authentique paysanne », coiffé d’un « strict chapeau noir bordé », que « l’on ne voit jamais au théâtre » ni « dans les boîtes de nuit », rentrant chaque soir « dans son trois-pièces du boulevard Suchet ». Et l’on rappelle que ce grand modeste est aussi un fidèle, qui a le même coiffeur à Saint-Chamond depuis trente-cinq ans.
26L’édition du 21 mai nous raconte l’émouvante histoire de Madame Debiesse, rempailleuse de chaise âgée de soixante-quatorze ans, qui vient d’envoyer toutes ses économies, soit 5 000 francs, au président du Conseil en écrivant sur le talon du mandat : « Comment, en si peu de place, puis-je vous exprimer mes remerciements pour ce que vous faites pour la France ? » Ému, Antoine Pinay lui aurait alors fait un chèque de 50 000 francs pour qu’elle puisse acquérir cinq titres de l’emprunt. C’est un bel exemple de « story-telling », qui met en valeur le rapport privilégié du sauveur avec son peuple, et l’humanité dont il fait preuve. C’est ainsi que se fabrique le mythe.
27Dans son allocution radiophonique du 25 mars 1952, le nouveau président du Conseil trouve la preuve de sa popularité « dans le courrier spontané et émouvant » qu’il reçoit « chaque matin de toutes les provinces de France26 ». Deux mois plus tard, au moment du lancement de l’emprunt Pinay, les rapports des préfets enregistrent « un courant de confiance et de sympathie toujours aussi vivace » envers le président du Conseil. En novembre, les rumeurs de sa démission de Pinay rendent « l’opinion inquiète ». Enfin, après son départ, le 23 décembre 1952, c’est « l’amertume » qui domine parmi les Français, indifférents à la « politique des partis27 ». Il semble bien que l’état de grâce ait duré tout au long de l’expérience Pinay.
Que reste-t-il du mythe ?
28En guise de conclusion, on peut évidemment constater que cette famille des Cincinnatus français n’a pas laissé la trace mythologique de nos autres hommes providentiels, notamment Napoléon et de Gaulle. Au palmarès de la mémoire nationale, établi il y a quelques années par un magazine d’histoire, ces deux grandes figures arrivent largement en tête, alors qu’aucun de nos quatre héros modérés n’atteint 1 % des suffrages28.
29Les raisons de cet oubli mémoriel sont multiples. En ce qui concerne Adolphe Thiers, elles tiennent principalement aux effets de la légende noire qui l’a identifié au massacreur de la Commune. Quatre ans seulement après sa mort, le monument sculpté par Auguste Clesinger, qui devait être installé à Marseille, sa ville natale, était décommandé par le maire radical Jean-Baptiste Brochier, à la suite d’une virulente campagne du Radical de Marseille et du Petit Marseillais, dépositaires de la mémoire communarde. Dans un ouvrage publié en 1909, son ami Jules Simon déplore que l’image de Thiers se soit si rapidement ternie, et que l’on n’ose plus donner son nom à une rue29. Rien d’officiel n’est organisé pour le centenaire de sa naissance, en avril 1897, ou pour les cinquante ans de sa mort, en septembre 1927. Au contraire, son mausolée du Père-Lachaise est plastiqué en 1971, au moment du centenaire de la Commune. Comme si l’on avait voulu effacer la mythologie thiériste de l’homme providentiel sous la légende noire de la semaine sanglante.
30Les trois autres ont pâti eux aussi, dans la mémoire de la gauche française, de leur image de conservateurs avérés. En témoigne par exemple l’éditorial du communiste Paul Vaillant-Couturier au lendemain de la mort de Raymond Poincaré, accusé d’avoir provoqué la première Guerre mondiale afin de favoriser les intérêts des marchands de canon : « Il représentait tout ce que nous détestions […] Quand ses continuateurs eurent achevé de tuer le franc, ce fut encore au nom des morts qu’il revint, comme son sauveur, pour imposer son fantôme à quatre sous […] Poincaré-la-guerre a bien mérité des industriels30 ! »
31De même pour Doumergue, dont le retour au pouvoir en février 1934 est considéré par L’Humanité comme une nouvelle étape vers la « fascisation » de la France, tandis que le socialiste Léon Blum le leader socialiste assimile ses projets de révision constitutionnelle au « bonapartisme31 ». Lorsqu’il démissionne, le 8 novembre 1934, le dessinateur Gassier lui dédie un ironique « Chant du départ », le représentant coiffé du béret et de la canne des camelots du roy32. Sur une affiche dessinée par Cabrol pour le parti communiste, il est juché sur le nénuphar du 6 février 34, représenté en grenouille qui voulait être aussi grosse qu’un bœuf à tête de Mac-Mahon33.
32Antoine Pinay est à son tour victime de cette légende grise, Le Canard Enchaîné allant même jusqu’à le comparer à « feu Gastounet – le Gastounet de Tournefeuille », « mais sans le sourire34 ». Racontant en quelques planches « la vie ardente d’Antoine Pinay », l’hebdomadaire satirique le représente marqué par l’hérédité de la fabrique familiale, portant déjà son célèbre chapeau mou à l’école maternelle, traversant les « années sombres » avec la francisque à la boutonnière (allusion à son rôle sous Vichy), puis se mettant à fabriquer des « maroquins » ministériels pour lui-même, avant que le président Auriol l’appelle au pouvoir : « Sauvez, sauvez le franc au nom du Sacré-Cuir35 ! » À son départ, on célèbre « le Noël de M. Pinay » en chanson : « Nous l’avions pris pour un Messie/Lorsqu’il nous tomba droit du ciel […] Las ! Si Noël est riche en contes,/Le dieu Pinay, fort décrié,/Ne fut riche que de mécomptes ! » Mais la formule la plus dure est la suivante : « Antoine Pinay est irremplaçable. Il n’y en a pas deux comme lui. Il y en a quarante millions36. » C’est ainsi que l’image du « common man » providentiel est renvoyée, non sans injustice, à sa médiocrité ontologique.
33On rejoint ici la dérision condescendante souvent accolée aux Cincinnatus français, pour leur manque de charisme et de panache. « Poincaré ! […] C’est si pauvre en temps de guerre », s’exclame Clemenceau dans un livre d’entretiens publié quelques mois après la démission du sauveur du franc37. Le général de Gaulle n’est pas plus indulgent : « Poincaré, commis de premier ordre, si quelque très grand Français l’avait mis en œuvre, que n’eût-il pas donné sous Louis XIV ! Mais livré à lui-même, demi-grand, demi-honnête, demi-compréhensif. Bref, un homme d’État à la mesure de la République38. » Biographe de Poincaré, François Roth note l’éloge prononcé en 1935 par Jacques Bainville, son successeur à l’Académie française, « manque d’enthousiasme39 ». Et lorsqu’un article du Monde, daté du 17 février 1946, ose placer l’action du ministre de l’Économie nationale et des Finances « à l’ombre de Poincaré », de vives protestations sont adressées au journal.
34L’hommage lui vient en revanche de Pierre Mendès France, un autre homme providentiel, dont la thèse de droit portait sur « L’œuvre financière du gouvernement Poincaré40. » A la fin de son premier discours d’investiture du 1er juin 1953, le député de Louviers rappelle qu’il a, « tout jeune », admiré « en Raymond Poincaré l’homme d’État, digne de la France qu’il gouvernait » Cet hommage d’une figure du centre gauche, lui-même réputé pour sa rigueur et son expertise, contribue à universaliser la référence au grand républicain. On l’évoquera notamment à propos de Raymond Barre, considéré par Valéry Giscard d’Estaing comme « le meilleur économiste de France », et qui fait figure pour certains de « nouveau Poincaré41 ».
35Mais l’héritier symbolique est néanmoins Antoine Pinay, auréolé comme Poincaré de la mythologie du sauveur du franc. À sa disparition, en décembre 1994, le Premier ministre Édouard Balladur souligne à la fois l’œuvre de « redressement économique et financier » dont il a été l’artisan, mais aussi les valeurs de « bon sens », de « sagesse », de « courage » et de « probité » qui sont associées à la mythologie du Cincinnatus. « L’honnêteté et la simplicité » sont les vertus majeures que lui attribue Valéry Giscard d’Estaing, l’un de ses « disciples42 ». Pour justifier le choix de Pinay au ministère des Finances, le 1er juin 1958, de Gaulle insistait déjà dans ses mémoires sur son « caractère populaire », son « bon sens » et son dévouement à l’intérêt public », propres à inspirer la confiance43. « Je suis un homme simple qui vit comme tout le monde et c’est peut-être pour cela que les gens ont assimilé mon nom à celui de la confiance. », déclarait Pinay lui-même à la télévision, en décembre 197644. Et c’est dans cette identification du « common man » à la nation et à son peuple que cet « homme d’État », ce « grand serviteur du bien public », avait, selon Jacques Chirac, puisé la capacité à « agir dans l’intérêt de la France45 ».
36L’identification au peuple et à la nation, qui ne font qu’un pour le général de Gaulle, est une constante de la mythologie associée à l’homme providentiel. Mais si elle conduit à des phénomènes de vénération quasi-mystique dans le culte napoléonien ou gaulliste, elle n’engendre que la déférence ou le respect en ce qui concerne la postérité d’un Thiers, d’un Poincaré ou d’un Pinay. La sensibilité libérale, rationnelle et conservatrice qu’ils incarnent apparaît d’ailleurs aux antipodes du champ émotionnel et charismatique où se déploie la mystique de l’homme providentiel.
37Mais si la mémoire collective a refermé la parenthèse du « moment » Thiers ou du « moment » Pinay, il est passionnant pour l’historien d’interroger cette rencontre improbable entre une famille politique fondée sur la modération et des moments d’explosion irrationnelle qui renvoient aux pulsions religieuses de la société française. Entre le champ des cultures politiques et celui des représentations, il y a là un vrai terrain d’exploration pour les chercheurs.
Notes de bas de page
1 Michel Winock, La Fièvre hexagonale. Les grandes crises politiques (1871-1968), Calmann-Lévy, Paris, 1986.
2 Raoul Girardet, Mythes et mythologies politiques, Collection Points, Le Seuil, Paris, 1986, p. 63-96.
3 Jean Tulard, Napoléon ou le mythe du sauveur, Fayard, 1987 ; Nathalie Petiteau, Napoléon, de la mythologie à l’histoire, Seuil, 1999 ; Annie Jourdan, Mythes et légendes de Napoléon, Privat, 2004 ; Sudir Hazareesingh, La légende de Napoléon, Points Seuil, 2008 ; Didier Fischer, Le mythe Pétain, Flammarion, Paris, 2002 ; Brigitte Gaïti, De Gaulle prophète de la Ve République, Presses de Sciences Po, Paris, 1998 ; Maurice Agulhon, De Gaulle, histoire, symbole, mythe, Hachette littérature, Paris, 2000.
4 Sylvie Guillaume, Antoine Pinay ou la confiance en politique, Presses de la FNSP, 1984.
5 Jules Simon, Le gouvernement de M. Thiers. 1871-1873, 3e éd, Calmann-Levy, Paris, 1879, p. 67.
6 Paris-Match, 15 mars 1952.
7 La Cloche, 21 février 1871.
8 Le Temps, 1er juillet 1871.
9 La Cloche, 26 août 1871.
10 Paul Bosq, Souvenirs de l’Assemblée nationale de 1871-1875, Charpentier, Paris, 1898, p. 113-114.
11 Alfred de Gardane, Le 4 septembre et M. Thiers, Sauton, Paris, 1871, p. 33-35.
12 Pierre-Désiré Barot, Souvenir Poétique. À Monsieur Thiers, chef du pouvoir exécutif, 1871, imprimerie Bernard, Poitiers, 6 p.
13 Correspondance et papiers d’Adolphe Thiers. Adresses envoyées par les municipalités. (BNF, Nouvelles Acquisitions Françaises no 20663.)
14 L’Éclipse, 22 septembre 1872.
15 La Lanterne d’Arlequin, été 1886.
16 Imprimée chez Didion, Metz, 1871.
17 Le Temps, Le petit Marseillais, L’œuvre, L’Avenir, 24 au 24 juillet 1926.
18 Ermès, pseudo « le Soldat inconnu », Eugène Figuière éditeur, Paris, 15 septembre 1926, p. 27.
19 Le Charivari, 31 juillet 1926.
20 Le Temps, 10 février 1934.
21 Cité dans Jean Rives, Gaston Doumergue, du modèle républicain au Sauveur suprême, Presses de l’IEP de Toulouse, 1993.
22 André Derome, La Dernière carte. Qui est Pinay ? Quelles sont ses chances., Éditions Medicis, Paris, 1952, p. 109.
23 Albert Fabre-Luce, pseudo Sapiens, Mendès ou Pinay ? Trois mois pour choisir, Grasset, octobre 1953, p. 19.
24 Paris-Match, 19 avril 1952.
25 Secrétariat général de la présidence du Conseil. Renseignements Généraux. Synthèses des rapports mensuels des préfets, mars 1952 (AN 4 AG 66).
26 Le Monde, 26 mars 1952.
27 Secrétariat général. Renseignements Généraux. Synthèses des rapports mensuels des préfets, mai-décembre 1952 (AN 4 AG 66).
28 L’Histoire, avril 2000, no 242, p. 32-39.
29 Jules Simon, Figures et Croquis, Paris, 1909, p. 20.
30 L’Humanité, 16 octobre 1934.
31 L’Humanité, 9 février 1934 ; Le Populaire, 25 octobre 1934.
32 Sennep, Gassier, Histoire de France 1918-1938, Éditions Mana, 1938, np.
33 Cabrol, Leurs Figures, 1935.
34 Le Canard Enchaîné, 26 mars 1952
35 Le Canard Enchaîné, 26 mars 1952.
36 Idem, 24 décembre 1952.
37 René Benjamin, Clemenceau dans la retraite, Plon, 1930, p. 112.
38 Charles de Gaulle, Lettres, notes et carnets, 1927, p. 285-286.
39 François Roth, Raymond Poincaré. Un homme d’État républicain, Fayard, 2000, p. 593.
40 Pierre Mendès France, L’œuvre financière du gouvernement Poincaré, préface de Georges Bonnet, Librairie générale de droit et de jurisprudence, 1928.
41 « Raymond Barre au déjeuner de la Revue des deux Mondes », Revue des deux Mondes, novembre 1985.
42 Le Figaro, 14 décembre 1994.
43 Charles de Gaulle, Mémoires d’espoir, Plon, 1970, p. 176.
44 Sylvie Guillaume, Antoine Pinay ou la confiance en politique, PFNSP, 1984, p. 1.
45 Idem.
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