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L’Oubli des peines

 | 
Guillaume Garnier

Conclusion

Texte intégral

1Au moment où se dresse le bilan de cette étude, on remarque que l’histoire du sommeil nous réserve encore beaucoup de mystères. Définir une culture du sommeil propre à la période allant de 1700 à 1850 est revenue à prendre en compte le particularisme de cette société préindustrielle, faite de lentes évolutions dans les mentalités, les sensibilités, la pensée médicale et la culture matérielle, mais aussi indéniablement imprégnée des structures morales et chrétiennes. Chaque société a donc construit ses propres rituels en fonction de ses us et de ses habitudes. Pour s’en persuader, nous n’avons qu’à nous rappeler cette présentation « type » d’un enfant se préparant à se coucher, si proche de nos conceptions et si loin de celles des siècles passés :

  • 1 C. Dement, W. Vaughan, Avoir un bon sommeil, Paris, Éd. Odile Jacob, 2000, p. 30.

« Après le dîner, le fils a le droit de regarder un peu la télévision, mais vers 20 h 30 il doit se préparer à aller se coucher. Il met son pyjama, se brosse les dents, traîne un petit peu, puis va dans sa chambre. Après le baiser du soir, maman allume la veilleuse Mickey et éteint la lumière. Il pense aux événements de la journée, au lendemain, à l’émission qu’il a vue à la télé. Sa respiration se fait plus lente, ses muscles se relâchent, son esprit s’évade. Sa température a légèrement baissé au cours des dernières heures, et sa glande pinéale a libéré de la mélatonine dans son sang, hormone qui indique à son cerveau et à son corps qu’il fait sombre et qu’il est temps de passer à la transition vers le sommeil1. »

2Si les rituels ont changé, les sensations que l’on ressent au moment de se coucher et cette prise de conscience de la perte de connaissance, ainsi que son aspect physiologique, ne semblent pas avoir changé. Il est indéniable que le corps endormi a bien évolué avant l’Industrialisation en France, dans un contexte médical propre, et face à des représentations particulières. D’autant plus que son étude marquait des schémas de pensée particuliers qui tentaient de comprendre la séparation entre le vivant et le mort. Certains considéreraient même le sommeil comme un intermédiaire entre la vie et la mort. Dormir est une cessation des sens difficilement explicable et les différentes manifestations qui en découlent ont souvent jeté le trouble chez les physiologistes qui tentaient de le comprendre, d’autant plus que les penseurs depuis l’Antiquité se trompaient sur l’origine même du sommeil.

  • 2 Ibid., p. 41.

« Tout au long de l’Histoire l’homme a entretenu l’idée erronée que le sommeil n’est pas activement provoqué par le cerveau mais qu’il est imposé au cerveau. Les Grecs semblent avoir été les premiers à chercher une explication scientifique au pourquoi et au comment du sommeil2. »

3Mais au-delà des théories avancées par les vitalistes, les iatrochimistes, les aliénistes et autres, il demeure un corps endormi qui s’exprime en fonction de la culture même des groupes sociaux qui le guident. Sans doute la sieste est-elle le moment où les contraintes d’une société conservatrice, forte de ses dogmes chrétiens et philosophiques, entraînent le rejet d’une pratique que les médecins actuels jugent saine et salutaire, si elle est prise dans de sages dispositions. En cela, la sieste était un élément qui avant l’Industrialisation marquait les différences sociales et culturelles. Chez les paysans, elle était signe de fainéantise d’une classe sociale qui ne peut sortir de sa misère avec de telles pratiques, alors que pour la noblesse ou la haute bourgeoisie, on pouvait pardonner plus facilement cet assoupissement impromptu entre deux visites qui tardent à venir, ou bien parce que le bal de la nuit précédente s’était prolongé tard dans la nuit.

4Cette culture du sommeil n’est donc pas unanime. Elle fait intervenir des distinctions sociales qui se manifestent surtout dans des comportements, des habitudes, des rituels, des représentations parfois très différentes. La culture matérielle est en ce sens l’exemple le plus caractéristique : le lit et la chambre sont des marqueurs sociaux évidents. Chaque grande partie qui compose ce travail l’illustre bien. La définition du corps endormi ne réussit pas à trouver une unanimité : la persistance des savoirs antiques cohabite avec des modes de raisonnement plus modernes, comme les pensées mécanistes et vitalistes évoquées précédemment. Se préparer à dormir amène les mêmes débats et enjeux. La normalisation et la volonté de policer le corps endormi, échappent à une grande majorité de la population française de l’époque. Si certains rituels sont incontestablement partagés, comme les prières du coucher et du lever, d’autres comme les positions à adopter ou les sujets de méditation en cas d’insomnie impromptue, restent l’apanage d’une culture érudite lettrée. Dans un troisième temps, l’étude des pratiques collectives et individuelles nous a enseigné que, même si les règles dans les dortoirs semblent en partie respectées, le sommeil reste toujours la somme des sommeils individuels.

  • 3 « Façons d’endormis », actes du colloque organisé par le Centre de recherche en arts de l’UFR des (...)

5Sans doute, cette dernière remarque pourrait amener à initier des monographies régionales sur les habitudes nocturnes et de sommeil. Une approche transdisciplinaire serait aussi un apport non négligeable dans cette histoire des sensibilités. L’anthropologie, l’ethnologie, la sociologie mais aussi l’histoire des arts sont des disciplines directement concernées. Récemment, Véronique Dalmasso et Stéphanie Smalbeen ont initié un projet sur la représentation du sommeil dans l’art moderne, puis dans l’art contemporain en partant de l’idée que la représentation de personnages endormis est commune à l’iconographie profane et sacrée3. De nombreux artistes ont glorifié le sommeil comme Jean-Jacques Lequeu (1757-1825), architecte et dessinateur, dont une de ses œuvres orne cette conclusion, et qui construisit une très grande part de ses productions autour du sommeil. De par son métier d’architecte, il fût amené à réfléchir sur les espaces d’habitation et notamment les chambres, dont de nombreux plans sont conservés à la Bibliothèque Nationale de France. Mais son intérêt pour le sommeil ne s’arrêtait pas là. Il retranscrit avec finesse les traits des bailleurs, des dormeurs, de ceux qui se reposent, non pas sans une certaine exagération, mais toujours en attirant le regard.

Ill. 9 : L’œil-de-bœuf de l’alcôve, dessin de Jean-Jacques Lequeu, An VI de la Republique, BnF

6Peut-être parce que le dessin est ancré d’érotisme. L’œil-de-bœuf de l’alcôve en est une parfaite illustration en cela, où il révèle l’intimité de l’alcôve. Cet espace n’est pas dans cette œuvre réservé aux rencontres et aux discussions : il est dédié à un sommeil volé, que nous rappellent essentiellement les yeux clos et l’apaisement du visage. Jamais dans l’œuvre de cet architecte dessinateur, le sommeil n’apparaît comme irrévérencieux. Sans doute Lequeu avait-il été bercé, comme nous maintenant, par les bienfaits du sommeil :

  • 4 Blanchard De La Musse, Les Bienfaits du sommeil, dans Almanach des muses, publié par Claude Sixte (...)

« Toi qui jadis du Bernardin
Fêtais la couche pacifique,
O toi qu’invoqueraient en vain
L’ami perfide, l’assassin,
Le délateur au front d’airain,
Et le poète, satyrique ;
Sommeil, grâce à tes bienfaits,
Dans ma profonde solitude,
Même au sein de l’inquiétude,
Je trouve le calme et la paix4. »

  • 5 G. Tarde, Sur le sommeil ou plutôt sur les rêves et autres textes inédits, édités par Jacqueline C (...)

7Les bienfaits évoqués ont été au cœur de cette histoire du sommeil qui s’achève maintenant. En s’interrogeant en introduction sur les pratiques et les représentations du dormir, nous avons indéniablement défini une culture du sommeil propre aux sociétés des XVIIIe et premier XIXe siècles. Dans une large mesure, les témoignages des différentes catégories de population ont démontré que certaines habitudes étaient très ancrées et universelles, (la prière par exemple) tout comme les représentations du sommeil. Il n’est donc plus temps de se questionner sur l’existence d’un environnement nocturne particulier, de discours ainsi que de rituels et de normes qui auraient construit des pratiques de repos singulières. Même si certains comportements individuels ont montré que dormir est avant tout une expérience personnelle, le poids des relations communautaires, sociales et religieuses, dans une société matérielle figée, reste avant tout prégnant pour uniformiser les modes de dormir. Sans aucun doute, le milieu du XIXe siècle a bouleversé cette « culture du sommeil d’Ancien Régime ». En présentant la transcription des rêves de Gabriel Tarde, Jacqueline Carroy a montré combien le sommeil et les rêves deviennent au XIXe siècle un thème d’investigation, à vue scientifique et combien les savants de ce siècle pensent que ces deux phénomènes doivent faire l’objet d’une « science ». « Pourquoi dormons-nous et rêvons-nous […]. Plus précisément, qu’est-ce qui ou qui est-ce qui dort et rêve ? » se demandent-ils5. Les préoccupations de Gabriel Tarde ne sont pas nouvelles, mais elles trouvent alors un nouvel écho et de nouvelles pistes de réflexion, composant une autre culture de sommeil, d’une autre époque.

  • 6 O. Ranum, Les Refuges de l’intimité, op. cit., p. 218-225.

8Cette culture du sommeil a ainsi fait progresser l’histoire des mœurs nocturnes et dans une plus large mesure l’histoire de la vie privée. Dans l’ouvrage collectif de l’Histoire de la vie privée, et plus particulièrement l’article d’Orest Ranum, le sommeil n’était abordé que par le prisme des conditions matérielles qui l’accueillaient6. Le corps endormi n’occupait pas une place suffisante, tout juste les historiens de la vie privée insistaient-ils sur les pratiques intimes qui posaient problème, comme la nudité ou les relations sexuelles. La spécificité d’un corps en repos – attitude universelle et naturelle – était absente, alors qu’il s’agissait d’une pratique qui impliquait ses propres logiques, qui soulevait de la part des érudits des discours et des débats. En cela, l’histoire du corps engagée depuis plusieurs années, se trouve renouvelée dans ses problématiques. Il ne faut pas concevoir le corps comme un acteur diurne, d’autant plus que certains historiens avaient dépassé cette conception, en étudiant le corps mort par exemple.

  • 7 R. Ekirch, At Day’s close… op. cit.

9Certainement, faut-il aussi considérer une histoire du sommeil à l’échelle européenne. Roger Ekirch avait envisagé d’étudier les manifestations nocturnes, et particulièrement l’acte de dormir, comme des composantes propres aux sociétés d’Europe occidentale7. Ses principales conclusions montrent qu’il existe effectivement des appréhensions et des habitudes partagées et le sommeil segmenté en était alors l’emblème. Actuellement, Gabriele Jahnke qui collabore au réseau international des chercheurs sur les « techniques du corps à l’époque moderne » (XVIe-XVIIIe siècles), travaille sur les positions du sommeil à partir de sources allemandes. Ses résultats ne sont pas encore publiés, mais cet intérêt démontre que le corps endormi attire de plus en plus de vocations.

Notes

1 C. Dement, W. Vaughan, Avoir un bon sommeil, Paris, Éd. Odile Jacob, 2000, p. 30.

2 Ibid., p. 41.

3 « Façons d’endormis », actes du colloque organisé par le Centre de recherche en arts de l’UFR des arts de l’université de Picardie, 10 mai 2012, éd. parisiennes Le Manuscrit, coll. « Recherche », 2012.

4 Blanchard De La Musse, Les Bienfaits du sommeil, dans Almanach des muses, publié par Claude Sixte Sautreau de Marsy, Charles Joseph Mathon de la Cour…, Paris, F. Louis, 1806, quarante-deuxième vol. de la collection, p. 93.

5 G. Tarde, Sur le sommeil ou plutôt sur les rêves et autres textes inédits, édités par Jacqueline Carroy et Louise Salmon, Lausanne, coll. « Sources en perspectives », BHMS, 2009, p. 12.

6 O. Ranum, Les Refuges de l’intimité, op. cit., p. 218-225.

7 R. Ekirch, At Day’s close… op. cit.

Table des illustrations

Légende Ill. 9 : L’œil-de-bœuf de l’alcôve, dessin de Jean-Jacques Lequeu, An VI de la Republique, BnF
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