1Les historiens1 de l’Ancien Régime s’intéressent à l’histoire de l’opinion publique depuis plus de trente ans. D’une part, les spécialistes de la Révolution ont souligné comment ce qu’on appelait « le tribunal de l’opinion publique » – un tribunal anonyme et gouverné par la raison – a pris la place de l’autorité royale dans la pensée politique des dernières décennies de l’Ancien Régime2. D’autre part, une autre tendance historiographique soutient que l’opinion publique n’était pas quelque chose de nouveau à la fin du XVIII^e siècle. Dans ce courant, J. A. W. Gunn soutient que l’opinion publique était invoquée pour juger les réputations et les gestes des rois et des ministres depuis la deuxième moitié du XVI^e siècle. Jeffrey Sawyer, Christian Jouhaud, et Hélène Duccini quant à eux ont montré comment les acteurs politiques se servaient des pamphlets et des images afin d’influencer l’opinion publique pendant la première moitié du XVII^e siècle3. « Le tribunal de l’opinion publique », selon Peter Campbell, « existait déjà aux yeux des ministres et des courtisans loin avant le milieu du XVIII^e siècle4 ». « Les changements des comportements et de la rhétorique du milieu du XVIII^e siècle n’étaient pas aussi dramatiques qu’ils paraissaient » disait Gunn5.

2Quelle que soit l’analyse retenue, il est évident que l’opinion publique française était étroitement liée au monde judiciaire. Le sociologue Lucien Karpik, par exemple, a montré comment les avocats français, situés à l’intersection de l’État et de la société civile, se constituaient comme des portes paroles du public au XVIII^e siècle6. En adoptant un discours à propos du « service rendu envers le public », comme Hervé Leuwers l’a montré, les avocats français ont accru leur prestige social et professionnel7. David Bell et Sara Maza ont, à leur tour, souligné comment les avocats avaient utilisé des mémoires judiciaires, qui étaient libres de toute censure préalable, pour développer leurs critiques des abus sociaux et politiques8, alors que Sarah Hanley a soutenu que, même au début du XVII^e siècle, le public français commençait à s’intéresser aux matières juridiques. « Le développement de la publicité judiciaire en France propulsa le public dans un tourbillon de savoir, langage, concepts juridiques » forgeant, d’après-t-elle, « la conscience d’appartenir à une société de droit où les débats sur les droits civils fleurissaient au milieu d’actions civiles et des réponses sociales apportées à celles-ci ». Pour Hanley, cette évolution est vraiment celle qui est à l’origine de « l’espace public9 ». Pour ma part, j’ai essayé de montrer comment, dès le XVII^e siècle, le droit, les institutions judiciaires et les corps politiques privilégiés se combinaient pour créer le cadre d’un « espace public légal » où l’on pouvait analyser, débattre, et critiquer le pouvoir politique, et surtout la monarchie, longtemps avant l’émergence de « l’espace public bourgeois » décrit par Jürgen Habermas10.

3Cet article analyse les rapports entre le droit, la politique et l’opinion publique dans le dernier siècle de l’Ancien Régime à travers une affaire du milieu du XVIII^e siècle à Dijon, à l’occasion de laquelle deux avocats qui faisaient partie de la municipalité exploitèrent avec succès l’« opinion publique » lors d’une controverse entre la ville et le premier président du Parlement de Bourgogne. À la différence des controverses autour du jansénisme analysées par Bell ou des cas invoqués par Maza – pour lesquels la rhétorique utilisée se fondait de plus en plus sur la philosophie des Lumières et sur le style des pièces de théâtre mélodramatique qui était à la mode à la fin du XVIII^e siècle11 – l’affaire du Montmuzard à Dijon tournait autour d’un conflit sur des questions techniques et obscures du droit féodal, qui concernait l’histoire ancienne de la ville. Pourtant, les deux avocats qui défendaient les intérêts de la mairie contre le premier président à propos d’une question sur la justice municipale dans la banlieue de Dijon faisaient appel massivement au public. Ce public, cependant, n’était pas le « tribunal de l’opinion publique » décrit par Baker, Maza, Bell, Chartier et tant d’autres historiens. Il était considéré comme partie prenante qui pouvait mobiliser des acteurs. Positionné en tant que partie dans le procès, le public avait besoin d’être représenté et surtout d’être instruit de la cause. À cette fin les avocats avaient un rôle prépondérant à jouer. Les avocats au sein de la municipalité, quant à eux, avaient à leur tour besoin du public. Au XVII^e siècle, la mairie de Dijon avait l’habitude de concurrencer, plus ou moins à armes égales, le pouvoir du Parlement. Or, cette situation changea après le règne de Louis XIV. En construisant un nouveau rapport avec le « public » dijonnais, les avocats Cocquard et Petitot avaient crée un nouvel appui qui leur permettait de s’opposer aux demandes du premier président, demandes qu’ils considéraient contraires aux intérêts de la ville. Ce point d’appui permettait à la ville non seulement de résister aux demandes du premier président mais, en plus, de sortir victorieuse de ce bras de fer, et ce malgré les rapports des forces très inégales entre les deux parties.

4Le conflit entre la municipalité de Dijon et le premier président du Parlement de Dijon, Claude-Philibert Fyot de La Marche, concernait une question de justice seigneuriale à l’égard de ses terres situées à Montmuzard, qui se trouvaient alors dans la banlieue de Dijon et sur lesquelles est aujourd’hui construit le site de l’Université de Bourgogne. Au premier abord, il est difficile à comprendre pourquoi cette affaire est devenue une cause célèbre. Elle éclata au moment où Fyot de la Marche, qui entretenait apparemment de bons rapports avec l’hôtel de ville, proposa à la mairie qui possédait les droits de justice sur Montmuzard de les lui confier sur ces mêmes terres comme sous-fief de la ville. En contrepartie, Fyot de la Marche et ses héritiers rendraient chaque année foi et hommage à la municipalité et verseraient une quantité des grains à l’hôpital municipal12. Les motifs de cette proposition ne sont pas faciles à discerner. Dans un premier temps, Fyot expliquait à la Mairie qu’il avait voulu s’assurer du succès de son nouveau domaine et de la promenade qu’il y construisait. Ensuite, cependant, il avouait son désir de chasser les « coureurs de nuit » et « autres gens ennemis des plaisirs et de la tranquillité publique », qu’il qualifiait de propagateurs d’une « espèce odieuse de délit ». Il se plaignait aussi du laxisme de la justice de la mairie envers ces malfaiteurs13. La portée de cette transaction est aussi difficile à cerner. Selon Fyot, il ne s’agissait que de quelques jardiniers et domestiques, ce que la mairie contredisait. Finalement, Fyot prétendait que les revenus du droit de justice perdus par la ville en conséquence de cette transaction ne seraient que négligeables14.

5Quoi qu’il en soit, il est évident que Fyot n’imaginait pas que l’affaire puisse devenir contentieuse15. Mais celle-ci le devint car la mairie, sous l’impulsion de deux échevins – François-Bernard Cocquard et Jean-Baptiste Petitot, tous les deux avocats de très grande réputation – vint à soulever plusieurs arguments contre la demande de Fyot. Parmi ceux-ci il était question des origines de la juridiction de la mairie de Dijon à l’égard de sa banlieue, des principes du droit féodal, et enfin l’aveu que les magistrats de la mairie, en tant que « simples Administrateurs du Patrimoine de la Ville [...] n’étoient, sans la permission du Roi, parties capables pour accorder ou pour ou contredire la demande de M. de la Marche16 ». Rapidement, l’affaire devenait une cause célèbre locale. Les deux parties composaient, publiaient, et faisaient circuler des mémoires. À l’inverse des factums et des mémoires judiciaires étudiés par Bell et Maza à la même période, ces mémoires n’étaient pas publiés dans le cadre d’un procès porté au parlement, mais ils s’inséraient dans un conflit politique et administratif où se mêlaient, à leur tour, l’intendant, le secrétaire d’État pour la Bourgogne, et même le contrôleur général. En prenant la décision de publier ses Mémoires, et en faisant appel à l’opinion publique, la mairie à pris la décision de violer le secret de la procédure administrative, et ce malgré les défenses expresses de l’intendant. Apparemment, la municipalité évaluait que le soutien de l’opinion publique méritait la colère de l’intendant et des autres officiers royaux. Comme on le verra, cette décision présentait des risques importants. Finalement, le soutien du public, même s’il s’agissait d’une construction rhétorique que les avocats devaient instruire, avait un poids décisif dans la résolution de ce différend. Car c’était ce « public » qui avait poussé la mairie à s’opposer à la requête de Fyot de la Marche, et c’était ce public qui lui avait finalement permis de sortir victorieuse de ce bras de fer, et ce malgré les efforts acharnés du premier président pour faire valoir son statut personnel, son crédit, et son influence jusqu’à Versailles.

6Initialement le projet de Montmuzard, pour Fyot de La Marche, ne paraissait pas être source de contentieux. En effet, il bénéficiait depuis le début de l’appui du procureur-syndic de la ville ainsi que de l’avocat Antoine Guyot, l’un des six échevins. Le premier président semblait prendre en compte les demandes de la mairie, bref le projet ne présentait aucun enjeu et semblait tout à fait banal. Fyot a même conseillé la mairie concernant les démarches à suivre afin de recevoir l’accord de l’intendant, ce qui manifestement montre qu’il n’envisageait aucun conflit avec la municipalité. Le caractère banal du projet pourrait, lui aussi, expliquer pourquoi le procureur-syndic l’avait initialement présenté à la fin d’une séance, espérant sans doute que la mairie donne son accord sans poser trop de questions17.

7Toutefois, ce ne fut pas le cas. La municipalité demandait un délai pour mieux étudier l’affaire, ce que Fyot accorda sans difficulté. Le premier président souhaitait simplement boucler l’affaire rapidement avant que son gendre, en chemin pour Paris et censé porter le dossier à l’intendant, ne passe le chercher. Ce ne fut que plus tard que Fyot, se targuant de l’accord de la mairie, le retira sous le prétexte de « complot et cabale18 ».

8Plusieurs semaines après la proposition initiale de Fyot de la Marche, l’affaire se compliqua à la suite de la circulation d’un mémoire manuscrit qui s’intitulait Observations anonymes sur la proposition de M. le Premier Président de Dijon. Malgré le caractère anonyme de la publication, les habitants de Dijon savaient que les Observations étaient l’ouvrage de Cocquard, l’un des avocats les plus célèbre de la ville et qui était quelqu’un de connu dans le monde savant dijonnais. Selon la version des faits de la mairie, la ville aurait gardé sous scellé l’original du texte lequel avait été trouvé par la fille d’un sergent de la ville, venue faire le ménage, dans un paquet sur le bureau du maire. Après avoir pris connaissance du texte, la mairie aurait envoyé des copies au premier président et au comte de Saint-Florentin, alors secrétaire d’État pour la Bourgogne. Fyot de La Marche, pour sa part, reprochait à la municipalité d’avoir fait circuler ledit texte et d’avoir diffusé partout ses arguments. Les Observations anonymes se répandaient en effet très rapidement en ville et semblaient cristalliser l’opposition à la requête du premier président19.

9Dans la lettre à la mairie qui accompagnait les Observations anonymes, Cocquard se présentait comme le porte-parole de « l’opinion publique » et comme un « bon citoyen au service du public et des particuliers, dont les privilèges et les droits sont inviolables20 ». Il résumait les arguments historiques et légaux invoqués contre les prétentions du premier président. En même temps, il exposait les raisons pour lesquelles accéder à la requête de Fyot de la Marche aurait été contraire aux intérêts de la ville. Il retraçait l’histoire de la juridiction municipale, en remontant jusqu’à 1187, date de la fondation de la commune, et développait l’histoire de l’acquisition de la vicomté ducale par la municipalité un siècle plus tard. Accéder à la requête du Fyot de La Marche, selon cette lecture de l’histoire locale, aurait été contraire au serment passé par les fondateurs de la commune, serment réitéré par chacune des générations successives et par lequel la parole avait été donnée de toujours protéger les intérêts de la ville et de ne jamais souffrir qu’ils soient diminués. En plus, Cocquard insistait sur le fait que la mairie n’avait pas le droit de donner raison aux demandes du premier président, car la ville n’était pas un vassal comme les autres. Alors que normalement les vassaux avaient le droit de sous-inféoder leurs terres, la ville n’avait pas cette liberté car, comme Cocquard le notait, la mairie jouissait du « privilège » des mineurs. Pour accéder à la requête de Fyot de la Marche, la ville, comme Cocquard le soutenait, avait besoin de l’accord universel et unanime non seulement de la mairie, mais aussi du parlement, des élus des États de Bourgogne, de l’intendant, et surtout de tous les habitants de la ville et de ses banlieues, ce qui était, évidemment, impossible à obtenir21.

10Malgré l’opposition suscitée par Cocquard, Fyot de La Marche pouvait néanmoins espérer le renversement de la situation car le mandat de Cocquard s’achevait en juin 1749. Parmi les trois nouveaux échevins nommés il y avait Petitot, un avocat que le premier président avait loué publiquement une année auparavant comme étant un « homme fort honorable, avocat distingué22 ». De plus, Saint-Florentin, l’intendant Saint-Contest (ainsi que son successeur, Joly de Fleury), et même le conseil du roi, donnaient tous l’impression de ne pas vouloir s’occuper de cette petite querelle locale. En mai 1749, par exemple, un mois avant que Cocquard ne quitte l’échevinage, Saint-Florentin faisait savoir à la ville que, comme il s’agissait des droits seigneuriaux de la ville, il fallait attendre la volonté du roi par l’intermédiaire du contrôleur général. Cette stratégie visait sans doute à mettre la pression sur la ville. Cinq mois plus tard, Saint-Florentin écrivit encore à la municipalité, cette fois de la part du contrôleur général. Selon cette lettre, délivrée à la mairie par l’intendant, la ville était libre d’agir comme elle voulait. Elle n’avait pas besoin de l’approbation du roi pour sous-inféoder ses terres : « Les voyes vous sont ouvertes, c’est à vous à les suivre23. »

11Au cours de l’été de 1749, Fyot de La Marche envoyait un Quatrième mémoire au contrôleur général. Saint-Contest demandait à la mairie de faire réponse24. Jusqu’à ce moment, le conflit entre Fyot de La Marche et la municipalité de Dijon était de nature administrative. Toutefois, cela ne signifie pas que le contentieux restait secret. Selon la version de la municipalité, des rumeurs sur la demande du premier président circulaient déjà au moment où les Observations anonymes avaient parues, ce qui eu pour effet que plusieurs habitants envoyèrent à Saint-Florentin des mémoires contre la requête de Fyot de la Marche25. Et alors que la mairie démentait l’accusation selon laquelle elle avait fait circuler les Observations « dans le public », elle donnait des signes évidents de vouloir publier ses réponses au Quatrième mémoire du premier président. Le nouvel intendant, Joly de Fleury, faisait alors défense à la mairie de publier sa réponse sans son autorisation préalable26. Cette interdiction n’a pas empêché la ville de faire imprimer, en décembre 1749, la Réponse de vicomte-mayeur et échevins et commune de Dijon au quatrième mémoire de M. Fyot de la Marche, rédigée par Petitot, ainsi que les Moyens des Vicomte-Mayeur et échevins de la ville et commune de Dijon contre le project de M. Fyot de la Marche. Ces publications cherchaient à mobiliser et à obtenir l’appui du public de la ville, et visaient en même temps à rassurer les habitants à propos du refus de la municipalité de répondre à la requête du premier président. Prenant les arguments des Observations anonymes comme point de départ27, Petitot soulignait l’incapacité de la mairie d’accorder ce que le premier président demandait. « Tombera-t-il sous le sens que les Vicomte-Mayeur et Échevins, que le Corps entier de la Magistrature d’une Ville Capitale, eût été capable d’en imposer au Roi, à Monseigneur le Comte de Saint-Florentin et à Monseigneur le Controlleur Général » ? Petitot réaffirmait l’argument avancé par Cocquard que la ville jouissait du « privilège » d’être mineure et soutenait que le maire, en tant que simple administrateur, ne pouvait rien faire sans l’accord de tous les habitants, surtout face à l’hostilité farouche qui s’était répandue dans le public concernant le projet du premier président28.

12Les Moyens développaient aussi des arguments historiques, légaux, et pragmatiques. Le projet du premier président, pouvait-on lire, ne présentait aucune utilité publique pour les habitants de la ville, lesquels disposaient déjà de plusieurs aires de plaisance et chemins de promenade. Accéder aux demandes du premier président violerait le serment originel des habitants et de la municipalité de Dijon envers les ducs de Bourgogne, ainsi que plusieurs dispositions de lettres patentes du roi. Petitot répondait aux prétentions du premier président que la création d’une nouvelle promenade publique à Montmuzard était le prétexte à la cession des droits de justice sur ces lieux :

« Le Public ne se persuade pas qu’il ait destiné sa plantation de plusieurs allées de tilleuls entre la ville et Montmusard, à servir de promenade aux Habitans de Dijon. Le Public pense que cette plantation de quelques allées de tilleuls dans un terrain ingrat, n’a été destinée qu’a servir d’avenuë à sa Maison de plaisance29. »

13Ni la prétendue utilité publique, ni le respect de la ville envers le premier président n’obligerait la mairie à renoncer à un privilège si cher au public dijonnais. Les habitants de la ville, selon Petitot :

« Étaient instruits que leurs pères ont fait de grands efforts pour acquérir à la Ville le droit d’exercer la Justice, notamment dans cette partie de la Banlieuë, et ils ne sçauroient se figurer qu’on puisse sous prétexte d’une prétenduë contiguité et unité, lui faire perdre un droit qui a couté des sommes immenses30. »

14À la suite de la publication de la Réponse et des Moyens, Fyot renonça à trouver un accord avec la mairie, préférant alors faire valoir son crédit à Versailles où il chercha un appui. Vers la fin du mois de janvier 1750, il obtenait un arrêt du Conseil qui cassait toutes les délibérations municipales à l’égard du Montmuzard et qui les rayait des registres de l’hôtel de ville. Petitot, ainsi qu’un deuxième échevin, étaient obligés de se rendre à Versailles pour s’expliquer. On les fit attendre deux mois avant de leur accorder audience. En mai, Fyot obtenait encore deux arrêts. Le premier arrêt démit le maire de ses fonctions en dépit de ses vingt années d’office. Le deuxième réservait le même sort aux deux échevins, et ce malgré le fait que ces derniers arrivaient à la fin de leurs mandats. L’avocat Claude Marolt, qui avait veillé à ce que les délibérations municipales soient rayées des registres, était nommé maire. Cocquard et deux autres échevins, sous le coup de lettres de cachet, furent contraints à l’exil31.

15Après ce coup, l’intendant Joly de Fleury exigeait que la mairie mettre un terme à ce conflit. Évidemment, Fyot attendait que la nouvelle municipalité donne suite à sa requête à l’encontre de la justice de Montmuzard. La mairie, pourtant, persistait et affirmait qu’en tant que « simple administrateur », elle n’était pas compétente en la matière et elle renvoyait l’affaire devant le Conseil du roi. Peu de temps après, Fyot laissa tomber l’affaire. Cocquard et les autres échevins furent rappelés32.

16Quel fut le rôle du public dans le dénouement de l’affaire de Montmuzard ? D’une certaine façon, les appels de Cocquard et Petitot à « L’opinion publique » ressemblaient à ceux invoqués devant le « tribunal de l’opinion publique » et sur lesquels les historiens du XVIII^e siècle ont travaillé. C’était « le public », par exemple, qui rejetait les prétentions du premier président qui affirmait que les tilleuls étaient destinés à son seul plaisir. Mais ce public n’était pas un public anonyme, abstrait, et rationnel comme celui décrit par les historiens. Il n’était pas tribunal chargé de juger le contentieux, mais il était une partie en conflit. C’est « l’attention du public » qui a inspiré les démarches de la mairie33. « Tout le Public » était choqué par le Quatrième Mémoire de Fyot de La Marche34. Finalement, comme Petitot l’expliquait dans les Moyens, la mairie ne pouvait pas consentir aux demandes du premier président « parce que selon l’opinion publique, il lui seroit très-préjudiciable35 ». Les échevins devaient leurs offices au roi, mais c’était en agissant dans l’intérêt des habitants de la ville qu’ils se légitimaient.

17La plupart des acteurs, y compris Fyot de La Marche, Saint-Florentin, et les intendants, préféraient trouver un accord à l’amiable et surtout éviter de donner trop de publicité à ce conflit. Pourtant, c’était « le public » qui avait obligé la mairie à briser le secret de l’administration royale, car la légitimation politique conférée par le prétendu soutien du public donnait à la mairie la force pour résister aux exigences du premier président et aux attentes évidentes des autres personnages de la ville. « Nous avons reconnu que votre projet entraînera des inconveniens qui excitent déjà les murmures du Public », écrivait Petitot dans la Réponse, pour justifier la décision de la mairie de rejeter la requête du premier président. La mairie soutenait la publication de la Réponse et des Moyens malgré l’interdiction de l’intendant, en invoquant la nécessité de tenir le public au courant et de le rassurer sur le fait que la mairie défendait ses intérêts36. Il s’agissait donc d’un rapport d’intérêt qui se construisait mutuellement. Le public dijonnais – c’est-à-dire les habitants de la ville, surtout ceux qui s’exprimaient contre le projet de Montmuzard – soutenait la mairie. La municipalité, à son tour, donnait la forme et la voix à ce public, et même l’instruisait par l’intermédiaire des avocats Cocquard et Petitot.

18En fin de compte, l’affaire de Montmuzard nous paraît témoigner d’une grande mésentente entre le premier président et l’hôtel de ville. Des telles mésententes étaient constitutives de la vie politique locale à Dijon pendant la première moitié du XVII^e siècle, époque durant laquelle la mairie disposait d’une très grande capacité d’agir et de défendre ses propres intérêts37. Toutefois, les choses ont changé après 1668, au moment où Louis XIV mit la municipalité sous la tutelle de l’intendant et où l’accès aux charges municipales tomba sous le contrôle des Prince de Condé, gouverneurs de la Bourgogne, et de leur clientèle38. Le Vicomte-Mayeur de Dijon au moment de l’affaire de Montmuzard était un parlementaire qui présentait plus de vingt années d’exercice à la cour souveraine. Ceci ne fit qu’augmenter la mainmise de la cour sur la municipalité. A priori, la mairie n’avait pas les moyens de résister aux demandes du premier président et, au fil du processus, il apparut que ce fut ce dernier qui échoua dans ses prétentions.

19James C. Scott a expliqué comment ceux qui sont dépourvus de tout pouvoir social, économique, ou politique peuvent néanmoins résister, ou même contourner, le contrôle des classes dominantes en faisant valoir leur propre faiblesse39. Plus récemment, Daniela Kostroun a montré comment les religieuses de Port-Royal se sont servies de cette stratégie pour concurrencer les mesures anti-jansénistes de Louis XIV40. La mairie de Dijon, semble-t-il, a su utiliser la même stratégie dans l’affaire de Montmuzard. Elle mit l’accent non sur les privilèges de la ville, comme le faisaient ses prédécesseurs au cours du XVII^e siècle, mais plutôt sur l’incapacité de la mairie à donner suite aux requêtes du premier président. Cocquard et Petitot exploitèrent savamment à la fois le droit et le pouvoir grandissant d’un « opinion publique » qu’ils avaient su créer, invoquer et guider afin de renverser un rapport de force qui paraissait dans un premier temps défavorable à la ville. Ils ont montré, enfin, ce que les historiens, sociologues, et anthropologues ont souligné depuis quelque temps, que le droit est « à la fois hégémonique et oppositionnel », et qu’il est « parmi les instruments de résistance les plus incisifs que l’on peut posséder41 ».